Gabriel García Márquez – María Moliner 1900 – 1981 II

À la demande de Nathalie de Courson (Blog Patte de mouette : https://patte-de-mouette.fr/ ), j’ai traduit ce dimanche le texte de Gabriel García Márquez sur la femme exceptionnelle qu’était María Moliner. Je vous demande d’excuser certaines maladresses, car elle a été faite un peu rapidement.

Je recommande sur ce thème la lecture de la biographie romancée qu’a publiée Andrés Neumann chez Alfaguara en début d’année, Hasta que empieza a brillar. Elle arrive à point nommé pour souligner la personnalité de cette femme hors normes qui a dû supporter comme tant d’autres trente-six ans de régime franquiste.

On peut rappeler aussi son sens de l’humour. Elle n’aimait pas beaucoup qu’on rappelle l’anecdote de la ménagère qui reprisait des chaussettes. C’est ce qu’elle avait dit, en une occasion, à un journaliste.

El País, 10 février 1981

La femme qui a écrit un dictionnaire (Gabriel García Márquez)

Il y a trois semaines, de passage à Madrid, j’ai voulu rendre visite à María Moliner. La trouver n’a pas été aussi facile que je l’avais supposé : certaines personnes qui auraient dû savoir ignoraient qui elle était, et certaines la confondaient même avec une célèbre star de cinéma. J’ai enfin réussi à prendre contact avec son plus jeune fils, qui est ingénieur à Barcelone. Il m’a fait savoir qu’il n’était pas possible de rendre visite à sa mère à cause de ses problèmes de santé. J’ai pensé qu’il s’agissait d’une crise momentanée et que peut-être je pourrais le faire lors d’un prochain voyage à Madrid. Mais la semaine dernière, alors que je me trouvais à Bogota, on m’a téléphoné pour m’apprendre la mauvaise nouvelle : María Moliner était morte. Je me suis senti comme si j’avais perdu quelqu’un qui sans le savoir avait travaillé pour moi pendant de nombreuses années. María Moliner – pour le dire très brièvement – a réalisé une prouesse sans quasiment de précédent : elle a écrit, toute seule, chez elle, de ses propres mains, le dictionnaire le plus complet, le plus utile, le plus minutieux et le plus drôle du castillan. Il s’appelle le Dictionnaire d’usage de l’espagnol. Ce sont deux tomes de presque 3 000 pages en tout, qui pèsent trois kilos. Il est, de ce fait, plus de deux fois plus long que celui de l’Académie royale espagnole, et – à mon avis – plus de deux fois meilleur. María Moliner l’a écrit pendant les heures de liberté que lui laissait son emploi de bibliothécaire, et ce qu’elle considérait comme son véritable métier : repriser des chaussettes. Un de ses fils, à qui on a demandé il y a peu combien de frères et de sœurs il avait, a répondu ceci : « Deux frères, une soeur et le dictionnaire ». Il faut savoir comment a été écrite cette œuvre pour comprendre comme cette réponse est vraie.

María Moliner est née à Paniza, un village d’Aragon, en 1900. Ou, comme elle le disait très justement : « En l’an 0 ». De sorte qu’à sa mort elle avait 80 ans. Elle a étudié la philosophie et les lettres à Saragosse et réussi, par concours, à entrer dans le corps des archivistes et bibliothécaires d’Espagne. Elle s’est mariée avec don Fernando Ramón y Ferrando, un éminent professeur d’université qui enseignait à Salamanque une drôle de science : la base physique de l’esprit humain. María Moliner a élevé ses enfants comme une véritable mère espagnole, d’une main ferme, leur donnant trop à manger, même pendant les dures années de la guerre civile, où il n’y avait pas grand-chose. Son fils aîné est devenu médecin chercheur, le deuxième architecte et sa fille institutrice. C’est seulement quand le plus jeune de ses fils a commencé ses études d’ingénieur que María Moliner a senti qu’elle disposait de trop de temps après ses heures de bibliothèque, et elle a décidé de l’occuper à écrire un dictionnaire.

L’idée lui en est venue à partir du Learner’s Dictionary, avec lequel elle a appris l’anglais. C’est un dictionnaire d’usage ; c’est à dire qu’il ne dit pas seulement ce que signifient les mots, mais indique aussi leur usage, et on y en inclut d’autres qui peuvent les remplacer. « C’est un dictionnaire pour écrivains » a dit un jour María Moliner, en parlant du sien, et elle a affirmé cela avec juste raison. Dans le dictionnaire de l’Académie royale espagnole, en revanche, les mots sont admis quand ils sont sur le point de mourir, usés à force d’être employés, et leurs définitions rigides semblent être comme pendues à un vieux clou. C’est en s’opposant à ce critère d’embaumeurs que María Moliner s’est assise pour écrire son dictionnaire en 1951. Elle avait calculé qu’elle l’aurait terminé en deux ans, mais dix ans étaient passés et elle n’en était encore qu’à la moitié. « Il lui manquait toujours deux ans avant d’avoir terminé », m’a dit son plus jeune fils. Au début, elle lui consacrait deux ou trois heures par jour, mais au fur et à mesure que ses enfants se mariaient et quittaient la maison elle avait davantage de temps disponible. Elle en est arrivée à travailler dix heures par jour, en plus des cinq à la bibliothèque. En 1967 – sous la pression surtout de la maison d’édition Gredos, qui l’attendait depuis cinq ans – elle a considéré que le dictionnaire était achevé. Mais elle a continué à remplir des fiches, et à sa mort elle avait plusieurs mètres de mots nouveaux qu’elle espérait voir inclus dans les prochaines éditions. En réalité, ce que cette femme incroyable avait entrepris c’était une course de vitesse et de résistance contre la vie.

Son fils Pedro m’a raconté sa manière de travailler. Il m’a dit qu’un jour elle s’était levée à cinq heures du matin, avait divisé une feuille en parties égales et s’était mise à écrire des fiches de mots sans plus de préparation. Ses seuls outils de travail étaient deux pupitres et une machine à écrire portative qui a survécu à l’écriture du dictionnaire. Elle a travaillé d’abord sur la petite table qui se trouvait au centre du salon. Ensuite, quand elle a senti qu’elle sombrait au milieu de livres et de notes, elle s’est servie d’une planche posée sur le dossier de deux chaises. Son mari feignait de faire preuve d’un sang-froid de vieux sage, mais il mesurait parfois en cachette les gerbes de fiches avec un mètre ruban, et il envoyait des nouvelles à ses enfants. Une fois, il leur a raconté que le dictionnaire arrivait enfin à la dernière lettre, mais trois mois plus tard il leur a dit, toutes illusions perdues, qu’on en était revenu à la première lettre. C’était naturel, puisque María Moliner utilisait une méthode infinie : elle prétendait attraper au vol tous les mots de la vie. « Surtout ceux que je trouve dans les journaux », a-t-elle dit lors d’un entretien. « Car c’est là que se trouve la langue vivante, celle que l’on utilise, les mots que l’on doit inventer sur le moment par nécessité. » Elle n’ a fait qu’une seule exception : ceux que l’on appelle de manière erronée les gros mots, qui sont nombreux et sont peut-être les plus utilisés en Espagne, toutes époques confondues. C’est le plus gros défaut de son dictionnaire et María Moliner a vécu assez longtemps pour le comprendre, mais pas suffisamment pour le corriger.

