Luis Cernuda

Sevilla. Jardines del Alcázar. Lado oeste desde un balcón de la galería del Grutesco.

Nous devions aller à Séville en mars. Voyage annulé pour cause de confinement. Dommage! Juan Ramón Jiménez, dans son Diario de un poeta recién casado (1917) s’exprimait ainsi:

“En la primavera universal, suele el Paraíso descender hasta Sevilla”

Évocation nostalgique d’une fontaine des jardins de l’Alcázar où le poète Luis Cernuda (1902-1963) venait quand il était jeune. Il vivait alors en exil à Glasgow, ville qu’il détestait.

Jardín antiguo

Ir de nuevo al jardín cerrado,
Que tras los arcos de la tapia,
Entre magnolios, limoneros,
Guarda el encanto de las aguas.

Oír de nuevo en el silencio,
Vivo de trinos y de hojas,
El susurro tibio del aire
Donde las almas viejas flotan.

Ver otra vez el cielo hondo
A lo lejos, la torre esbelta
Tal flor de luz sobre las palmas:
Las cosas todas siempre bellas.

Sentir otra vez, como entonces,
La espina aguda del deseo,
Mientras la juventud pasada
Vuelve. Sueño de un dios sin tiempo.

Glasgow, 13 de septiembre de 1939.

Las nubes, 1937-1940.

Jardin ancien

Revenir à ce jardin clos,
Qui derrière les arcs du mur,
Parmi magnolias, citronniers,
Garde l’enchantement des eaux.

Entendre encor dans le silence,
Vivant de trilles et de feuilles,
Le tiède murmure de l’air
Où flottent des âmes anciennes,

Voir de nouveau le ciel profond
Dans le lointain, la tour svelte
Fleur de lumière sur les palmes:
Toutes les choses toujours belles.

Sentir de nouveau, comme alors,
L’épine acérée du désir,
Tandis que la jeunesse enfuie
Revient. Songe d’un dieu sans temps.

Les nuages 1937-1940. Traduction de Jacques Ancet.

Jorge Luis Borges

La cifra, 1981.

Inscripción

De la serie de hechos inexplicables que son el universo o el tiempo, la dedicatoria de un libro no es, por cierto, el menos arcano. Se la define como un don, un regalo. Salvo en el caso de la indiferente moneda que la caridad cristiana deja caer en la palma del pobre, todo regalo verdadero es recíproco. El que da no se priva de lo que da. Dar y recibir son lo mismo.

Como todos los actos del universo, la dedicatoria de un libro es un acto mágico. También cabría definirla como el modo más grato y más sensible de pronunciar un nombre. Yo pronuncio ahora su nombre, María Kodama. Cuántas mañanas, cuántos mares, cuántos jardines del Oriente y del Occidente, cuánto Virgilio.

J.L.B

Buenos Aires, 17 de mayo de 1981.

María Kodama. Jorge Luis Borges.

Shinto

Cuando nos anonada la desdicha,
durante un segundo nos salvan
las aventuras ínfimas
de la atención o de la memoria:
el sabor de una fruta, el sabor del agua,
esa cara que un sueño nos devuelve,
los primeros jazmines de noviembre,
el anhelo infinito de la brújula,
un libro que creíamos perdido,
el pulso de un hexámetro,
la breve llave que nos abre una casa,
el olor de una biblioteca o del sándalo,
el nombre antiguo de una calle,
los colores de un mapa,
una etimología imprevista,
la lisura de la uña limada,
la fecha que buscábamos,
contar las doce campanadas oscuras,
un brusco dolor físico.

Ocho millones son las divinidades del Shinto
que viajan por la tierra, secretas.
Esos modestos númenes nos tocan,
nos tocan y nos dejan.

La cifra, 1981

Shinto

Quand le malheur nous accable,
voici que, l’espace d’une seconde, nous sauvent
les aventures infimes
de l’attention ou de la mémoire:
le goût d’un fruit, le goût de l’eau,
ce visage que nous rend un rêve,
les premiers jasmins de novembre,
l’attirance infinie de la boussole,
un livre que nous pensions avoir perdu,
le battement d’un hexamètre,
cette petite clef qui nous ouvre une maison,
l’odeur du santal ou d’une bibliothèque,
le nom ancien d’une rue,
la couleur d’une mappemonde,
une étymologie insolite,
le poli d’un ongle qu’on a limé,
la date que nous cherchions,
compter les douze coups de l’obscur,
une brusque douleur physique.

