Juan José Saer – Jorge Luis Borges

Plaque rendant hommage à Juan José Saer. Il vécut dans cette maison de Santa Fe de 1948 à 1952.

J’ai pris le temps d’écouter hier soir la dernière rencontre entre Juan José Saer et ses lecteurs de Santa Fe. Cette vidéo fut enregistrée le 26 septembre 2002, trois ans avant la mort du grand écrivain argentin.

https://vimeo.com/260284306

Les propos de Juan José Saer m’ont paru très intéressants et m’ont confirmé ce dont je me doutais: Saer était un grand écrivain et une personne sensée. Il affirme avec justesse, me semble-t-il, que sa génération n’avait pas à choisir entre Jorge Luis Borges et Roberto Artl.

Valérie Rapaud sur Facebook a posté quelques vers du poème Descartes de Jorge Luis Borges (Le chiffre, 1981). Ce texte ainsi que le prologue et El hacedor ont été publiés dans le numéro n° 419 de La NRF (03/12/1987) dans une très bonne traduction de Claude Esteban (1935-2006), mon ancien professeur à l’Institut Hispanique (31 Rue Gay-Lussac, 75005 Paris). Je publie ici les deux premiers textes. Je n’ai pas pu trouver pour le moment la traduction intégrale du poème El Hacedor (Le créateur).

Prólogo (Jorge Luis Borges)

El ejercicio de la literatura puede enseñaros a eludir equivocaciones, no a merecer hallazgos. Nos revela nuestras imposibilidades, nuestros severos límites. Al cabo de los años, he comprendido que me está vedado ensayar la cadencia mágica, la curiosa metáfora, la interjección, la obra sabiamente gobernada o de largo aliento. Mi suerte es lo que suele denominarse poesía intelectual. La palabra es casi un oxímoron; el intelecto (la vigilia) piensa por medio de abstracciones, la poesía (el sueño), por medio de imágenes, de mitos o de fábulas. La poesía intelectual debe entretejer gratamente esos dos procesos. Así lo hace Platón en sus diálogos; así lo hace también Francis Bacon en su enumeración de los ídolos de la tribu, del mercado de la caverna y del teatro. El maestro del género es, en mi opinión, Emerson; también lo han ensayado, con diversa felicidad, Browning y Frost, Unamuno y, me aseguran, Paul Valéry.

Admirable ejemplo de una poesía puramente verbal es la siguiente estrofa de Jaimes Freyre:

Peregrina paloma imaginaria
que enardeces los últimos amores;
alma de luz, de música y de flores,
peregrina paloma imaginaria.

No quiere decir nada y a la manera de la música dice todo.

Ejemplo de poesía intelectual es aquelle silva de Luis de León, que Poe sabía de memoria:

Vivir quiero conmigo,
gozar quiero del bien que debo al Cielo,
a solas, sin testigo,
libre de amor, de celo,
de odio, de esperanza, de recelo.

No hay una sola imagen. No hay una sola hermosa palabra, con la excepción dudosa de testigo, que no sea una abstracción.
Estas páginas buscan, no sin incertidumbre, una vía media.

J.L.B

Buenos Aires, 29 de abril de 1981

La Cifra, 1981.

Prologue

L’exercice de la littérature peut nous apprendre à éviter des erreurs, non à mériter des trouvailles. Il nous révèle nos incapacités, nos limites sévères. Au fil des ans,j’ai fini par comprendre qu’il m’était interdit d’essayer la cadence magique, la métaphore étrange, l’interjection, l’oeuvre savamment gouvernée ou de longue haleine. Le sort qui me revient est ce que l’on nomme, d’ordinaire, poésie intellectuelle. L’expression est quasiment un oxymoron. L’intellect (la conscience vigile) pense par abstractions la poésie (le rêve), par images, mythes ou fables. La poésie intellectuelle doit entrelacer avec bonheur ces deux manières. Ainsi le fait Platon dans ses dialogues; ainsi le fait encore Francis Bacon dans son énumération des idoles de la tribu, du marché, de la caverne et du théâtre. Le maître du genre, à mon avis, est Emerson. S’y sont essayés également, avec des fortunes diverses, Browning et Frost, Unamuno et, m’assure-t-on, Paul Valéry.

Admirable exemple d’une poésie purement verbale est le quatrain suivant de Jaimes Freyre :
Voyageuse colombe imaginaire,
toi qui ravives le dernier amour;
âme de fleurs, de musique et de jour,
voyageuse colombe imaginaire.

