Miguel Hernández (1910-1942)

Busto de Miguel Hernández. Paseo de los Poetas, El Rosedal, Buenos Aires.

El tren de los heridos 

Silencio que naufraga en el silencio
de las bocas cerradas de la noche.
No cesa de callar ni atravesado.
Habla el lenguaje ahogado de los muertos.

Silencio.

Abre caminos de algodón profundo,
amordaza las ruedas, los relojes,
detén la voz del mar, de la paloma:
emociona la noche de los sueños.

Silencio.

El tren lluvioso de la sangre suelta,
el frágil tren de los que se desangran,
el silencioso, el doloroso, el pálido,
el tren callado de los sufrimientos.

Silencio.

Tren de la palidez mortal que asciende:
la palidez reviste las cabezas,
el ¡ay! la voz, el corazón, la tierra,
el corazón de los que malhirieron.

Silencio.

Van derramando piernas, brazos, ojos,
van arrojando por el tren pedazos.
Pasan dejando rastros de amargura,
otra vía láctea de estelares miembros.

Silencio.

Ronco tren desmayado, envejecido:
agoniza el carbón, suspira el humo
y, maternal, la máquina suspira,
avanza como un largo desaliento.

Silencio.

Detenerse quisiera bajo un túnel
la larga madre, sollozar tendida.
No hay estaciones donde detenerse,
si no es el hospital, si no es el pecho.

Silencio.

Para vivir, con un pedazo basta:
en un rincón de carne cabe un hombre.
Un dedo solo, un solo trozo de ala
alza el vuelo total de todo un cuerpo.

Silencio.

Detened ese tren agonizante
que nunca acaba de cruzar la noche.
Y se queda descalzo hasta el caballo,
y enarena los cascos y el aliento.

El hombre acecha, 1939.

Cementerio de Alicante. Placa que se encuentra encima de la que en honor a los fusilados republicanos de 1939 se erige.

Miguel Hernández (1910-1942)

Miguel Hernández.

Le 30 octobre 1910, il y a aujourd’hui 108 ans,  naissait à Orihuela (Alicante) Miguel Hernández Gilabert ,”el pastor poeta”.  Sa famille vivait de l’élevage de chèvres. Il dut abandonner ses études en 1925, à 15 ans, pour garder le troupeau familial. La lecture des livres de poésie qu’il trouvait dans la bibliothèque municipale ou dans celle d’un prêtre d’Orihuela, le Père Almarcha, fut sa principale source de formation. Dans sa ville natale, il fréquentait un groupe littéraire  autour de son ami, l’avocat José Ramón Marín Gutiérrez (1913-1935) qui adopta le pseudonyme de Ramón Sijé. A 22 ans, il  séjourna  une première fois à Madrid entre le 31 décembre  1931 et 15 mai 1932. Il publia en 1933 son premier recueil, Perito en lunas, influencé par Góngora et les poètes de la Génération de 1927. En 1934, il rencontra les poètes Vicente Aleixandre et Pablo Neruda qui seront ses amis intimes et deux futurs Prix Nobel de Littérature. Pendant la Guerre Civile, il devint membre du Parti Communiste d’Espagne et s’engagea dans le Quinto Regimiento. Il vécut avec les soldats sur le front. Il se maria avec Josefina Manresa le 9 mars 1937 et eut deux fils: Manuel Ramón, mort avant un an, et Manuel Miguel .

A la fin de la guerre, il essaya de passer au Portugal, mais fut arrêté par la police de ce pays et remis à la garde civile espagnole. Libéré à la suite de plusieurs interventions, il se rendit à Orihuela pour rejoindre sa famille, mais fut de nouveau arrêté et transféré à Madrid. Le 18 janvier 1940,  un Conseil de Guerre le condamna à mort  l’accusant du délit d’adhésion à la rebellion. Le 9 juillet 1940, il vit sa peine commuée en trente années d’emprisonnement. Miguel Hernández connut les prisons de Madrid, Palencia,  Ocaña, Alicante. Les conditions déplorables de détention eurent raison de sa santé. Le poète mourut de tuberculose pulmonaire le 28 mars 1942 à 31 ans. On l’enterra le lendemain au cimetière Nuestra Señora del Remedio d’Alicante. Sa condamnation n’a toujours pas été annulée par le Tribunal Suprême.

Cementerio municipal de Alicante. Tumba de Miguel Hernández, Manuel Miguel Hernández y Josefina Manresa.

Canción última 

Pintada, no vacía:
pintada está mi casa
del color de las grandes
pasiones y desgracias.

Regresará del llanto
adonde fue llevada
con su desierta mesa
con su ruinosa cama.

Florecerán los besos
sobre las almohadas.
Y en torno de los cuerpos
elevará la sábana
su intensa enredadera
nocturna, perfumada.

El odio se amortigua
detrás de la ventana.

