Paul Preston II

Le colonel Antonio Vallejo-Nágera (1889-1960) dirigea les Services Psychiatriques de l’armée franquiste et créa le 23 août 1938 avec l’accord du général Franco le Cabinet d’investigations psychologiques (Gabinete de Investigaciones Psicológicas). Cet organisme n’avait pas d’autre précédent que L’Ahnenerbe (ou plus exactement Ahnenerbe Forschungs und Lehrgemeinschaft, c’est-à-dire la Société pour la recherche et l’enseignement sur l’héritage ancestral ), institut de recherches pluridisciplinaire nazi, créé par Heinrich Himmler, Herman Wirth et Walther Darré le 1er juillet 1935. On surnomme parfois Vallejo-Nágera, qui sera aussi professeur de psychiatrie à l’Université de Madrid de 1947 à 1959, le “Mengele espagnol”.

Paul Preston. Une guerre d’extermination. Espagne, 1936-1945 (The Spanish : Inquisition and Extermination in Twentieth-Century Spain, 2012). Éditions Tallandier. Collection Texto. 2019. Pages 779-781.

” En 1943, plus de dix mille enfants sont placés dans des orphelinats religieux. La justification de cette politique est fournie par le chef des services psychiatriques de l’armée rebelle, le commandant Antonio Vallejo-Nágera.

Obsédé par un besoin de pureté raciale, Vallejo a écrit en 1934 un livre défendant la castration des psychopathes. Membre du corps médical de l’armée, il a servi au Maroc et a passé du temps en Allemagne pendant la Première Guerre mondiale pour visiter les camps de prisonniers. Il a aussi rencontré les psychiatres allemands Ernst Kretschmer, Julius Schwalbe et Hans Walter Gruhle, dont le travail l’influence profondément. Pendant la guerre civile, il est nommé chef des services psychiatriques de l’armée rebelle. En août 1938, il demande à Franco la permission de créer le Laboratoire des enquêtes psychologiques. Deux semaines plus tard, il en reçoit l’autorisation. Son but est de pathologiser les idées de gauche. Pour le plus grand bonheur du haut commandement militaire, ses travaux fournissent des arguments « scientifiques » justifiant l’idée que les adversaires sont des sous-hommes, et il est promu colonel.

Vallejo est à la recherche des facteurs environnementaux qui favorisent “le gène rouge” et des liens entre marxisme et déficience mentale; cette quête prend la forme de tests psychologiques réalisés sur des prisonniers déjà épuisés et mentalement angoissés. Son équipe se compose de deux médecins, d’un criminologue et de deux conseillers scientifiques allemands. Ses cobayes sont des membres des Brigades internationales capturés à san Pedro de Cardeña et cinquante détenues républicaines de Málaga, dont trente ont été condamnées à mort. Partant du principe qu’elles sont dégénérées et donc enclines à la criminalité marxiste, il explique la “criminalité révolutionnaire féminine” en référence à la nature animale de la psyché féminine et la “nature sadique marquée” qui se donne libre cours quand les circonstances politiques permettent aux femmes de “satisfaire leurs appétits sexuels latents”.

Les théories de Vallejo sont utilisées pour justifier la séquestration d’enfants républicains et sont rassemblées dans un livre intitulé Eugénisme de l’hispanité et régénération de la race (Burgos, Talleres gráficos El Noticiero, 1937). Plus écologique que biologique ce racisme eugéniste postule qu’une race est constituée par une série de valeurs culturelles. En Espagne, ces valeurs, bases indispensables de la santé nationale, sont hiérarchiques, militaires et patriotiques. Tout ce que la République et la gauche représentent leur est hostile et doit donc être éradiqué. Obsédé par ce qu’il appelle “la tâche transcendante de purification de la race”, son modèle est l’Inquisition qui a autrefois protégé l’Espagne l’Espagne des doctrines nocives. Il préconise “une Inquisition modernisée, avec d’autres orientations, buts, moyens et une autre organisation; mais une Inquisition” tout de même. La santé de la race exige que ses enfants soient séparés de leur mère “rouge”.