Cela ne veut rien dire, et à la façon de la musique, cela dit tout.

Exemple de poésie intellectuelle est cette strophe de Luis de Leôn, que Poe savait par coeur :

Je veux vivre avec moi,
je veux goûter ce bien qu’un Ciel me donne,
sans témoin, sans personne,
libre d’amour, d’émoi,
de haines ou d’espoirs, de désarroi.

Il n’y a pas une seule image. Il n’y a pas un seul mot superbe, à l’exception, peut-être, de témoin, qui ne soit pas une abstraction.
Ces pages cherchent, non sans incertitude, une voie médiane.

J.L.B

Buenos Aires, 29 avril 1981

La NRF n°419. 1 décembre 1987.

Le Chiffre, 1988. Gallimard. Traduction: Claude Esteban

Descartes (Jorge Luis Borges)

Soy el único hombre en la tierra y acaso no haya tierra ni hombre.
Acaso un dios me engaña.
Acaso un dios me ha condenado al tiempo, esa larga ilusión.
Sueño la luna y sueño mis ojos que perciben la luna.
He soñado la tarde y la mañana del primer día.
He soñado a Cartago y a las legiones que desolaron a Cartago.
He soñado a Lucanoo.
He soñado la colina del Gólgota y las cruces de Roma.
He soñado la geometría.
He soñado el punto, la línea, el plano y el volumen.
He soñado el amarillo, el azul y el rojo.
He soñado mi enfermiza niñez.
He soñado los mapas y los reinos y aquel duelo en el alba.
He soñado el inconcebible dolor.
He soñado mi espada.
He soñado a Elisabeth de Bohemia.
He soñado la duda y la certidumbre.
He soñado el día de ayer.
Quizá no tuve ayer, quizá no he nacido.
Acaso sueño haber soñado.

Siento un poco de frío, un poco de miedo.

Sobre el Danubio está la noche.

Seguiré soñando a Descartes y a la fe de sus padres.

La cifra, 1981.

Descartes

Je suis le seul homme sur la Terre et peut-être n’y a-t-il ni Terre ni homme.
Peut-être qu’un dieu me trompe .
Peut-être qu’un dieu m’a condamné au temps, cette longue illusion.
Je rêve la lune et je rêve mes yeux
qui la perçoivent
J’ai rêvé le soir et le matin du premier jour.
J’ai rêvé Carthage et les légions qui devastèrent Carthage.
J’ai rêvé Lucain.
J’ai rêvé la colline du Golgotha et les croix de Rome.
J’ai rêvé la géométrie.
J’ai rêvé le point, la ligne, le plan et le volume.
J’ai rêvé le jaune, le rouge et le bleu.

J’ai rêvé mon enfance maladive.
J’ai rêvé les mappemondes et les royaumes et le deuil à l’aube.
J’ai rêvé la douleur inconcevable.

J’ai rêvé mon épée.

J’ai rêvé Elisabeth de Bohême.
J’ai rêvé le doute et la certitude.
J’ai rêvé la journée d’hier.
Peut-être n’ai-je pas eu d’hier, peut-être ne suis pas né.
Je rêve, qui sait, d’avoir rêvé.

J’éprouve un peu froid, un peu de crainte.

La nuit s’étend sur le Danube.

Je continuerai de rêver à Descartes et à la foi de ses pères.

La NRF n°419. 1 décembre 1987.

Le Chiffre, 1988. Gallimard. Traduction: Claude Esteban.

Juan José Saer – César Vallejo

Juan José Saer, La pesquisa, 1994 (L’enquête, Seuil, 1996. Points, 2002. Traduction Philippe Bataillon. Le Tripode, 2019)

Le récit du manuscrit conservé précieusement dans les archives de Washington Noriega s’intitule Sous les tentes grecques/En las tiendas griegas. Il est postérieur à 1918 puisque le poète César Vallejo écrivit le poème éponyme cette année-là.

En las tiendas griegas (César Vallejo)
Y el Alma se asustó
a las cinco de aquella tarde azul desteñida.
El labio entre los linos la imploró
con pucheros de novio para su prometida.

El Pensamiento, el gran General se ciñó
de una lanza deicida.
El Corazón danzaba; mas, luego sollozó:
¿la bayadera esclava estaba herida?