Será la garra suave.

Dejadme la esperanza.

El hombre acecha (1938-39)

https://www.youtube.com/watch?v=yQJYnfHVfCs

 

 

Jacques Réda (24 janvier 1929-89 ans)

Jacques Réda 2015.

Dans ce lieu caverneux qu’est l’âme du grand âge
On revoit sans arrêt sur la paroi du fond
Les mêmes souvenirs danser – ainsi font font
Marionnettes et pantins, pauvre héritage

D’une vie où l’on hoche, à la fin, du siphon.
Néanmoins ce malheur offre quelque avantage:
Ce qui revient paraît nouveau dans le potage
Insipide des jours. Et s’il nous étouffe, on

Reprend au même endroit la bande dévidée :
Même bonheur, même remords ou même idée
Représentés à neuf comme sur un plateau.

Mais comment ressaisir la chose transformée
Et reflet du reflet d’un image, fumée
Où s’égara peut-être aussi le vieux Platon.

La Course: nouvelles poésies itinérantes et familières (1993-1998), Gallimard, 1999.

Nathalie Piégay – Louis Aragon

Nathalie Piégay, Une femme invisible, Editions du Rocher, 2018.

Nathalie Piégay, professeure à l’Université de Genève, a présenté La Semaine sainte dans l’édition des Oeuvres romanesques complètes d’Aragon, dirigée par Daniel Bougnoux dans la bibliothèque de la Pléiade (cinq tomes).

Dans ce livre, à la fois récit à la première personne et biographie, elle s’intéresse à la vie de la mère du poète, Marguerite Toucas-Massillon (1873-1942). Celle-ci est issue d’une famille de la bonne bourgeoisie. Son père, Fernand Toucas, amateur de peinture et de jeu a été sous-préfet de Guelma en Algérie. Son frère Edmond (1881-1937) sera, lui, sous-préfet de Commercy (Meuse) après la Première Guerre Mondiale. Marguerite s’éprend de Louis Andrieux (1840-1931), ami de Fernand et protecteur d’Edmond. Ce personnage important de la Troisième République fut successivement Procureur de la République, préfet de police, ambassadeur et député. Il termina sa carrière comme doyen de l’Assemblée nationale. Lorsqu’elle tombe enceinte, elle décide de garder l’enfant. Elle résiste à la pression de son amant  et de sa mère qui voulaient qu’elle avorte.

Entre-temps, Fernand Toucas a perdu son poste (pour corruption) et a quitté sa famille pour ouvrir des salles de jeu à Constantinople. Louis Andrieux, marié, ne reconnaît pas son fils illégitime et prive même Marguerite du statut légal de mère. Officiellement, Louis Aragon est né de parents “non dénommés”. Il sera élevé en croyant être le fils adoptif de sa grand-mère, Claire, et le petit frère de Marguerite. Celle-ci ne lui révélera la vérité qu’en juin1917, craignant qu’il ne meure à la guerre sans savoir qui étaient ses vrais parents.

Marguerite est le pilier de cette famille bourgeoise déclassée depuis la fuite du père. Elle vit dans les difficultés matérielles et supporte stoïquement le caractère insupportable de sa mère. Elle n’a pas les moyens de s’émanciper,  mais  soutiendra pourtant financièrement toute sa famille. De 1899 à 1904, elle tiendra au 20 Avenue Carnot à Paris (XVII) la pension Etoile-Famille. Louis Aragon a décrit cette avenue comme «l’avenue aux catalpas». En réalité, elle est bordée de paulownias dont les fleurs ressemblent à celles du catalpa.

Marguerite vécut pendant trente-quatre ans  une longue histoire d’amour clandestine avec Louis Andrieux et finit par devenir femme de lettres . D’abord traductrice de romans policiers anglais, elle écrira ensuite des romans à l’eau de rose pour plusieurs maisons d’édition et des magazines féminins. Elle réussira à vivre de sa plume et posèdera la carte de la Société des Gens de Lettres..

On sait peu de choses de la mère d’Aragon. Les sources sont maigres.  Le poète en a peu parlé. Roselyne Collinet-Waller a publié en 2001 aux Presses Universitaires de Strasbourg, l’étude Aragon et le père, romans. Mais, la vie de Marguerite semble une vie minuscule à une époque où les femmes bourgeoises se soumettaient à l’ordre familial. Nathalie Piégay a recréé sa vie, s’est rendue dans la plupart des lieux qu’elle a fréquenté. Elle parle avec empathie de cette femme que son fils a aimé, mais a un peu délaissé.

https://www.youtube.com/watch?v=vgJpnEclPLw

Grappe de fleurs de Paulownia.

Louis Aragon (1897-1982)

Louis Andrieux 1870.

