Robert Desnos

Robert Desnos.

Aujourd’hui je me suis promené…

Aujourd’hui je me suis promené avec mon camarade,
Même s’il est mort,
Je me suis promené avec mon camarade.

Qu’ils étaient beaux les arbres en fleurs,
Les marronniers qui neigeaient le jour de sa mort.
Avec mon camarade je me suis promené.

Jadis mes parents
Allaient seuls aux enterrements
Et je me sentais petit enfant.

Maintenant je connais pas mal de morts,
J’ai vu beaucoup de croque-morts
Mais je n’approche pas de leur bord.

C’est pourquoi tout aujourd’hui
Je me suis promené avec mon ami.
Il m’a trouvé un peu vieilli,

Un peu vieilli, mais il m’a dit :
Toi aussi tu viendras où je suis,
Un Dimanche ou un Samedi,

Moi, je regardais les arbres en fleurs,
La rivière passer sous le pont
Et soudain j’ai vu que j’étais seul.

Alors je suis rentré parmi les hommes.

État de veille, 1936.

Robert Desnos, arrêté par la Gestapo le 22 février 1944 au 19 rue Mazarine. Paris VI.

Ida Vitale

Ida Vitale.

La poétesse uruguayenne Ida Vitale, 95 ans, a remporté jeudi 15 novembre le prix Cervantès, la plus haute distinction de la littérature hispanique.

Les jurés ont voulu récompenser “une trajectoire poétique, intellectuelle, de critique littéraire et de traduction de premier ordre”.

Le choix de la poétesse sud-américaine a surpris, brisant une règle non écrite en vertu de laquelle le prix récompensait jusqu’à présent alternativement des auteurs d’Amérique latine et d’Espagne. En 2017, le Nicaraguayen Sergio Ramirez avait été récompensé.

Ida Vitale est la cinquième femme à recevoir la prestigieuse distinction. La dernière à l’avoir reçue était la Mexicaine Elena Poniatowska en 2013.

Jusqu’à présent, un seul Uruguayen avait remporté ce prix, Juan Carlos Onetti (1909-1994), lauréat en 1980.

Agradecimiento

Agradezco a mi patria sus errores,
los cometidos, los que se ven venir,
ciegos, activos a su blanco de luto.
Agradezco el vendaval contrario,
el semiolvido, la espinosa frontera de argucias,
la falaz negación de gesto oculto.
Sí, gracias, muchas gracias
por haberme llevado a caminar
para que la cicuta haga su efecto
y ya no duela cuando muerde
el metafísico animal de la ausencia. (1)

(1) Peter Sloterdijk.

Remerciement

Je remercie ma patrie pour ses erreurs,
celles déjà commises, celles que l’on voit venir,
aveugles, actives dans leur deuil blanc.
Je remercie la tornade contraire,
le demi-oubli, la frontière épineuse d’arguties,
la fourbe négation du geste occulte.
Oui, merci, merci beaucoup
de m’avoir incitée à marcher
afin que la ciguë soit efficace
et ne blesse plus lorsqu’elle mord
l’animal métaphysique de l’absence. (1)

(1) Peter Sloterdijk.

Après avoir traduit la poésie d’Alvaro Mutis puis celle de César Vallejo, François Maspero avait entrepris de traduire Ida Vitale. La mort l’a surpris au cœur de ce travail en 2015.

Silvia Baron Supervielle a pris le relais. Elle a choisi et traduit la plupart des poèmes qui composent cette anthologie.

Francisca Aguirre (1930 – 2019)

Francisca Aguirre.

Le 13 novembre 2018, Francisca Aguirre a reçu Le Prix National des Lettres Espagnoles ( Premio Nacional de las Letras Españolas), attribué depuis 1984 par le ministère espagnol de la Culture à un auteur espagnol pour l’ensemble de son œuvre écrite dans l’une des langues parlées en Espagne. Le prix est doté de 40 000 euros.  La maison d’édition Calambur a publié en janvier dernier son oeuvre complète sous le titre de Ensayo general. Son mari, Félix Grande, décédé en 2014, était aussi poète et spécialiste du flamenco. Sa fille, Guadalupe Grande, née en 1965, est aussi poétesse. Son père, républicain, fut exécuté au garrot par les franquistes le 6 octobre 1942 à la prison de Porlier de Madrid.

