Nicolas de Staël 1914 – 1955

Du 15 septembre 2023 – 21 janvier 2024, exposition Nicolas de Staël au Musée d’art Moderne de Paris, 11 avenue du Président Wilson, 75 016 – Paris. Métro : Alma-Marceau. Ligne 9.

Commissaires de l’exposition : la conservatrice Charlotte Barat-Mabille et l’historien d’art Pierre Wat. Marie du Bouchet, petite-fille du peintre, qui coordonne le comité Nicolas de Staël créé en 2005 pour veiller sur l’oeuvre de l’artiste, en est la conseillère scientifique.

Les expositions de Nicolas de Staël et de Manet dans les années 80 m’ont fait vraiment aimer la peinture, en autodidacte.

Nicolas de Staël. Paris. Galeries Nationales de Grand Palais. 22 mai-24 août 1981.

Manet : 1832-1883. Paris, Grand Palais, 22 Avril-1 Août 1983.

L’exposition du Musée d’art Moderne de Paris réunit environ 200 oeuvres. 70 n’ont quasiment jamais été montrées en France.

L’accrochage des toiles suit un ordre chronologique : Le voyage d’un peintre 1934-1947 ; Rue Gauguet 1948-1949 ; Condensation 1950 ; Fragmentation 1951 ; Un an dans le paysage 1952 ; Le spectacle du monde 1952-1953 ; L’atelier du sud 1953 ; Lumières 1953 ; Sicile 1953-1954 ; Sur la route 1954 ; Antibes 1954-1955 .

J’ai apprécié particulièrement la présence de nombreux dessins, les petits formats, les paysages de Sicile, les natures mortes et les toiles que je n’avais jamais vues.

La Route. Ménerbes, 1954. Collection privée.

Nicolas de Staël est un exilé, un nomade, un voyageur : Russie, Belgique, France, Espagne, Maroc, Algérie, États-Unis, Italie (Sicile). Il écrit en mai 1953 : « Tous les départs sont merveilleux pour le travail ». Il est à la recherche d’un ailleurs. La lumière du sud a eu une grande influence sur sa peinture. C’est une évidence. Je regrette seulement que les organisateurs n’aient pas insisté sur le rôle de ses deux voyages en Espagne ( juin-octobre 1935 et octobre 1954 )

J’ai relu pour l’occasion les deux petits recueils de correspondance publiés en 2011 par son fils, Gustave de Staël et la maison d’édition marocaine de Tanger, Khbar Bladna. (Lettres d’Espagne juin-octobre 1935 et Lettres d’Espagne octobre 1954). On retrouve ces textes dans Lettres 1926-1955. Le Bruit du temps. 2014.

1935. Itinéraire.

Juin : En Catalogne, voyage à bicyclette et sac à dos, avec un ami, Benoist Gibsoul. Il découvre l’art religieux médiéval catalan, les gitans. Il fait des croquis. Á Vich, il s’enthousiasme pour l’ ensemble sculptural roman ( première moitié du XII ème siècle ) : La descente de la croix de l’église Santa Eulàlia d’Erill la Vall au Musée épiscopal. ” Divin pays – cette Catalogne, des fresques du X, XI, XII, un art religieux immense. Je donne tout Michel-Ange pour le calvaire du musée de Vich. ” ( Á Georges de Vlamynck, juin 1935 ). Manresa. Ascension du Montserrat, Cervera ( églises et Ayuntamiento ) Lérida ( Castillo de Gardany )

Quelques semaines aux Baléares où il fait des aquarelles.

Fin juin : Monzón, Barbastro ( cathédrale ), Huesca, Triste, Jaca ( fresques ) .

Début juillet : Pampelune où il assiste aux Fêtes de San Fermín. Bilbao. Castro-Urdiales ( Nuestra Señora de la Anunciación ). Santander. Suances. ” Un ciel immense. Les nuages esquissent quatre fantastiques chevaux qui se cabrent sur la mer. Le sable et c’est tout ( Á Madame Fricero, juillet 1935 ). Santillana del Mar (églises, cloîtres, Collégiale de Santa Juliana). Peintures préhistoriques des grottes d’Altamira. ” Extraordinairement beaux de dessin et de couleur. La pierre épouse parfois la forme du taureau. (…) Je me suis couché par terre pour mieux voir. ” ( Á Georges de Vlamynck, 5 août 1935 ). Á partir de Bilbao, un autre ami, Emmanuel d’Hooghvorst, l’accompagne.

Mi-juillet : Burgos. Valladolid, Ávila. Segovia. El Escorial. Madrid. Visite du Musée du Prado. ” splendeurs des splendeurs. ”

Début août : Tolède. Oeuvres du Greco. Monastère royal de Santa María de Guadalupe ( XIV – XV èmes siècles – panneaux décoratifs de Zurbarán dans la sacristie )

Fin août : Andalousie. Cordoue, Séville, usines de céramique.

Début septembre : Cadix, les sierras, Arcos de la Frontera, Zahara de la Sierra, Ronda. Il dessine des chevaux, des taureaux, des animaux. Malaga, Grenade (l’Alhambra). Il apprécie beaucoup l’art islamique. ” Grenade, nous avons passé toute la journée dans l’Alhambra, Dieu que c’est beau, on a envie de s’y installer. Le jour où nous arriverons en architecture et en décoration à ces proportions, à cette mesure, je serai bien content. ” ( Á Madame Fricero, 18 septembre (?) 1935 )

Murcie, Cartaghène.

