Raymond Farina

Raymond Farina.

Je remercie beaucoup Raymond Farina qui me permet de mettre sur ce blog deux de ses poèmes, tirés de Notes pour un fantôme suivi de Hétéroclites (N & B éditions, 2020).
Merci aussi à Marie Paule. Tant de choses en commun…

Notre Babel
« Aucune langue n’est langue maternelle. »
Marina Tsvétaïeva. Correspondance à trois. Été 1926.

Ma langue goûtait les saveurs
de tous les pays dont les langues
se mêlaient dans mon pays tien
qui jamais, dans nos jeux d’enfants,
ne ressembla, je dois le dire,
au vaste malheur colonial
qui hante aujourd’hui les mémoires.

Nos passions, nos pensées
pouvaient choisir dans ce patchwork
la langue qui disait le mieux
ce que chacun avait à dire :
insultes ou salamalecs.
C’était selon les circonstances
l’humeur ou la couleur du ciel.

Bref j’ai baigné dans mon enfance
dans la belle polyphonie
où tintaient les phonèmes
des deux rives de Notre Mer.
Parfois ce parler d’Arlequin
laissait le maltais murmurer
les tendresses et les secrets,
les berceuses et les prières
dont s’enchantaient béatement
les saints de l’autel domestique
devant l’amande de la lampe.
Dans cette confusion de langues,
la vie se chuchotait, tranquille.

Je suis né en terre étrangère,
naïvement je la crus mienne,
et ne sais pas de quel pays
la mort me fera citoyen.

Je suis né peut-être après moi
possiblement dans un poème,
le premier que j’ai dû écrire.

Avec quelques amis obscurs,
je me suis fait mon idiolecte,
j’ai bricolé, dans mon latin,
pour en faire une langue mienne,
quelque chose que je chantonne
avec une ferveur autistique
pour les absents et les idiots,

comme ce vieil Aborigène
à la recherche d’un vieux rite,
d’un chant de son clan dispersé :
ma patrie c’était la poussière
et je patauge dans la boue,
j’ai perdu à jamais mon rêve,
je me suis à jamais perdu.
De ma famille d’outre-monde
j’ai perdu à jamais la trace.

Pages 40-42.

Le critère de légèreté
Á quel élément demander
de faire sans trop déranger
le ménage d’après la mort ?
C’est la question que l’on se pose
ou que l’on pose à son vieux corps
quand il a plus de septante ans.

Moi je réponds, sans hésiter,
qu’habitant d’un vague Nowhere,
qui a perdu, avec son nom,
la certitude d’être né,
je ne veux pas être enterré,
comme tous ceux qui ont la chance
d’avoir une terre natale.

Alors que faire de ce corps
qu’a lentement défait le temps,
quand il ne reste de mon âme
que des miettes de soucis,
de vanités et de fantasmes,
dont elle ne fut que la flamme ?
Le feu, je crois, a le pouvoir
de parfaire ce long travail
et de faire que ce qui pèse

devienne enfin chose légère,
légère comme ombelle ou feuilles
qu’invisibles les mains du vent
prennent aux arbres las du vert,

chose qu’on sait aussi sans traces,
comme les ombres et les larmes,
ce que je fus, par conséquent,
présence à peine perceptible,
discrète en sa presque existence.

Pages 85-86.

Raymond Farina est né à Alger le 11 juin 1940. Il passe son enfance en Algérie et au Maroc. Ses ascendants sont valenciens, italiens, bretons. Catherine, sa nourrice maltaise, illettrée, l’élève jusqu’à l’âge de huit ans dans une petite ferme isolée des hauts d’Alger. Au début des années 1950, il quitte l’Algérie pour le Maroc où ses parents se sont installés. Il grandit à la campagne, entre Casablanca et Bouskoura. De 1960 à 1962, il est de retour en Algérie  pour y faire ses études supérieures et découvre  l’horreur des dernières années de la guerre. Il est répétiteur à l’École des jeunes sourds d’Alger avec sa future femme, Marie-Paule Granès. Après des études supérieures à l’université de Nancy, il enseigne la philosophie de 1964 à 2000 en France, au Maroc, en République centrafricaine, à la Réunion. Depuis 1991, il vit à Saint-Denis de la Réunion. Il est l’auteur d’une quinzaine de recueils de poésie et a traduit de nombreux poètes (E.E Cummings, Ezra Pound, Wallace Stevens, Louise Glück, Linda Pastan, María Victoria Atencia, Clara Janés, Rosa Lentini, Jaime Siles, Andrea Zanzotto, Sophia de Mello Breyner Andresen, Nuno Judice).

Derniers recueils publiés:
Exercices, Editions “L’Arbre à Paroles”, Amay (Belgique), 2000.
Italiques (Edition bilingue), version d’Emilio Coco, I “Quaderni della Valle”, San Marco in Lamis, 2003. Réédité en ebook dans les Quaderni di Traduzioni de La Dimora del tempo sospeso
Fantaisies, Editions « L’Arbre à Paroles », Amay (Belgique), 2005.
Une colombe une autre, Editions des Vanneaux, 2006.
Éclats de vivre, Editions Bernard Dumerchez, 2006.
La maison sur les nuages, Recours au Poème Editeur, 2015.
Notes pour un fantôme suivi de Hétéroclites, N&B Editions, 2020.
La gloire des poussières, éditions Alcyone, 2020.