Elle a passé ses dernières années dans un appartement du nord de Madrid, où, sur une grande terrasse, elle avait de nombreux pots de fleurs. Elle les arrosait avec autant d’amour que s’il s’agissait de mots captifs. Elle se réjouissait d’apprendre que son dictionnaire s’était vendu à plus de dix mille exemplaires, en deux éditions, qu’il atteignait l’objectif qu’elle s’était fixée et que certains académiciens le consultaient en public sans rougir. Parfois elle recevait la visite d’un journaliste un peu dispersé. À l’un d’eux qui lui avait demandé pourquoi elle ne répondait pas aux nombreuses lettres qu’elle recevait, elle répondit avec beaucoup de culot : « Parce que je suis très paresseuse ». En 1972, ce fut la première femme dont la candidature a été présentée à l’Académie royale espagnole, mais messieurs les Académiciens n’ont pas osé rompre avec leur vénérable tradition machiste. Ils n’ont osé le faire qu’il y a deux ans et ont accepté alors la première femme, mais cela n’a pas été María Moliner. Elle s’est réjouie quand elle l’a appris, car l’idée de prononcer son discours d’admission la terrorisait. « Qu’est ce que je pourrais dire », a-t-elle dit alors, « moi qui toute ma vie n’ai fait que repriser des chaussettes ? »

Gabriel García Márquez – María Moliner 1900 – 1981 I

María Moliner en el Archivo de Simancas, 1922.

El País, 10 de febrero de 1981

La mujer que escribió un diccionario (Gabriel García Márquez)

Hace tres semanas, de paso por Madrid, quise visitar a María Moliner. Encontrarla no fue tan fácil como yo suponía: algunas personas que debían saberlo ignoraban quién era, y no faltó quien la confundiera con una célebre estrella de cine. Por fin logré un contacto con su hijo menor, que es ingeniero industrial en Barcelona, y él me hizo saber que no era posible visitar a su madre por sus quebrantos de salud. Pensé que era una crisis momentánea y que tal vez pudiera verla en un viaje futuro a Madrid. Pero la semana pasada, cuando ya me encontraba en Bogotá, me llamaron por teléfono para darme la mala noticia de que María Moliner había muerto. Yo me sentí como si hubiera perdido a alguien que sin saberlo había trabajado para mí durante muchos años. María Moliner ―para decirlo del modo más corto― hizo una proeza con muy pocos precedentes: escribió sola, en su casa, con su propia mano, el diccionario más completo, más útil, más acucioso y más divertido de la lengua castellana. Se llama Diccionario de uso del español, tiene dos tomos de casi 3.000 páginas en total, que pesan tres kilos, y viene a ser, en consecuencia, más de dos veces más largo que el de la Real Academia de la Lengua, y ―a mi juicio― más de dos veces mejor. María Moliner lo escribió en las horas que le dejaba libre su empleo de bibliotecaria, y el que ella consideraba su verdadero oficio: remendar calcetines. Uno de sus hijos, a quien le preguntaron hace poco cuántos hermanos tenía, contestó: “Dos varones, una hembra y el diccionario”. Hay que saber cómo fue escrita la obra para entender cuánta verdad implica esa respuesta.

María Moliner nació en Paniza, un pueblo de Aragón, en 1900. O, como ella decía con mucha propiedad: “En el año cero”. De modo que al morir había cumplido los ochenta años. Estudió Filosofía y Letras en Zaragoza y obtuvo, mediante concurso, su ingreso al Cuerpo de Archiveros y Bibliotecarios de España. Se casó con don Fernando Ramón y Ferrando, un prestigioso profesor universitario que enseñaba en Salamanca una ciencia rara: base física de la mente humana. María Moliner crió a sus hijos como toda una madre española, con mano firme y dándoles de comer demasiado, aun en los duros años de la guerra civil, en que no había mucho que comer. El mayor se hizo médico investigador, el segundo se hizo arquitecto y la hija se hizo maestra. Sólo cuando el menor empezó la carrera de ingeniero industrial, María Moliner sintió que le sobraba demasiado tiempo después de sus cinco horas de bibliotecaria, y decidió ocuparlo escribiendo un diccionario. La idea le vino del Learner’s Dictionary, con el cual aprendió el inglés. Es un diccionario de uso; es decir, que no sólo dice lo que significan las palabras, sino que indica también cómo se usan, y se incluyen otras con las que pueden reemplazarse. “Es un diccionario para escritores”, dijo María Moliner una vez, hablando del suyo, y lo dijo con mucha razón. En el diccionario de la Real Academia de la Lengua, en cambio, las palabras son admitidas cuando ya están a punto de morir, gastadas por el uso, y sus definiciones rígidas parecen colgadas de un clavo. Fue contra ese criterio de embalsamadores que María Moliner se sentó a escribir su diccionario en 1951. Calculó que lo terminaría en dos años, y cuando llevaba diez todavía andaba por la mitad. “Siempre le faltaban dos años para terminar”, me dijo su hijo menor. Al principio le dedicaba dos o tres horas diarias, pero a medida que los hijos se casaban y se iban de la casa le quedaba más tiempo disponible, hasta que llegó a trabajar diez horas al día, además de las cinco de la biblioteca. En 1967 ―presionada sobre todo por la Editorial Gredos, que la esperaba desde hacía cinco años― dio el diccionario por terminado. Pero siguió haciendo fichas, y en el momento de morir tenía varios metros de palabras nuevas que esperaba ver incluidas en las futuras ediciones. En realidad, lo que esa mujer de fábula había emprendido era una carrera de velocidad y resistencia contra la vida.

Su hijo Pedro me ha contado cómo trabajaba. Dice que un día se levantó a las cinco de la mañana, dividió una cuartilla en cuatro partes iguales y se puso a escribir fichas de palabras sin más preparativos. Sus únicas herramientas de trabajo eran dos atriles y una máquina de escribir portátil, que sobrevivió a la escritura del diccionario. Primero trabajó en la mesita de centro de la sala. Después, cuando se sintió naufragar entre libros y notas, se sirvió de un tablero apoyado sobre el respaldar de dos sillas. Su marido fingía una impavidez de sabio, pero a veces medía a escondidas las gavillas de fichas con una cinta métrica, y les mandaba noticias a sus hijos. En una ocasión les contó que el diccionario iba ya por la última letra, pero tres meses después les contó, con las ilusiones perdidas, que había vuelto a la primera. Era natural, porque María Moliner tenía un método infinito: pretendía agarrar al vuelo todas las palabras de la vida. “Sobre todo las que encuentro en los periódicos”, dijo en una entrevista. “Porque allí viene el idioma vivo, el que se está usando, las palabras que tienen que inventarse al momento por necesidad”. Sólo hizo una excepción: las mal llamadas malas palabras, que son muchas y tal vez las más usadas en la España de todos los tiempos. Es el defecto mayor de su diccionario, y María Moliner vivió bastante para comprenderlo, pero no lo suficiente para corregirlo.