Mi-septembre : Alicante, Valence. Monastère Santa María de Poblet. Tarragone. Manresa.

Á Barcelone, il découvre mieux l’art catalan médiéval ( fresques romanes du Musée National d’Art de Catalogne – MNAC ), les peintres du Modernisme ( Ramón Casas, Santiago Rusiñol ), les artistes contemporains ( Pablo Picasso, Isidre Nonell, Ricard Casals, Joaquim Mir, Manolo Hugué )

Octobre : Vich et retour en France.

” J’aime le peuple, l’ouvrier, le mendiant. Quelle misère et quels gens sympathiques. ” ( Á Emmanuel Fricero, septembre 1935 )

Du 18 au 31 octobre 1954. Itinéraire.

Mi-octobre : départ de Grimaud (Var). Il voyage avec un ami, le poète Pierre Lecuire, dans une 4 CV à toit ouvrant.

Barcelone, Alicante, Valence. Il dessine une série de routes, de cyclistes, de paysages montagneux.

Il rejoint Grenade, visite l’Alhambra, fait des croquis. Il assiste à un concert de flamenco dans les grottes du Sacromonte. Il dessine l’orchestre, la chanteuse, les danseurs.

Il visite Séville et Cadix. Il achète des objets traditionnels pour composer des natures mortes. Il parcourt les villages des sierras.

Á Tolède, il voit L’enterrement du comte d’Orgaz du Greco (Église Santo Tomé)

Madrid. Dernière étape. Il a besoin de revoir la peinture espagnole. Au Musée du Prado, il admire particulièrement les Vélasquez, mais aussi certains tableaux de Goya, du Greco, de Rubens…

” Ici la salle Vélasquez. Tellement de génie qu’il ne le montre même pas, disant tout simplement au monde je n’ai que du talent mais j’en ai sérieusement. Quelle joie ! Quelle joie ! Solide, calme, inébranlablement enraciné, peintre des peintres à égale distance des rois et des nains, à égale distance de lui-même et des autres. Maniant le miracle à chaque touche, sans hésiter en hésitant, immense de simplicité, de sobriété, sans cesse au maximum de la couleur, toutes réserves à lui, hors de lui et là sur la toile. Donne l’impression claire d’être le premier pilier inébranlable de la peinture libre, libre. Le Roi des Rois. Et tout cela fonctionne comme les nuages qui passent les uns dans les autres, avant que le ciel ne soit ciel et terre, terre. Merveilleux Jacques, absolument merveilleux, il y a exactement vingt-cinq ans que je n’avais vu ces tableaux , j’y suis allé tout droit, mais je ne les ai vus que pour la première fois aujourd’hui. Nom de Dieu. quelle histoire ! (…) Au fond je garde deux impressions majeures, les colonnes à Grenade et la salle Vélasquez ici, le reste vacille. ” ( Á Jacques Dubourg, 29 octobre 1954 )

Début novembre. Après avoir parcouru 3000 kilomètres en voiture, il prend l’avion pour Nice et rejoint son atelier d’Antibes. Ce voyage lui a donné un élan extraordinaire. De novembre 1954 à mars 1955, il peint cent quatorze tableaux en quatre mois et demi.  Dans la nuit du 16 au 17 mars 1955, il se jette du toit de l’immeuble de son atelier. Sa dernière lecture, Fictions de Borges : ” Et j’ai lu plusieurs fois Borges. Eh bien , je ne sais en quelle langue il écrit, cela arrive à ne plus avoir d’importance, c’est dommage, mais sa façon d’écrire, non pas sur le papier mais comme une fourmi microbe dans l’épaisseur même de chaque feuille, c’est étourdissant. Les superbes parasites qui creusent dans le volume des tablettes, des cartons, des in-folio d’or et de cuir ont dû le hanter pertinemment. Lorsque cela évite le particularisme c’est très grand et très simple.”

Étude de visage de femme. Jeannine. Vers 1939. Collection particulière.

Charles Baudelaire – Eugène Boudin

En 1859, Baudelaire qui séjourne chez sa mère, Madame Aupick, à Honfleur rencontre le peintre Eugène Boudin. Celui-ci montre au poète ses études de ciels au pastel. Baudelaire reste ébloui. Il ajoute à son compte-rendu du Salon de 1859 ces lignes :