LE DOMAINE PRIVE

LE MOT : Ce poème est construit autour du secret qui a entouré la naissance et la vie de Louis Aragon jusqu’à son départ de la Gare de l’Est pour Saint-Dizier et le front en juin 1917. Sa mère, Marguerite Toucas-Massillon, poussée par son amant, Louis Andrieux, lui avoue le secret de sa naissance. Le poète avait probablement compris la vérité avant cette confession. Néanmoins, cet épisode fut très douloureux pour lui. Sa mère passait pour être sa soeur et Louis Andrieux, son parrain. Le mot”maman” n’avait jamais été prononcé ni par l’enfant ni par sa mère.

LE TEMPS DES CERISES: La famille paternelle de Marguerite Toucas-Massillon était originaire de Solliès-Toucas  dans le Var où elle possédait de vastes cerisaies. Louis Aragon y passa des vacances lorsqu’il était enfant. Il évoque un jeune homme, amoureux de sa mère que celle-ci aurait éconduit. le Temps des cerises évoque son histoire personnelle, mais le premier vers du poème paraphrase le début du Temps des cerises, la chanson emblématique de la Commune de Paris. On ne peut pas oublier que comme Procureur de la République, Louis Andrieux participa à la répression de la Commune de Lyon en avril 1871 et fut ensuite Préfet de Police de Paris de 1879 à 1881. Il a fait expulser les religieuses des congrégations en 1880.  Le jeune homme de Solliès semble être l’antithèse du père haï.

MARGUERITE: Aragon a peu utilisé le sonnet sous sa forme classique. il s’agit ici d’un poème de circonstance écrit pour être gravé sur la tombe de sa mère qui mourut d’un cancer du sein le 2 mars 1942 et fut enterrée dans l’ancien cimetière de Cahors.

Louis Aragon (1897-1982)

Marguerite Toucas-Massillon et son fils, Louis Aragon.

Le Domaine privé

    I.Le Mot 

Le mot n’a pas franchi mes lèvres
Le mot n’a pas touché mon cœur
Est-ce un lait dont la mort nous sèvre
Est-ce une drogue une liqueur

Jamais je ne l’ai dit qu’en songe
Ce lourd secret pèse entre nous
Et tu me vouais au mensonge
A tes genoux

Nous le portions comme une honte
Quand mes yeux n’étaient pas ouverts
Et les tiens à la fin du compte
Demandaient pardon d’être verts

Te nommer ma sœur me désarme
J’ai trop respecté ton chagrin
Le silence a le poids des larmes
Et leur refrain

Puisque tu dors et que leurs rires
Ne peuvent blesser ton sommeil
Permets-moi devant tous de dire
Que le soleil est le soleil

Que si j’ai feint c’est pour toi seule
Jusqu’à la fin fait l’innocent
Pour toi seule jusqu’au linceul
Caché mon sang

J’avais naissant le tort de vivre
J’irai jusqu’au bout de mes torts

La vie est une histoire à suivre
Et la mort en est le remords

Ceux peut-être qui me comprennent
Ne feront pas les triomphants
Car une morte est une reine
A son enfant

II. Le temps des cerises

Lorsqu’une voix chante au loin le Temps des Cerises
C’est vous deux que j’entends les mots que vous disiez
Et je vous vois fleurir tout un printemps de chemises
Au soleil de Solliès entre les cerisiers

Il fallait écouter ce garçon ta jeunesse
Il était comme nous de terre et de chanson
Qui donc t’en détourna qui voulait que je naisse
Et les arbres neigeaient quand il t’a dit Dansons
Il était comme nous sensible aux moindres choses
Qu’importait avec lui de vivre pauvrement
L’armoire de bois blanc que tu couvris de roses
Pour lui tu l’aurais peinte et non pour moi Maman

Il pleurait au théâtre Il aimait les histoires
Il était comme nous trop crédule et je crains
Qu’il aurait lançant ses sous sur le comptoir
Pour te plaire acheté leurs mouchoirs aux forains

Un soir tu m’as parlé de lui de ce jeune homme
Je ne demandais rien Que ne l’as-tu suivi
Pas plus que lui pourtant tu n’étais économe
Tu m’as donné ta vie en me donnant la vie

C’est un cadeau trop lourd. Que veux-tu que j’en fasse
Que ne l’as-tu repris cet univers volé
Et tes yeux se fermant à tout jamais s’efface
Le toit couleur de pain sur les coteaux brûlés

Le bois des cerisiers laisse très peu de cendres
Il saigne sur mon coeur des larmes de grenat
Un beau printemps tous deux nous n’irons plus descendre
Du côté des Toucas ou des Caffarena

 III. Marguerite

Ici repose un coeur en tout pareil au temps
Qui meurt à chaque instant de l’instant qui commence
Et qui se consumant de sa propre romance
Ne se tait que pour mieux entendre qu’il attend

Rien n’a pu l’apaiser jamais ce coeur battant
Qui n’a connu du ciel qu’une longue apparence
Et qui n’aura vécu sur la terre de France
Que juste assez pour croire au retour du printemps

Avait-elle épuisé l’eau pure des souffrances
Sommeil ou retrouvé ses rêves de vingt ans
Qu’elle s’est endormie avec indifférence

Qu’elle ne m’attend plus et non plus ne m’entend
Lui mrumurer les mots secrets de l’espérance
Ici repose enfin celle que j’aimais tant

Paru d’abord dans la revue de Pierre Seghers Poésie 43, n°12 janvier-février 1943 et repris en 1946 dans En étrange pays dans mon pays lui-même.