L’application de ces théories est facilitée par les liens de Vallejo avec Franco (dont l’épouse, Carmen Polo, est une amie de sa femme) et avec la Phalange. Reprenant ses travaux sur les liens entre marxisme et déficience mentale, il consacre un livre à la psychopathologie de la guerre, qu’il dédie “en hommage respectueux et admiratif à l’impérial et invaincu Caudillo”. Vallejo a aussi un lien direct avec l’organisation du régime qui veille sur les orphelins de guerre, Auxilio social, par le biais de son ami le psychiatre Jesús Ercilla Ortega (1907-1984). Ami proche d’Onésimo Redondo, Ercilla est l’un des fondateurs des JONS (Juntas de Ofensiva Nacional-Sindicalista), membre du comité exécutif d’Auxilio social, il en est le conseiller médical et assure la liaison avec d’autres groupes. Après la guerre, Ercilla est nommé directeur médical de la clinique psychiatrique de San José, à Ciempozuelos, que dirige officiellement Vallejo Nágera. Franco lui-même est enthousiasmé par le travail d’Auxilio social avec les orphelins républicains, et y voit une contribution majeure à la “rédemption” à long terme des espagnols après leurs erreurs inspirées par la gauche. Un élément-clé du processus est la loi du 14 décembre 1941, qui légalise le changement de nom des orphelins républicains, des enfants de prisonniers incapables de veiller sur eux, et des bébés retirés (souvent par la force) à leur mère aussitôt après leur naissance en prison.”

Paul Preston I

J’ai passé plusieurs jours à lire un livre de l’historien anglais Paul Preston, professeur d’études contemporaines en espagnol à la London School of Economics, maintenant à la retraite: Une guerre d’extermination. Espagne, 1936-1945 (The Spanish : Inquisition and Extermination in Twentieth-Century Spain, 2012). Première édition Belin/ Humensis, 2016. En poche: Éditions Tallandier. Collection Texto, 2019. On remarquera la traduction du titre en français qui évite l’emploi du terme Holocauste utilisé en France seulement dans le cadre de l’extermination nazie.

Cette lecture a été très douloureuse car elle décrit dans le détail la terreur et les atrocités innombrables de la guerre civile espagnole.

L’historien anglais insiste sur l’idée d’une guerre d’extermination dans laquelle la violence de droite a débouché sur un plan d’élimination systématique des adversaires de gauche. Il montre ce que fut la réalité de la violence politique et de la guerre dans toute l’Espagne. Il met en lumière la violence profondément enracinée dans les rapports sociaux et dans les pratiques militaires, notamment celles ayant cours dans le Maroc colonisé par l’Espagne: viols systématiques, tortures, sadisme, mépris des cadavres, assassinat de femmes enceintes.

Néanmoins, il ne montre pas de complaisance pour les massacres perpétrées par les républicains. Ainsi, à Paracuellos de Jarama, par exemple, au nord-est de Madrid, 2 500 prisonniers politiques furent tués par les républicains entre le 7 novembre et le 4 décembre 1936.

“Pendant la guerre civile espagnole, près de 200 000 hommes et femmes périrent derrière les lignes de combats, victimes d’exécutions sommaires ou après un semblant de procès. Ils furent tués à la suite du coup d’État militaire des 17 et 18 juillet 1936 contre la seconde République. De plus, près de 200 000 hommes périrent sur les différents fronts. Un nombre inconnu d’hommes, de femmes et d’enfants furent tués par des bombardements et dans l’exode qui suivit l’occupation par les forces militaires de Franco. Après la victoire des rebelles, fin mars 1939, environ 20 000 Républicains furent exécutés dans toute l’Espagne. Bien d’autres moururent de maladie et de malnutrition dans des prisons surpeuplées et des camps de concentration aux conditions d’hygiène déplorables. Certains succombèrent au travail forcé dans des bataillons de travail. Plus d’un demi-million de réfugiés furent contraints à l’exil et nombre d’entre eux moururent dans les camps français. Dans le maelström du passage de la frontière puis de l’internement improvisé en France, pas moins de 14 000 civils et militaires espagnols périrent des suites de blessures de guerre, mais aussi de malnutrition et de maladie, pour l’essentiel dans les premières semaines de la Retirada. Plusieurs milliers furent tués au travail dans les camps nazis.” (Prologue, page 9)