(Elle est décédée à Madrid le 13 avril 2019)

El último mohicano 

        A mi madre

No tuve nada, y, sin embargo, de algún modo,
comprendo que lo tuve todo.
No teníamos nada, nada, salvo el miedo, el dolor,
el estupor que produce la muerte.

Cuando mataron a mi padre,
nos quedamos en esa zona de vacío
que va de la vida a la muerte
dentro de esa burbuja última que lanzan los ahogados,
como si todo el aire del mundo se hubiese agotado de pronto.
Ahí nos quedamos,
como peces en una pecera sin agua,
como los atónitos visitantes de un planeta vacío.

Nada teníamos,
aunque también es cierto que ya nada queríamos.
Recuerdo bien que a mi hermana Susi y a mí
nos dieron la noticia en el cuarto de aseo
de aquel colegio para hijas de presos políticos.
Había un espejo enorme
y yo vi la palabra muerte crecer dentro de aquel espejo
hasta salir de él
y alojarse en los ojos de mi hermana
como un vapor letal y pestilente.
Nada ha logrado hacerme olvidar aquellos ojos,
salvo algunas horas de amor
en que Félix y yo éramos dos huérfanos,
y el rostro milagroso de mi hija.
Y nada más tuvimos
durante mucho tiempo.
Pero Mamá tuvo menos que nadie.
Mamá quedó como un espejo sin azogue.
Lo perdió todo,
salvo un hilo delgado que la unía a nosotras,
y por aquel inconcebible puente,
como tres hormiguitas,
íbamos y veníamos a su estatua de vidrio
restituyéndole el azogue.
Volvió a nosotras desde el país del hielo.
Y volvió tan absolutamente,
que gracias a ella, nosotras, que nada teníamos,
lo tuvimos todo.
Mamá fue nuestro Espasa,
nuestro Guerrero del Antifaz,
el País de las Hadas,
la abundancia dentro de la miseria,
nuestro mejor amigo,
nuestro escudo contra los moros,
la enamorada de las bellas artes
la que hizo posible que papá no muriera,
la que lo fue resucitando en cada uno de sus cuadros.
Mamá fue quien nos dijo que mi padre admiraba a los griegos,
que adoraba los libros,
que no podía vivir sin la música,
y que fue amigo de Unamuno.

Cierto que no tuvimos nada.
Que muchas veces nos faltaba todo
Pero aunque algunos días no comimos,
tuvimos una radio para oír a Beethoven.
Y un día de Reyes de 1944
Mamá y los tíos fueron al Rastro.
Nos compraron tres libros:
La Cuesta encantada, Nómadas del Norte
y El último mohicano.
Dios sabe cuántas veces habré leído esos libros.
Mamá nos trajo El último mohicano.
Y de la mano de ese indio solitario
entramos en el mundo de lo maravilloso.
Y lo tuvimos todo para siempre.

Y ya nadie podrá quitárnoslo.

Los trescientos escalones (1977)

Madrid. Calle Alenza, 8. Chamberí.

Louis Aragon

La guerre et ce qui s’ensuivit

Les ombres se mêlaient et battaient la semelle
Un convoi se formait en gare à Verberie
Les plates-formes se chargeaient d’artillerie
On hissait les chevaux les sacs et les gamelles

Il y avait un lieutenant roux et frisé
Qui criait sans arrêt dans la nuit des ordures
On s’énerve toujours quand la manoeuvre dure
et qu’au-dessus de vous éclatent les fusées

On part Dieu sait pour où Ça tient du mauvais rêve
On glissera le long de la ligne de feu
Quelque part ça commence à n’être plus du jeu
Les bonshommes là-bas attendent la relève

Le train va s’en aller noir en direction
Du sud en traversant les campagnes désertes
Avec ses wagons de dormeurs la bouche ouverte
Et les songes épais des respirations

Il tournera pour éviter la capitale
Au matin pâle On le mettra sur une voie
De garage Un convoi qui donne de la voix
Passe avec ses toits peints et ses croix d’hôpital

Et nous vers l’est à nouveau qui roulons Voyez
La cargaison de chair que notre marche entraîne
Vers le fade parfum qu’exhalent les gangrènes
Au long pourrissement des entonnoirs noyés

Tu n’en reviendras pas toi qui courais les filles
Jeune homme dont j’ai vu battre le cœur à nu
Quand j’ai déchiré ta chemise et toi non plus
Tu n’en reviendras pas vieux joueur de manille