 

Pablo Neruda

Pablo Neruda.

Le poète chilien, Pablo Neruda, Prix Nobel de littérature 1971, visita Machu Picchu le 22 octobre 1943 avec sa seconde épouse  Delia del Carril.

El poeta chileno, Pablo Neruda, Premio Nobel de literatura en 1971, visitó Machu Picchu el 22 de octubre de 1943 con su segunda esposa Delia del Carril.

“Pero antes de llegar a Chile hice otro descubrimiento que agregaría un nuevo estrato al desarrollo de mi poesía.

Me detuve en el Perú y subí hasta las ruinas de Machu Picchu. Ascendimos a caballo. Por entonces no había carretera. Desde lo alto vi las antiguas construcciones de piedra rodeadas por las altísimas cumbres de los Andes verdes. Desde la ciudadela carcomida y roída por el paso de los siglos se despeñaban torrentes. Masas de neblina blanca se levantaban desde el río Wilcamayo. Me sentí infinitamente pequeño en el centro de aquel ombligo de piedra; ombligo de un mundo deshabitado, orgulloso y eminente, al que de algún modo yo pertenecía. Sentí que mis propias manos habían trabajado allí en alguna etapa lejana, cavando surcos, alisando peñascos.

Me sentí chileno, peruano, americano. Había encontrado en aquellas alturas difíciles, entre aquellas ruinas gloriosas y dispersas, una profesión de fe para la continuación de mi canto.

Allí nació mi poema “Alturas de Machu Picchu”.

Pablo Neruda, Confieso que he vivido, 1974.

Alturas de Machu Picchu

XII

Sube a nacer conmigo, hermano…

Dame la mano desde la profunda
zona de tu dolor diseminado.
No volverás del fondo de las rocas.
No volverás del tiempo subterráneo.
No volverá tu voz endurecida.
No volverán tus ojos taladrados.
Mírame desde el fondo de la tierra,
labrador, tejedor, pastor callado:
domador de guanacos tutelares:
albañil del andamio desafiado:
aguador de las lágrimas andinas:
joyero de los dedos machacados:
agricultor temblando en la semilla:
alfarero en tu greda derramado:
traed a la copa de esta nueva vida
vuestros viejos dolores enterrados.
Mostradme vuestra sangre y vuestro surco,
decidme: aquí fui castigado,
porque la joya no brilló o la tierra
no entregó a tiempo la piedra o el grano:
señaladme la piedra en que caísteis
y la madera en que os crucificaron,
encendedme los viejos pedernales,
las viejas lámparas, los látigos pegados
a través de los siglos en las llagas
y las hachas de brillo ensangrentado.
Yo vengo a hablar por vuestra boca muerta.
A través de la tierra juntad todos
los silenciosos labios derramados
y desde el fondo habladme toda esta larga noche,
como si yo estuviera con vosotros anclado,
contadme todo, cadena a cadena,
eslabón a eslabón, y paso a paso,
afilad los cuchillos que guardasteis,
ponedlos en mi pecho y en mi mano,
como un río de tigres amarillos,
como un río de tigres enterrados,
y dejadme llorar, horas, días, años,
edades ciegas, siglos estelares.

Dadme el silencio, el agua, la esperanza.

Dadme la lucha, el hierro, los volcanes.

Apegadme los cuerpos como imanes.

Acudid a mis venas y a mis bocas.

Hablad por mis palabras y mi sangre.

Canto General, 1950.

Les Hauteurs de Machu Picchu

XII

Monte naître avec moi, mon frère.

Donne-moi la main, de cette profonde
zone de ta douleur disséminée.
Tu ne reviendras pas du fond des roches.
Tu ne reviendras pas du temps enfoui sous terre.
Non, ta voix durcie ne reviendra pas.
Ne reviendront pas tes yeux perforés.