Huit millions, les divinités du Shinto
qui voyagent, secrètement, sur la terre.
Ces dieux modestes nous frôlent,
nous frôlent puis s’éloignent.

Les Conjurés, précédé de Le Chiffre, traduit de l’espagnol par Claude Esteban, Gallimard, 1988, p. 69.

Nostalgia del presente

En aquel preciso momento el hombre se dijo:
Qué no daría yo por la dicha
de estar a tu lado en Islandia
bajo el gran día inmóvil
y de compartir el ahora
como se comparte la música
o el sabor de la fruta.
En aquel preciso momento
el hombre estaba junto a ella en Islandia.

La cifra, 1981.

Nostalgia del presente

Á cet instant précis l’homme se dit:
Que ne donnerais-je pour la joie
d’être en Islande à tes côtés
sous le grand jour immobile
et de partager le présent
comme on partage la musique
ou la saveur d’un fruit.
Á cet instant précis
l’homme était près d’elle en Islande

Le chiffre, 1981. Traduit par Silvia Baron Supervielle.

Francis Ponge

Francis Ponge.

Je me souviens de Francis Ponge, d’une conférence de ce poète (ou anti-poète comme Nicanor Parra), peut-être en 1969. Sa poésie était bien loin de notre goût d’alors pour le surréalisme.

J’aimerais pouvoir aller à Paris chez Gibert et acheter la Correspondance Albert Camus- Francis Ponge (1941-1957), publiée en 2013 chez Gallimard. Albert Camus et Francis Ponge se sont rencontrés pour la première fois à Lyon le 17 janvier 1943, en compagnie de leur ami commun, le journaliste résistant, Pascal Pia. Le Parti pris des choses a paru en 1942, tiré à 1 300 exemplaires dans la collection «Métamorphoses» de la NRF, en même temps que L’Étranger (19 mai 1942). Les deux hommes s’écrivent beaucoup entre 1943 et 1945. Ils s’éloignent après 1944 à cause de divergences politiques (l’engagement communiste de Ponge) et/ou personnelles (par exemple, l’amitié entre Camus et Char).

Francis Ponge demande à Albert Camus début mars 1943 s’il connaît l’Ode à Salvador Dalí de Federico García Lorca. Il la décrit comme «un exemple de camaraderie dans l’offensive intellectuelle». Francis Ponge a lu avec grand intérêt le manuscrit du Mythe de Sisyphe dès août 1941. Ce texte sera publié en octobre 1942 par Gallimard. Il taquine Camus et propose même d’ «imaginer Sisyphe paresseux»! Camus s’est inspiré de ses conversations avec Ponge pour développer les arguments des incroyants dans La Peste.

J’ai retrouvé un texte de Ponge que j’aime particulièrement La robe des choses

La robe des choses

Une fois, si les objets perdent pour vous leur goût, observez alors, de parti pris, les insidieuses modifications apportées à leur surface par les sensationnels événements de la lumière et du vent selon la fuite des nuages, selon que tel ou tel groupe des ampoules du jour s’éteint ou s’allume, ces continuels frémissements de nappes, ces vibrations, ces buées, ces haleines, ces jeux de souffles, de pets légers.
Aimez ces compagnies de moustiques à l’abri des oiseaux sous des arbres proportionnés à votre taille, et leurs évolutions à votre hauteur.
Soyez émus de ces grandioses quoique délicats, de ces extraordinairement dramatiques quoique ordinairement inaperçus événements sensationnels, et changements à vue.
Mais l’explication par le soleil et le vent, constamment présente à votre esprit, vous prive de surprises et de merveilles. Sous-bois, aucun de ces événements ne vous fait arrêter votre marche, ne vous plonge dans la stupéfaction de l’attention dramatique, tandis que l’apparition de la plus banale forme aussitôt vous saisit, l’irruption d’un oiseau par exemple.
Apprenez donc à considérer simplement le jour, c’est-à-dire, au-dessus des terres et de leurs objets, ces milliers d’ampoules ou fioles suspendues à un firmament, mais à toutes hauteurs et à toutes places, de sorte qu’au lieu de le montrer elles le dissimulent. Et suivant les volontés ou caprices de quelque puissant souffleur en scène, ou peut-être les coups de vent, ceux que l’on sent aux joues et ceux que l’on ne sent pas, elles s’éteignent ou se rallument, et revêtent le spectateur en même temps que le spectacle de robes changeant selon l’heure et le lieu.