Pasó sus últimos años en un apartamento del norte de Madrid, con una terraza grande, donde tenía muchos tiestos de flores, que regaba con tanto amor como si fueran palabras cautivas. Le complacían las noticias de que su diccionario había vendido más de 10.000 copias, en dos ediciones, que cumplía el propósito que ella se había impuesto y que algunos académicos de la lengua lo consultaban en público sin ruborizarse. A veces le llegaba un periodista desperdigado. A uno que le preguntó por qué no contestaba las numerosas cartas que recibía le contestó con más frescura que la de sus flores: “Porque soy muy perezosa”. En 1972 fue la primera mujer cuya candidatura se presentó en la Academia de la Lengua, pero los muy señores académicos no se atrevieron a romper su venerable tradición machista. Sólo se atrevieron hace dos años, y aceptaron entonces la primera mujer, pero no fue María Moliner. Ella se alegró cuando lo supo, porque le aterrorizaba la idea de pronunciar el discurso de admisión. “¿Qué podía decir yo”, dijo entonces, “si en toda mi vida no he hecho más que coser calcetines?”

Diccionario de uso del español. Tercera edición, 2007.

Louis Guilloux – Charles-Marie Leconte de Lisle

Louis Guilloux a écrit un livre de souvenirs au titre emprunté à une vieille légende bretonne, L’Herbe d’oubli. Commencé au début des années 1960, poursuivi de manière plus intense en 1969 ce récit qu’il n’a jamais fini est paru seulement en 1984. Le texte a été établi et annoté par Françoise Lambert.

« Faire ses comptes, se mettre en règle, chercher à savoir qui on est, et ce que l’on pense, trouver son ordre et s’y maintenir – combien de fois au cours de ma vie ne me suis-je pas dit qu’il ne pouvait s’agir d’autre chose, que tant que cette entreprise n’aurait pas été menée à bonne fin, il n’y aurait rien de fait ni rien qui vaille, que je ne ferais que persévérer dans la confusion et vivre dans la suite de moi-même, c’ est-à-dire en acceptant tout ce que je refuse. Combien de fois n’ai-je pas pensé que j’allais me mettre en route, mais sans aller jamais bien loin, repris dans les pièges de la facilité, d’une certaine paresse peut-être, soumis, toujours hanté par le soupçon que rien n’est jamais comme on croit, que tous les problèmes ne sont pas faits pour chacun et qu’il ne faut pas se laisser tenter au-dessus de ses forces. Faire ses comptes c’est aussi chercher à revoir comme à travers un kaléidoscope, s’efforcer de remettre en ordre les pages d’un livre disloqué tout en sachant qu’il en manquera beaucoup, se demander sur ce qui s’est passé à telle ou telle période : comment était-ce ? Qu’est-ce que cela voulait dire ? Pourquoi ? Comment ai-je agi à ce moment-là ? Envers moi-même, envers les autres ? Se peut-il que l’on s’habitue à soi-même ? Que jusque dans la vieillesse on vive avec ses erreurs et ses remords comme avec ses maladies, qu’on finisse par se passer bien des choses ? Oui, mais on sait. Pour ce qui a compté il n’y a pas de prescription. »

Son professeur, au Lycée de Saint-Brieuc, M.Maumont faisait apprendre à ses élèves de nombreux poèmes par coeur.

” Quel but poursuivait M. Maumont en nous faisant apprendre des textes comme celui-là et des poèmes comme celui de Leconte de Lisle (… ). Les plus âgés d’entre nous avaient à peine quinze ans (…). Pourquoi faisait-il cela? Il me le dit lui-même, beaucoup plus tard, c’est qu’il avait été élevé par des prêtres et qu’il avait pris dès son enfance une horreur définitive de toute ” mysticité “.

Buste en bronze de Leconte de Lisle au lycée éponyme, Saint-Denis de la Réunion (Alexandre Guéry)

Le vent froid de la nuit (Charles-Marie Leconte de Lisle)

Le vent froid de la nuit souffle à travers les branches
Et casse par moments les rameaux desséchés ;
La neige, sur la plaine où les morts sont couchés,
Comme un suaire étend au loin ses nappes blanches.

En ligne noire, au bord de l’étroit horizon,
Un long vol de corbeaux passe en rasant la terre,
Et quelques chiens, creusant un tertre solitaire,
Entre-choquent les os dans le rude gazon.

J’entends gémir les morts sous les herbes froissées.
Ô pâles habitants de la nuit sans réveil,
Quel amer souvenir, troublant votre sommeil,
S’échappe en lourds sanglots de vos lèvres glacées ?

Oubliez, oubliez ! Vos coeurs sont consumés ;
De sang et de chaleur vos artères sont vides.
Ô morts, morts bienheureux, en proie aux vers avides,
Souvenez-vous plutôt de la vie, et dormez !

Ah ! dans vos lits profonds quand je pourrai descendre,
Comme un forçat vieilli qui voit tomber ses fers,
Que j’aimerai sentir, libre des maux soufferts,
Ce qui fut moi rentrer dans la commune cendre !

Mais, ô songe ! Les morts se taisent dans leur nuit.
C’est le vent, c’est l’effort des chiens à leur pâture,
C’est ton morne soupir, implacable nature !
C’est mon coeur ulcéré qui pleure et qui gémit.

Tais-toi. Le ciel est sourd, la terre te dédaigne.
À quoi bon tant de pleurs si tu ne peux guérir ?
Sois comme un loup blessé qui se tait pour mourir,
Et qui mord le couteau, de sa gueule qui saigne.

Encore une torture, encore un battement.
Puis, rien. La terre s’ouvre, un peu de chair y tombe ;
Et l’herbe de l’oubli, cachant bientôt la tombe,
Sur tant de vanité croît éternellement.

Poèmes barbares, 1862.

Poèmes barbares. Nrf. Poésie/Gallimard n°202. 1985.

Alfred Jarry

Alfred Jarry. Portrait que possédait Pablo Picasso.

Alfred Jarry est né le 8 septembre 1873 à Laval.

Son œuvre la plus connue est Ubu roi. Cette pièce de théâtre en cinq actes est publiée le 25 avril 1895 dans la revue de Paul Fort Le Livre d’art, puis aux éditions du Mercure de France. Elle est représentée pour la première fois le 10 décembre 1896 par la troupe du théâtre de l’Œuvre au Nouveau-Théâtre. Il s’agit de la première pièce du cycle Ubu. Son titre semble être inspiré de la tragédie de Sophocle, Œdipe roi.