Regarde-moi du tréfonds de la terre,
laboureur, tisserand, berger aux lèvres closes:
dresseur de tutélaires güanacos:
maçon de l’échafaudage défié:
porteur d’eau de larmes andines:
joaillier des doigts écrasés:
agriculteur qui trembles dans la graine:
potier répandu dans ta glaise:
apportez à la coupe de la vie nouvelle
vos vieilles douleurs enterrées.
Montrez-moi votre sang, votre sillon,
dites-moi: en ce lieu on m’a châtié
car le bijou n’a pas brillé ou car la terre
n’avait pas donné à temps la pierre ou le grain:
Désignez-moi la pierre où vous êtes tombés
et le bois où vous fûtes crucifiés,
illuminez pour moi les vieux silex,
les vieilles lampes, les fouets collés
aux plaies au long des siècles
et les haches à l’éclat ensanglanté.
Je viens parler par votre bouche morte.
Rassemblez à travers la terre
toutes vos silencieuses lèvres dispersées
et de votre néant, durant toute cette longue nuit, parlez-moi
comme si j’étais ancré avec vous,
racontez-moi tout, chaîne à chaîne,
maillon à maillon, pas à pas,
affûtez les couteaux que vous avez gardés,
mettez-les sur mon cœur et dans ma main,
comme un fleuve jaune d’éclairs,
comme un fleuve des tigres enterrés,
et laissez-moi pleurer, des heures, des jours, des années,
des âges aveugles, des siècles stellaires.

Donnez-moi le silence, l’eau, l’espoir.

Donnez-moi le combat, le fer et les volcans.

Collez vos corps à moi ainsi que des aimants.

Accourez à ma bouche et à mes veines.

Parlez avec mes mots, parlez avec mon sang.

Chant général. Traduction: Claude Couffon, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 1977.

Machu Picchu.

René Char (1907-1988)

René Char.

Le poète René Char ne publie pas un seul livre entre Le visage nuptial, paru en décembre 1938 et Seuls demeurent, édité chez Gallimard en février 1945 par Raymond Queneau. Pas un seul texte non plus en revue entre 1939 et 1944.
Ce géant d’un mètre quatre-vingt-treize, ancien rugbyman, se cache à Céreste (Alpes de-Haute-Provence) dès 1940 pour ne pas être arrêté par la police de Vichy. En 1942, membre de l’Armée secrète, il change de nom. Il s’appelle désormais «Alexandre». Au maquis, il n’est plus écrivain, mais combattant. Le Capitaine Alexandre commande la section atterrissage parachutage-région 2 de la zone Durance. Son QG est installé à Céreste. La S.a.p. organise aussi des sections de combat.
René Char est deux fois résistant: par la rigueur de son écriture et par son action réelle au côté des partisans.
En 1946, Albert Camus demande de publier dans sa collection Espoir les Feuillets d’Hypnos, notes intimes du poète dans le maquis. C’est un recueil à la portée universelle.
Pour René Char, l’expérience de la résistance fut fondatrice: refus de publier durant l’Occupation, dénonciation du nazisme et de la collaboration française, interrogations aiguës et douloureuses sur son action et ses missions, prise de distance sitôt la guerre terminée.

Céreste (Alpes-de-Haute-Provence). Plaque sur le Maison de René Char.

Note sur le Maquis.

Montrer le côté hasardeux de l’entreprise, mais avec un art comme à dessein rétrospectif, dans sa nouveauté tirée de nos poitrines, dans sa vérité ou la sincère approximation de celle-ci. Ce sont les «fautes» de l’ennemi, sa consigne d’humilier avant d’exterminer, qui surtout nous favorisèrent. Sans le travail forcé en Allemagne, les persécutions, la contamination et les crimes, un petit nombre de jeunes gens seulement aurait pris le maquis et les armes. La France de 1940 ne croyait pas, chez elle, ni à la cruauté ni à l’asservissement; cette France livrée au râteau fantastique de Hitler par la pauvreté d’esprit des uns, la trahison très préparée des autres, la toute-puissante nocivité enfin d’interêts adversaires. De plus, l’énigme des années 1939-1940 pesait sur son insouciance de la veille comme une chape de plomb.
Dans la rapide succession des espoirs et des déceptions, des soudains en-avant suivis de déprimantes tromperies qui ont jalonné ces quarante dernières années, on peut discerner à bon droit la marque d’une fatalité maligne, la même dont on entrevoit périodiquement l’intervention au cours des tranches excessives de l’Histoire, comme si elle avait pour mission d’interdire tout changement autre que superficiel de la condition profonde des hommes. Mais je dois chasser cette appréhension. L’année qui accourt a devant elle le champ libre…
Contrairement à l’opinion avancée, le courage du désespoir fait peu d’adeptes. Une poignée d’hommes solitaires, jusqu’en 1942, tenta d’engager de près le combat. Le merveilleux est que cette cohorte disparate composée d’enfants trop choyés et mal aguerris, d’individualistes à tous crins, d’ouvriers par tradition soulevés, de croyants généreux, de garçons ayant l’exil du sol natal en horreur, de paysans au patriotisme fort obscur, d’imaginatifs instables, d’aventuriers précoces voisinant avec les vieux chevaux de retour de la Légion étrangère, les leurrés de la guerre d’Espagne; ce conglomérat fut sur le point de devenir entre les mains d’hommes intelligents et clairvoyants un extraordinaire verger comme la France n’en avait connu que quatre ou cinq fois au cours de son existence et sur son sol. Mais quelque chose, qui était hostile, ou simplement étranger à cette espérance, survint alors et la rejeta dans le néant. Par crainte d’un mal dont les pouvoirs devaient justement s’accroître du temps mort laissé par cet abandon!

