Hannah Arendt – Bertolt Brecht – Walter Benjamin

Port Bou. Monument à Walter Benjamin. Passages (Dani Karavan) 1990-94.

Un jour avant l’entrée de l’armée allemande dans Paris, le 13 juin 1940, Walter Benjamin quitte la capitale et se rend à Lourdes où il arrive le 15 juin. Il y reste deux mois. De là, il part à Marseille à la mi-août et finalement arrive à Port-Vendres le 25 septembre 1940 avec l’intention de fuir en Espagne. Arrivé dans la petite commune des Pyrénées-Orientales, il se fait connaître auprès de Hans et Lisa Fittko (née Elizabeth Eckstein 1909-2005), deux Allemands passés dans la résistance au nazisme, qui peuvent lui faire franchir la frontière clandestinement. Walter Benjamin a quarante-huit ans, il souffre de multiples pathologies. Son dos (sciatique chronique), son cœur (myocardite) font qu’il prend de la morphine afin de soulager ses douleurs. Avec deux autres candidats à l’exil, Henny Gurland (1900-1952, femme photographe rencontrée à Marseille et future épouse du psychanalyste Erich Fromm) et son fils José, âgé de seize ans, conduits par Lisa, ils parviennent au bout d’une dizaine d’heures à Portbou. Il y écrit sa toute dernière lettre en français le 25 septembre 1940: «Dans une situation sans issue, je n’ai d’autre choix que d’en finir. C’est dans un petit village dans les Pyrénées où personne ne me connaît que ma vie va s’achever». Dans la soirée du 26 septembre 1940, après avoir franchi la frontière, Walter Benjamin se suicide à l’hôtel Fonda de Francia en absorbant une forte dose de morphine. Il meurt vers 22 heures.

D’après Lisa Fittko, les autorités espagnoles ont avisé les trois fuyards qu’une nouvelle directive du gouvernement espagnol préconisait la reconduite des apatrides en France, ce que Benjamin n’aurait pas supporté. La nouvelle réglementation ne fut toutefois jamais appliquée et était sans doute déjà annulée quand il se donna la mort.

Les papiers contenus dans la serviette en cuir de Benjamin qui incluait, disait-il, un manuscrit «plus important que sa vie», n’ont pas été retrouvés même s’ils ont été répertoriés comme liasse de manuscrit dans la main courante de la police de Portbou. Le philosophe a aussi écrit une lettre d’adieu à Theodor W. Adorno, dictée à sa compagne de fuite Henny Gurland.

Il est enterré dans le cimetière de Portbou (niche n°563) Son corps est jeté à la fosse commune le 24 décembre 1945, une fois le délai de location de l’emplacement de cinq ans dépassé.

Bien que sa dépouille n’ait jamais été retrouvée, un monument funéraire lui est dédié au cimetière de Portbou. Une œuvre commémorative du sculpteur israélien Dani Karavan intitulée Passages a été érigée en 1990-94 en hommage au philosophe dans le petit port catalan.

Son frère cadet qui exerça toujours la médecine à Berlin meurt dans le camp de concentration de Mauthausen le 26 août 1942.

Hannah Arendt.

(À l’automne 1942, Hannah Arendt écrit ce poême à la mémoire de Walter Benjamin )

Un jour le crépuscule reviendra,
La nuit tombera des étoiles,
Nous reposerons nos membres disloqués
Près d’ici, loin d’ici.
Dans les ténèbres on entend
Poindre de douces mélodies.
Écoutons bien, perdons nos habitudes,
Brisons enfin les rangs.
Voix lointaines, chagrin proche – :
La voix de chacun des morts,
Qui nous précède, messager envoyé
Pour nous conduire au sommeil.

Bertolt Brecht, Paris 1939. (Joseph Breitenbach)

Sur la libre mort de l’exilé W.B. (Bertolt Brecht)

J’apprends que tu as levé la main sur toi-même
Devançant ainsi le bourreau.

Après huit ans d’exil passés à observer le monde de l’ennemi
Rejeté à la fin vers une frontière infranchissable
Tu as franchi, me dit-on, une frontière infranchissable.

Des empires s’écroulent. Les chefs de bande
Paradent en jouant les hommes d’État. Les peuples
Disparaissent, invisibles sous les armements.

Ainsi l’avenir est dans la nuit et les forces des bons
Sont chétives. Tout cela tu le vis
Quand tu détruisis ton corps torturable.