Qu’un obus a coupé par le travers en deux
Pour une fois qu’il avait un jeu du tonnerre
Et toi le tatoué l’ancien Légionnaire
Tu survivras longtemps sans visage sans yeux

Roule au loin roule le train des dernières lueurs
Les soldats assoupis que ta danse secoue
Laissent pencher leur front et fléchissent le cou
Cela sent le tabac la laine et la sueur

Comment vous regarder sans voir vos destinées
Fiancés de la terre et promis des douleurs
La veilleuse vous fait de la couleur des pleurs
Vous bougez vaguement vos jambes condamnées

Vous étirez vos bras vous retrouvez le jour
Arrêt brusque et quelqu’un crie Au jus là-dedans
Vous bâillez Vous avez une bouche et des dents
Et le caporal chante Au pont de Minaucourt

Déjà la pierre pense où votre nom s’inscrit
Déjà vous n’êtes plus qu’un nom d’or sur nos places
Déjà le souvenir de vos amours s’efface
Déjà vous n’êtes plus que pour avoir péri

Le roman inachevé, 1956.

https://goo.gl/cGmEyr

Enregistré a la radio en 1959, avec Léo Ferré au piano, deux ans avant la sortie du disque 25cm “Les chansons d’Aragon”.

Léo Ferré. Studio Harcourt. v 1947.

Guillaume Apollinaire – Aragon

Portrait de Guillaume Apollinaire, [La-Rue-des-Bois], août 1908. (Pablo Picasso).
Moitié supérieure. Fusain sur papier. Musée national Picasso-Paris. Dation Pablo Picasso 1979.
Moitié inférieure. Fusain sur papier. Musée national Picasso-Paris. Don Maya Widmaier-Picasso 2014.

Louis Aragon.

Guillaume Apollinaire

Portrait de Guillaume Apollinaire au chapeau à melon à Cologne. 1902 (Anonyme) Musée national Picasso-Paris. Dation Dora Maar 1998.

Guillaume Albert Vladimir Alexandre Apollinaire de Kostrowitzky, dit Guillaume Apollinaire est mort à Paris le 9 novembre 1918, il y a 100 ans. Il avait 38 ans.

Si je mourais là-bas…

Si je mourais là-bas sur le front de l’armée
Tu pleurerais un jour ô Lou ma bien-aimée
Et puis mon souvenir s’éteindrait comme meurt
Un obus éclatant sur le front de l’armée
Un bel obus semblable aux mimosas en fleur

Et puis ce souvenir éclaté dans l’espace
Couvrirait de mon sang le monde tout entier
La mer les monts les vals et l’étoile qui passe
Les soleils merveilleux mûrissant dans l’espace
Comme font les fruits d’or autour de Baratier

Souvenir oublié vivant dans toutes choses
Je rougirais le bout de tes jolis seins roses
Je rougirais ta bouche et tes cheveux sanglants
Tu ne vieillirais point toutes ces belles choses
Rajeuniraient toujours pour leurs destins galants

Le fatal giclement de mon sang sur le monde
Donnerait au soleil plus de vive clarté
Aux fleurs plus de couleur plus de vitesse à l’onde
Un amour inouï descendrait sur le monde
L’amant serait plus fort dans ton corps écarté

Lou si je meurs là-bas souvenir qu’on oublie
– Souviens-t’en quelquefois aux instants de folie
De jeunesse et d’amour et d’éclatante ardeur –
Mon sang c’est la fontaine ardente du bonheur
Et sois la plus heureuse étant la plus jolie

Ô mon unique amour et ma grande folie

La nuit descend
On y pressent
Un long destin de sang

Guillaume APOLLINAIRE, Poèmes à Lou (1947).

Poème composé à Nîmes le 30 janvier 1915.

Louise de Coligny-Châtillon 1881-1963.

Paul Gadenne – René Char

Réponse de Paul Gadenne  à une enquête de René Char dans la revue Empédocle (Mai 1950) sur les incompatibilités de l’écrivain (« Y a-t-il des incompatibilités?»)