Pour élargir, jusqu’à la lumière – qui sera toujours fugitive -, la lueur sous laquelle nous nous agitons, entreprenons, souffrons et subsistons, il faut l’aborder sans préjugés, allégée d’archétypes qui subitement sans qu’on soit averti, cessent d’avoir cours. Pour obtenir un résultat valable de quelque action que ce soit, il est nécessaire de la dépouiller de ses inquiètes apparences, des sortilèges et des légendes que l’imagination lui accorde déjà avant de l’avoir menée, de concert avec l’esprit et les circonstances, à bonne fin; de distinguer la vraie de la fausse ouverture par laquelle on va filer vers le futur. L’observer nue et la proue face au temps. L’évidence, qui n’est pas sensation mais regard que nous croisons au passage, s’offre souvent à nous, à demi dissimulée. Nous désignerons la beauté partout où elle aura une chance de survivre à l’espèce d’intérim qu’elle paraît assurer au milieu de nos soucis. Faire longuement rêver ceux qui ordinairement n’ont pas de songes et plonger dans l’actualité ceux dans l’esprit desquels prévalent les jeux perdus du sommeil.

1944

I. Pauvreté et privilège dans Recherche de la base et du sommet.

Camille Claudel (8 décembre 1864- 19 octobre 1943)

L’Homme penché v 1886. Roubaix La Piscine Musée d’Art et d’industrie André Diligent

Camille Claudel est morte à l’asile de Montfavet le 19 Octobre 1943 à 78 ans d’un ictus apoplectique, vraisemblablement par suite de la malnutrition sévissant à l’hôpital. 30 ans d’enfermement forcé. Elle avait été internée le 10 mars 1913 après une demande de placement volontaire de sa mère.

Buste de Paul Claudel à 37 ans, étude.1905.Poitiers Musée Sainte-Croix.

Lettre à son frère Paul Claudel
3 mars 1927
Mon cher Paul.
J’ai eu de tes nouvelles dernièrement indirectement, j’ai appris que tu avais envoyé une certaine somme d’argent à Monsieur le Directeur pour améliorer mon sort dans la mesure du possible. Tu as bien fait d’avoir confiance en mr. le Directeur car c’est un homme qui a une grande réputation d’honnêteté et en même temps il a une grande bienveillance à mon égard. Tu peux être sûr que dans tous les cas il fera tout ce qu’il pourra pour moi et toi-même je suis sûre que ton intention est de me soulager, tu fais de bien gros sacrifices pour moi ce qui est d’autant plus méritoire de ta part que tu as des charges extraordinaires de tous les côtés. Cinq enfants et que de frais, que de voyages, que d’hôtels à payer.

Je me suis demandé souvent comment tu peux en venir à bout. Il faut que tu aies la tête solide pour gouverner les choses avec tant d’intelligence et d’en venir à bout, de triompher de toutes les difficultés! Ce n’est pas moi qui serais capable d’une chose pareille!

Ton intention est bonne et aussi celle de mons. le Directeur mais dans une maison de fous les choses sont bien difficiles à obtenir, les changements sont bien difficiles à faire ; même si on le veut, il est bien difficile de créer un état de choses supportables. Il y a des règlements établis, il y a une manière de vivre adoptée, pour aller contre les usages, c’est extrêmement difficile ! Il s’agit de tenir en respect toutes sortes de créatures énervées, violentes, criardes, menaçantes, il faut pour cela un ordre très sévère, même dur à l’occasion autrement on n’en viendrait pas à bout. Tout cela crie, chante, gueule à tue-tête du matin au soir et du soir au matin. Ce sont des créatures que leurs parents ne peuvent pas supporter tellement elles sont désagréables et nuisibles. Et comment se fait-il que moi, je sois forcée de les supporter ? Sans compter les ennuis qui résultent d’une telle promiscuité. Ca rit, ça pleurniche, ça raconte des histoires à n’en plus finir avec des détails qui se perdent les uns dans les autres ! que c’est ennuyeux d’être au milieu de tout cela, je donnerai 100 000 si je les avais pour en sortir de suite. Ce n’est pas ma place au milieu de tout cela, il faut me retirer de ce milieu : après 14 ans aujourd’hui d’une vie pareille je réclame la liberté à grands cris. Mon rêve serait de regagner tout de suite Villeneuve et de ne plus en bouger, j’aimerais mieux une grange à Villeneuve qu’une place de 1ère pensionnaire ici. Les premières ne sont pas mieux que les 3èmes c’est exactement la même chose surtout pour moi qui ne vis que de mon régime ; il est donc inutile d’augmenter les frais à ce point. L’argent que tu as envoyé pourrait servir à payer la 3ème classe.
Ce n’est pas sans regret que je te vois dépenser ton argent dans une maison d’aliénés. De l’argent qui pourrait m’être si utile pour faire de belles œuvres et vivre agréablement ! quel malheur! J’en pleurerais. Arrange-toi avec mr. le Directeur pour me remettre de 3ème classe ou alors retires-moi tout de suite d’ici, ce qui serait beaucoup mieux ; quel bonheur si je pouvais me retrouver à Villeneuve ! Ce joli Villeneuve qui n’a rien de pareil sur la terre!