Pièces, Éditions Gallimard, 1961. Poésie/Gallimard n°73, 1995.

(Merci à N. de C. qui a parlé ces derniers jours sur son blog http://patte-de-mouette.fr/ du poème de Francis Ponge, Le savon (Gallimard 1967).

Joan Margarit

Joan Margarit (Ferran Nadeu).

Le poète catalan Joan Margarit a obtenu le Prix Cervantes 2019, le Prix Nobel des langues castillanes.

Com les gavines

Creuant els temporals
s’aprèn a planejar
sobrevolant la vida.
A avançar fent servir
la violència del vent.
Com les gavines.

No era lluny ni difícil . Edicions Proa, Barcelona, 2010.

Como las gaviotas

Cruzando temporales
se aprende a planear.
Sobrevolar la vida
para avanzar usando
la violencia del viento.
Igual que las gaviotas.

No estaba lejos, no era difícil. Visor, Madrid 2011.

Comme les mouettes

En traversant les tempêtes
on apprend à planer.
Survoler la vie
pour avancer en utilisant
la violence du vent.
Telles les mouettes.

(Traduction C.F.) Merci à J.

José Hierro 1922 – 2002

José Hierro.

Réquiem

Manuel del Río, natural
de España, ha fallecido el sábado
11 de mayo, a consecuencia
de un accidente. Su cadáver
está tendido en D’Agostino
Funeral Home. Haskell. New Jersey.
Se dirá una misa cantada
a las 9.30 en St. Francis.

Es una historia que comienza
con sol y piedra, y que termina
sobre una mesa, en D’Agostino,
con flores y cirios eléctricos.
Es una historia que comienza
en una orilla del Atlántico.
Continúa en un camarote
de tercera, sobre las olas
—sobre las nubes— de las tierras
sumergidas ante Platón.
Halla en América su término
con una grúa y una clínica,
con una esquela y una misa
cantada, en la iglesia St. Francis.

Al fin y al cabo, cualquier sitio
da lo mismo para morir:
el que se aroma de romero
el tallado en piedra o en nieve,
el empapado de petróleo.
Da lo mismo que un cuerpo se haga
piedra, petróleo, nieve, aroma.
Lo doloroso no es morir
acá o allá…

Réquiem aetérnam,
Manuel del Río. Sobre el mármol
en D’Agostino, pastan toros
de España, Manuel, y las flores
(funeral de segunda,caja
que huele a abetos del invierno),
cuarenta dólares. Y han puesto
unas flores artificiales
entre las otras que arrancaron
al jardín… Liberame Domine
de morte aeterna… Cuando mueran
James o Jacob verán las flores
que pagaron Giulio o Manuel…

Ahora descienden a tus cumbres
garras de águila. Dies irae.
Lo doloroso no es morir
Dies illa acá o allá,
sino sin gloria…
Tus abuelos
fecundaron la tierra toda,
la empapaban de la aventura.
Cuando caía un español
se mutilaba el universo.
Los velaban no en D’Agostino
Funeral Home, sino entre hogueras,
entre caballos y armas. Héroes
para siempre. Estatuas de rostro
borrado. Vestidos aún
sus colores de papagayo,
de poder y de fantasía.

Él no ha caído así. No ha muerto
por ninguna locura hermosa.
(Hace mucho que el español
muere de anónimo y cordura,
o en locuras desgarradoras
entre hermanos: cuando acuchilla
pellejos de vino derrama
sangre fraterna). Vino un día
porque su tierra es pobre. El mundo
Libera me Domine es patria.
Y ha muerto. No fundó ciudades.
No dio su nombre a un mar. No hizo
más que morir por diecisiete
dólares (él los pensaría
en pesetas) Réquiem aetérnam.
Y en D’Agostino lo visitan
los polacos, los irlandeses,
los españoles, los que mueren
en el week-end.