Nada ! Fueron los tigres que la dan por correr
a apostarse en aquel rincón, y tristes ver
los ocasos, que llegan desde Atenas.

No habrá remedio para este hospital de nervios,
para el gran campamento irritado de este atardecer!
Y el General escruta volar siniestras penas
allá …………………………..
en el desfiladero de mis nervios!

Los Heraldos Negros, 1918.

Dans les boutiques grecques

Et l’Âme prit peur
à cinq heures de cette après-midi d’un bleu déteint.
Les lèvres parmi les lins l’ont implorée
avec des moues de fiancé à l’adresse de sa promise.

La Pensée, ce grand Général a ceint
une lance déicide.
Le Coeur dansait ; mais, ensuite il sanglota :
la bayadère esclave était-elle blessée ?

Mais non ! Ce furent les tigres qui aiment à courir allèrent
se poster dans ce coin, voir tristement
les crépuscules arrivant d’Athènes.

Il n’y aura pas de salut pour cet hôpital de nerfs,
pour le grand campement irrité de cette tombée du jour !
Et le Général scrute le vol de sinistres peines
là-bas………………………………………
dans le défilé de mes nerfs.

Poésie complète 1919-1937. Traduction Nicole Réda-Euvremer, Paris, Flammarion, « Poésie», 2009.

Ce poème me semble assez hermétique comme d’autres du recueil Los Heraldos negros. La traduction de Gérard de Cortanze (Poésie complète, Paris, Flammarion, « Barroco », 1983) laisse beaucoup à désirer. Celle de Nicole Réda-Euvremer est meilleure, mais la difficulté de compréhension reste la même.

Madrid. Buste de César Vallejo en face de l’ambassade du Pérou. Paseo del Pintor Rosales.

Juan José Saer

(Merci à Colette Weibel et à Léon-Marc Lévy)

Juan José Saer, La pesquisa 1994 (L’enquête, Seuil, 1996. Points, 2002. Traduction Philippe Bataillon. Le Tripode, 2019)

Pichón Garay, personnage qui apparaît dans d’autres romans de Juan José Saer, revient à Santa Fe (Argentine) avec son fils après vingt ans d’ exil à Paris. L’été touche à sa fin. La chaleur est accablante (« Ya es el veintiséis de marzo »). Au cours d’un dîner avec des amis (Carlos Tomatis, Marcelo Soldi), il raconte l’histoire d’un tueur en série qui, dans le XI ème arrondissement de Paris, a déjà assassiné vingt-sept petites vieilles. Les commissaires Morvan et Lautret ne parviennent pas à recueillir le moindre indice. La version de l’enquête raconté par Pichón tient de la rumeur, des articles des journaux, des nombreux commentaires et des explications psychanalytiques qui ont suivi la découverte du tueur.
Son récit est interrompu par la découverte d’un énigmatique manuscrit de huit cent quinze feuillets intitulé (Sous les tentes grecques/En las tiendas griegas) conservé précieusement dans les archives d’un de leurs anciens amis (double littéraire du poète argentin Juan L. Ortiz – 1896-1978 – que Saer admirait beaucoup). La fille de cet ami, Washington Noriega, Julia veille précieusement sur les papiers laissés par son père. Les trois amis voyagent en barque sur la rivière Colastiné et le fleuve Paraná, parlent et boivent.

On retrouve certains lieux qui apparaissent aussi dans L’ancêtre (El entenado): Santa Fe , el Río Colastiné.
Le lecteur doit essayer de répondre à toute une série d’énigmes:

  • Identité du ou des narrateurs
  • Identité du coupable des meurtres en série.
  • Identité de l’auteur de Las tiendas griegas
  • Identité du père de Morvan.
  • Identité des assassins del Gato Garay, frère jumeau de Pichón Garay, et de Elisa (disparus pendant la dictature militaire.)
  • Thèmes abordés : la culpabilité, les mythes, la réalité, le rêve etc.