La pièce a connu de nombreux remaniements, suites et dérivés tout au long de la carrière de l’auteur (la plupart des titres sont des parodies de titres de tragédies grecques) :
Paralipomènes d’Ubu (1896).
Ubu cocu ou l’Archéoptéryx (1897).
Almanachs du Père Ubu (1899 et 1901).
Ubu enchaîné (1899, publié en 1900).
Almanach illustré du Père Ubu (1901).
Ubu sur la Butte (1906).

Véritable portrait de Monsieur Ubu (Alfred Jarry). 1896. Bois de 74 x 113 mm publié dans Le Livre d’Art, n°2, 25 avril 1896, dans l’édition originale d’Ubu Roi et la Revue Blanche du 15 août 1896.

Le 11 mai 1906, Alfred Jarry, extrêmement malade, se réfugie chez sa soeur Charlotte à Laval. Il reçoit les derniers sacrements, rédige son faire-part de décès avec la date en blanc, son testament et une lettre à son amie Rachilde, la femme d’Alfred Valette, le directeur du Mercure de France.

Jarry se rétablit pourtant. En juillet, il revient à Paris. Mais il est épuisé par ses excès (alcools divers, absinthe, éther). Son état s’aggrave à nouveau peu après. Le 29 octobre, ses amis Alfred Vallette et Jean Saltas, inquiets de ne pas l’avoir vu depuis plusieurs jours, se rendent chez lui, 7 rue Cassette. Le logement d’Alfred Jarry, détruit en 2019, se trouvait dans une ancienne réserve d’un marchand d’objets et vêtements liturgiques, d’où le nom de Grande Chasublerie donné par Jarry. L’écrivain est très faible. Il ne peut ouvrir la porte. Ses amis doivent appeler un serrurier et le faire transporter d’urgence à l’hôpital.

Il meurt à 34 ans le 1 novembre 1907 à 4 heures 15 de l’après-midi à l’Hôpital de la Charité, 47 rue Jacob. Sa dernière volonté : un cure-dent. Ses obsèques ont lieu le dimanche 3 novembre. Après une brève cérémonie à l’église Saint-Sulpice, il est enterré au cimetière de Bagneux où sa tombe, aujourd’hui anonyme et non entretenue, est toujours en place. Rachilde Paul Léautaud, Octave Mirbeau, Lucien Descaves, Jules Renard, Charles-Louis Philippe et Paul Valéry étaient présents.

Alfred Jarry à l’époque où il écrivit Ubu Roi (Lucien Lantier). Fasquelle éditeurs, 1921, Paris.

*
Laval, 28 mai 1906.

Madame Rachilde,

Le père Ubu, cette fois, n’écrit pas dans la fièvre. (Ça commence comme un testament, il est fait d’ailleurs.) Je pense que vous avez compris, il ne meurt pas (pardon, le mot est lâché) de bouteilles et autres orgies. Il n’avait pas cette passion et il a eu la coquetterie de se faire examiner partout par les « merdecins ». Il n’a aucune tare ni au foie, ni au cœur, ni aux reins, pas même dans les urines ! Il est épuisé, simplement (fin curieuse quand on a écrit le Surmâle) et sa chaudière ne va pas éclater mais s’éteindre. Il va s’arrêter tout doucement, comme un moteur fourbu. Et aucun régime humain, si fidèlement (en riant en dedans) qu’il les suive, n’y fera rien. Sa fièvre est peut-être que son cœur essaye de le sauver en faisant du 150. Aucun être humain n’a tenu jusque-là. Il est, depuis deux jours, l’extrême oint du Seigneur et, tel l’éléphant sans trompe de Kipling, plein d’une insatiable curiosité. Il va rentrer un peu plus arrière dans la nuit des temps.

Comme il aurait son revolver dans sa poche-à-cul il s’est fait mettre au cou une chaîne d’or uniquement parce que ce métal est inoxydable et durera autant que ses os, avec des médailles auxquelles il croit s’il doit rencontrer des démons. Ça l’amuse autant que des poissons… Notons que s’il ne meurt pas, il sera grotesque d’avoir écrit tout cela… mais nous répétons que ceci n’est pas écrit dans la fièvre. Il a laissé de si belles choses sur la terre, mais disparaît dans une telle apothéose !… (Détail : prière à Vallette de prélever sur les souscriptions, s’il en reste, quelque chose pour l’[*] afin que je puisse vous léguer le portrait ; 2e legs, le Tripode, qu’en ferait ma sœur ? Et bien entendu après que les comptes restants seront payés sur le Pantagruel ou autre chose.) Et comme disait, sur son lit de mort, Socrate à Ctésiphon. « Souviens-toi que nous devons un coq à Esculape ». (Je désire, pour mon honneur, que Vallette se « couvre » des vieilles écritures passées.)

Et, maintenant, Madame, vous qui descendez des grands inquisiteurs d’Espagne, celui qui par sa mère est le dernier Dorset (pas folie des grandeurs, j’ai ici mes parchemins) se permet de vous rappeler sa double, devise : AUT NUNQUAM TENTES, AUT PERFICE (N’essaye rien où va jusqu’au bout ! J’y vais, Madame Rachilde). TOUJOURS LOYAL… et vous demande de prier pour lui ; la qualité de la prière le sauvera peut-être… mais il s’est armé devant l’Éternité et il n’a pas peur.

À propos : j’ai dicté hier à ma sœur le plan détaillé de la Dragonne. C’est sûrement un beau livre. L’écrivain que j’admire le plus au monde voudrait-il le reprendre, utiliser, à son gré, ce qu’il y aura de fait et le finir, soit pour lui, soit en collaboration posthume ? Elle vous enverra s’il y a lieu le manuscrit, aux trois quarts écrit, un gros carton de notes et le dit plan.

Le père Ubu a fait sa barbe, s’est fait préparer une chemise mauve, par hasard ! Il disparaîtra dans les couleurs du Mercure et il démarrera, pétri toujours d’une insatiable curiosité. Il a l’intuition que ce sera pour ce soir à cinq heures… S’il se trompe il sera ridicule, les revenants sont toujours ridicules.

Là-dessus, le père Ubu, qui n’a pas volé son repos, va essayer de dormir. Il croit que le cerveau, dans la décomposition, fonctionne au delà de la mort et que ce sont ses rêves qui sont le Paradis. Le père Ubu, ceci sous condition — il voudrait tant revenir au Tripode — va peut-être dormir pour toujours.

Alfred Jarry

La lettre dictée hier est presque un duplicata, mais j’ai donné ordre pour qu’on vous l’envoie après, ainsi, si vous le voulez bien, que ma bague mauve.
A. J.

Je rouvre ma lettre. Le docteur vient de venir et croit me sauver.
A. J.

