Ossip Mandelstam

Ossip Mandelstam photographié à la Loubianka (Moscou) lors de sa première arrestation, le 17 mai 1934.

(Transmis par Manuel. Gracias, hijo)

Prends dans mes paumes, pour ta joie,
Un peu de soleil et un peu de miel,
Les abeilles de Perséphone nous l’enjoignent.

On ne peut détacher la barque non amarrée,
Ni entendre l’ombre chaussée de fourrure,
Ni vaincre , dans la vie épaisse , la peur.

Il ne nous reste plus que ces baisers
Velus comme les petites abeilles
Qui meurent à la porte de la ruche.

Elles bruissent dans les fourrés limpides de la nuit .
Leur patrie est l’épaisse forêt du Taygète,
Leur aliment : le temps , la bourrache , la menthe.

Prends pour ta joie mon sauvage présent,
Ce pauvre collier sec d’abeilles mortes
Qui ont transformé le miel en soleil .

Tristia, novembre 1920.
Traduction de Philippe Jaccottet. Simple promesse, choix de poèmes 1908-1937, traduits par Philippe Jaccottet, Louis Martinez et Jean-Claude Schneider, La Dogana.

Le XX ème siècle et ses poètes…

Ossip Mandelsatam est né à Varsovie le 3 janvier 1891, dans une famille juive originaire de Lettonie. Peu après sa naissance, ses parents s’installent à Saint-Pétersbourg. Son père est gantier et marchand de peaux, sa mère professeur de musique. Entre 1907 et 1910, il passe environ deux ans à l’étranger. Il est en effet interdit d’entrée à l’université de Saint-Petersbourg en raison des quotas limitant les inscriptions d’ étudiants juifs. Il suit pendant un semestre (octobre 1907-mai 1908) à Paris des études médiévales et romanes à la Sorbonne et au collège de France (Cours de Joseph Bédier et d’Henri Bergson). De retour en Russie, il ne termine pas ses études, mais fait la connaissance de Nikolaï Goumeliev, d’Anna Akhmatova, Marina Tsvetaïeva. Il devient un poète célèbre. Á partir de 1925, sa situation devient de plus en plus précaire en URSS. Sa poésie est publiée grâce à l’appui de Nikolaï Boukharine. Il écrit à l’automne 1933 une Épigramme contre Staline, Le Montagnard du Kremlin, “corrupteur des âmes et équarisseur des payasans”. Il est arrêté à Moscou le 16 mai 1934, les autorités ayant eu connaissance de ce texte. Il est emprisonné, puis libéré au bout d’une quinzaine de jours, grâce à l’intervention de Nikolaï Boukharine, d’ Anna Akhmatova et de Boris Pasternak. Il est condamné et assigné à résidence pour trois ans à Tcherdyn, dans la région de Perm (Oural). Il obtient de résider à Voronèje, dans la région des Terres noires, en Russie centrale, à six cents kilomètres au sud de Moscou, jusqu’en avril 1937. Il revient à Moscou, mais est arrêté une nouvelle fois le 28 avril 1938 et condamné à cinq ans de travaux forcés. Il meurt à 47 ans de froid et d’épuisement le 27 décembre 1938 dans le camp de transit 3/10 de la gare de transit Vtoraïa Retchka près de Vladivostok. Son corps est jeté dans une fosse commune.

Varlam Chalamov, Cherry-Brandy, 1958 (Récits de la Kolyma, Verdier 2003. Pages 101-108)

« Il mourut vers le soir. Mais on ne le raya des listes que deux jours plus tard. Pendant deux jours, ses ingénieux voisins parvinrent à toucher la ration du mort lors de la distribution quotidienne de pain : le mort levait le bras comme une marionnette. C’est ainsi qu’il mourut avant la date de sa mort, détail de la plus haute importance pour ses futurs biographes. »

Возьми на радость из моих ладоней
Немного солнца и немного меда,
Как нам велели пчелы Персефоны.

Не отвязать неприкрепленной лодки,
Не услыхать в меха обутой тени,
Не превозмочь в дремучей жизни страха.

Нам остаются только поцелуи,
Мохнатые, как маленькие пчелы,
Что умирают, вылетев из улья.

Они шуршат в прозрачных дебрях ночи,
Их родина – дремучий лес Тайгета,
Их пища – время, медуница, мята.

Возьми ж на радость дикий мой подарок,
Невзрачное сухое ожерелье
Из мертвых пчел, мед превративших в солнце.

Plaque en hommage à Ossip Mandelstam. 12 rue de la Sorbonne (Paris, V), où il vécut en 1907 -1908.

Ossip Mandelstam (1891-1938)

Paris V. 12 Rue de la Sorbonne. Plaque en hommage au poète russe.

(D’octobre 1907 à mai 1908, Mandelstam est étudiant à la Sorbonne à Paris où il suit les cours de Joseph Bédier et d’Henri Bergson.)

J’ai vu un lac, un lac qui se tenait debout,
Et, leur logis d’eau douce achevé, les poissons
Jouaient avec la rose taillée dans la roue,
Dans l’esquif s’affrontaient le renard et le lion.