«Votre questionnaire me parvient à Amsterdam où je suis en passant, et j’y réponds entre deux averses et deux tables. Je suis venu dans ce pays non en touriste, mais pour vérifier quelques-uns des événements, quelques-unes des structures de ma vie intérieure. – J’ose me servir de cette expression abhorrée : il y a des terreurs que je ne veux pas subir. [Ce qui me met dans une position spéciale, un peu spécieuse, qui échappe à la compétence de l’entourage le mieux disposé, et même m’instruit assez sur moi-même, et sur autrui : il serait peut-être prétentieux de souhaiter autre chose.
C’est déjà répondre à la question, et je voudrais que l’on sente toute la modestie, toute la nostalgie même que je me permets d’introduire dans cette enquête.]*
C’est déjà répondre à la question. Je suis un voyageur dont le type ne se rencontre plus. Aussi les réponses qui parviennent à mes propres questions, sur le terrain modeste de la vie quotidienne, témoignent-elles d’un décalage, et sont-elles faites d’éléments que mon attention n’enregistre pas. Cela revient à se savoir assez seul, ce qui est notre condition même, et le prix de notre authenticité. Déjà c’est un fait, en mainte occasion il y a des incompatibilités entre le monde des hommes et moi. Et je veux bien accepter pour moitié la responsabilité de ces incompatibilités, c’est moi qui les crée autant que le monde : elles sont la preuve de mon existence. J’existe par ce conflit toujours ouvert et que je ne veux pas laisser éteindre, même s’il me tue. La force brutale n’a aucune chance de m’impressionner, elle peut me supprimer tout au plus. «Except my life», comme dit si bien lord Hamlet. Et peut-être qu’Ariel ne pourrait subsister sans Caliban. Mais il est vrai aussi qu’il ne peut que le combattre – à moins qu’il ne puisse l’éclairer. Tel est le mystère.

Amsterdam 30 juin 1950.»

*Le passage entre crochets correspond à une deuxième version.
(source: La Rue Profonde. Carnets Paul Gadenne, n° 1, p. 102-103)

René Char. v 1950.

Paul Gadenne (1907-1956)

J’ai pu relire A propos du roman, Actes Sud, 1983. J’ai dû  le réclamer à la bibliothèque de mon quartier où je l’avais emprunté il y a longtemps. Il avait été relégué dans la réserve. Etape avant le pilon. C’est bien dommage. La réflexion est très intéressante et ce romancier un peu oublié est particulièrement exigeant.

Prologue, 1941.
«Je ne puis parler de mes romans à personne durant le temps où je les compose. Pourquoi? Parce que ce n’est pas de l’ordre du langage parlé. Je ne vois mes personnages, je ne les entends, que dans le silence intérieur. Chaque fois qu’il m’est arrivé de parler d’un roman en train, je le trahissais: c’est un autre roman que je refaisais, et c’est un troisième qui se fabriquait dans l’esprit de mes interlocuteurs…Au reste, je ne me presse pas. Si l’art est chargé d’exprimer la vie, encore faut-il prendre le temps de vivre. Si l’écriture est nécessaire à l’homme pour s’accomplir, il faut pourtant se garder d’en être la victime. l’écrivain doit surveiller constamment ses rapports avec son art, pour n’en pas devenir la dupe. Il faut que son art puise ses racines dans une vie intérieure profonde, largement alimentée, étrangère à tout souci de publicité, et qui n’altère pas la hâte d’exploiter ses trésors. Il attendra l’inspiration pendant des mois, pendant des années si cette attente est nécessaire. Il faut que son message tombe de haut.»

«L’inquiétude me paraît inséparable de la condition humaine. Cela ne doit pas nous empêcher de chercher, mon Dieu non, ni de découvrir au bout de nos recherches une inquiétude nouvelle.»

«Le besoin métaphysique, besoin primitif, enraciné dans l’homme, impossible à extirper. Quel que soit la passion avec laquelle je désire le bien de mes semblables, et même le mien parfois, j’éprouve une incapacité profonde à borner mes regards à l’horizon humain; et plus qu’une incapacité, une répugnance. Je n’y puis rien, je suis fait comme ça. J’ai besoin d’autre chose pour respirer que l’air qu’on respire en commun. Cet air-là est toujours plus ou moins vicié. Siloé résulte en grande partie de cette disposition. La maladie, en arrachant un homme à son milieu, à ses routines, représente pour lui une chance de renouvellement prodigieuse. Cette misère physique qui s’abat sur lui constitue une chambre d’expériences où va s’élaborer, sous des températures inédites, sous des pressions encore inconnues, un nouvel homme. Mon personnage découvre ainsi peu à peu un nouveau monde, où, par chacun de ses gestes, l’homme participe à quelque chose de plus haut, de plus vaste que lui…Il rapportera avec lui le désir, la nostalgie de cette lumière qui confère aux gestes humains un maximum de signification et comme une éternelle fraîcheur…»