* Mot effacé.

Portrait de Rachilde (Félix Vallotton). Le Livre des masques de Rémy de Gourmont. 1898.

Nora Mitrani – Alexandre O’Neill

Nora Mitrani.

À la fin de 1949, Nora Mitrani (1921-1961), écrivaine surréaliste et sociologue, visite pendant trois mois le Portugal, où vivait son oncle maternel. À l’invitation du Groupe Surréaliste de Lisbonne, elle fait une conférence au Jardin universitaire des Beaux-Arts le 12 janvier 1950. Celle-ci a été traduite par le poète portugais Alexandre O’Neill (1924-1986) et publiée sous forme de brochure : A Razão Ardente (do Romanticismo ao Surrealismo), Cuadernos Surrealistas, Lisboa, 1950.
Ce texte n’a pas été inclus dans l’anthologie de ses écrits, Rose au coeur violet (Paris, Éditions Terrain Vague, collection Le Désordre, Losfeld, 1988), réunis par Dominique Rabourdin avec une préface de Julien Gracq.
Il n’a été publié pour la première fois en français qu’en 2025 par les éditions le Retrait (La raison ardente Du romantisme au surréalisme).

Nora Mitrani et Alexandre O’Neill eurent une courte relation amoureuse. Mais, le poète portugais, privé de passeport par la Pide, la police politique du régime salazariste, ne pouvait pas sortir du pays. Il ne la revit plus. Il ne put jamais oublier cette brève mais intense rencontre et il lui dédia le poème Un adieu portugais (Um Adeus Português) en 1951. Il publia aussi Six poèmes confiés à la mémoire de Nora Mitrani, inclus dans son recueil Poemas con Endereço (Poèmes avec adresse, 1962). Nora Mitrani deviendra la compagne de Julien Gracq en 1953 et mourra d’un cancer à 39 ans le 22 mars 1961.

Um Adeus Português (Alexandre O’Neill)

Nos teus olhos altamente perigosos
vigora ainda o mais rigoroso amor
a luz de ombros puros e a sombra
de uma angústia já purificada

Não tu não podias ficar presa comigo
à roda em que apodreço
apodrecemos
a esta pata ensanguentada que vacila
quase medita
e avança mugindo pelo túnel
de uma velha dor

Não podias ficar nesta cadeira
onde passo o dia burocrático
o dia-a-dia da miséria
que sobe aos olhos vem às mãos
aos sorrisos
ao amor mal soletrado
à estupidez ao desespero sem boca
ao medo perfilado
à alegria sonâmbula à vírgula maníaca
do modo funcionário de viver

Não podias ficar nesta cama comigo
em trânsito mortal até ao dia sórdido
canino
policial
até ao dia que não vem da promessa
puríssima da madrugada
mas da miséria de uma noite gerada
por um dia igual

Não podias ficar presa comigo
à pequena dor que cada um de nós
traz docemente pela mão
a esta pequena dor à portuguesa
tão mansa quase vegetal

Não tu não mereces esta cidade não mereces
esta roda de náusea em que giramos
até à idiotia
esta pequena morte
e o seu minucioso e porco ritual
esta nossa razão absurda de ser

Não tu és da cidade aventureira
da cidade onde o amor encontra as suas ruas
e o cemitério ardente
da sua morte
tu és da cidade onde vives por um fio
de puro acaso
onde morres ou vives não de asfixia
mas às mãos de uma aventura de um comércio puro
sem a moeda falsa do bem e do mal

*

Nesta curva tão terna e lancinante
que vai ser que já é o teu desaparecimento
digo-te adeus
e como um adolescente
tropeço de ternura
por ti

Publié dans la revue Unicórnio (Juin 1951), puis dans le livre Tempo de Fantasmas (Temps de fantômes) (novembre 1951).

Un adieu portugais

Dans tes yeux hautement dangereux
l’amour le plus rigoureux revigore toujours
la lumière par ombres pures et l’ombre
par une angoisse déjà bien purifiée

Non toi tu ne pouvais rester prise avec moi
à cette roue où je pourris
nous pourrissons
à cette patte ensanglantée toute frissons
presque méditation
qui avance en mugissant dans le tunnel
d’une vieille douleur

Tu ne pouvais rester fixée à cette chaise
où je passe mes jours bureaucratiques
cet au-jour-le-jour du malheur
qui monte aux yeux arrive aux mains
aux sourires
à l’amour à peine épelé
à la stupidité au désespoir sans bouche
à la peur profilée
à la joie somnambule à la virgule maniaque
du mode fonctionnaire de vie

Tu ne pouvais rester dans ce lit avec moi
dans un transit mortel jusqu’au sordide jour
jour canin
policier
jusqu’au jour qui ne vient pas de la promesse
si pure et plus que pure de l’aurore
mais du malheur d’une nuit engendrée
par un jour identique

Tu ne pouvais tester prise avec moi
à l’infime douleur que chacun d’entre nous
porte doucement dans sa main
à cette infime douleur-à-la-portugaise
si moelleuse presque végétale

Non toi tu ne mérites pas cette cité tu ne mérites pas
cette roue de nausée où nous tournons
jusqu’à la bêtise
cette petite mort
avec son minutieux rituel de gros porcs
cette absurde raison que nous avons à être
Non toi tu es de la cité aventureuse
de la cité en qui l’amour trouve ses rues
et le cimetière ardent
de sa mort
tu es de la cité où tu vis sur un fil
de pur hasard
où tu meurs et vis non pas d’asphyxie
mais dans les mains d’une aventure d’un commerce pur
sans la fausse monnaie du bien et du mal
*
Dans ce tournant si tendre et lancinant
que va être, qu’est déjà ta disparition
je te dis adieu
comme un adolescent
je balbutie de tendresse
pour toi

Traduction de Patrick Quillier.

La Poésie du Portugal des origines au XX e siècle. Chandeigne, 2021.

Statue d’Alexandre O’Neill. .Oeiras. Parque dos Poetas. (Vitor Oliveira).

André Breton – Julien Gracq – Paul Éluard

Je lis André Breton, Julien Gracq, Correspondance. 1939-1966.
Paris, Gallimard, 2025.

Lettre de Julien Gracq à André Breton. 5 novembre 1939.

” Ma situation fait que je relis avec une certaine attention le petit nombre de textes que j’ai sous la main. par exemple Radiguet. Et – lisant la Petite anthologie poétique du surréalisme – je regrette – je dois le dire – d’avoir été très injuste en vous parlant de mon in // compréhension de la poésie d’Éluard. Elle m’a paru dans le recueil prendre un singulier relief (“La Dame de carreau, par exemple). (…) “

Les deux écrivains sont à ce moment-là mobilisés.

La Dame de carreau (Paul Éluard)

Tout jeune, j’ai ouvert mes bras à la pureté. Ce ne fut qu’un battement d’ailes au ciel de mon éternité, qu’un battement de cœur amoureux qui bat dans les poitrines conquises. Je ne pouvais plus tomber.
Aimant l’amour. En vérité, la lumière m’éblouit. J’en garde assez en moi pour regarder la nuit, toute la nuit, toutes les nuits.
Toutes les vierges sont différentes. Je rêve toujours d’une vierge.
À l’école, elle est au banc devant moi, en tablier noir. Quand elle se retourne pour me demander la solution d’un problème, l’innocence de ses yeux me confond à un tel point que, prenant mon trouble en pitié, elle passe ses bras autour de mon cou.
Ailleurs, elle me quitte. Elle monte sur un bateau. Nous sommes presque étrangers l’un à l’autre, mais sa jeunesse est si grande que son baiser ne me surprend point.
Ou bien, quand elle est malade, c’est sa main que je garde dans les miennes, jusqu’à en mourir, jusqu’à m’éveiller.
Je cours d’autant plus vite à ses rendez-vous que j’ai peur de n’avoir pas le temps d’arriver avant que d’autres pensées me dérobent à moi-même.
Une fois, le monde allait finir et nous ignorions tout de notre amour. Elle a cherché mes lèvres avec des mouvements de tête lents et caressants. J’ai bien cru, cette nuit-là, que je la ramènerais au jour.
Et c’est toujours le même aveu, la même jeunesse, les mêmes yeux purs, le même geste ingénu de ses bras autour de mon cou, la même caresse, la même révélation.
Mais ce n’est jamais la même femme.
Les cartes ont dit que je la rencontrerai dans la vie, mais sans la reconnaître.
Aimant l’amour.

Les Dessous d’une vie ou la pyramide humaine. Les Cahiers du Sud, 1926.

Paul Éluard, Poèmes. Livre de poche n° 1003-1004. 1963.

Louis Guilloux – Jean Guéhenno

Louis Guilloux.

Louis Guilloux [1899-1980] Lettre à Jean Guéhenno [1890-1978]. 4 mars 1931.

« […] La culture n’a rien à voir avec l’amour de la vérité, je crois, ou bien, elle n’est justement que cela. Et, il est à se demander s’il est bien nécessaire de connaître Platon et Jésus-Christ pour aimer la justice et défendre la vérité. Je ne le crois pas. Je ne pousserai pas le paradoxe jusqu’à dire que je crois le contraire, bien que toute culture digne de ce nom doive être naïve. Je dis naïve et pas autre chose. Naïve donc profonde, comme est profond tout ce qui naît du cœur sans la complicité de l’orgueil, comme est profond tout ce qui participe du sentiment de la communion des hommes, tous également torturés par les mêmes angoisses, tous ensevelis dans la même nuit. Ce mot de culture, pour moi, ne peut avoir d’autre sens que celui de l’expérience. Et il n’est d’expérience que de soi. Culture est douleur et courage. L’homme cultivé est toujours un homme meurtri, et qui, dans une certaine mesure, se survit à lui-même. Cet homme là est de toutes les classes, de tous les temps. Il n’a pas besoin de savoir lire. Il lui suffit d’avoir vu mourir, d’avoir aimé, d’avoir trompé, d’avoir été trompé, d’avoir éprouvé l’inquiétude de ses « fins dernières », et connu la solitude. Mais lire, écrire ? Jeux mesquins. Oui, tout le monde tire sa force de sa naïveté. C’est pourquoi les intellectuels forment une race si triste, si étrange, et en même temps odieuse et douloureuse. Pauvres gens ! Ils sont sans abri et sans racines ; la plupart d’entre eux connaissent la pire des solitudes : celle qui grelotte de froid et de peur, et qui grince des dents, celle qui n’a que la haine pour partage, et point l’amour. Étrange peuple, séparé de tout, et pitoyable. Ce sont eux, pourtant qui prétendent avoir le monopole et le dépôt de la culture. Petits bonhommes en sable, ils n’ont que du sable pour nourriture. Et ça ne fait pas un régime. »

Jean Guéhenno
2011.

Gustave Courbet

Autoportrait de l’artiste (Désespoir – Le désespéré). (Gustave Courbet). Vers 1844-45. Qatar Museums.

Ce tableau est exposé au Musée d’Orsay depuis le 14 octobre 2025.

Selon Le Monde du 21 octobre 2025 , L’Émirat du Qatar a acquis cette toile de Gustave Courbet pour environ 50 millions d’euros auprès de Monique Cugnier-Cusenier en 2014. Cette dame, membre d’une famille originaire de Franche-Comté, est décédée en mars 2025, à 86 ans, sans descendance. Ce tableau appartenait à sa famille depuis 1881. Son aïeul, propriétaire d’une marque de spiritueux, avait été un des mécènes du peintre. L’Émirat du Qatar a consenti à prêter la toile pendant cinq ans au Musée d’ Orsay. Mais, elle partira en 2030 à Doha, pour être exposée dans le futur Art Mill Museum, un musée gigantesque d’art moderne et contemporain, conçu par l’architecte chilien Alejandro Aravena. Le ministère de la Culture et le Qatar refusent de dévoiler les termes précis ni même la durée de l’accord qui sont supposés prévoir une rotation de l’œuvre entre les deux musées. Sur le papier, une toile aussi importante aurait dû être classée trésor national. Le Ministère de la culture ne veut pas froisser le Qatar, prêteur régulier des musées français, qui, en vertu d’un accord signé en 2024, s’est engagé à injecter 10 milliards d’euros dans l’économie française d’ici à 2030, dans la transition énergétique et l’intelligence artificielle notamment, mais aussi dans la culture. On peut rappeler que le budget d’acquisition du Musée d’Orsay s’élève à 2,7 millions d’euros.

Œuvre de jeunesse de Courbet, le tableau est accroché dans la toute première salle du parcours sur le côté gauche de la nef (salle 4) dédiée à la naissance du « réalisme » et aux liens entre la Révolution de 1848 et les arts. Le tableau dialogue avec les chefs-d’œuvre de Jean-François Millet et d’Honoré Daumier.

Cartel : Cet autoportrait de jeunesse que Courbet a conservé jusqu’à sa mort appartient à la tradition des ” têtes d’étude ” dans lesquelles l’artiste fait preuve de ses capacités à peindre les passions. À ses débuts, Courbet se met en scène dans différentes poses et attitudes, trahissant à la fois une affirmation de soi et une recherche d’identité. ici, le cadrage serré, l’expression outrée, l’éclairage violent suggèrent une émotion intense et soudaine dont l’origine mystérieuse se situe en dehors du cadre du tableau.

Lorsque l’oeuvre est exposée pour la première fois à Vienne en 1873 sous le titre de Autoportrait de l’artiste, Courbet vient de s’exiler en Suisse pour échapper à une peine de prison liée à son implication dans les événements de la Commune. C’est probablement le moment où il appose sur le tableau sa signature et le date de 1841 dans un rouge sanglant. Le tableau est exposé une seconde fois à Genève en 1877, quelques semaines avant sa mort, sous le titre Désespoir.