« Ustedes se deben estar preguntando, tal como los conozco, qué posición ocupo yo en este relato, que parezco saber de los hechos más de lo que muestran a primera vista y hablo de ellos y los transmito con la movilidad y la ubicuidad de quien posee una conciencia múltiple y omnipresente, pero quiero hacerles notar que lo que estamos percibiendo en este momento es tan fragmentario como lo que yo sé de lo que les estoy refiriendo, pero que cuando mañana se lo contemos a alguien que haya estado ausente o meramente lo recordemos, en forma organizada y lineal, o ni siquiera sin esperar hasta mañana, si simplemente nos pusiéramos a hablar de lo que estamos percibiendo, en este momento o en cualquier otro, el corolario verbal también daría la impresión de estar siendo organizado, mientras es proferido, por una conciencia móvil, ubicua, múltiple y omnipresente. Desde el principio nomás he tenido la prudencia, por no decir la cortesía, de presentar estadísticas con el fin de probarles la veracidad de mi relato, pero confieso que a mi modo de ver ese protocolo es superfluo, ya que por el solo hecho de existir todo relato es verídico, y si se quiere extraer de él algún sentido, basta tener en cuenta que, para obtener la forma que le es propia, a veces le hace falta operar, gracias a sus propiedades elásticas, cierta compresión, algunos desplazamientos, y no pocos retoques en la iconografía. »

“Comme je vous connais, vous devez vous demander quelle position j’occupe dans le récit parce que je semble savoir à propos des faits plus qu’ils ne laissent voir à première vue et que j’en parle avec la mobilité de l’ubiquité de qui dispose d’une conscience multiple et omniprésente, mais je tiens à vous faire remarquer que ce que je suis en train de vous raconter n’est pas moins fragmentaire que ce que nous percevons en ce moment même, mais si demain nous le rapportions à quelqu’un qui aurait été absent aujourd’hui au que tout simplement nous nous le rappelions de manière organisée et linéaire, ou que même si, sans attendre demain, nous nous mettons à parler de ce que nous percevons en ce moment- ci ou à n’importe quel autre, le résultat verbal donnerait lui aussi l’impression d’avoir été organisé, tandis qu’il était énoncé par une conscience douée de mobilité et d’ubiquité, multiple et omniprésente.
Depuis le commencement, j’ai eu la prudence, pour ne pas dire la courtoisie, d’énoncer des statistiques afin de vous prouver la véracité de mon récit, mais j’avoue que, de mon point de vue, ce procédé est superflu parce que, du simple fait d’exister, tout récit est véridique, et que si on désire en retirer quelque signification il suffit d’admettre que, pour atteindre la forme qui lui est propre, il lui faut parfois se plier, grâce à ses propriétés élastiques, à certaines compressions, quelques déplacements, et pas mal de retouches sur les images.”

« Alzando la cabeza, Pichón ha podido ver, en un cielo todavía claro, donde los últimos vestigios violetas habían cedido bajo el azul generalizado, las primeras estrellas. En un fulgor instantáneo —el rumor del agua, más nítido que durante el trayecto porque el motor se había detenido revelando la tranquilidad de la noche, contribuyó sin duda a su clarividencia repentina— ha entendido por qué, a pesar de su buena voluntad, de sus esfuerzos incluso, desde que llegó de París después de tantos años de ausencia, su lugar natal no le ha producido ninguna emoción: porque ahora es al fin un adulto, y ser adulto significa justamente haber llegado a entender que no es en la tierra natal donde se ha nacido, sino en un lugar más grande, más neutro, ni amigo ni enemigo, desconocido, al que nadie podría llamar suyo y que no estimula el afecto sino la extrañeza, un hogar que no es ni espacial ni geográfico, ni siquiera verbal, sino más bien, y hasta donde esas palabras puedan seguir significando algo, físico, químico, biológico, cósmico, y del que lo invisible y lo visible, desde las yemas de los dedos hasta el universo estrellado, o lo que puede llegar a saberse sobre lo invisible y lo visible, forman parte, y que ese conjunto que incluye hasta los bordes mismos de lo inconcebible, no es en realidad su patria sino su prisión, abandonada y cerrada ella misma desde el exterior —la oscuridad desmesurada que errabundea, ígnea y gélida a la vez, al abrigo no únicamente de los sentidos, sino también de la emoción, de la nostalgia y del pensamiento. »

