Jean-Paul Michel

Jean-Paul Michel.

Donne à la vérité un tour neuf

La maladresse est inévitable à la jeunesse – alors compte l’élan. Elle se trompe de fins, de moyens, et même d’objets, ignorante qu’elle est du monde, de l’étendue de ses capacités, des ressources d’un art juste. Le mal n’est pas que la jeunesse manque ce qu’elle est exposée à manquer; il serait qu’elle abandonne, mûrissant, le juste enthousiasme qui la nimbait dans l’erreur même – à quoi elle pourrait maintenant donner la bonne réplique de la bonne façon: que, par lassitude, elle renonce à ses nouvelles forces. Tu ne dois céder, vieille âme, ni quant à l’exigence d’une forme juste; ni, forte de savoirs nouveaux, oublier les farouches promesses de vérité et d’honneur qui donnent leur feu aux commencements.
Défie-toi des flatteries. Elles offensent celui qui les reçoit comme celui qui les donne. Ose vouloir. Donne à ta vérité un tour naïf. La rouerie des roués? Faiblesse, dissimulation, esquive, fuite. Ose oser.. Va au Père. Prépare ta tête, qu’on la coupe, quand viendra l’heure.
Personne qui puisse assumer ton devoir à ta place, à ta façon, dans ta cadence, sous les espèces du particulier désespéré signifiant désordre que, peut-être, tu aurais à orchestrer ainsi.
C’est l’heure du rendez-vous. Le pèlerinage à la tour de Tübingen pourrait-il sceller l’accomplissement de la promesse?
Qui sait? Peut-être dépendait-il de toi qu’aujourd’hui cela fût soutenu ainsi.
Va, mon poème, et que s’ouvre la mer.

Jean-Paul Michel, Ecrits sur la poésie.1981-2012. Flammarion.

Poète, essayiste, éditeur, Jean Paul Michel est né à La Roche-Canillac (Corrèze) en 1948. Il rencontre Pierre Bergounioux en Terminale en 1965 au Lycée Georges-Cabanis de Brive. Il a d’abord publié sous le nom de Jean-Michel Michelena, puis depuis 1992 sous celui de Jean-Paul Michel. Il dirige les éditions William Blake & Co qu’il a créées en 1976 à Bordeaux et où il a publié, outre ses propres recueils, de très nombreux ouvrages de poésie, philosophie, esthétique, contemporains et classiques mêlés. Il a enseigné la philosophie à Bordeaux (Agrégation en 1973).

Je ne connaissais pas Jean-Paul Michel avant la lecture de sa correspondance avec Pierre Bergounioux, publiée en septembre 2018 chez Verdier. (Correspondance 1981-2017. Éditions Verdier 2018) J’ai assisté à la présentation de ce livre à la Librairie Compagnie, 58 rue de Écoles, 75005-Paris. Pierre Bergounioux semblait fatigué. Il parlait assez bas. Jean-Paul Michel était plus souriant et s’exprimait avec dynamisme. La collection Poésie/ Gallimard a publié peu après Défends-toi, Beauté violente! précédé de Le plus réel est ce hasard, et ce feu. C’est un écrivain qu’il faut lire.

(Merci à N. de C. qui m’a fait rechercher ce texte…)

Jean-Paul Michel

Sélinonte. Temple E consacré à Héra.

«Un signe nous sommes, et privé de sens…»

De Sélinonte en son Chaos se pourraient relever les pierres, mais le sens, à coup sûr, est perdu.
Les plus hautes figures d’art non plus n’échappent donc pas à la perte.
Cet avertissement est de ceux qui se peuvent mal entendre d’un vivant qui écrit.
L’oublier grèverait pourtant d’une lourde hypothèque le sérieux d’écrire, la qualité de savoir, le courage nécessaires à qui veut, du moins, enregistrer un peu de l’irrécusable réel.

Que «les poètes fondent ce qui demeure» est du petit nombre de ces vérités dont ne peut douter l’historien de cette surprise: qu’il y ait de l’être. Mais de ce que signifie ici, «demeurer», comment ne pas former une acception restreinte, dès lors qu’à ce point saisit l’énormité du Chaos?
Si Ségeste – son Théâtre -, pouvait témoigner d’une certaine résistance à l’effacement, Sélinonte, qu’elle travailla à détruire, témoigne, avec une éloquence presque excessive, de ce que la ruine n’épargne rien.
Chaos les piliers des temples!
Chaos les fortifications militaires cyclopéennes!
Chaos, l’agora perdue!
Chaos! Chaos! Chaos!
Qu’à ce point le sens se perde, des figures de la Prière, de l’Adjuration, de l’Appel, jette une ombre mortelle sur les architectures les plus hautes.

«Un signe nous sommes, et privé de sens». Sélinonte matérialise visiblement ce diagnostic. Rien de réel, sinon au prix de ce dernier savoir.

La vie profane en son entier se fait alors connaître pour ce qu’elle est: efforts émouvants pour éloigner la douleur, nier le mal, oublier le non-sens et la mort.
«Dansent et chantent les Génies de la légèreté, de la gaie volonté d’ignorer!» Du plaisir des formes! De la jouissance de la lumière! Des fruits savoureux du jour! «Oh sans doute est-il bon qu’ils dansent, chantent, oublient!» Cette gaieté, le temps qu’elle dure, dispense de pleurs, d’alarmes, allège, sauve.

L’art n’efface pas la perte. Il lui répond.

Route de Sélinonte. août 1994.

“Défends-toi, Beauté violente!” Poésie/Gallimard, 2019.

Jean-Paul Michel.