1941. Poèmes VI. 1941-47.

A Walter Benjamin, qui se suicida alors qu’il fuyait devant Hitler (Bertolt Brecht)

Fatiguer l’adversaire était ta tactique préférée
Lors des parties d’échecs à l’ombre du poirier
L’ennemi qui t’a fait quitter tous tes papiers
Par des gens comme nous ne se laisse pas fatiguer.

Bertolt Brecht, Walter Benjamin 1934.

Albert Camus – Maria Casarès

Longue nuit. Chaleur. Insomnie.

Lecture de la Correspondance, 1944-1959 Albert Camus – Maria Casarès, Gallimard, 2017. 865 lettres + Bristols et cartes sans date.

Maria Casarès – Albert Camus Théâtre Marigny 1948 (René Saint-Paul).

Albert Camus à Maria Casarès 

Mercredi 1 juin [sic] [1949]

Le soir tombe, mon amour, et ce jour qui finit est le dernier où je puisse encore respirer le même air que toi. (…) Je me dis aussi qu’il est temps de prendre ce qui vient avec la force qui en viendra à bout. Ce qui rend tout difficile c’est ton silence et les paniques qu’il m’apporte. Je n’ai jamais pu supporter tes silences que ce soit celui-ci ou ces autres, avec ton front buté, et ton visage verrouillé, toute l’hostilité du monde rassemblée entre tes sourcils. Et aujourd’hui encore je t’imagine hostile, ou étrangère, ou détournée, ou niant obstinément cette vague qui m’emplit. Du moins je veux oublier cela pour quelques minutes et te parler encore avant de me taire pour de longs jours.

Je remets tout entre tes mains. Je sais que pendant ces longues semaines il y aura des hauts et des bas. Sur les sommets, la vie emporte tout, dans les creux, la souffrance aveugle. Ce que je te demande c’est que vivante ou repliée, tu préserve l’avenir de notre amour. Ce que je souhaite, plus que la vie elle-même, c’est de te retrouver avec ton visage heureux, confiante, et décidée à vaincre avec moi. Quand tu recevras cette lettre, je serai déjà en mer. La seule chose qui me permettra de supporter cette séparation, et cette séparation dans la souffrance, c’est la confiance que j’ai désormais en toi. Chaque fois que je n’en pourrai plus, je m’abandonnerai à toi – sans une hésitation, sans une question. Pour le reste, je vivrai comme je le pourrai.

Attends-moi comme je t’attends. Ne te replie que si tu ne peux pas faire autrement. Vis, sois éclatante et curieuse, recherche ce qui est beau, lis ce que tu aimes et quand la pause viendra, tourne-toi vers moi qui serai toujours tourné vers toi.

Je sais maintenant sur toi et sur moi beaucoup plus que je ne savais. C’est pourquoi je sais que te perdre c’est mourir d’une certaine manière. Je ne veux pas mourir et il faut aussi que tu sois heureuse sans être diminuée. Si dur, si terrible que soit le chemin qui nous attend, il faudra le prendre.

« Correspondance » : Catherine Camus partage l’histoire d’amour du couple Camus-Casarès (La Grande Librairie)

– Votre père était un hédoniste hanté par la mort?

– Non. Il vivait. Quand vous avez la tuberculose, que vous êtes pauvre à 17 ans en Algérie. Vous êtes condamné à mort. A 17 ans, il jouait au foot, il aimait la mer, il courait partout. Il comprend que ça peut s’arrêter du jour au lendemain. Je pense qu’à partir de là, il s’est mis à vivre.

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Hannah Arendt – Heinrich Blucher.

Heinrich Blücher, Camp d’internement de Villemalard, 6 novembre 1939. Lettre à Hannah Arendt.

Correspondance 1936-1968

«Dans une de ces lettres anciennes qui me resteront toujours actuelles tu as fait remarquer que les lettres d’amour sont toujours d’une certaine monotonie. Bien sûr, mais quelle monotonie étonnante. Une monotonie comme les bruits de la mer. Plus on en écoute, plus on désire d’entendre. Une monotonie si élémentaire qu’elle donne d’espace, dans leur cadre “grandios”, à tous ces variations infinies de tout un monde, de toute une vie. c’est ainsi que je lis tes lettres d’amour et c’est pourquoi il me faut les relire tant de fois.»