Il y aujourd’hui 14 ans que j’eus la désagréable surprise de voir entrer dans mon atelier deux sbires armés de toutes pièces, casqués, bottés, menaçants en tous points. Triste surprise pour un artiste : au lieu d’une récompense, voilà ce qui m’est arrivé ! c’est à moi qu’il arrive des choses pareilles car j’ai toujours été en but à la méchanceté. Dieu ! ce que j’ai supporté depuis ce jour-là ! Et pas d’espoir que cela finisse. Chaque fois que j’écris à maman de me reprendre à Villeneuve, elle me répond que sa maison est en train de fondre c’est curieux à tous les points de vue. Cependant j’ai hâte de quitter cet endroit ; Plus ça va, plus c’est dur ! Il arrive tout le temps de nouvelles pensionnaires, on est les unes sur les autres, foussi comme on dit à Villeneuve, c’est à croire que tout le monde devient fou. Je ne sais pas si tu as l’intention de me laisser là mais c’est bien cruel pour moi ! On me dit que tu vas revenir pour le mariage de ta fille le 20 Avril. Il est fort probable que tu n’auras pas le temps de t’occuper de moi ; on s’arrangera pour t’envoyer encore à l’étranger faire des conférences. On saura t’éloigner de Paris et de moi surtout, j’ai bien peu de chance de vous toucher. Le départ d’ici est la seule chose que je souhaite, aucune modification ne peut me rendre heureuse ici ; il n’y a rien de bien de possible. Nous avons eu un hiver terrible: du mistral sans arrêter pendant six mois, l’océan glacial arctique n’est rien à côté de ça!

Dire qu’on est si bien à Paris et qu’il faut y renoncer pour des lubies que vous avez dans la tête.

J’ai entendu dire que Reine avait été très malade et qu’elle avait subi une opération très douloureuse. Espérons qu’elle va mieux à présent. Il parait que Louise aussi a été bien malade, tout cela me fait trembler. Surtout s’il arrive quelque malheur, ne m’abandonne pas ici toute seule et ne fais rien sans me consulter. Etant donné que je connais les mœurs de l’établissement c’est moi qui sait ce qu’il me faut.

Heureusement que j’ai la protection du docteur Charpenel et celle de mons. le Directeur, je te remercie de t’adresser à eux.

Ne prends pas ma lettre en mauvaise part.

Si tu n’as pas l’intention de venir me voir, tu devrais décider maman à faire le voyage, je serais bien heureuse de la voir encore une fois. En prenant le rapide, ce n’est pas si fatigant qu’on le dit, elle pourrait bien faire cela pour moi malgré son grand âge.

Là-dessus je te quitte en t’embrassant ainsi que ta fille Gigette qui je crois est encore avec toi.
Ta femme n’a pas voulu me voir ni les autres. Je n’espère plus les revoir.
Ta sœur Camille.

Lettres d’Albert Camus à René Char

René Char, Albert Camus. L’Isle-sur-la-Sorgue. Septembre 1949.

