Gérard de Nerval (1808-1855)

Notre Dame (Louis Daguerre). v. 1839.

(Publié déjà sur ce blog le 14 mai 2018)

Notre-Dame de Paris

Notre-Dame est bien vieille: on la verra peut-être
Enterrer cependant Paris qu’elle a vu naître;
Mais, dans quelque mille ans, le Temps fera broncher
Comme un loup fait un boeuf, cette carcasse lourde,
Tordra ses nerfs de fer, et puis d’une dent sourde
Rongera tristement ses vieux os de rocher!

Bien des hommes, de tous les pays de la terre
Viendront, pour contempler cette ruine austère,
Rêveurs, et relisant le livre de Victor:
– Alors ils croiront voir la vieille basilique,
Toute ainsi qu’elle était, puissante et magnifique,
Se lever devant eux comme l’ombre d’un mort!

Odelettes, 1834.

Gérard de Nerval. Gravure. 1840.

Louis Aragon

Paris. 16 avril 2019. Le jour d’après.

Certains en ont déjà assez de tout le battage fait autour de l’incendie de Notre-Dame. Peu importe. Nous avons vu hier des personnes diverses, massées le long des quais, silencieuses et tristes. Nous avons lu tous ces articles et tweets qui citent souvent les poètes de tous les pays qui ont décrit Notre-Dame. Cette catastrophe nous a touchés. Normal. Nos premières images de Paris en 1965 sont liées à la Seine, aux quais, aux bouquinistes, à la cathédrale. Ainsi, les vers d’Aragon nous parlent de notre jeunesse, mais aussi du présent, de nos promenades sans fin dans cette ville aimée.

“Qui n’a pas vu le jour se lever sur la Seine
Ignore ce que c’est que ce déchirement
Quand prise sur le fait la nuit qui se dément
Se défend se défait les yeux rouges obscène
Et Notre-Dame sort des eaux comme un aimant

L’aorte du Pont Neuf frémit comme un orchestre
Où j’entends préluder le vin de mes vingt ans
Il souffle un vent ici qui vient des temps d’antan
Mourir dans les cheveux de la statue équestre
La ville comme un coeur s’y ouvre à deux battants”

LE PAYSAN DE PARIS CHANTE

                       I

Comme on laisse à l’enfant pour qu’il reste tranquille
Des objets sans valeur traînant sur le parquet
Peut-être devinant quel alcool me manquait
Le hasard m’a jeté des photos de ma ville
Les arbres de Paris ses boulevards ses quais

Il a le front chargé d’un acteur qu’on défarde
Il a cet œil hagard des gens levés trop tôt
C’est pourtant mon Paris sur ces vieilles photos
Mais ce sont les fusils des soldats de la Garde
Si comme ces jours-ci la rue est sans auto

L’air que siffle un passant vers soixante dut plaire
Sous les fers des chevaux les pavés sont polis
Un immeuble m’émeut que j’ai vu démoli
Cet homme qui s’en va n’est-ce pas Baudelaire
Ce luxe flambant neuf la rue de Rivoli

J’aime m’imaginer le temps des crinolines
Le Louvre étant fermé du côté Tuileries
Par un château chantant dans le soir des soieries
Les lustres brillaient trop à minuit pour le spleen
Le spleen a la couleur des bleus d’imprimerie

Il se fait un silence à la fin des quadrilles
Paris rêve et qui sait quels rêves sont les siens
Ne le demandez pas aux académiciens
Le secret de Paris n’est pas au bal Mabille
Et pas plus qu’à la Cour au conseil des Anciens

Paris rêve et jamais il n’est plus redoutable
Plus orageux jamais que muet mais rêvant
De ce rêve des ponts sous leurs arches de vent
De ce rêve aux yeux blancs qu’on voit aux dieux des fables
De ce rêve mouvant dans les yeux des vivants

Paris rêve et de quoi rêve-t-il à cette heure
Quelle ombre traîne-t-il sur sa lumière entée
Il a des revenants pis qu’un château hanté
Et comme à ce lion qui rêve du dompteur
Le rêve est une terre à ce nouvel Antée

Paris s’éveille et c’est le peuple de l’aurore
Qui descend du fond des faubourgs à pas brumeux
Ils semblent ignorer ce qui déjà les meut
L’air a lavé déjà leurs grands fronts incolores
Des songes mal peignés y pâlissent comme eux