«Levant la tête, Pigeon a pu voir, dans un ciel encore clair où les derniers vestiges violets avaient cédé au bleu généralisé, les premières étoiles. En un éclair soudain – le bruit de l’eau, plus net que pendant le trajet parce que le moteur s’était arrêté révélant la tranquillité de la nuit, avait sans doute contribué à cette soudaine clairvoyance – il a compris pourquoi, malgré sa bonne volonté et même ses efforts, depuis qu’il est arrivé de Paris après tant d’années d’absence, son pays natal ne lui a procuré aucune émotion : c’est parce qu’il est enfin devenu adulte, et être adulte signifie justement en venir à comprendre que ce n’est pas dans son pays natal qu’on est né, mais dans un lieu plus vaste, plus neutre, ni ami ni ennemi, inconnu, que personne ne saurait appeler le sien et qui n’engendre pas l’attachement mais semble étranger, un refuge qui n’est ni d’espace, ni de terre, ni même de parole, mais plutôt et pour autant que ces mots puissent encore signifier quelque chose, physique, chimique, biologique, cosmique, et dont font partie l’invisible et le visible – depuis le bout des doigts jusqu’à l’univers étoilé ou ce qu’on peut arriver à savoir de l’invisible et du visible, et que cet ensemble qui contient les frontières même de l’inconcevable n’est pas son pays mais sa prison, abandonnée et elle-même fermée de l’extérieur – l’obscurité démesurée qui vagabonde, glaciale et ignée, hors de portée non seulement des sens, mais bien aussi de l’émotion, de la nostalgie et de la pensée.»

Juan José Saer, Glosa 1986( L’anniversaire, Flammarion, 1988. Points Seuil. Glose. Le Tripode 2015. Traduction Laure Bataillon)

« Que quede bien claro: el alma, como le dicen, es, pareciera, no cristalina sino pantanosa. »

«Que ce soit bien clair, l’âme, comme on dit, est, semble-t-il, non pas limpide, mais marécageuse.»

Paseo en barco por los ríos Santa Fe y Colastiné?

Juan José Saer 1937 – 2005

Il faut suivre le conseil de Léon-Marc Lévy et de Franck Bouysse (Le Club de la Cause Littéraire) et lire L’ancêtre, Le Tripode, 2014.
Ce roman argentin (El entenado) a été publié par Seix Barral en 1983 (et réédité par Destino en 1988, puis par Rayo verde en 2013).
Flammarion l’a fait paraître en français en 1987 dans une traduction de Laure Guille-Bataillon (1928-1990), grande traductrice et spécialiste de la littérature latino-américaine (Antonio di Benedetto, Julio Cortázar, Juan Carlos Onetti, Felisberto Hernández, Manuel Puig, Antonio Skármeta). Elle a reçu en 1988 le prix de la meilleure traduction, décerné par la Maison des Écrivains et des Traducteurs (MEET). Depuis sa mort, le prix porte son nom.
Poème en prose, roman historique, récit de voyage et d’apprentissage, roman d’aventures, roman picaresque, roman d’initiation, roman métaphysique. L’ancêtre est tout cela à la fois.

Juan José Saer part d’une histoire vraie. Juan Díaz de Solís (vers 1470-1516), pilote royal expédié par la Casa de Contratación, quitte Sanlúcar de Barrameda (Espagne) le 8 octobre 1515, avec soixante-dix hommes et trois navires, en direction des nouvelles terres découvertes au-delà de l’Atlantique. Il explore l’estuaire des fleuves Paraná et Uruguay, le Río de la Plata, qu’il baptise Mar Dulce. Lorsqu’il débarque sur les bords du Río Paraná, près de Punta Gorda (Uruguay), le 20 janvier 1516, lui et les hommes qui l’accompagnent sont massacrés par des Indiens Colastinés. Seul le mousse, Francisco del Puerto, en réchappe. Il est fait prisonnier, mais est bien traité. Quand l’expédition de Sebastián Cabot (1484-1557) passe par là, les Indiens libèrent le jeune homme.