” Oui, l’imagination fait le paysage. Je comprends qu’un esprit appliqué à prendre des notes ne puisse pas s’abandonner aux prodigieuses rêveries contenues dans les spectacles de la nature présente ; mais pourquoi l’imagination fuit-elle l’atelier du paysagiste ? Peut-être les artistes qui cultivent ce genre se défient-ils beaucoup trop de leur mémoire et adoptent-ils une méthode de copie immédiate qui s’accommode parfaitement à la paresse de leur esprit. S’ils avaient vu comme j’ai vu récemment, chez M. Boudin qui, soit dit en passant, a exposé un fort bon et fort sage tableau (le Pardon de sainte Anne Palud), plusieurs centaines d’études au pastel improvisées en face de la mer et du ciel, ils comprendraient ce qu’ils n’ont pas l’air de comprendre, c’est-à-dire la différence qui sépare une étude d’un tableau. Mais M. Boudin, qui pourrait s’enorgueillir de son dévouement à son art, montre très-modestement sa curieuse collection. Il sait bien qu’il faut que tout cela devienne tableau par le moyen de l’impression poétique rappelée à volonté ; et il n’a pas la prétention de donner ses notes pour des tableaux. Plus tard, sans aucun doute, il nous étalera, dans des peintures achevées, les prodigieuses magies de l’air et de l’eau. Ces études, si rapidement et si fidèlement croquées d’après ce qu’il y a de plus inconstant, de plus insaisissable dans sa force et sa couleur, d’après des vagues et des nuages, portent toujours, écrits en marge, la date, l’heure et le vent ; ainsi par exemple : 8 octobre, midi, vent de Nord-Ouest. Si vous avez eu quelquefois le loisir de faire connaissance avec ces beautés météorologiques, vous pourriez vérifier par mémoire l’exactitude des observations de M. Boudin. La légende cachée avec la main, vous devineriez la saison, l’heure et le vent. Je n’exagère rien. J’ai vu. À la fin, tous ces nuages aux formes fantastiques et lumineuses, ces ténèbres chaotiques, ces immensités vertes et roses suspendues et ajoutées les unes aux autres, ces fournaises béantes, ces firmaments de satin noir ou violet, fripé, roulé ou déchiré, ces horizons en deuil ou ruisselants de métal fondu, toutes ces profondeurs, toutes ces splendeurs me montèrent au cerveau comme une boisson capiteuse ou comme l’éloquence de l’opium. Chose assez curieuse, il ne m’arriva pas une seule fois, devant ces magies liquides ou aériennes, de me plaindre de l’absence de l’homme. Mais je me garde bien de tirer de la plénitude de ma jouissance un conseil pour qui que ce soit, non plus que pour M. Boudin. Le conseil serait trop dangereux. Qu’il se rappelle que l’homme, comme dit Robespierre qui avait soigneusement fait ses humanités, ne voit jamais l’homme sans plaisir ; et, s’il veut gagner un peu de popularité, qu’il se garde bien de croire que le public soit arrivé à un égal enthousiasme pour la solitude. ” (Salon de 1859. Lettres à M. le directeur de la Revue française. VII Le paysage. Baudelaire, Oeuvres complètes II. Bibliothèque de la Pléiade NRF Gallimard. Pages 665-666)

Honfleur. Musée Eugène Boudin. Études de ciels (Eugène Boudin), vers 1854-59. Pastel sur papier. L’ancienne chapelle des sœurs Augustines fait partie depuis 1924 du musée municipal de Honfleur et a été transformée en 1960 en musée Eugène-Boudin. Madame Aupick, la mère du poète, se rendait à la messe dans cette chapelle qui se trouvait très près de son domicile.

Marc Desgrandchamps

Marc Desgrandchamps est né le le 31 janvier 1960 à Sallanches (Haute-Savoie). Il a vécu avec sa famille à Dôle, Annecy, Gap. Il a étudié de 1978 à 1981 à l’École Nationale des Beaux-Arts de Paris ( ENSBA). Depuis 1984, il vit à Lyon. De mai à septembre 2011, le Musée d’art moderne de la Ville de Paris lui a consacré une importante rétrospective. En 2016, il a commencé à travailler avec la Galerie Lelong de Paris où il expose régulièrement.

Á Dijon, le Musée des Beaux-arts, présente une intéressante exposition : Marc Desgrandchamps – Silhouettes du 12 mai au 28 août 2023. On pourra la voir aussi du 15 décembre 2023 au 31 mars 2024 au Musée d’Art Contemporain (MAC) de Marseille.

Elle inaugure de nouveaux espaces au 3 ème étage du musée, dédiés aux expositions temporaires. L’accès se fait directement depuis la cour de Bar de l’ancien Palais des Ducs et des États de Bourgogne. Cette exposition réunit 47 grandes toiles et polyptyques accompagnés de dessins, répartis en six salles et sept thématiques distinctes. Elle fait le point sur les dix dernières années de création du peintre. L’exposition Dia-logues. Estampes de Marc Desgrandschamps au musée Magnin, qui est tout proche (4 Rue des Bons Enfants – 12 mai au 24 septembre 2023), fait écho à l’exposition Silhouettes.

Philippe Dagen dans son article du Monde du 22 juin 2023 (Au Musée des beaux-arts de Dijon, le monde mental peint par Marc Desgrandchamps) affirme : ” [Sa peinture] peut être dite ” figurative “, à cette nuance près que la figuration y est constamment déstabilisée et, en un sens niée. Si un monde est représenté, c’est un monde mental. ” Les sujets de prédilection du peintre : les paysages méditerranéens, les souvenirs de voyages, les références à l’antique et à l’histoire, les couleurs bleues et vertes dominantes, la lumière du sud et les transparences, les aberrations picturales, les motifs suggestifs, les lignes d’horizon, les superpositions d’espace-temps…

Quelques références parfois : La Flagellation du Christ (1455) de Piero della Francesca, Le Déjeuner sur l’herbe (1863) d’Édouard Manet, le film Blow Up (1966) de Michelangelo Antonioni.