Requiem aetérnam.
Definitivamente todo
ha terminado. Su cadáver
está tendido en D’Agostino
Funeral Home. Haskell. New Jersey.
Se dirá una misa cantada
por su alma.
Me he limitado
a reflejar aquí una esquela
de un periódico de New York.
Objetivamente. Sin vuelo
en el verso. Objetivamente.
Un español como millones
de españoles. No he dicho a nadie
que estuve a punto de llorar.

Cuanto sé de mí, 1957

José Hierro est né le 3 avril 1922 à Madrid. Il est mort le 21 décembre 2002, à 80 ans, dans la même ville. Ce poète appartient à la littérature espagnole de l’après-guerre, à la génération de 50. Il a obtenu le prix Príncipe de Asturias en 1981 et le Prix Cervantes en 1999. Il a passé une grande partie de sa vie en Cantabrie. Accusé d’avoir appartenu à une organisation d’aide aux prisonniers politiques, il est arrêté à la fin de la Guerre civile et emprisonné cinq ans jusqu’en 1944.

José Hierro vit un faire-part de décès dans un journal de New York publié en espagnol:
“Manuel del Río. Natural de España, a 27 años de edad, falleció el sábado 11 de mayo en el hospital de St. Joseph de Harrison, N. J., a consecuencia de lesiones recibidas en accidente el 28 de abril. Su cadáver está tendido en la D’Agostino Funeral Home, 881 Ringwnd Ave, Haskell, N. J. El sepelio tendrá lugar el miércoles 15, a las 9,30 A. M. Y se dirá una misa cantada en la iglesia de St. Francis.”

Son poème Réquiem est donc quasiment un reportage journalistique. Il conte l’histoire d’un émigré comme beaucoup d’autres. Parti d’un port espagnol, il a pris un bateau pour l’Amérique en troisième classe pour améliorer sa condition et faire fortune. Sa vie s’est terminée bien vite. Le langage simple utilisé dans ce poème, écrit en 1957 sans la moindre rhétorique, s’oppose complètement à la rhétorique nationaliste du régime franquiste.

Je me souviens d’avoir croisé le vieux poète au visage buriné à Madrid, Paseo de Recoletos, vers l’an 2000. Je crois qu’il venait du célèbre café littéraire Gijón.

San Sebastián de los Reyes. Buste de José Hierro.

Gérard de Nerval – Jean Giono

Portrait de Jean Giono (Serge Fiorio), 1934. Laval, Musée Henri Rousseau.

Les dix premières pages d’Un Roi sans divertissement de Jean Giono évoque Pascal, Gérard de Nerval et Chrétien de Troyes (Perceval ou le Roman du Graal). Le descendant de V., l’assassin, jeune homme rêveur, instituteur cultivé, lit Sylvie de Nerval , assis dans son jardin parmi les roses trémières.

Le roman, par toutes ses variations sur l’identité et les limites, renvoie à de nombreux poèmes du grand poète romantique.

El Desdichado

Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé,
Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie:
Ma seule Étoile est morte, – et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m’as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon coeur désolé,
Et la treille où le Pampre à la Rose s’allie.

Suis-je Amour ou Phoebus?… Lusignan ou Biron?
Mon front est rouge encor du baiser de la Reine;
J’ai rêvé dans la Grotte où nage la Syrène…

Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron:
Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée
Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.

Les Chimères, 1854.

Artémis
La Treizième revient… C’est encor la première;
Et c’est toujours la Seule, – ou c’est le seul moment:
Car es-tu Reine, ô toi! la première ou la dernière?
Es-tu Roi, toi le Seul ou le dernier amant?…

Aimez qui vous aima du berceau dans la bière;
Celle que j’aimai seul m’aime encor tendrement:
C’est la Mort – ou la Morte… Ô délice! ô tourment!
La rose qu’elle tient, c’est la Rose trémière.

Sainte napolitaine aux mains pleines de feux,
Rose au coeur violet, fleur de sainte Gudule:
As-tu trouvé ta Croix dans le désert des cieux?

Roses blanches, tombez! vous insultez nos Dieux:
Tombez fantômes blancs de votre ciel qui brûle:
– La Sainte de l’Abîme est plus sainte à mes yeux!

Les Chimères, 1854.