De ce fait historique, Juan José Saer tire une fable universelle qui interroge le sens des destinées humaines et le pouvoir du langage. Comme Ismael, le narrateur de Moby Dick d’Herman Melville, le narrateur de L’ancêtre est le seul à survivre à un désastre pour en faire le récit.
Jeune orphelin de 15 ans, il embarque comme mousse sur un navire en partance vers les Indes. Il découvre la vie des marins qui pendant la traversée le maltraitent et le violent. Le capitaine, solitaire et silencieux, finit par conduire son expédition sur un rivage hostile, près d’un fleuve aux eaux douces et rougeâtres. Tous ceux qui ont débarqué sont tués. Seul le garçon est épargné et traité avec déférence par la tribu. Il passe là dix ans de sa vie. De façon cyclique, ces Indiens, en apparence pudiques et obséquieux, cèdent à la pratique de l’anthropophagie et tombent dans un délire orgiaque (alcool, sexe, inceste, violence, sadisme). Ils finissent par le libérer lorsqu’une nouvelle expédition approche. De retour en Espagne, le père Quesada le recueille et lui apprend à lire et à écrire. Á partir de cette histoire, le prêtre rédige un bref traité, Relación de abandonado. Le narrateur fait ensuite fortune en représentant son aventure de ville en ville. Il crée une imprimerie, puis rédige soixante ans plus tard son histoire. Il trouve le salut dans l’écriture. C’est pour lui une naissance, une re-naissance. Il comprend enfin le sens de son expérience de survivant. Les Indiens ont voulu qu’il raconte ce qu’il a vu, ce qu’il a vécu.

Le titre français fait du héros un vieillard qui raconte, mais le titre original du roman est El Entenado («nacido antes», fils né d’un lit précédent ou fils adoptif). Cela attire l’attention sur la nature du héros. «Né avant», il retrouve en effet la vie grâce à la tribu. Adopté et orphelin, il l’est aussi de plusieurs manières et plusieurs fois. Il est admis dans l’intimité de la tribu. Il y trouve un foyer, mais il est instrumentalisé et finit par en être chassé. Il apprend peu à peu la langue de ces Indiens. Il interprète sa très grande polysémie. Il est appelé def-ghi. D’abord, il ne comprend pas ce mot, puis son sens lui apparaît. La langue des Indiens n’a pas de mot pour dire «être». «Le plus proche veut dire sembler ou paraître». Il finit par partager avec eux cette incertitude du réel.

«Toda vida es un pozo de soledad que va ahondándose con los años. (…) No se sabe nunca cuando se nace : el parto es una simple convención. Muchos mueren sin haber nacido ; otros nacen apenas, otros mal, como abortados. Algunos, por nacimientos sucesivos, van pasando de vida en vida, y si la muerte no viniese a interrumpirlos, serían capaces de agotar el ramillete de mundos posibles a fuerza de nacer una y otra vez, como si poseyesen una reserva inagotable de inocencia y de abandono.» (page 38)

«Toute vie est un puits de solitude qui va se creusant avec les années. (…) On ne sait jamais quand on naît : l’accouchement est une simple convention. Beaucoup de gens meurent sans être jamais nés ; d’autres naissent à peine, d’autres mal, comme avortés. Certains, par naissances successives, passent de vie en vie, et si la mort ne venait pas les interrompre, ils seraient capables d’épuiser le bouquet des mondes possibles à force de naître sans relâche, comme s’ils possédaient une réserve inépuisable d’innocence et d’abandon. » (pages 41-42)

«Amenazados por todo eso que nos rige desde lo oscuro, manteniéndonos en el aire abierto hasta que un buen día, con un gesto súbito y caprichoso, nos devuelve a lo indistinto, querían que de su pasaje por ese espejismo material quedase un testigo y un sobreviviente que fuese, ante el mundo, su narrador.» (pages 156-157)

“Menacés par ce qui nous régit du fond de l’obscur et qui nous maintient à l’air libre jusqu’au jour où, d’un geste subit et capricieux, il nous rend à l’indistinct, ils voulaient que de leur passage à travers ce mirage restât un témoin et un survivant qui fût, à la face du monde, leur narrateur.” (page 160)

Dans El entenado según Saer, l’auteur explique son intention: « Dans l’Ancêtre, la problématique […] est d’une certaine façon incorporée dans la perception du monde que j’ai imaginée chez les Indiens, et en outre, le temps aussi bien que la structure générale subissent une distorsion, quelque discrète qu’elle soit. La durée des événements est inversement proportionnelle à celle des différents passages qui les rapportent. L’orgie et les premiers jours parmi les Indiens occupent dans les soixante pages ; les dix années suivantes, huit ou neuf pages, et les cinquante années restantes (le narrateur raconte l’histoire soixante années après que les faits se sont déroulés), quelque vingt pages. À partir d’un certain moment la narration au sens strict s’arrête et commence ce que nous pourrions appeler une description diachronique de la tribu, après quoi le livre s’achève avec le récit de trois épisodes qui ne suivent aucun ordre logique ni aucune chronologie : les jeux des enfants, l’Indien agonisant et l’éclipse. »

L’écriture est d’une grande beauté. Ce que raconte ce roman est comme la rumeur des origines. Le voyage ne concerne pas seulement la géographie. C’est un itinéraire dans la nuit des temps, dans l’histoire du monde des hommes.