«Qu’est-ce qu’écrire? Pourquoi écrit-on? Quelques-uns croient bon de prendre une attitude détachée et de faire entendre que c’est un jeu, une activité comme une autre, seulement plus amusante, un moyen particulièrement efficace d’attirer l’attention, de faire parler de soi…Je n’aurai, pas cette élégance. Il y a bien une force qui nous pousse à écrire; cette force, c’est le besoin de traduire la vie. Traduire au sens propre du mot, c’est faire passer d’un état à un autre. Traduire la vie, c’est donc tenter d’en changer la nature, de la faire nôtre, c’est essayer de la dominer, en nous en appropriant la substance. Ecrire, c’est une façon, et non la seule d’ailleurs, de nous assurer une prise sur les choses, par la conscience que nous en prenons; une façon pour l’homme de remplir sa destinée…

Est-il besoin d’ajouter après cela que c’est d’abord pour soi que l’on écrit? L’écrivain en se plaçant devant sa page blanche, ne se place que devant lui-même…Tant mieux si, après coup; il trouve un public…

J’éprouve toujours un certain étonnement quand je vois dans les journaux qu’un tel a trouvé un sujet de roman…Trouver un sujet! Comme si le sujet existait quelque part, en dehors de nous. Comme s’il n’y avait qu’à le prendre, comme une marchandise dans un bazar…Comme si ce n’était pas le sujet qui nous trouve, oui, une sorte de présence qui nous envahit… Pourquoi écrire si ce n’est pour nous délivrer de cette présence? Une idée se dépose en nous, nous féconde, devient consubstantielle; c’est comme une graine qui est tombée sur le sol qui lui convient; et cela fait un livre.»

Rainer Maria Rilke: «Une seule chose est nécessaire: la solitude…Aller en soi-même et ne rencontrer durant des heures personne, c’est à cela qu’il faut parvenir…» Paroles profondes, qui éveillent comme en écho celles d’un autre héros de la solitude, Nietszche: «Place, entre toi et aujourd’hui, au moins l’épaisseur de trois siècles…» Et faut-il écouter jusqu’au bout ce maître de l’inactualité? Faut-il achever avec lui la phrase commencée? «que les clameurs du jour, le bruit des révolutions et des guerres ne te parviennent que comme un murmure…» Les vrais champs de bataille sont en nous-mêmes, la vie héroïque se joue au niveau de la conscience individuelle. Je pense que les événements, quels qu’ils soient ne sont jamais une excuse suffisante pour ne vivre que de l’actualité. Ce ne sont pas les guerres qui séparent les générations. l’humanité ne change pas si vite, ni pour si peu. Il y a deux ou trois guerres depuis que les phrases que je viens de citer ont été écrites: cela ne nous empêche pas de nous sentir en fraternité profonde avec leurs auteurs. Aussi bien l’univers est-il là, en dépit de toutes les catastrophes, pour nous en attester sa permanence. «Il y a des vents qui agitent les arbres et courent sur les pays…» cette phrase est de Rilke; elle pourrait être de Giono.»

Efficacité du roman, 1944.

«Faire acte de romancier, c’est faire acte d’amour. Ne pouvant posséder les êtres, nous les recréons, nous les transformons en personnages. Le romancier, assumant les rôles, en se mettant “dans la peau” des autres, obéit à ce désir anxieux d’abolir les distances par des explications qui puissent en rendre compte, qui puissent, dans une certaine mesure, les atténuer. »

«Le roman est une interprétation de la vie, interprétation parfois sous-entendue et toujours présentée dans le mouvement de la vie même.»

«Mais le roman n’enseigne pas. Il montre, il apprend à voir, et c’est le secret de son efficacité.»

«Je n’ai pas besoin qu’on m’explique, qu’on me prouve: toute vue romanesque explique et prouve. Je n’ai pas besoin qu’on m’explique la Fatalité: j’ouvre un roman de Faulkner, et je comprends, je vois que je suis dans un monde soumis à la fatalité. Je n’ai pas besoin qu’on m’explique le mal: j’ouvre Mauriac, et je vois le mal. J’ouvre Malraux, et je comprends, je ressens le besoin de communion, de fraternité humaine; Giono, et la montagne est sur moi».