Le Centaure incertain. 2022. Galerie Eigen + Art Leipzig Berlin.

Desgrandchamps Temps mélangés. Court métrage de Judith Du Pasquier. Il se déroule principalement à Lyon, dans l’atelier de l’artiste, entre 2009 et 2022.

https://vimeo.com/825484654?share=copy

Sans titre. 2019. En dépôt au Musée des Beaux-arts de Caen.

Julien Gracq – Edward Burne-Jones – André Delvaux

Le Roi Cophétua et la servante mendiante (Edward Burne-Jones) (1884). Londres, Tate Britain.

Le Roi Cophétua et la servante mendiante (1884) est une des toiles les plus célèbres du peintre préraphaélite anglais, Edward Burne-Jones (1833-1898), qui se trouve à la Tate Gallery, à Londres ( 2m93 x 1m36). Le personnage du Roi Cophétua provient de la légende des ballades anglaises. Plusieurs allusions apparaissent dans l’oeuvre de Shakespeare dans Roméo et Juliette (II, 1), Henri IV, Love’s Labour’s Lost, (IV, 1) où Pénélophon porte parfois le nom de Zénélophon. Il existe aussi un poème d’Alfred Tennyson, The Beggar Maid (1833).

Cophétua était un roi africain très riche qui avait une absence totale d’attirance sexuelle ou amoureuse pour qui que ce soit. Un jour pourtant, alors qu’il était accoudé à la fenêtre de son palais, il vit passer une jeune mendiante. Ce fut le coup de foudre. Cophétua décida qu’il devrait épouser cette jeune femme ou se suicider. Il parcourut la ville offrant quelques pièces de monnaie aux mendiants pour essayer d’avoir plus de renseignements sur la jeune femme. Il n’obtint que peu de détails. Elle s’appelait Pénélophon. Vêtue de haillons, elle mendiait pour vivre. Finalement Cophétua la rencontra à nouveau et lui proposa de l’épouser. Étonnée, Pénélophon accepta. Elle perdit rapidement ses anciennes habitudes et devint une reine aimée. Le couple vécut une vie sans histoire et à leur mort ils furent enterrés dans la même tombe.

Julien Gracq a vu ce tableau à Londres lorsqu’il avait 19 ans. La description qu’il en fait dans la nouvelle est bien différente du tableau.

« Je profitai d’un moment où la servante venait de sortir pour me lever et approcher le flambeau du mur. Je ne voulais pas être surpris ; je craignais déjà de rompre le sombre charme de ce dîner silencieux.
Les couleurs du tableau étaient foncées et le jaune cireux du vernis écaillé qui avait dû le recouvrir en couches successives, égalisant et noyant les bruns d’atelier, lui donnait un aspect déteint et fondu qui le vieillissait, quoique la facture très conventionnelle – qui n’eût pas dépareillé un Salon du temps de Grévy ou de Carnot – n’en fût visiblement guère ancienne. Je dus approcher le flambeau tout près pour le déchiffrer. De la pénombre qui baignait le coin droit, au bas du tableau, je vis alors se dégager peu à peu un personnage en manteau de pourpre, le visage basané, le front ceint d’un diadème barbare, qui fléchissait le genou et inclinait le front dans la posture d’un roi mage. Devant lui, à gauche, se tenait debout – très droite, mais la tête basse – une très jeune fille, presque une enfant, les bras nus, les pieds nus, les cheveux dénoués. Le front penché très bas, le visage perdu dans l’ombre, le verticalité hiératique de la silhouette pouvaient faire penser à quelque Vierge de la Visitation, mais la robe n’était qu’un haillon blanc déchiré et poussiéreux, qui pourtant évoquait vivement et en même temps dérisoirement une robe de noces. Il semblait difficile de se taire au point où se taisaient ces deux silhouettes paralysées. Une tension que je localisait mal flottait autour de la scène inexplicable : honte et confusion brûlante, panique, qui semblait conjurer autour d’elle la pénombre épaisse du tableau comme une protection – aveu au-delà des mots – reddition ignoble et bienheureuse – acceptation stupéfiée de l’inconcevable. Je restai un moment devant le tableau, l’esprit remué, conscient qu’une accommodation nécessaire se faisait mal. Le visage du roi More me poussait à chercher du côté d’Othello, mais rien dans l’histoire de Desdémone n’évoquait le malaise de cette annonciation sordide. Non. Pas Othello. Mais pourtant Shakespeare…Le Roi Cophetua ! Le roi Cophetua amoureux d’une mendiante.
When King Cophetua loved the beggar maid. » (Julien Gracq, Oeuvres complètes II. NRF, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade. Pages 508-509.

Anna Karina dans Rendez-vous à Bray d’André Delvaux (1971).

Rendez-vous à Bray d’André Delvaux est un film produit par Mag Bodard. Il est sorti en 1971 et a obtenu le Prix Louis-Delluc. J’ai pu le revoir en DVD ces jours derniers. Photographie : Ghislain Cloquet. Distribution : Anna Karina, Bulle Ogier, Mathieu Carrière, Roger Van Hool, Martine Sarcey, Pierre Vernier, Bobby Lapointe, Luce Garcia-Ville, Jean Bouise, Nella Bielski, Léonce Corne, Hugues Quester.