Qui n’a pas vu le jour se lever sur la Seine
Ignore ce que c’est que ce déchirement
Quand prise sur le fait la nuit qui se dément
Se défend se défait les yeux rouges obscène
Et Notre-Dame sort des eaux comme un aimant

Qu’importe qu’aujourd’hui soit le Second Empire
Et que ce soit Paris plutôt que n’importe où
Tous les petits matins ont une même toux
Et toujours l’échafaud vaguement y respire
C’est une aube sans premier métro voilà tout

Toute aube est pour quelqu’un la peine capitale
À vivre condamné que le sommeil trompa
Et la réalité trace avec son compas
Ce triste trait de craie à l’orient des Halles
Les contes ténébreux ne le dépassent pas

Paris s’éveille et moi pour retrouver ces mythes
Qui nous brûlaient le sang dans notre obscurité
Je mettrai dans mes mains mon visage irrité
Que renaisse le chant que les oiseaux imitent
Et qui répond Paris quand on dit liberté

                     II

C’est un pont que je vois si je clos mes paupières
La Seine y tourne avec ses tragiques totons
Ô noyés dans ses bras noueux comment dort-on
C’est un pont qui s’en va dans ses loges de pierre
Des repos arrondis en forment les festons

Un roi de bronze noir à cheval le surmonte
Et l’île qu’il franchit a double floraison
Pour verdure un jardin pour roses des maisons
On dirait un bateau sur son ancre de fonte
Que font trembler les voitures de livraison

L’aorte du Pont Neuf frémit comme un orchestre
Où j’entends préluder le vin de mes vingt ans
Il souffle un vent ici qui vient des temps d’antan
Mourir dans les cheveux de la statue équestre
La ville comme un coeur s’y ouvre à deux battants

Sachant qu’il faut périr les garçons de mon âge
Mirage se leurraient d’une ville au ciel gris
Nous derniers nés d’un siècle et ses derniers conscrits
Les pieds pris dans la boue et la tête aux nuages
Nous attendions l’heure H en parlant de Paris

Quand la chanson disait Tu reverras Paname
Ceux qu’un oeillet de sang allait fleurir tantôt
Quelque part devant Saint-Mihiel ou Neufchâteau
Entourant le chanteur comme des mains la flamme
Sentaient frémir en eux la pointe du couteau

Depuis lors j’ai toujours trouvé dans ce que j’aime
Un reflet de ma ville une ombre dans ses rues
Monuments oubliés passages disparus
J’ai plus écrit de toi Paris que de moi-même
Et plus qu’en mon soleil en toi Paris j’ai cru

Cité faite flambeau que seul aimer consume
Cité faite de pleurs qui ris d’avoir pleuré
Enfer aux yeux d’argent Paradis dédoré
Forge de l’avenir où le crime est l’enclume
Piège du souvenir où la gloire est murée

Sur les places grondait l’orage populaire
Les bras en croix tombaient des héros inconnus
Où des cortèges noirs le long des avenues
Y paraissaient écrire un serment de colère
Ô Paris tu berçais les vents dans tes bras nus

La mort est un miroir la mort a ses phalènes
Ma vie à ses deux bouts le même feu s’est mis
Pour la seconde fois le monstre m’a vomi
Je suis comme Jonas sortant de la baleine
Mais j’ai perdu mon ciel ma ville et mes amis

III

Afin d’y retrouver la photo de mes songes
Si je frotte mes yeux que le passé bleuit
Ainsi que je faisais à l’école à Neuilly
Un printemps y fleurit encore et se prolonge
Et ses spectres dansants ont moins que moi vieilli

C’est Paris ce théâtre d’ombres que je porte
Mon Paris qu’on ne peut tout à fait m’avoir pris
Pas plus qu’on ne peut prendre à des lèvres leur cri
Que n’aura-t-il fallu pour m’en mettre à la porte
Arrachez-moi le coeur vous y verrez Paris

C’est de ce Paris-là que j’ai fait mes poèmes
Mes mots sont la couleur étrange de ces toits
La gorge des pigeons y roucoule et chatoie
J’ai plus écrit de toi Paris que de moi-même
Et plus que de vieillir souffert d’être sans toi