Dimensions du roman, 1946.

«Un roman ne se résume pas: c’est pourquoi il est monstrueux.»

Réflexions dans le métro, 1955.

«D.H. Lawrence écrit que le roman, c’est une flamme qui vient du fond du cosmos, et que rien ne peut aller contre, même pas la volonté du romancier. Il donne Tolstoï en exemple.»

«S’il est vrai que le style contient en lui-même sa morale, le style de Stendhal est le plus moral qui soit. (…) Le style constitue la plus grande accusation contre un homme, ou du moins la plus éclatante révélation de ce qu’il est (révélation comme sur une plaque photographique).»

«Ce qu’on laisse derière soi n’est jamais rien. Quand un livre est publié, c’est que l’auteur l’a dépassé depuis longtemps. Le bonheur d’écrire, c’est celui de vivre dans l’avenir, dans un état d’espoir constant, dans un monde où tout est possible. c’est de savoir qu’il est possible de devenir
un autre.»

Usage du roman.

«Naturellement c’est un travail surhumain d’écrire un roman, et c’est pourquoi il n’y a plus de romanciers en France, de même qu’il n’y plus de chasse à la baleine.»

«Un roman ne cherche pas à «faire comprendre» l’équivalent d’une «pensée»: il cherche à nous faire entrer dans la vie, à nous brasser, à tuer en nous le fabricant de «pensées», l’amateur de formules.»

«Le roman est pour le lecteur, comme il est pour l’auteur, une épreuve. La lecture d’un roman ne peut être un exercice sans conséquence; il faut savoir qu’elle offre des dangers. Dangers qui ne sont nullement ceux que suppose une morale simpliste, et qui sont d’abord pour l’auteur. Ce n’est peut-être pas un hasard si Balzac meurt à cinquante ans, si Stendhal tombe dans la rue pour ne plus se relever. On n’a pas encore vu un lecteur mourir après avoir lu un livre. Je ne veux pas d’autre preuve de notre manque d’imagination.»

Franz Kafka

Franz Kafka, 1910.

Franz Kafka, Le Château.

« – Je manquerai la personne que j’attends, dit K. en hochant la tête…
– Vous la manquerez de toute façon, que vous attendiez ou non, dit le Monsieur…
– Alors j’aime mieux la manquer en l’attendant, dit K.»

Epigraphe: Le Vent noir. Julliard, 1947. Gallimard, 1956. Le Seuil, 1983.

Paul Gadenne (1907-1956)

Une grandeur impossible, Finitude 2004.

Discours de Gap, 11 juillet 1936.

«Il y a, vous le savez, dans la vie de Dostoïevski un épisode atroce dont l’idée nous semble intolérable: ce sont les quatre ans qu’il vécut au bagne en Sibérie, ces quatre ans dont il dit dans une lettre à son frère: «J’ai passé ces quatre ans derrière un mur, ne sortant que pour être mené aux travaux…» Eh bien, c’est de cette période de sa vie où il vécut seul, sans livre, sans un mot des siens, qu’il écrira ailleurs, toujours en s’adressant à son frère: «Ce qu’il est advenu de mon âme et de mes croyances, de mon esprit et de mon coeur durant ces quatre ans, je ne le dirai pas, ce serait, trop long. La constante méditation ne m’aura pas été inutile. J’ai maintenant des désirs, des espérances, qu’auparavant je ne prévoyais même pas.» C’est un renouvellement, une recréation de tout son être. Et la conclusion de cette captivité, de ces années de privations et de travaux forcés, passées dans un des plus durs pays qui soient, alors qu’il sent encore tant de forces avides de mieux s’employer et que sa carrière d’écrivain est encore à faire, la conclusion de tout cela, c’est cette phrase admirable que nous trouvons à plusieurs reprises dans sa correspondance: «Frère, il y a beaucoup d’âmes nobles dans le monde.» Qui ne comprendra tout ce que non seulement l’être mais l’oeuvre de Dostoïevski a pu gagner à ces quatre années de méditation «derrière un mur»?…«J’avais bien des aspirations, dit un de ses personnages dans L’Idiot, mais il me parut qu’on pouvait même dans une prison trouver énormément de vie».

Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski.