Jean Giono

Un roi sans divertissement (François Leterrier) 1963 avec Claude Giraud.

Un roi sans divertissement. Gallimard. 1948. Incipit.
«Frédéric a la scierie sur la route d’Avers . Il y succède à son père, à son grand-père, à son arrière grand-père, à tous les Frédéric.
C’est juste au virage, dans l’épingle à cheveux , au bord de la route. Il y a là un hêtre ; je suis bien persuadé qu’il n’en existe pas de plus beau : c’est l’Apollon-citharède des hêtres. Il n’est pas possible qu’il y ait, dans un autre hêtre, où qu’il soit, une peau plus lisse, de couleur plus belle, une carrure plus exacte, des proportions plus justes, plus de noblesse, de grâce et d’éternelle jeunesse : Apollon exactement, c’est ce qu’on se dit dès qu’on le voit et c’est ce qu’on se redit inlassablement quand on le regarde. Le plus extraordinaire est qu’il puisse être si beau et rester si simple. Il est hors de doute qu’il se connaît et qu’il se juge. Comment tant de justice pourrait-elle être inconsciente ? Quand il suffit d’un frisson de bise, d’une mauvaise utilisation de la lumière du soir, d’un porte-à-faux dans l’inclinaison des feuilles pour que la beauté, renversée, ne soit plus du tout étonnante.»

Hêtre pourpre (Fagus sylvatica purpurea).

Gérard de Nerval – Jean Giono

Portrait de Jean Giono (Serge Fiorio), 1934. Laval, Musée Henri Rousseau.

Les dix premières pages d’Un Roi sans divertissement de Jean Giono évoque Pascal, Gérard de Nerval et Chrétien de Troyes (Perceval ou le Roman du Graal). Le descendant de V., l’assassin, jeune homme rêveur, instituteur cultivé, lit Sylvie de Nerval , assis dans son jardin parmi les roses trémières.

Le roman, par toutes ses variations sur l’identité et les limites, renvoie à de nombreux poèmes du grand poète romantique.

El Desdichado

Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé,
Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie:
Ma seule Étoile est morte, – et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m’as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon coeur désolé,
Et la treille où le Pampre à la Rose s’allie.

Suis-je Amour ou Phoebus?… Lusignan ou Biron?
Mon front est rouge encor du baiser de la Reine;
J’ai rêvé dans la Grotte où nage la Syrène…

Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron:
Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée
Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.

Les Chimères, 1854.

Artémis
La Treizième revient… C’est encor la première;
Et c’est toujours la Seule, – ou c’est le seul moment:
Car es-tu Reine, ô toi! la première ou la dernière?
Es-tu Roi, toi le Seul ou le dernier amant?…

Aimez qui vous aima du berceau dans la bière;
Celle que j’aimai seul m’aime encor tendrement:
C’est la Mort – ou la Morte… Ô délice! ô tourment!
La rose qu’elle tient, c’est la Rose trémière.

Sainte napolitaine aux mains pleines de feux,
Rose au coeur violet, fleur de sainte Gudule:
As-tu trouvé ta Croix dans le désert des cieux?

Roses blanches, tombez! vous insultez nos Dieux:
Tombez fantômes blancs de votre ciel qui brûle:
– La Sainte de l’Abîme est plus sainte à mes yeux!

Les Chimères, 1854.

Le point noir

Quiconque a regardé le soleil fixement
Croit voir devant ses yeux voler obstinément
Autour de lui, dans l’air, une tache livide.

Ainsi, tout jeune encore et plus audacieux,
Sur la gloire un instant j’osai fixer les yeux :
Un point noir est resté dans mon regard avide.

Depuis, mêlée à tout comme un signe de deuil,
Partout, sur quelque endroit que s’arrête mon oeil,
Je la vois se poser aussi, la tache noire!

Quoi, toujours? Entre moi sans cesse et le bonheur!
Oh! c’est que l’aigle seul – malheur à nous, malheur!
Contemple impunément le Soleil et la Gloire.

Odelettes. 1834.

Fantaisie
Il est un air pour qui je donnerais
Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber,
Un air très vieux, languissant et funèbre,
Qui pour moi seul a des charmes secrets!

Or, chaque fois que je viens à l’entendre,
De deux cents ans mon âme rajeunit…
C’est sous Louis treize; et je crois voir s’étendre
Un coteau vert, que le couchant jaunit,

Puis un château de brique à coins de pierre,
Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs,
Ceint de grands parcs, avec une rivière
Baignant ses pieds, qui coule entre des fleurs;

Puis une dame, à sa haute fenêtre,
Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens,
Que dans une autre existence peut-être,
J’ai déjà vue… et dont je me souviens!

Odelettes. 1834.

Blaise Pascal – Jean Giono

Folio n°220.

Je relis Un roi sans divertissement de Jean Giono après avoir vu le film tout à fait honorable de François Leterrier (1963). Scénario de jean Giono avec de grandes différences avec le livre. Tournage dans l’Aubrac. Interprètes: Claude Giraud, Colette Renard, Charles Vanel. Photographie excellente: Jean Badal.

Le titre du roman et la dernière phrase sont empruntés aux Pensées de Pascal.

Livre de Poche n°823-824.

142. Divertissement.

«La dignité royale n’est-elle pas assez grande d’elle-même, pour celui qui la possède, pour le rendre heureux par la seule vue de ce qu’il est? Faudra-t-il le divertir de cette pensée comme les gens du commun? Je vois bien que c’est rendre un homme heureux de le divertir de la vue de ses misères domestiques pour remplir toute sa pensée du soin de bien danser. Mais en sera-t-il de même d’un roi, et sera-t-il plus heureux en s’attachant à ces vains amusements qu’à la vue de sa grandeur? Et quel objet plus satisfaisant pourrait-on donner à son esprit? Ne serait-ce donc pas faire tort à sa joie, d’occuper son âme à penser à ajuster ses pas à la cadence d’un air, ou à placer adroitement une [balle], au lieu de le laisser jouir en repos de la contemplation de la gloire majestueuse qui l’environne? Qu’on en fasse l’épreuve: qu’on laisse un roi tout seul sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin dans l’esprit, sans compagnie, penser à lui tout à loisir, et l’on verra qu’un roi sans divertissement est un homme plein de misères. Aussi on évite cela soigneusement et il ne manque jamais d’y avoir auprès des personnes des rois un grand nombre de gens qui veillent à faire succéder le divertissement à leurs affaires, et qui observent tout le temps de leur loisir pour leur fournir des plaisirs et des jeux, en sorte qu’il n’y ait point de vide; c’est-à-dire qu’ils sont environnés de personnes qui ont un soin merveilleux de prendre garde que le roi ne soit seul et en état de penser à soi, sachant bien qu’il sera misérable, tout roi qu’il est, s’il y pense.
Je ne parle point en tout cela des rois chrétiens comme chrétiens, mais seulement comme rois.»

Pensées. Édition Léon Brunschvig. Hachette, Collection des Grands écrivains de la France 1904 et 1914.

Jean Giono ne s’intéresse ni à Dieu, ni au problème de la foi et du pari, ni aux libertins. Il détourne le texte de Pascal à ses fins personnelles. Le romancier est tout-puissant.

Sit tibi terra levis

Un ami est parti ce matin. Triste Noël. Adieu, Luc!

Tibulle (en latin Albius Tibullus), né vers 54 ou 50 av. J.-C. et mort en 19-18 av. J.-C..

Tibulle (Elégies, 2, 4, 50):

«Et bene, discedens dicet, placideque quiescas,
Terraque securae sit super ossa levis.»

«Il s’éloignera en disant: «Dors en paisible repos!
Sois tranquille, et que la terre soit légère à tes os!»

Jean Giono.

Jean Giono, L’histoire de Monsieur Jules (L’oiseau bagué):

«Au fond, dans la vie, on a tant de besoin de consolation, de tendresse, de main sur les yeux; et toujours à faire le rodomont et le narquois au milieu du jour, et à rouler ses bras et à bomber sa poitrine, en criant moi, moi, moi, comme si l’on était capable de raser à la main les forêts de toutes les montagnes, et puis, pas plutôt caché, on pleure dans ses doigts.»