Jour de la Toussaint 1917. Profitant de son statut de ressortissant d’un pays neutre, Julien Eschenbach (Mathieu Carrière), jeune pianiste et critique musical luxembourgeois, exerce son métier à Paris alors que ses amis sont au front. Il reçoit un jour un télégramme de son ami Jacques Nueil (Roger van Hool), pilote de guerre français, qui l’invite pour le week-end à La Fougeraie, sa maison de famille à Bray. Le village est situé à l’arrière du front. Julien y est accueilli par une jeune servante mystérieuse (Anna Karina). Alors que son ami se fait attendre, Julien, intrigué par la jeune femme, plonge dans ses souvenirs…

André Delvaux n’utilise pas la convention de la voix-off. Il s’éloigne du texte de Julien Gracq. Il invente un passé à son héros. Ces scènes de bonheur et de gaieté contrastent fortement avec sa visite dans la maison des ombres. La peinture (Burne-Jones, Goya, les peintres flamands et surréalistes), la musique ( Intermezzi de Johannes Brahms, César Franck, Frédéric Devreese), le cinéma (Le Fantômas de Louis Feuillade et le cinéma muet, les ouvertures à l’iris, les allusions à la Nouvelle Vague) jouent un grand rôle dans ce film. Jeune étudiant au Conservatoire de Bruxelles, André Delvaux accompagnait au piano les classiques du muet à la Cinémathèque Royale de Belgique. On retrouve cette anecdote dans une belle scène du film. La narration balance constamment entre rêve et réalité.

https://www.editionsmontparnasse.fr/video/1KVvV7

Suite de http://www.lesvraisvoyageurs.com/2023/07/31/julien-gracq-francisco-de-goya/

Julien Gracq – Francisco de Goya

Relecture de Julien Gracq après l’exposition à la BnF : Le Roi Cophetua in La Presqu’île, 1970. J’ai emprunté à la médiathèque le DVD Rendez-vous à Bray d’André Delvaux, film sorti en 1971 que je veux revoir. 90′. Photographie : Ghislain Cloquet. Distribution : Anna Karina, Bulle Ogier, Mathieu Carrière, Roger Van Hool, Martine Sarcey, Pierre Vernier, Bobby Lapointe, Jean Bouise, Nella Bielski…Prix Louis-Delluc 1971.

Mala noche (Francisco de Goya) (Caprichos n°36)

« La mala noche… Le mot me traversa l’esprit et y fit tout à coup un sillage éveillé. Dans la pénombre vacillante des bougies, les images y glissaient sans résistance ; brusquement le souvenir de la gravure de Goya se referma sur moi. Sur le fond opaque, couleur de mine de plomb, de la nuit de tempête qui les apporte, on y voit deux femmes : une forme noire, une forme blanche. Que se passe-t-il sur cette lande perdue, au fond de cette nuit sans lune : sabbat – enlèvement – infanticide ? Tout le côté clandestin, litigieux, du rendez-vous de nuit s’embusque dans les lourdes jupes ballonnées de voleuses d’enfants de la silhouette noire, dans son visage ombré, mongol et clos, aux lourdes paupières obliques. Mais la lumière de chaux vive qui découpe sur la nuit la silhouette blanche, le vent fou qui retrousse jusqu’aux reins le jupon clair sur des jambes parfaites, qui fait claquer le voile comme un drapeau et dessine en les encapuchonnant les contours d’une épaule, d’une tête charmante, sont tout entiers ceux du désir. Le visage enfoui, tourné du côté de la nuit, regarde quelque chose qu’on ne voit pas ; la posture est celle indifféremment de l’effroi, de la fascination ou de la stupeur. Il y a l’anonymat sauvage du désir, et il y a quelque tentation pire dans cette silhouette troussée et flagellée, où triomphe on ne sait quelle élégance perdue, dans ce vent brutal qui plaque la voile sur les yeux et la bouche et dénude les cuisses. » (Le Roi Cophetua in La Presqu’île. Julien Gracq, Oeuvres complètes II. Bibliothèque de la Pléiade, NRF, Gallimard. 1995. Pages 504 et 505.)

Notice Wikipédia :

L’eau-forte Mala Noche est une gravure de la série Los Caprichos (1799) de Francisco de Goya. Elle porte le numéro 36 dans la série des 80 gravures.

Interprétations

Il existe divers manuscrits contemporains qui expliquent les planches des Caprichos. Celui qui se trouve au Musée du Prado est considéré comme un autographe de Goya, mais semble plutôt chercher à dissimuler et à trouver un sens moralisateur qui masque le sens plus risqué pour l’auteur. Deux autres, celui qui appartient à Ayala et celui qui se trouve à la Bibliothèque nationale, soulignent la signification plus décapante des planches.