Le point noir

Quiconque a regardé le soleil fixement
Croit voir devant ses yeux voler obstinément
Autour de lui, dans l’air, une tache livide.

Ainsi, tout jeune encore et plus audacieux,
Sur la gloire un instant j’osai fixer les yeux :
Un point noir est resté dans mon regard avide.

Depuis, mêlée à tout comme un signe de deuil,
Partout, sur quelque endroit que s’arrête mon oeil,
Je la vois se poser aussi, la tache noire!

Quoi, toujours? Entre moi sans cesse et le bonheur!
Oh! c’est que l’aigle seul – malheur à nous, malheur!
Contemple impunément le Soleil et la Gloire.

Odelettes. 1834.

Fantaisie
Il est un air pour qui je donnerais
Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber,
Un air très vieux, languissant et funèbre,
Qui pour moi seul a des charmes secrets!

Or, chaque fois que je viens à l’entendre,
De deux cents ans mon âme rajeunit…
C’est sous Louis treize; et je crois voir s’étendre
Un coteau vert, que le couchant jaunit,

Puis un château de brique à coins de pierre,
Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs,
Ceint de grands parcs, avec une rivière
Baignant ses pieds, qui coule entre des fleurs;

Puis une dame, à sa haute fenêtre,
Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens,
Que dans une autre existence peut-être,
J’ai déjà vue… et dont je me souviens!

Odelettes. 1834.

Fernando Pessoa

Fernando Pessoa, 1928.

Esthétique de l’artifice

La vie nuit à l’expression de la vie. Si je vivais un grand amour, jamais je ne pourrais le raconter. 
Je ne sais pas moi-même si ce moi que je vous expose, tout au long de ces pages sinueuses, existe réellement, ou n’est qu’un concept esthétique et faux que j’ai forgé de moi-même. Eh oui, c’est ainsi, je me vis esthétiquement dans un autre. J’ai sculpté ma propre vie comme une statue faite d’une matière étrangère à mon être. Il m’arrive de ne pas me reconnaître, tellement je me suis placé à l’extérieur de moi-même, tellement j’ai employé de façon purement artistique la conscience que j’ai de moi-même. Qui suis-je, derrière cette irréalité? Je l’ignore. Je dois bien être quelqu’un. Et si je ne cherche pas à vivre, à agir, à sentir, c’est – croyez-le bien – pour ne pas bouleverser les traits déjà définis de ma personnalité supposée. Je veux être celui que j’ai voulu être, et que je ne suis pas. Si je vivais, je me détruirais. Je veux être une oeuvre d’art, dans mon âme tout au moins, puisque je ne peux l’être dans mon corps. C’est pourquoi je me suis sculpté dans une pose calme et détachée, et placé dans une serre abritée de brises trop fraîches, de lumières trop franches – où mon artificialité, telle une fleur absurde, puisse s’épanouir en beauté lointaine.
Je songe parfois combien il me plairait, unifiant mes rêves, de me créer une vie seconde et ininterrompue, où je passerais des jours entiers avec des convives imaginaires, des gens créés de toutes pièces, et où je vivrais, souffrirais, jouirais de cette vie fictive. Dans ce monde, il m’arriverait des malheurs, des grandes joies fondraient sur moi. Et rien de moi ne serait réel. Mais tout y aurait une logique autonome et superbe, tout obéirait à un rythme de fausseté voluptueuse, tout se passerait dans une cité faite de mon âme même, qui s’en irait se perdre sur un quai le long d’un train paisible, bien loin au fond de moi, bien loin… Et tout cela net, inévitable, comme dans la vie extérieure, mais aussi comme une esthétique de Mort du Soleil.”

Le Livre de l’Intranquillité. Christian Bourgois, Traduit par Françoise Laye. 1999. Pages 141-142. Première édition en deux volumes 1988-1992.

Fernando Pessoa Livro do Desassossego por Bernardo Soares. Vol.I. Lisboa: Ática, 1982.