Ainsi cette image particulièrement dramatique fait le lien entre des épisodes de grande souffrance que Courbet a connus à divers moments de sa vie, illustrant de façon saisissante les difficultés de la condition de l’artiste.

Musée d’Orsay (CFA).

Louis Aragon

J’ai acheté hier chez Gibert Cézanne Des toiles rouges de Marie-Hélène Lafon en Livre de Poche (n°37980, 2025) (Première publication Flammarion, 2023).

Dans son introduction, elle rappelle :

« J’entends aussi les échos d’Aragon chanté par Ferré,

Tout le monde n’est pas Cézanne
Nous nous contenterons de peu
[…]
On écrit des vers de la prose
On doit trafiquer quelque chose
En attendant le jour qui vient »

J’ai recherché et relu le poème d’Aragon dans l’édition de La Pléiade.

Spectacle à la lanterne magique

I. Quatorzième arrondissement

Chanté

Lieux sans visage que le vent
Ô ma jeunesse rue de Vanves
Passants passés Printemps d’avant
Vous me revenez bien souvent

Quartier pauvre où je me promène
Reconnais celui qui t’aima
La sonnette du cinéma
S’entendait avenue du Maine

Très tôt tes maisons s’aveuglaient
Je m’enfonçais dans tes façades
Les affiches des palissades
Avaient des loques et des plaies

J’arrivais au chemin de fer
Qui bordait la ville et la vie
Au fossé tant de fois suivi
Sans savoir vraiment pour quoi faire

Les trains n’y passaient presque plus
C’était un lieu d’herbe et de flâne
Où dans l’ortie et le pas d’âne
Des papiers ornaient les talus

Les amants guère n’y séjournent
Aujourd’hui plus qu’en ce temps-là
Comme alors j’en suis vite las
Et dans la rue Didot je tourne

Je vivais la plupart du temps
Dans un hôpital fantastique
Où l’obscénité des cantiques
Oubliait la mort en chantant

Les carabins c’est leur manière
Ils n’ont pas le cadavre exquis
Je n’y jouais qu’avec ceux qui
Leur succédaient dans ma tanière

Car comme on change de veston
À vêpres la lueur des lampes
Pour des visiteurs d’autre trempe
Inaugurait un autre ton

Qui s’en souvient Tous des pareils
L’air m’échappe à vous la chanson
Ô mes amis perdus ce sont
Choses qui sortent par l’oreille

Plusieurs sont morts plusieurs vivants
On n’a pas tous les mêmes cartes
Avant l’autre il faut que je parte
Eux sortis je restais rêvant

Décor de la salle de garde
Le soir était sombre à Broussais
Et dans son faux jardin dansait
La nuit solitaire et hagarde

Jeune homme qu’est-ce que tu crains
Tu vieilliras vaille que vaille
Disait l’ombre sur la muraille
Peinte par un Breughel forain

Tout le monde n’est pas Cézanne
Nous nous contenterons de peu
L’on pleure et l’on rit comme on peut
Dans cet univers de tisanes

On veille on pense à tout à rien
On écrit des vers de la prose
On doit trafiquer quelque chose
En attendant le jour qui vient

On sonne II faut bien que j’y aille
Tout ce sang Qu’est-ce qu’il y a
C’est sous le pont d’Alésia
Que l’on a fait ce beau travail

Dix jeunes hommes tailladés
Le front la nuque les épaules
Tous récitent le même rôle
A quoi bon rien leur demander

Il est donc des filles si douces
Que seulement pour y toucher
Ce ne semble plus un péché
Messieurs de vous égorger tous

J’ai peu dormi rêvé beaucoup
Était-il tôt Était-il tard
Je me tournais sur mon brancard
Tâtant les muscles de mon cou

Ça fait-il mal quand on les tranche
En tout cas c’est bizarre après
Ça pend tout autour On croirait
Du vulgaire corail en branche

Sommeil qui me frappe massue
Tu fais nos yeux noirs pour l’éclipse
Les sabots d’une apocalypse
Au galop me passent dessus

La lune éteint son anémone
Sur le seuil béant du néant
Et dans un branle de géants
Les démons baisent les démones

Je ne vois plus la lampe bleue
Dans les pavillons de morphine
Où la mort entre ses mains fines
Prend ses amants tuberculeux

Les doigts sur le linge s’agitent
À l’approche de pas feutrés
II sort d’un petit front muré
Le doux cri sourd des méningites

Brouillard brouillard de l’infini
Ça sent l’iode et la gangrène
Sur les lits de fer où s’égrènent
Les courts sanglots de l’agonie

Le satin de l’homme se lustre
Et pâlit et pareillement
Se ferment au dernier moment
Les yeux sans nom les yeux illustres

La brume quand point le matin
Retire aux vitres son haleine
Il en fut ainsi quand Verlaine
Ici doucement s’est éteint

Qu’est-ce à la fin que l’être emporte
Dans la fixité de ses yeux
Qu’y reste-t-il qui fut les cieux
Avec lui quelle étoile avorte

Il est là pâle sur son dos
Ses mains ont froissé les draps jaunes
Et dans le parc noir le vieux faune
N’entend plus jouer les jets d’eau

Ni le bruit que fait sur le marbre
L’éventail tombé d’une main
La bouche qui dit À demain
Ni les pas fuyants sous les arbres

Comme un dérisoire secret
Comme un rythme impair de mandore
Le voilà pour de bon qui dort
Sous le faux ciel d’or de Lancret

Ô fontaine à mi-voix qui pleure
Le voilà ce cour sous la pluie
Nul ici-bas n’est plus que lui
Dénué lorsque sonne l’heure

Et qu’on le porte dans un trou
L’égal enfin de tout le monde
Il verra que la mort est ronde
Où l’on repose n’importe où

Ce Lélian du bout du compte
Nous on lui préférait Rimbaud
Comme la grand’route au tombeau
Le ricanement à la honte

Ceux qui font métier d’être bons
C’est la honte qui les arrange
Ils donnent une robe à l’ange
Une cellule au vagabond

Les gens les gens Dieu les emmerde
Naître qui me le demanda
C’était l’époque de Dada
Qu’importe que l’on gagne ou perde

Renverse ta vie et ton vin
Tout nous paraissait ridicule
À nous sans soleil ni calculs
Enfants damnés des années vingt

Nous étions comme un rire amer
Au seuil de ce siècle sans voix
Ô mes compagnons je vous vois
Et vos bouteilles à la mer

Peut-être étions-nous un naufrage
Peut-être étions-nous des noyés
L’avenir a ses envoyés
Dont l’épaule est faite à l’outrage

Un jour ou l’autre nous serons
Le lys sur ceux qui nous marquèrent
Et vos certitudes précaires
Rouleront comme des marrons

De Montparnasse vers Plaisance
Ou la Porte de Châtillon
La réponse et la question
Semblant une égale Byzance

Ce que vous avez jamais cru
Déjà décroît comme un faubourg
Dans un bruit lointain de tambours
On a changé le nom des rues

L’histoire a passé dans son van
Votre grain songes décevants
Et voici que dorénavant
Il n’y a plus de rue de Vanves

Les Poètes. Gallimard, 1960. Repris dans Il ne m’est Paris que d’Elsa. Robert Laffont, 1964. Anthologie de poèmes d’Aragon consacrés à Paris. Photographies de Jean Marquis.