  • Explication de cette gravure dans le manuscrit du Musée du Prado :
    A estos trabajos se exponen las niñas pindongas, que no se quieren estar en casa.
    (A de tels déboires s’exposent les jeunes filles qui traînent dans les rues et qui ne veulent pas rester à la maison.)
  • Manuscrit de Ayala :
    Malo anda el negocio, cuando el viento y no el dinero levanta las sayas a las buenas mozas.
    (Le commerce marche mal quand c’est le vent et non l’argent qui lève les jupes des bonnes jeunes filles).
  • Manuscrit de la Bibliothèque nationale :
    Noche de viento recio, mala para las putas. (Nuit de vent impétueux, mauvais pour les putes).

L’estampe, qui provient de l’Album B, mesure 214 × 152 mm sur une feuille de papier de 306 × 201 mm. Goya a utilisé l’eau-forte et l’aquatinte.

Le second dessin préparatoire (1796-1797) est à la plume et à l’encre de noix de galle. En haut, il porte au crayon l’inscription 22. En bas, on trouve l’inscription : Viento / Si ay culpa en la escena la tiene / el trage (Vent. S’il y a un responsable pour la scène, c’est/le vêtement). À gauche de cette inscription, à la plume : XXXVI. Le second dessin préparatoire mesure 240 × 165 mm.

Mala noche. (Francisco de Goya). Dibujo nº81. Album B preparatorio. Capricho n°36.
Mala noche. (Francsco de Goya). Dibujo preparatorio. Capricho n° 36.

La description que le narrateur dans la nouvelle de Julien Gracq donne de la gravure est fidèle, mais son interprétation des personnages et de leurs attitudes renvoie au coeur du récit et en augmente l’ambiguïté. Jean-Louis Leutrat dans un article du Cahier de L’Herne (La Reine au jardin, L’Herne, 1972 ; réédition Le Livre de poche, page 376) suit la présence de la femme blanche dans l’oeuvre de l’auteur du Rivage des Syrtes. ” La scène de l’attente et de la rencontre d’une femme (vêtue de blanc) gouverne l’imagination de J.Gracq. ” (page 363). Il signale que le blanc est la couleur de la sensualité.

Francisco de Goya – Yves Bonnefoy

Goya atendido por el doctor Arrieta, 1820.

Goya et son médecin (ou Goya soigné par le docteur Arrieta (Goya atendido por el doctor Arrieta). Il s’agit d’un tableau peint par Francisco de Goya (1746-1828) en 1820. Il se trouve au Minneapolis Institute of Art (Minnesota). 117 x 79 cm.

Cette oeuvre reflète la grave maladie dont a souffert le peintre à 73 ans, entre novembre 1819 et 1820, On n’en connaît pas la cause, mais son médecin lui a sauvé la vie. Certains spécialistes parlent d’une maladie vasculaire cérébrale (athérome généralisé sur fond de crise d’insuffisance vasculaire cérébrale), d’autres d’une maladie infectieuse (fièvre typhoïde). Les symptômes : céphalée, fièvre élevée, délires et paralysie partielle. Le docteur Eugenio José García Arrieta (1770 – 1820 ?) semble lui administrer de la valériane.

Au pied de l’œuvre, une note, probablement autographe, nous explique :
« Goya agradecido, á su amigo Arrieta: por el acierto y esmero con qe le salvo la vida en su aguda y peligrosa enfermedad, padecida á fines del año 1819, a los setenta y tres de su edad. Lo pintó en 1820. »
« Goya reconnaissant, à son ami Arrieta : pour la compétence ingénieuse et le dévouement avec lesquelles il lui a sauvé la vie au cours de l’intense et dangereuse maladie, dont il a souffert fin 1819, à l’âge de soixante-treize ans. Il l’a peint en 1820. »

Les critiques interprètent ce tableau comme une sorte d’ex-voto pour son médecin. Il pourrait être conçu comme une Pietà laïque. Á la place habituelle de Jésus-Christ se trouve un Goya mourant, et le médecin fait office d’ange protecteur.

La vie du peintre est suspendue, comme par un fil. Il n’a presque plus de force ni de conscience. Sa tête est renversée vers l’arrière et repose sur l’épaule de son ami. Les traits de son visage sont rendus de façon spectaculaire : la bouche légèrement ouverte, le regard perdu. Ses mains s’agrippent aux vêtements qui le couvrent. Il s’accroche à la vie. La couleur et l’éclairage créent un contraste entre les tons du visage de Goya et ceux de son médecin. La robe de chambre de l’artiste est d’un blanc éclatant, comme le drap, ce qui accentue le caractère dramatique de la scène. L’utilisation de la lumière renvoie aux tableaux de Rembrandt. Pour Goya, Vélasquez et Rembrandt sont les maîtres absolus.

Les personnages sont proches du spectateur. À l’arrière-plan, on peut remarquer la silhouette de femmes, interprétées comme Les Moires (ou Parques dans la mythologie romaine), divinités maîtresses de la destinée humaine. Ces visages étranges reflètent le monde inquiétant des ombres qui hante l’artiste aragonais à cette période. Elles rappellent les Peintures noires qu’il va peindre sur les murs de sa maison de campagne des environs de Madrid (La Quinta del Sordo) de 1819 à 1823.

Le tableau nous présente un thème caractéristique du xix ème siècle : l’admiration pour la science. Dans ce cas, il n’y a pas d’intervention chrétienne ou de miracle religieux, mais plutôt le reflet de la sagesse et de la science que représente le docteur Arrieta. Goya s’écarte des satires contre les médecins, courantes à l’époque ( et que lui-même a traité dans les Caprices de 1799). Goya, ce géant de la peinture, est à l’origine de l’art moderne.

En 1820, le gouvernement espagnol aurait envoyé le Docteur Arrieta, dont la clientèle était plutôt bourgeoise, étudier la peste du Levant sur les côtes de l’Afrique. Il y serait décédé. Le vieux peintre qui avait 23 ans de plus que son médecin lui aurait survécu 8 ans malgré ses diverses maladies.

Yves Bonnefoy.

La publication en Pléiade des Oeuvres poétiques d’Yves Bonnefoy m’ a incité à terminer de lire Goya, les peintures noires que le poète a publié chez William Blake & Co .Édit. en 2006.
Yves Bonnefoy a choisi ce tableau pour la couverture de ce livre.

« Mais est-ce seulement l’action décisive du médecin forçant son malade à boire que Goya a voulu remémorer, dans cette peinture ? Étant donné que c’était aussi, ce moment de crise, celui où il cédait à des hallucinations en risque d’être fatales, par exemple ces trois figures parfaitement effrayantes qui, derrière lui et Arrieta, occupent la profondeur de la toile, là où pourtant dans l’alcôve sombre il n’y a rien ni personne ? Effrayants, glaçants, ces visages parce qu’ils sont presque l’ordinaire figure humaine mais non sans pourtant qu’ils ne la dévastent, de par dessous cette apparence qu’ils ont, par l’effet d’un rien qui trahit, on ne sait comment mais c’est l’évidence, qu’ils émanent d’un autre monde. Á les voir, on pense aussitôt à ces créatures de l’enfer qui se resserraient autour du moribond impénitent du tableau ancien, – impénitent ? plutôt au-delà de tout choix, du simple fait de son épouvante. Et on ne peut douter que Goya, s’il a ces yeux révulsés, c’est parce que son regard est semblablement fasciné, capté, entraîné du côté de ces goules qui se masquent d’humanité pour mieux désagréger toute foi dans les valeurs et le sens. » (page 68)

« La compassion du docteur Arrieta, son intensité en cet instant absolue, n’est en rien effaçable par les tristes preuves de la matière. De celles-ci elle n’a pas tenté, illusoirement, le déni comme faisait le rêve religieux des siècles passés, elle n’a pas pour autant baissé les yeux devant leur prétention à être le tout sinistre du monde, elle est montée d’un degré, disons, dans l’escalier qui sort des ténèbres. Et ce fait, en se produisant, a suffi pour rendre à Goya surpris, bouleversé, la force de chasser de son esprit, disons à nouveau de son âme, les démons du doute et du désespoir. Il peut revivre. Il peut, comme le tableau le suggère, rouvrir les yeux, accepter de voir. » (pages 70-71)

(Merci à J. et à M.)

Pastels de Millet à Redon

Exposition Pastels de Millet à Redon.
(Commissaire : Caroline Corbeau-Parsons, Conservatrice des arts graphiques au musée d’Orsay)

Le musée d’Orsay présente du 14 mars au 02 juillet 2023 une centaine de pastels de sa collection qui est une des plus riches du monde. Le musée en conserve plus de 500.
L’exposition s’articule autour de huit sections : Sociabilités, Terre et mer, Modernités, Essence de la nature, Intérieurs, Intimités, Arcadies, Âmes et chimères.
C’est l’occasion d’admirer des œuvres magnifiques de Jean-François Millet, Edgar Degas, Édouard Manet, Mary Cassatt, Eugène Boudin, Gustave Caillebotte, Odilon Redon, Lucien Lévy-Dhurmer, Édouard Vuillard. Elles sont très fragiles et ne peuvent pas être exposées régulièrement. La dernière exposition sur ce médium au musée d’Orsay, Le mystère et l’éclat, date de 2009.

La Repasseuse (Edgar Degas). 1869.

Odilon Redon, Lettres 1923. Lettre à André Mellerio 16 août 1896.

« Je crois que l’art suggestif tient beaucoup des incitations de la matière elle-même sur l’artiste. Un artiste vraiment sensible ne trouve pas la même fiction dans des matières différentes, parce qu’il est par elles différemment impressionné. »

Jeune fille au bonnet bleu (Odilon Redon) début des années 1890

Eugène Boudin. Journal Intime. Mardi 3 décembre [1856].

« Nager en plein ciel. Arriver aux tendresses du nuage. Suspendre ces masses au fond, bien lointaines dans la brume grise ; faire éclater l’azur. Je sens tout cela venir, poindre dans mes intentions. Quelle jouissance et quel tourment ! si le fond était tranquille, peut-être n’arriverais-je pas à ces profondeurs. A-t-on fait mieux jadis ? Les Hollandais arrivaient-ils à cette poésie du nuage que je cherche ? à ces tendresses du ciel qui vont jusqu’à l’admiration, jusqu’à l’adoration : ce n’est pas exagérer. »

Plage (Eugène Boudin). 1862-70. Musée national du Luxembourg.
Plage (Eugène Boudin), vers 1862-70.