Incipit
«De esas costas vacías me quedó sobre todo la abundancia de cielo. Más de una vez me sentí diminuto bajo ese azul dilatado : en la playa amarilla, éramos como hormigas en el centro de un desierto. Y si ahora que soy un viejo paso mis días en las ciudades, es porque en ellas la vida es horizontal, porque las ciudades disimulan el cielo. Allá, de noche, en cambio, dormíamos, a la intemperie, casi aplastados por las estrellas. Estaban como al alcance de la mano y eran grandes, innumerables, sin mucha negrura entre una y otra, casi chisporreantes, como si el cielo hubiese sido la pared acribillada de un volcán en actividad que dejase entrever por sus orificios la incandescencia interna. »

« De ces rivages vides il m’est surtout resté l’abondance de ciel. Plus d’une fois je me suis senti infime sous ce bleu dilaté : nous étions, sur la plage jaune, comme des fourmis au centre d’un désert. Et si, maintenant que je suis un vieil homme, je passe mes jours dans les villes, c’est que la vie y est horizontale, que les villes cachent le ciel. Là-bas, en revanche, nous dormions, la nuit, à l’air libre, presque écrasés par les étoiles. Elles étaient comme à portée de main et elles étaient grandes, innombrables, sans beaucoup de noir entre elles, presque crépitantes, comme si le ciel eût été la paroi criblée d’un volcan en activité qui eût laissé apercevoir par ses trous l’incandescence interne. »

L’auteur
Juan José Saer naît le 28 juin 1937 à Serodino (Province de Santa Fe , Argentine). Ses parents sont des commerçants, immigrés syriens. Ses amis le surnomment Juani el Turco. Il enseigne d’abord l’histoire et l’esthétique du cinéma à l’Université du Littoral à Santa Fe, puis, grâce à une bourse de l’Alliance française, il s’ installe à Paris en 1968. Il est professeur d’esthétique à l’Université de Rennes de 1969 à 2002. Il y croise Milan Kundera, Giorgio Agamben, Albert Bensoussan.
Il meurt à 67 ans le 11 juin 2005 à Paris des suites d’un cancer du poumon. C’ est l’un des écrivains argentins les plus importants du XXe siècle.

Prix Nadal en 1987 pour La Ocasión.
Prix France Culture en 2003, ex-aequo avec Virgil Tanase.
Prix de l’Union Latine de Littératures romanes en 2004.
Á titre posthume, Prix de la trajectoire littéraire, décerné par le journal Clarín, en octobre 2005.
Sa province natale, la province de Santa Fe, a organisé, pour le 80 ème anniversaire de sa naissance, une année Saer de juin 2016 à juin 2017

Ses romans
1964 Responso
1966 La vuelta completa (Le Tour complet, Seuil. 2009. Traduction Philippe Bataillon)
1969 Cicatrices (Le Mai argentin, Denoël. 1976. Traduction Albert Bensoussan. Cicatrices, Seuil, 2003. Traduction Philippe Bataillon)
1974 El limonero real (Les grands paradis, Flammarion, 1980. Traduction Laure Bataillon)
1980 Nadie nada nunca (Nadie nada nunca, Flammarion, 1983. Traduction Laure Bataillon)
1983 El entenado (L’ancêtre, Flammarion, 1987. 10-18. Points Seuil, 1998. Le Tripode 2014. Traduction Laure Bataillon)
1986 Glosa (L’anniversaire, Flammarion, 1988. Points Seuil. Glose. Le Tripode 2015. Traduction Laure Bataillon)
1988 La ocasión (L’occasion, Flammarion, 1989. Points, 1996. Traduction Laure Bataillon). Prix Nadal.
1993 Lo imborrable (L’innefaçable, Flammarion. Traduction Claude Bleton)
1994 La pesquisa ( L’enquête, Seuil, 1996. Points, 2002. Traduction Philippe Bataillon. Le Tripode, 2019)
1997 Las nubes (Les nuages, Seuil, 1999. Le Tripode. Traduction Philippe Bataillon)
2005 La grande (Grande Fugue, Seuil, 2007. Traduction Philippe Bataillon)

Juan José Saer.