Estética do artificio
A vida prejudica a expressão da vida. Se eu vivesse um grande amor nunca o poderia contar.
Eu próprio não sei se este eu, que vos exponho, por estas coleantes páginas fora, realmente existe ou é apenas um conceito estético e falso que fiz de mim próprio. Sim, é assim. Vivo-me esteticamente em outro. Esculpi a minha vida como a uma estátua de matéria alheia a meu ser. Às vezes não me reconheço, tão exterior me pus a mim, e tão de modo puramente artístico empreguei a minha consciência de mim próprio. Quem sou por detrás desta irrealidade? Não sei. Devo ser alguém. E se não busco viver, agir, sentir é — crede-me bem — para não perturbar as linhas feitas da minha personalidade suposta. Quero ser tal qual quis ser e não sou. Se eu cedesse destruir-me-ia. Quero ser uma obra de arte, da alma pelo menos, já que do corpo não posso ser. Por isso me esculpi em calma e alheamento e me pus em estufa, longe dos ares frescos e das luzes francas — onde a minha artificialidade, flor absurda, floresça em afastada beleza.
Penso às vezes no belo que seria poder, unificando os meus sonhos, criar-me uma vida contínua, sucedendo-se, dentro do decorrer de dias inteiros, com convivas imaginários com gente criada, e ir vivendo, sofrendo, gozando essa vida falsa. Ali me aconteceriam desgraças; grandes alegrias ali cairiam sobre mim. E nada de mim seria real. Mas teria tudo uma lógica soberba, séria, seria tudo segundo um ritmo de voluptuosa falsidade, passando tudo numa cidade feita da minha alma, perdida até [o] cais à beira de um comboio calmo, muito longe dentro de mim, muito longe… E tudo nítido, inevitável, como na vida exterior, mas, estética de Morte do Sol.

René Char

René Char. 1966.

Billets à Francis Curel

I

«… Je ne désire pas publier dans une revue les poèmes que je t’envoie. Le recueil d’où ils sont extraits, et auquel en dépit de l’adversité je travaille, pourrait avoir pour titre Seuls demeurent. Mais je te répète qu’ils resteront inédits, aussi longtemps qu’il ne se sera pas produit quelque chose qui retournera entièrement l’innommable situation dans laquelle nous sommes plongés. Mes raisons me sont dictées en partie par l’assez incroyable et détestable exhibitionnisme dont font preuve depuis le mois de juin 1940 trop d’intellectuels parmi ceux dont le nom jadis était précédé ou suivi d’un prestige bienfaisant, d’une assurance de solidité quand viendrait l’épreuve qu’il n’était pas difficile de prévoir… On peut être un agité, un déprimé, ou moralement un instable, et tenir à son honneur! Ce serait trop pénible.

Après le désastre, je n’ai pas eu le cœur de rentrer à Paris. À peine si je puis m’appliquer ici, dans un lointain que j’ai choisi, mais que je trouve encore trop à proximité des allées et venues des visages résignés à eux-mêmes et aux choses. Certes, il faut écrire des poèmes, tracer avec de l’encre silencieuse la fureur et les sanglots de notre humeur mortelle, mais tout ne doit pas se borner là. Ce serait dérisoirement insuffisant.

Je te recommande la prudence, la distance. Méfie-toi des fourmis satisfaites. Prends garde à ceux qui s’affirment rassurés parce qu’ils pactisent. Ce n’est pas toujours facile d’être intelligent et muet, contenu et révolté. Tu le sais mieux que personne. Regarde, en attendant, tourner les dernières roues sur la Sorgue. Mesure la longueur chantante de leur mousse. Calcule la résistance délabrée de leurs planches. Confie-toi à voix basse aux eaux sauvages que nous aimons. Ainsi tu seras préparé à la brutalité, notre brutalité qui va commencer à s’afficher hardiment. Est-ce la porte de notre fin obscure, demandais-tu? Non. Nous sommes dans l’inconcevable, mais avec des repères éblouissants.»