Les strophes 11, 13 à 15 et 27 du poème, déplacées et répétées, ont été mises en musique et interprétées en 1961 par Léo Ferré sous le titre Blues. Aragon a commenté la chanson dans Digraphe n°5, avril 1975. D’autres fragments, sur une musique de Marc Robine, ont donné lieu à une chanson fidèle au titre du poème, interprétée par Marc Ogeret en 1992.

https://www.youtube.com/watch?v=cpag_Yn2DPw

https://www.youtube.com/watch?v=ngZS2pT8KtQ

Pascal Pia – Jules Laforgue

Portrait de Jules Laforgue (Émile Laforgue). Couverture « Les Hommes d’aujourd’hui ».

En 1970, Pascal Pia a publié en Livre de Poche une très belle édition des Poésies complètes de Jules Laforgue avec 66 poèmes inédits.

Jean-Jacques Lefrère, grand spécialiste de Rimbaud, évoque Pascal Pia dans de nombreux passages de sa biographie de Jules Laforgue, publiée chez Fayard en 2005. J’en ai choisi deux.

« C’est l’un des plus beaux poèmes de Laforgue, l’un de ceux où sa « sensibilité qui se raille » – l’expression est de Léautaud – vibre à chaque vers :

Complainte d’un autre dimanche

C’était un très-au vent d’octobre paysage,
Que découpe, aujourd’hui dimanche, la fenêtre,
Avec sa jalousie en travers, hors d’usage,
Où sèche, depuis quand ! une paire de guêtres
Tachant de deux mals blancs ce glabre paysage.

Un couchant mal bâti suppurant du livide ;
Le coin d’une buanderie aux tuiles sales ;
En plein, le Val-de-Grâce, comme un qui préside ;
Cinq arbres en proie à de mesquines rafales
Qui marbrent ce ciel crû de bandages livides.

Puis les squelettes de glycines aux ficelles,
En proie à des rafales encor plus mesquines !
Ô lendemains de noce ! ô brides de dentelles !
Montrent-elles assez la corde, ces glycines
Recroquevillant leur agonie aux ficelles !

Ah ! Qu’est-ce que je fais, ici, dans cette chambre !
Des vers. Et puis, après ! ô sordide limace !
Quoi ! La vie est unique, et toi, sous ce scaphandre,
Tu te racontes sans fin, et tu te ressasses !
Seras-tu donc toujours un qui garde la chambre ?

Ce fut un bien au vent d’octobre paysage…

Dans une chronique parue dans Carrefour du 30 mars 1960, Pascal Pia commenta bien joliment ce poème :

« Vers 1920, il m’arrivait souvent d’aller rue Berthollet, soit chez Marcel Sauvage, soit chez Jean Dubuffet, et de refaire ainsi le chemin que faisait Laforgue, quarante ans plus tôt, quand la nostalgie le ramenait devant la maison qu’avait habitée sa famille. Je me répétais sa Complainte d’un autre dimanche :

C’était un très-au vent d’octobre paysage…

Je me la répète encore quand le hasard me conduit dans les mêmes parages. Et ce n’est pas le seul poème de Laforgue que j’ai retenu. Ces vers allant exprès de guingois, cette pudeur habillée d’ironie, ces tours qu’après Laforgue, Tinan, seul, a su attraper et qu’il a, lui, mis dans sa prose, pour qui les aime, ce sont des fêtes. » (Pages 346-347)

Marcel Sauvage habitait au 3, rue Berthollet. Jules Laforgue, lui, a habité au numéro 5 de 1879 à juillet 1881.

Plaque Rue Berthollet. Voie située dans le 5e arrondissement de Paris dans le quartier du Val-de-Grâce.

« En janvier 1970, Pascal Pia qui avait été dans sa jeunesse, entre autres multiples activités, le secrétaire de Dujardin, fit paraître, dans une collection du Livre de Poche dont le directeur lui avait passé commande, un volume regroupant les vers déjà publiés de Laforgue et une soixantaine de poèmes inédits ou présentant des variantes nouvelles. Il avait bénéficie de l’apparition, sur le marché parisien, d’une nouvelle marée de manuscrits inconnus, qui circulèrent à partir de 1965 et tout au long de l’année 1966. ils venaient cette fois des archives du Mercure de France : un des fils du directeur Paul Hartmann, successeur de Vallette – sans rapport avec le disciple de Schopenhauer -, augmentait ses revenus en bradant chez des libraires ces papiers oubliés dans l’immeuble de la rue de Condé. Á l’origine, ces manuscrits avaient été transmis à Mauclair en vue de l’établissement des Oeuvres complètes des années 1900, puis avaient regagné les bureaux du mercure pour un sommeil de plus d’un demi-siècle. Même en 1922, lorsque Jean-Aubry avait entrepris son édition d’Oeuvres complètes, la disponibilité de ce fonds ne paraît pas lui avoir été signalée, comme si Vallette en avait alors oublié l’existence. Ayant retrouvé ces manuscrits en 1947, Paul Hartmann les avait emportés en quittant le Mercure, mais sans jamais en faire usage. Ce fut après son décès que son fils, âgé d’une soixantaine d’années, les dispersa page à page, avec une désinvolture froide, chez des marchands d’autographes tels que Poulain (librairie Gallimard), Bernard et Marc Loliée, Vigneron (librairie des Argonautes, Lambert (librairie de l’Abbaye), Coulet-Faure. Ainsi fut éparpillée une bonne partie du manuscrit du sanglot de la terre et de nombreux textes en prose.
L’entreprise de reconstitution que mena Pia fut délicate : un libraire proposait l’autographe du début d’un poème sur son catalogue, tandis qu’un de ses confrères mettait en vente au même moment l’autographe qui donnait la fin. Pia n’eut parfois que quelques minutes pour prendre copie d’un ensemble de vers, et certains manuscrits, dont l’écriture tenait souvent du gribouillis, étaient raturés et chargés de retouches, de remaniements, de repentirs. Le fruit de cette quête endurante fut une édition en partie originale, qui, selon le critique René Lacôte, contraignit les bibliophiles à faire figurer un volume de la collection du Livre de Poche à côté d’éditions rares à tirage numéroté. » (Pages 615-616)

Les Complaintes suivi de Premiers poèmes. Édition de Pascal Pia.
Collection Poésie/Gallimard n°129.