Plus le temps passera moins il sera facile
De parler de Paris et de moi séparés
Les nuages fuiront de Saint-Germain-des-Prés
Un jour viendra comme une larme entre les cils
Comme un pont Alexandre Trois blême et doré

Ce jour-là vous rendrez voulez-vous ma complainte
A l’instrument de pierre où mon coeur l’inventa
Peut-on déraciner la croix du Golgotha
Ariane se meurt qui sort du labyrinthe
Cet air est à chanter boulevard Magenta

Une chanson qui dit un mal inguérissable
Plus triste qu’à minuit la Place d’Italie
Pareille au Point-du-Jour pour la mélancolie
Plus de rêves aux doigts que le marchand de sable
Annonçant le plaisir comme un marchand d’oublies

Une chanson vulgaire et douce où la voix baisse
Comme un amour d’un soir doutant du lendemain
Une chanson qui prend les femmes par la main
Une chanson qu’on dit sous le métro Barbès
Et qui change à l’Étoile et descend à Jasmin

Le vent murmurera mes vers aux terrains vagues
Il frôlera les bancs où nul ne s’est assis
On l’entendra pleurer sur le quai de Passy
Et les ponts répétant la promesse des bagues
S’en iront fiancés aux rimes que voici

Comme on laisse à l’enfant pour qu’il reste tranquille
Des objets sans valeur traînant sur le parquet
Peut-être devinant quel alcool me manquait
Le hasard m’a jeté des photos de ma ville
Les arbres de Paris ses boulevards ses quais

Publié en zone libre dans la revue Le Point, à Lanzac par Souillac (Lot), quatrième année, numéro XXIII, sans date. Paru probablement à la fin de 1942 ou au début de 1943.

En français dans le texte, 1943.

Notre Dame de Paris (Edward Hopper), 1907. New York, Whitney Museum of American Art.

Charles Péguy

Présentation de Paris à Notre-Dame

Notre-Dame de Paris, 1909.

Étoile de la mer, voici la lourde nef
Où nous ramons tout nuds sous vos commandements;
Voici notre détresse et nos désarmements;
Voici le quai du Louvre, et l’écluse, et le bief.

Voici notre appareil et voici notre chef.
C’est un gars de chez nous qui siffle par moments.
Il n’a pas son pareil pour les gouvernements.
Il a la tête dure et le geste un peu bref.

Reine qui vous levez sur tous les océans,
Vous penserez à nous quand nous serons au large.
Aujourd’hui c’est le jour d’embarquer notre charge.
Voici l’énorme grue et les longs meuglements.

S’il fallait le charger de nos pauvre vertus,
Ce vaisseau s’en irait vers votre auguste seuil
Plus creux que la noisette après que l’écureuil
L’a laissée retomber de ses ongles pointus.

Nuls ballots n’entreraient par les panneaux béants,
Et nous arriverions dans la mer de Sargasse
Traînant cette inutile et grotesque carcasse
Et les Anglais diraient : ils n’ont rien mis dedans.

Mais nous saurons l’emplir et nous vous le jurons
Il sera le plus beau dans cet illustre port
La cargaison ira jusque sur le plat-bord
Et quand il sera plein nous le couronnerons.

Nous n’y chargerons pas notre pauvre maïs,
Mais de l’or et du blé que nous emporterons.
Et il tiendra la mer : car nous le chargerons
Du poids de nos péchés payés par votre Fils.

La Tapisserie de Notre-Dame. 1913.

Notre-Dame de Paris – Diable et pigeon (Brassaï), v. 1936.

Notre-Dame de Paris

Nef.

Victor Hugo. Notre-Dame de Paris, 1831.

« Tous les yeux s’étaient levés vers le haut de l’église. Ce qu’ils voyaient était extraordinaire. Sur le sommet de la galerie la plus élevée, plus haut que la rosace centrale, il y avait une grande flamme qui montait entre les deux clochers avec des tourbillons d’étincelles, une grande flamme désordonnée et furieuse dont le vent emportait par moments un lambeau dans la fumée. Au-dessous de cette flamme, au-dessous de la sombre balustrade à trèfles de braise, deux gouttières en gueules de monstres vomissaient sans relâche cette pluie ardente qui détachait son ruissellement argenté sur les ténèbres de la façade inférieure. A mesure qu’ils approchaient du sol, les deux jets de plomb liquide s’élargissaient en gerbes, comme l’eau qui jaillit des mille trous de l’arrosoir.