1941

II

“… Je veux n’oublier jamais que l’on m’a contraint – pour combien de temps? – à devenir un monstre de justice et d’intolérance, un simplificateur claquemuré, un personnage arctique qui se désintéresse du sort de quiconque ne se ligue pas avec lui pour abattre les chiens de l’enfer. Les rafles d’Israélites, les séances de scalp dans les commissariats, les raids terroristes des polices hitlériennes sur les villages ahuris, me soulèvent de terre, plaquent sur les gerçures de mon visage une gifle de fonte rouge. Quel hiver! Je patiente, quand je dors, dans un tombeau que des démons viennent fleurir de poignards et de bubons.
L’humour n’est plus mon sauveur. Ce qui m’accable, puis m’arrache de mes gonds, c’est qu’à l’intérieur de la nation écrêtée pourtant par les courants discordants suivis de pouvoirs falots et relativement débonnaires, – la répression de l’agitation ouvrière et les cruelles expéditions coloniales mises à part, dague que la haine de classes et la cupidité éternelle poussent par intervalles dans quelque chair au préalable excommuniée – puissent se compter si nombreux les individus méditants qui se rendent gaillardement à l’appeau du tortionnaire et s’enrôlent parmi ses légions. Quelle entreprise d’extermination dissimula moins ses buts que celle-ci? Je ne comprends pas, et si je comprends, ce que je touche est terrifiant. A cette échelle, notre globe ne serait plus, ce soir, que la boule d’un cri immense dans la gorge de l’infini écartelé. C’est possible et c’est impossible.»

1943

Recherche de la base et du sommet. Gallimard, 1955.

Roberto Juarroz 1925 – 1995

Roberto Juarroz.

Hoy no he hecho nada.
pero muchas cosas se hicieron en mí.
Pájaros que no existen
encontraron su nido.
Sombras que tal vez existan
hallaron sus cuerpos.
Palabras que existen
recobraron su silencio.

No hacer nada
salva a veces el equilibrio del mundo,
al lograr que también algo pese
en el platillo vacío de la balanza.

Decimotercera poesía vertical, 1992.

Aujourd’hui je n’ai rien fait.
Mais beaucoup de choses se sont faites en moi.
Des oiseaux qui n’existent pas
ont trouvé leur nid.
Des ombres qui peut-être existent
ont rencontré leur corps.
Des paroles qui existent
ont recouvré leur silence.

Ne rien faire
sauve parfois l’équilibre du monde
en obtenant que quelque chose aussi pèse
sur le plateau vide de la balance.

Treizième poésie verticale. Traduit par Roger Munier. Librairie José Corti, 1993.

Roberto Juarroz est né le 5 octobre 1925 à Coronel Dorrego (Province de Buenos Aires). Il est mort le 31 mars 1995 à Temperley (Province de Buenos Aires).

Ce poète argentin a rassemblé son oeuvre sous le titre unique de Poesía vertical. Seul change le numéro du recueil: Segunda, Tercera, Cuarta… Poesía Vertical. Il n’ a donné aucun titre non plus aux poèmes qui composent chaque recueil.
Il a fait des études de philosophie et de lettres à l’Université de Buenos Aires, puis à la Sorbonne (1961-1962). Il a enseigné pendant trente ans à l’université de Buenos Aires. Entre 1971 et 1984, il a été directeur du Département de Bibliothécologie et de Documentation de cette université. Forcé à l’exil par le régime de Juan Domingo Perón, il a aussi travaillé pour l’UNESCO et l’OEA comme expert dans divers pays d’Amérique Latine.
Il a dirigé la revue Poesía = Poesía de 1958 à 1965 (20 numéros). Il a traduit en espagnol entre autres Paul Eluard et Antonin Artaud.

Pedro Salinas (1891-1951) – Jaime Salinas (1925-2011)

Je lis en ce moment Cuando editar era una fiesta. Correspondencia de Jaime Salinas (1925-2011). Le fils du grand poète de la Génération de 1927 avait déjà publié un tome de mémoires: Travesías. Memorias (1925-1955). Barcelona, Tusquets, 2003. Prix Comillas de Biographie. Le récit s’arrêtait lorsqu’il revenait dans l’Espagne franquiste en 1955. Enric Bou, lui, a utilisé l’abondante correspondance de Jaime Salinas avec son compagnon, l’écrivain islandais Gudbergur Bergsson, pour couvrir la période allant de 1955 à 1998, C’est un témoignage sincère sur le monde intellectuel, l’évolution de la société espagnole à la fin du franquisme et lors de la Transition. Jaime Salinas a joué un rôle très important dans les maisons d’édition de l’époque: Seix Barral, Alianza, Alfaguara ou Aguilar. Il fut aussi Directeur du Livre et des Bibliothèques de 1982 à 1985 sous le premier gouvernement socialiste.

