Claude Esteban 1935 – 2006

Claude Esteban. 2003.

(Merci à Catherine I. qui m’a rappelé les poèmes de Claude Esteban qui fut notre professeur à l’Institut Hispanique dans les années 70)

Mon amour, je pense qu’on devrait
partir maintenant

le temps est devant nous, il s’attardera
pour nous prendre

c’est comme si la terre
était devenue trop étroite pour nous deux

et qu’il fallait partir
je ne sais où

mais là nous serons seuls, une seule
poignée de poudre ensemble.

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Mon amour,
fais que je vive entre les feuilles, que ce soit

en automne
et qu’il y ait sur les cimes

comme une couleur de miel, mon amour, j’ai travaillé
longtemps

et voilà qu’on dit qu’il faut
que je parte

et moi
je ne sais plus, j’ai les mains

qui tremblent, j’écris n’importe quoi
pour tromper l’hiver.

Morceaux de ciel, presque rien. Gallimard, 2001.

Claude Vigée

(Je remercie Colette W. et Léon-Marc L.)

Claude Vigée.

Le poète Claude Vigée est décédé le 2 octobre à Paris.

Claude Vigée (de son vrai nom Claude André Strauss) est né à Bischwiller (Bas-Rhin) le 3 janvier 1921 dans une famille juive établie en Alsace. Son enfance se passe dans une région où on parlait surtout le dialecte alsacien. Le dialecte bas-alémanique sera donc sa première langue. Il n’apprendra le français qu’à l’école, à l’âge de six ans. Il fait ses études secondaires au collège classique de Bischwiller, puis au lycée Fustel de Coulanges à Strasbourg. En 1938, il est évacué, puis expulsé d’Alsace avec sa famille à la suite de l’occupation nazie. Étudiant en médecine, il participe à l’organisation de la résistance juive (Action juive) à Toulouse contre l’occupation hitlérienne et le gouvernement de Vichy d’octobre 1940 à fin 1942. Il publie ses premiers vers dans la revue résistante Poésie 42 de Pierre Seghers. Réfugié aux États-Unis au début de 1943, il se marie après la guerre avec sa cousine Évelyne Meyer, et termine son doctorat en langues et littératures romanes en 1947.
Il enseigne la littérature française aux États-Unis, puis à l’Université hébraïque de Jérusalem (Israel) de 1960 à 1984.
Depuis 2001, Claude et Evy Vigée étaient installés à Paris.
Claude Vigée a choisi son nom dans les années 40 “Comme mon aïeul Jacob sortant du gué du Yabbok vainqueur, mais blessé, après le combat avec l’ange, « je boîte, mais vie j’ai -, moi aussi !» Désormais, Claude Vigée sera mon nom, celui d’un poète juif” (Cité in Anne Mounic, La poésie de Claude Vigée, l’Harmattan, 2005, p. 61)

«Qu’est-ce donc que la poésie?»

«Un feu de camp abandonné
qui fume longuement dans la nuit d’été
sur la montagne déserte».

En 1978, une anthologie de ses poèmes est publiée dans la collection Poètes d’aujourd’hui (éditions Seghers).

La meilleure introduction à son œuvre est l’anthologie publiée en poche en 2013: L’homme naît grâce au cri, poésies choisies (1950-2012), Points Seuil. 336 pages, 7,8 euros. Édition établie, présentée et annotée par Anne Mounic.

On peut aussi trouver une édition complète de son oeuvre sur papier bible: Mon heure sur la terre. Éditions Galaade. 2008. Poésies complètes, 1936-2008.

La grande Passacaille


Écoute le roulement des galets dans la mer!
Hors les murs nus de l’être prolongeant
la hantise de la musique muette,
soudain murmurent en nous les flûtes du crépuscule.
Dans le passage de notre souffle mortel
les mots tracent le sens que nous espérions rencontrer
en explorant du regard
chaque soir chaque matin qui hennit en plein ciel –
la bouche ouverte boit
le vent pluvieux toujours resurgissant,
le vent qui vient d’ailleurs
et porte en soi comme une absence
le silence pareil au germe jaillissant
hors du commencement sans visage et sans lieu:
respirer de nouveau, plonger dans le temps fabuleux des noces
où s’étreignent le jour et la nuit emmêlés.
Afflux divin du livre qui en porte le rythme
comme une lame de fond arrachée au ventre de la mer,
chevaux d’écume dansant, caracolant, puis tout à coup
se cabrant pour jouir
jusqu’à la crête mortelle et blanchissante du ressac.

Juillet 2001 – septembre 2002.

Danser vers l’abîme, in Dans le Creuset du Vent, Essais, Poésie, entretiens, Parole et Silence, 2003, p. 161.