Au-dessus de la flamme, les énormes tours, de chacune desquelles on voyait deux faces crues et tranchées, l’une toute noire, l’autre toute rouge, semblaient plus grandes encore de toute l’immensité de l’ombre qu’elles projetaient jusque dans le ciel. Leurs innombrables sculptures de diables et de dragons prenaient un aspect lugubre. La clarté inquiète de la flamme les faisait remuer à l’œil. Il y avait des guivres qui avaient l’air de rire, des gargouilles qu’on croyait entendre japper, des salamandres qui soufflaient dans le feu, des tarasques qui éternuaient dans la fumée.

Et parmi ces monstres ainsi réveillés de leur sommeil de pierre par cette flamme, par ce bruit, il y en avait un qui marchait et qu’on voyait de temps en temps passer sur le front ardent du bûcher comme une chauve-souris devant une chandelle.

Sans doute ce phare étrange allait éveiller au loin le bûcheron des collines de Bicêtre, épouvanté de voir chanceler sur ses bruyères l’ombre gigantesque des tours de Notre-Dame.

Il se fit un silence de terreur parmi les truands, pendant lequel on n’entendit que les cris d’alarme des chanoines enfermés dans leur cloître et plus inquiets que des chevaux dans une écurie qui brûle, le bruit furtif des fenêtres vite ouvertes et plus vite fermées, le remue-ménage intérieur des maisons et de l’Hôtel-Dieu, le vent dans la flamme, le dernier râle des mourants, et le pétillement continu de la pluie de plomb sur le pavé. »

Paris vue du haut de Notre-Dame (Henri Cartier-Bresson), 1948.

Gustave Flaubert à George Sand

À George Sand.
[Croisset] 14 novembre [1871].
Ouf! Je viens de finir «mes Dieux», c’est-à-dire la partie mythologique de mon Saint Antoine, sur laquelle je suis depuis le commencement de juin! Comme j’ai envie de vous lire ça, chère maître du bon Dieu!

Pourquoi avez-vous résisté à votre bon mouvement? Pourquoi n’êtes-vous pas venue cet automne? Il ne faut pas rester si longtemps sans voir Paris. Moi j’y serai après-demain et je ne m’y amuserai pas de tout l’hiver, avec Aïssé, un volume de vers à imprimer (je voudrais bien vous montrer la préface), que sais-je encore? Une foule de choses peu drôles.

Je n’ai pas reçu le second feuilleton annoncé.

Votre vieux troubadour a la tête cuite. Mes plus longues nuits, depuis trois mois, n’ont pas été au delà de 5 heures. J’ai pioché d’une manière frénétique. Aussi, je crois avoir amené mon bouquin à un joli degré d’insanité. L’idée des bêtises qu’il fera dire au bourgeois me soutient; ou plutôt je n’ai pas besoin d’être soutenu, un pareil milieu me plaisant naturellement.

Il est de plus en plus stupide, ce bon bourgeois: il ne va même pas voter. Les bêtes brutes le dépassent dans le sentiment de la conservation personnelle. Pauvre France, pauvres nous!

Savez-vous ce que je lis pour me distraire maintenant? Bichat et Cabanis, qui m’amusent énormément. On savait faire des livres dans ce temps-là. Ah! Que nos docteurs d’aujourd’hui sont loin de ces hommes!

Nous ne souffrons que d’une chose: la Bêtise. Mais elle est formidable et universelle.

Quand on parle de l’abrutissement de la plèbe, on dit une chose injuste, incomplète. Je me suis astreint à lire toutes les professions de foi des candidats au Conseil général de La seine-Inférieure. Il y en avait bien une soixantaine, toutes émanées ou plutôt vessées par la fine fleur de la bourgeoisie, par des gens riches, bien posés, etc.etc. Eh bien, je défie qu’on soit plus ignoblement âne en Cafrerie. Conclusion: il faut éclairer les classes éclairées. Commencez par la tête, c’est ce qui est le plus malade, le reste suivra.

Vous n’êtes pas comme moi, vous! Vous êtes pleine de mansuétude. – Moi, il y a des jours où la colère m’étouffe. Je voudrais noyer mes contemporains dans les Latrines, ou tout au moins faire pleuvoir sur leurs sales crêtes des torrents d’injures, des cataractes d’invectives. Pourquoi cela? Je me le demande à moi-même.