Les voûtes avortées de voûtes plus ouvertes
Zieutaient par le dedans les trois hurlants portails,
La gazelle enjamba la portée violette
Et du roc le soupir des tours soudain jaillit.

Et fier le grès se dresse, abreuvé de fraîcheur ;
Dans la ville-grillon, la ville des métiers,
Un enfant-océan vient de surgir du fleuve
Et d’eau douce à pleins seaux asperge les nuées.

Voronèje, 4-7 mars 1937.

(Ce poème est une évocation de la rosace de Notre-Dame)

Cahiers de Voronèje 1935-1937, in Tristia et autres poèmes,
Editions Gallimard, 1975. Traduit du russe par François Kérel.

Rosace nord du transept de la Cathédrale. XIII siècle.

Récits de la Kolyma (Varlam Chalamov)

Varlam Chalamov

«Cherry-Brandy», 1958 p. 101

Le poète se mourait (1). Ses grandes mains gonflées par la faim, aux doigts blancs, exsangues et aux ongles sales, longs et recourbés, reposaient sur sa poitrine sans qu’il les protégeât du froid. Avant, il les cachait sous son caban, contre sa peau nue; mais, à présent, son corps ne gardait plus assez de chaleur. Ses moufles, on les lui avait volées depuis longtemps: les vols se faisaient en plein jour, pour peu que le voleur ait du toupet. Un soleil électrique blafard, souillé par les mouches et encastré dans un treillis métallique, était fixé au plafond, très haut. La lumière tombait aux pieds du poète : il était couché comme dans un tiroir, dans la profondeur obscure des châlits communs à deux étages, sur la rangée inférieure. De temps à autre, ses doigts bougeaient, claquaient comme des castagnettes, palpaient un bouton, une boutonnière ou un repli de son caban, époussetaient une saleté et s’immobilisaient à nouveau. Le poète se mourait depuis si longtemps qu’il avait cessé de comprendre que c’était la mort. Parfois, une idée simple et forte se frayait un chemin à travers son cerveau, douloureuse et presque palpable : qu’on lui avait volé le pain qu’il avait mis sous sa tête. Cette idée effroyable le brûlait, au point qu’il était prêt à se disputer, à jurer, à se battre, à chercher, à démontrer. Mais il n’avait pas de force pour le faire et l’idée du pain s’effaçait… Et, immédiatement, il pensait à autre chose. Il pensait qu’on devait leur faire traverser la mer, mais que le bateau était en retard, allez savoir pourquoi, et que c’était bien d’être là. Et, toujours aussi légère et changeante, sa pensée se fixait sur le grand grain de beauté que le chef de baraque avait au milieu de la figure. La plupart du temps, il songeait aux événements qui emplissaient sa vie d’ici. Les visions qui lui apparaissaient n’étaient pas des images de son enfance, de sa jeunesse ou de ses succès. Toute sa vie, il s’était hâté vers quelque but. Et c’était merveilleux de ne pas avoir à se dépêcher, de pouvoir réfléchir lentement. Alors, sans hâte, il pensait à l’auguste uniformité des mouvements d’un moribond, à cette chose que les médecins ont comprise et décrite avant les peintres et les poètes. Le moindre étudiant en médecine connaît la « face hippocratique (2) », le masque du moribond. Cette énigmatique uniformité des mouvements réflexes des moribonds a permis à Freud d’énoncer ses hypothèses les plus audacieuses. L’uniformité, la répétition, tel est le fondement obligatoire de la science. Quant à ce qui ne se répète pas dans la mort, ce sont les poètes qui l’ont cherché, non les médecins. Il lui était agréable de savoir qu’il pouvait encore penser. Il s’était depuis longtemps accoutumé à l’état de nausée provoqué par la faim. Et tout avait valeur égale : Hippocrate, le chef de baraque avec son grain de beauté et son propre ongle noir.

Notes
1. Le titre de « Cherry-Brandy » renvoie à un poème de Ossip Emiliévitch Mandelstam (1892-1938), écrit en 1931 et faisant allusion à une réunion amicale au musée Zoologique de Moscou. Selon le témoignage de Nadejda Mandelstam, « Cherry-Brandy », dans les plaisanteries entre les proches de Mandelstam, signifiait « bêtises, fadaises ».
Il s’agit dans ce récit de la mort du poète. Arrêté une première fois en mai 1934, il fut exilé trois ans dans l’Oural et finalement autorisé à résider à Voronej après une tentative de suicide. De retour à Moscou en 1937, il fut de nouveau arrêté en 1938, condamné à dix ans de camp, et mourut en décembre de la même année dans un camp de transit de Vladivostok où Chalamov lui-même a séjourné un an auparavant, avant d’être acheminé vers la Kolyma.
2. On appelle «face hippocratique» l’expression que prend le visage d’un moribond et qu’Hippocrate fut le premier à décrire en détail.

Varlam Chamalov, Récits de la Kolyma, Traduit du russe par Sophie Benech, Catherine Fournier, Luba Jurgenson, Verdier, « Slovo », 2003.

Ossip Mandelstam