[Paris] 26 octobre 1951
Mon cher René,
Je suppose que vous avez maintenant reçu L’Homme révolté. La sortie en a été un peu retardée par des embarras d’imprimerie. Naturellement, je réserve pour votre retour un autre exemplaire, qui sera le bon. Bien avant que le livre soit sorti, les pages sur Lautréamont, parues dans les Cahiers du Sud, ont suscité une réaction particulièrement sotte et naïve, et qui se voulait méchante de Breton. Décidément, il n’en finira jamais avec le collège. J’ai répondu, sur un autre ton, et seulement parce que les affirmations gratuites de Breton risquaient de faire passer le livre pour ce qu’il n’était pas. Ceci pour vous tenir au courant de l’actualité bien parisienne, toujours aussi frivole et lassante, comme vous le voyez.
Je le ressens de plus en plus, malheureusement. D’avoir expulsé ce livre m’a laissé tout vide, et dans un curieux état de dépression « aérienne ». Et puis une certaine solitude… Mais ce n’est pas à vous que je peux apprendre cela. J’ai beaucoup pensé à notre dernière conversation, à vous, à mon désir de vous aider. Mais il y a en vous de quoi soulever le monde. Simplement, vous recherchez, nous recherchons le point d’appui. Vous savez du moins que vous n’êtes pas seul dans cette recherche. Ce que vous savez peut-être mal c’est à quel point vous êtes un besoin pour ceux qui vous aiment et, qui sans vous, ne vaudraient plus grand chose. Je parle d’abord pour moi qui ne me suis jamais résigné à voir la vie perdre de son sens, et de son sang. A vrai dire, c’est le seul visage que j’aie jamais connu à la souffrance. On parle de la douleur de vivre. Mais ce n’est pas vrai, c’est la douleur de ne pas vivre qu’il faut dire. Et comment vivre dans ce monde d’ombres? Sans vous, sans deux ou trois êtres que je respecte et chéris, une épaisseur manquerait définitivement aux choses. Peut-être ne vous ai-je pas assez dit cela, mais ce n’est pas au moment où je vous sens un peu désemparé que je veux manquer à vous le dire. Il y a si peu d’occasions d’amitié vraie aujourd’hui que les hommes en sont devenus trop pudiques, parfois. Et puis chacun estime l’autre plus fort qu’il n’est, notre force est ailleurs, dans la fidélité. C’est dire qu’elle est aussi dans nos amis et qu’elle nous manque en partie s’ils viennent à nous manquer. C’est pourquoi aussi, mon cher René, vous ne devez pas douter de vous, ni de votre œuvre incomparable: ce serait douter de nous aussi et de tout ce qui nous élève. Cette lutte qui n’en finit plus, cet équilibre harassant (et à quel point j’en sens parfois l’épuisement!) nous unissent, quelques-uns, aujourd’hui. La pire chose après tout serait de mourir seul, et plein de mépris. Et tout ce que vous êtes, ou faites, se trouve au-delà du mépris.
Revenez bien vite, en tous cas. Je vous envie l’automne de Lagnes, et la Sorgue, et la terre des Atrides. L’hiver est déjà là et le ciel de Paris a déjà sa gueule de cancer. Faites provisions de soleil et partagez avec nous.
Très affectueusement à vous
A.C.

Amitiés aux Mathieu, aux Roux, à tous.


Sorel-Moussel (par Anet)                                                                   17 septembre 1957
Eure-et-Loir
30 à Sorel-Moussel

Cher René,

Je suis en Normandie avec mes enfants, près de Paris en somme, et encore plus près de vous par le cœur. Le temps ne sépare, il n’est lâche que pour les séparés — Sinon, il est fleuve, qui porte, du même mouvement. Nous nous ressemblons beaucoup et je sais qu’il arrive qu’on ait envie de « disparaître », de n’être rien en somme. Mais vous disparaîtriez pendant dix ans que vous retrouveriez en moi la même amitié, aussi jeune qu’il y a des années quand je vous ai découvert en même temps que votre œuvre. Et je ne sais pourquoi, j’ai le sentiment qu’il en est de même pour vous, à mon égard. Quoi qu’il en soit, je voudrais que vous vous sentiez toujours libre et d’une liberté confiante, avec moi.
Plus je vieillis et plus je trouve qu’on ne peut vivre qu’avec les êtres qui vous libèrent, qui vous aiment d’une affection aussi légère à porter que forte à éprouver. La vie d’aujourd’hui est trop dure, trop amère, trop anémiante, pour qu’on subisse encore de nouvelles servitudes, venues de qui on aime. À la fin, on mourrait de chagrin, littéralement. Et il faut que nous vivions, que nous trouvions les mots, l’élan, la réflexion qui fondent une joie, la joie. Mais c’est ainsi que je suis votre ami, j’aime votre bonheur, votre liberté, votre aventure en un mot, et je voudrais être pour vous le compagnon dont on est sûr, toujours.
Je rentre dans une semaine. Je n’ai rien fait pendant cet été, sur lequel je comptais, beaucoup, pourtant. Et cette stérilité, cette insensibilité subite et durable m’affectent beaucoup. Si vous êtes libre à la fin de la semaine prochaine (jeudi ou vendredi, le temps de me retourner) déjeunons ou dînons. Un mot dans ma boîte et ce sera convenu. Je me réjouis du fond du cœur, de vous revoir.
Votre ami”

Albert Camus

Triste Normandie! Sage, médiocre et bien peignée. Et puis un été de limaces. Je meurs de soif, privé de lumière [écrit dans la marge gauche de la lettre]

Chez Michel Gallimard
à Sorel-Moussel
Eure-et-Loir