Son cosmopolitisme détonait dans l’Espagne de l’époque. Polyglotte, il dominait parfaitement en plus de l’espagnol, le français et l’anglais. Il était né à Maison Carrée (aujourd’hui El Harrach en Algérie) où sa famille maternelle s’était établie. Il avait vécu en exil avec ses parents aux États-Unis, à Porto Rico.

Alberto Oliart dit de lui: “Jaime Salinas trajo a España la idea de la biblioteca breve y ediciones de bolsillo. Ha sido un organizador permanente de ideas geniales. Formó parte de un grupo brillante, en el que estaban José María Castellet, José Agustín Goytisolo, Carlos Barral y Gabriel Ferrater. Y actuaban así, en grupo, con reuniones que duraban hasta el amanecer. Él era una parte de ese grupo, pero era el organizador.”

Ses relations avec son père ont toujours été difficiles. Celui-ci acceptait très mal l’homosexualité de son fils. Pedro Salinas est un des grands poètes de la Génération de 1927. Trilogie amoureuse: La voz a ti debida (1933), Razón de amor (1936) Largo lamento (1939). Il a aussi traduit avec José María Quiroga Plá les trois premiers volumes d‘À la recherche du temps perdu.

Por el camino de Swann (en deux tômes), de Marcel Proust. Espasa-Calpe, 1920. Traduction de Pedro Salinas.

Je me souviens de la prose de Pedro Salinas, moins connue, particulièrement d’un texte sur la correspondance, découvert au début de ma carrière de professeur d’Espagnol.

I. Defensa de la carta misiva y de la correspondencia episcolar.

La invitación al mal

“Un paseo por una gran urbe moderna es un desafío a las tentaciones. En cuanto se aventura uno por el centro de la ciudad, mírese a donde se quiera, a ras del suelo o a la altura de un piso veinte, la vista cae, siempre vencida, sobre un cartel, rótulo o letrero, de letras ya minúsculas ya gigantescas, desde el cual se nos excita a hacer algo. Casi siempre ese hacer toma la forma adquisitiva, es un comprar. Los carteles, unos nos aconsejan («debiera usted comprar…»), otros nos preguntan («¿nunca usó para el pelo…?», los hay que nos amonestan («cuidado con vivir sin tener un seguro…», y hasta a veces nos mandan, nos ordenan autoritariamente, con su pelotón de letras, a lo militar. De estos letreros mandones e imperiosos ninguno me es más aborrecible que uno, de dolorosa frecuencia para la vista. Se halla en las portadas de las oficinas de telégrafos, y dice así, con brutal laconismo y bárbara energía: «No escribáis cartas, poned telegramas». Wire, don’t write. Por atrevido que parezca yo proclamo este anuncio el más subversivo, el más peligroso, para la continuación de una vida relativamente civilizada, en un mundo, todavía menos civilizado. Sí, es un anuncio faccioso, rebelde, satánico, un anuncio que quiere terminar nada menos que con ese delicioso producto de los seres humanos, que se llama carta. Tan santa indignación me produce que tengo hecho ánimo de formar una hermandad que, a riesgo de sus vidas, recorra las calles de las ciudades, y junto a esos rótulos de la barbarie, escriba los grandes letreros de la civilidad, que digan
: «¡Viva la carta, muera el telegrama!». Los que perezcan en esta contienda, que de seguro serán muchos, se tendrán por mártires de la epistolografía y en los cielos disfrutarán de especiales privilegios, como el de libre franquicia para su correspondencia entre los siete cielos y la tierra.
¿Porque ustedes son capaces de imaginarse un mundo sin cartas? ¿Sin buenas almas que escriban cartas, sin otras almas que las lean y las disfruten, sin esas otras almas terceras que las lleven de aquéllas a éstas, es decir, un mundo sin remitentes, sin destinatarios y sin carteros? ¿Un universo en el que todo se dijera a secas, en fórmulas abreviadas, de prisa y corriendo, sin arte y sin gracia? ¿Un mundo de telegramas? La única localidad en que yo sitúo semejante mundo es en los avernos; tengo noticias de que los diablos mayores y menores nunca se escriben entre sí, sería demasiado generoso, demasiado cordial, se telegrafían. Las cartas de los demonios de Lewis son pura invención literaria.»

El defensor, 1954.

Pedro Salinas.