Quelle espèce d’archéologie occupe Maurice ? Embrassez bien vos fillettes pour moi.

Votre vieux.

Gustave Flaubert

Pavillon et jardin de Gustave Flaubert préservés à Croisset.

Fernando Pessoa (1888-1935)

Lisbonne. Café A Brasileira. Sculpture de Fernando Pessoa.

«A vida é o que fazemos dela. As viagens são os viajantes. O que vemos não é o que vemos, senão o que somos.»

«La vie est ce que nous en faisons. Les voyages ce sont les voyageurs eux-mêmes. Ce que nous voyons n’est pas fait de ce que nous voyons mais de ce que nous sommes.»

Le livre de l’intranquillité

Piedad Bonnett II

Piedad Bonnett.

Piedad Bonnett est née à Amalfi (Antioquia) en Colombie) en 1951. C’est une poétesse, romancière, dramaturge et critique littéraire.

Sa famille s’installe à Bogota lorsqu’elle a 8 ans. Elle a obtenu une licence de Philosophie et Lettres à l’Université des Andes de Bogota, où elle est professeur de philosophie et de langues depuis 1981.

Elle a obtenu de nombreux prix, par exemple le Prix National de Poésie, Instituto Colombiano de Cultura en 1994, le Prix Casa de las Américas, Prix de poésie José Lezama Lima, en 2014, pour Explicaciones no pedidas.

Lo que no tiene nombre, 2013 a été traduit en français sous le titre Ce qui n’a pas de nom (Éditions Métailié, 2017). Dans ce court récit, Piedad Bonnett raconte à la première personne le suicide de son fils Daniel, vingt-huit ans, qui s’est jeté du toit de son immeuble à New York le 14 mai 2011. Huit ans plus tôt, on avait diagnostiqué sa schizophrénie. Elle raconte son besoin désespéré de trouver des traces d’une vie personnelle, un journal, des écrits et essaie de comprendre le combat inégal du jeune homme contre la folie qui le cerne.

Rosa Montero: «Un livre incandescent, courageux jusqu’à la violence, extraordinaire. Piedad Bonnett écrit depuis l’abîme et éclaire l’obscurité avec un texte pénétrant et indispensable.»
Mario Vargas Llosa: «La vie, la mort et la littérature se mêlent comme sur une scène de théâtre dans ce témoignage extraordinaire où convergent la vérité la plus intime et le talent créatif.»

Piedad Bonnett a lu ce texte lors de l’enterrement de son fils:
“Daniel amaba la vida. Amaba el sol y el agua, la buena comida, el cine, la música. Amaba también el conocimiento. Y amó mucho su arte, el dibujo y la pintura, a cuyo estudio y práctica dedico muchas horas, de las que derivó, sin duda, mucha felicidad. Daniel disfrutó sus amigos, su familia, y supo lo que era enamorarse, sufrir y gozar el amor. Adoraba viajar y lo hizo todas las veces que pudo. Realizó su sueño cuando se fue a vivir a Nueva York, ciudad que conoció bien desde su adolescencia, cuando viajaba en vacaciones a tomar cursos de pintura.
Fue un muchacho talentoso, sensible, amable y respetuoso con los demás, disciplinado y cumplidor de su deber. Al ingresar a su cuarto en Nueva York, después de su muerte, nos sorprendió el orden impecable en que vivía, rodeado de cuadernos y libros y objetos queridos. No parecía, como en el poema de Wistawa Szymborska, “que de esa habitación no hubiera salida, al menos por la puerta/ o que no tuviera perspectiva, al menos desde la ventana.
Por eso, si él pudiera ver hoy lo que hizo, tal vez lo lamentaría. O tal vez no. Porque Daniel tuvo que dar, desde sus 18 años, una gran batalla contra un trastorno mental. Y fue así como con gran valentía y con la ayuda de algunos de los que lo quisimos y de su médico, Danny pudo estudiar arte, hacer una opción en arquitectura, ser maestro de niños y jóvenes, pintar sus cuadros, e ingresar a hacer su maestría en la Universidad de Columbia. Pero esta vez la enfermedad, el cansancio y el dolor, terminaron por vencerlo.
Recordemos a Daniel como lo que en esencia fue: un muchacho no sólo inteligente sino bueno. Y consolémonos pensando que, como en el verso de José Emilio Pacheco, en nuestra memoria, con sus espléndidos 28 años, ahora es bello para siempre.”

Piedad Bonnett I

Piedad Bonnett.

Las cicatrices

No hay cicatriz, por brutal que parezca,
que no encierre belleza.
Una historia puntual se cuenta en ella,
algún dolor.
Pero también su fin.
Las cicatrices, pues,
son las costuras de la memoria,
un remate imperfecto que nos sana
dañándonos.
La forma que el tiempo encuentra
de que nunca olvidemos las heridas.

Explicaciones no pedidas, 2011

Jorge Luis Borges

Jorge Luis Borges en Selinunte (Sicilia) 1984 (Ferdinando Scianna) .

Nostalgia del presente
En aquel preciso momento el hombre se dijo:
Qué no daría yo por la dicha
de estar a tu lado en Islandia
bajo el gran día inmóvil
y de compartir el ahora
como se comparte la música
o el sabor de la fruta.
En aquel preciso momento
el hombre estaba junto a ella en Islandia.

La cifra, 1981.

Nostalgie du présent
Á cet instant précis l’homme se dit:
Que ne donnerais-je pour la joie
d’être en Islande à tes côtés
sous le grand jour immobile
et de partager le présent
comme on partage la musique
ou la saveur d’un fruit.
Á cet instant précis
l’homme était près d’elle en Islande

Le chiffre, 1981.

(Traduit par Silvia Baron Supervielle)

Bahía de icebergs y, al fondo, el glaciar Vatnajokull, junto a la Highway 1.

Louis Aragon

Ah le vers entre mes mains mes vieilles mains gonflées nouées de veines se brise et l’orage de la prose sillonnée de grêle et d’éclairs
s’abat toute mesure perdue sur le poème lâché comme un chien débridé qui court à droite et à gauche flairant tournant cherchant la rime
tombée à terre et cela fait un joli désastre tout ce verre de Venise en morceaux où la bête échappée hurle à douleur et le sang paraît à ses pattes si bien qu’il n’y a plus qu’à se laisser emporter par le torrent par le langage sans autre frein que la souffrance le souffle le cœur défaillant la chute et les genoux couronnés la sueur tout le long du corps détraqué qu’occupe un bondissement déréglé dans sa cage d’os
la guerre c’était hier car quarante ans ça passe vite sur la carcasse la guerre d’il y a quarante ans et cette autre qui vint en l’an quarante est-ce que nous ne sommes pas tous les enfants de ce monstre qu’on croit mort à chaque fois qu’il n’est qu’endormi n’avons-nous pas au front de notre tête au fond de notre chair à notre nuque prête à ployer à nouveau la marque du monstre dont nous sommes sortis la guerre
et nos bouches pâles parlent contre le ventre qui nous a portés qui nous a faits à sa semblance horrible et rien n’est plus pacifique à l’entendre que le soldat couvert du sang versé qui jure que c’est fini plus jamais plus jamais il ne versera le sang d’autrui même si on lui joue de la musique même si on lui raconte des histoires de fantômes si on lui donne de belles bottes neuves pour cacher cette tristesse des pieds las
la guerre c’est de la guerre que je parlais quand la prose s’y est mise comme la misère sur le pauvre monde et bien sûr que tout me paraît pauvre enfantin qui s’arrête au bout de quelques syllabes comme un qui balbutie pour dire l’énorme dévastation mais la prose la prose ici croyez-m’en ce n’est pas l’impuissance à décrire l’horreur ici qui la ramène écumante soufflante haletante hors d’elle animal traqué ce n’est pas la guerre hors d’échelle toujours et toujours dévorante ce n’est pas la guerre la mémoire le spectre de ce qu’elle fut et j’ai vu la Woëvre à tombe ouverte j’ai vu la Champagne dépouillée de gencives sur ce ricanement de squelette et la forêt d’Argonne avec l’épouvante des patrouilles égarées les sables la tourbe de la Somme et le long dos d’âne disputé du Chemin des Dames cette arête vive du massacre et j’ai vu l’intermède espagnol jetant ses cadavres sur la route et Valence nocturne et bleue Madrid plein de coups de feu le torrent d’hommes qui reflue aux défilés avec les larmes de l’enfance au Boulou tout ce retour d’apocalypse préfigurant les mille nationales de la mort leurs détours et leurs stratagèmes de Tirlemont à Angoulême ô noyés de Dunkerque cimetière de proues ô cohue aux ponts de la Loire et le Piège sur les fuyards refermé que des oiseaux de feu jubilant cernent et piquent sont-ce les jeux du cirque et le pas de fer des chars me dispense enfin de compter sur mes doigts l’ânonnement alexandrin non ce n’est pas la guerre je vous dis ce n’est pas
la guerre abattant sur moi cette trombe ce déferlement qui ne sait d’où il vient où il va ce qu’il fait qui me roule m’ emporte me traîne me rejette et me reprend me met en pièces me balaye et me balance m’enlève au haut de sa vague et je tombe je tombe je tombe de son retrait ce n’est pas la guerre je vous dis mais la vie ma vie notre vie
simplement la vie de tous les jours qui ne s’arrête pas quand j’écris un poème la prose de tous les jours la haine de tous les jours la nuit de tous les jours la mise en pièces coutumière un mal banal à chaque respiration réinventée la douleur mesquinement immense et que disais-je
Et le pis est qu’à tous les pas je heurte contre ce que j’aime
et le pis est que la déchirure passe par ce que j’aime et que c’est dans ce que j’aime que je gémis dans ce que j’aime que je saigne et que c’est dans ce que j’aime qu’on me frappe qu’on me broie qu’on me réduit qu’on m’agenouille qu’on m’humilie qu’on me désarçonne qu’on me prend en traître qu’on fait de moi ce fou ce perdu cette clameur démente et le pis est que chaque mot que chaque cri chaque sanglot comme un écho retourne blesser d’où il sort et cette longue peur que j’ai de lui comme un boomerang inhumain suivez sa courbe en haut de l’air et voyez donc comme il revient le meurtrier par une merveille physique
comme il revient frapper d’abord ce que je voulais protéger ce dont j’écartais son tranchant son cheminement assassin ce qui m’est plus cher que ma chair et le dedans de ma pensée ce qui m’est l’être de mon être ma prunelle ma douceur ma joie majeure mon souci tremblant mon haleine mon coeur comme un oiseau tombé du nid ma déraisonnable raison mes yeux ma maison ma lumière ce par quoi je comprends le ciel la feuille l’eau départagés le juste et l’injuste écarté de ses brumes le bien et comme le baiser d’une aube la bonté
Laissez-moi laissez-moi je ne puis pas voir souffrir ce que j’aime et je dis des choses sans lien comme des plaies ouvertes et je pose des simples sur les brûlures je propose des remèdes usés je répète les mots des anciennes superstitions oubliées je refais les gestes des rebouteux je mets la maladresse de mes doigts où cela souffre et ce vent qui traverse ma lèvre dérisoire l’imbécile qui croit dire ce que cela fait en moi quand je détourne la lâcheté de mes yeux laissez-moi je ne puis pas voir souffrir ce que j’aime je fais souffrir ce que j’aime à refuser de le voir souffrir je ne puis pas je ne puis pas que ce soit moi du moins qui flambe et grille et me torde écartelez-moi je vous en supplie moi seul écorchez-moi laissez-moi souffrir pour ce que j’aime donne -moi ta main donne-moi ton mal passe-moi le feu qui t’habite passe-moi ce feu qu’il te quitte et qu’il se mette à se nourrir de moi de moi seul de mes fibres mes muscles mes nerfs que je l’emporte loin de toi que je l’emporte ah laissez-moi le détourner dans mes bras contre mon ventre l’enserrer qu’il se propage à mes entrailles qu’il me morde moi et nul autre moi changé en signal en torche en incendie en cendres ah pluie étouffante des cendres brûlante pluie enfin qui va descendre pluie de moi seul à la fin consumé
Laissez-moi la tourmente des phrases fait voler des bouts de papier griffonnés des sortes de papillons noirs et bruns les vestiges d’hier une écriture déchirée
Nul ne peut lire les mots de l’encre après la flamme ni
que cette poussière qui retombe ne fut qu’une longue une seule une interminable lettre amour interminée»

Le roman inachevé, 1956.