EXPOSITION PASTELS DE MILLET A REDON – Entretien avec la commissaire


https://www.youtube.com/watch?v=5-RVbgaopAE

Arthur Rimbaud

Je lis deux courts textes de Pierre Bergounioux : Peindre aujourd’hui Philippe Cognée et Cousus ensemble, publiés chez Galilée en 2012 et 2016. Le point commun : les dessins de Philippe Cognée dont peut voir en ce moment les oeuvres au musée Bourdelle (La peinture d’après), mais aussi au musée de l’Orangerie (Contrepoint contemporain). Les citations de Bergounioux m’ont fait relire Soir historique de Rimbaud.

Amaryllis I, II et III. 2022. Templon, Paris-Bruxelles-New York.

Soir historique

En quelque soir, par exemple, que se trouve le touriste naïf, retiré de nos horreurs économiques, la main d’un maître anime le clavecin des prés ; on joue aux cartes au fond de l’étang, miroir évocateur des reines et des mignonnes, on a les saintes, les voiles, et les fils d’harmonie, et les chromatismes légendaires, sur le couchant.

Il frissonne au passage des chasses et des hordes. La comédie goutte sur les tréteaux de gazon. Et l’embarras des pauvres et des faibles sur ces plans stupides !

À sa vision esclave, — l’Allemagne s’échafaude vers des lunes ; les déserts tartares s’éclairent — les révoltes anciennes grouillent dans le centre du Céleste Empire, par les escaliers et les fauteuils de rocs — un petit monde blême et plat, Afrique et Occidents, va s’édifier. Puis un ballet de mers et de nuits connues, une chimie sans valeur, et des mélodies impossibles.

La même magie bourgeoise à tous les points où la malle nous déposera ! Le plus élémentaire physicien sent qu’il n’est plus possible de se soumettre à cette atmosphère personnelle, brume de remords physiques, dont la constatation est déjà une affliction.

Non ! – Le moment de l’étuve, des mers enlevées, des embrasements souterrains, de la planète emportée, et des exterminations conséquentes, certitudes si peu malignement indiquées dans la Bible et par les Nornes et qu’il sera donné à l’être sérieux de surveiller. – Cependant ce ne sera point un effet de légende !

Les Illuminations, 1873-1875.

Manuscrit de Soir historique.

Manet – Degas

Nous avons vu l’exposition Manet/Degas (Musée d’Orsay,Paris du 28 mars au 23 juillet 2023). Il y avait beaucoup trop de monde. Environ 200 tableaux, pastels, dessins, gravures, monotypes, lettres et carnets. Il s’agit d’un parcours thématique et chronologique. Je me souviens encore de l’exposition Manet 1832-1883 en 1983 au Grand Palais. L’influence de la peinture espagnole, et particulièrement de celle de Velázquez, m’avait marqué alors.

Édouard Manet (1832-1883) et Edgar Degas (1834-1917) sont les deux fondateurs de la nouvelle peinture dans les années 1860-1880. Ils établissent les bases de la modernité en peinture. Leurs tableaux réalistes reflètent les différents aspects de la société de l’ époque : le travail, les loisirs (scènes de plage, courses de chevaux, brasseries et cafés-concerts, théâtre, opéra, ballets), la prostitution (les mondaines et les demi-mondaines), la vie domestique et la vie privée.

 Ils se sont rencontrés dans les années 1860, se sont fréquentés, ont côtoyé les mêmes cercles. Les deux peintres avaient des tempéraments très différents. Ils étaient rivaux. Ils ont traité des mêmes sujets, mais de façon assez différente.

Édouard Manet : « Qui donc a dit que le dessin est l’écriture de la forme ? La vérité est que l’art doit être l’écriture de la vie. »

« Je peins ce que je vois, et non ce qu’il plaît aux autres de voir. »

La Prune (l’actrice Ellen Andrée) (Édouard Manet), 1877. Washington, National Gallery of Art.
Dans un café (L’absinthe) (l’actrice Ellen Andrée et le peintre Marcellin Desboutin). Vers 1875-76. Paris. Musée d’ Orsay.

Henri Matisse – Charles Baudelaire

Henri Matisse (Man Ray) 1922. Paris, Centre Pompidou.

Le peintre passe l’été 1895 en Bretagne, à Beuzec-Cap-Sizun, sur la côte nord du Cap Sizun, donnant sur la baie de Douarnenez, avec son ami d’atelier, Émile Wéry. Sur un carnet préparatoire à l’un de ses voyages, il retranscrit deux poèmes de Baudelaire, L’idéal et Les phares. il retourne en Bretagne les deux étés suivants.

XVIII. L’Idéal

Ce ne seront jamais ces beautés de vignettes,
Produits avariés, nés d’un siècle vaurien,
Ces pieds à brodequins, ces doigts à castagnettes,
Qui sauront satisfaire un coeur comme le mien.

Je laisse à Gavarni, poète des chloroses,
Son troupeau gazouillant de beautés d’hôpital,
Car je ne puis trouver parmi ces pâles roses
Une fleur qui ressemble à mon rouge idéal.

Ce qu’il faut à ce coeur profond comme un abîme,
C’est vous, Lady Macbeth, âme puissante au crime,
Rêve d’Eschyle éclos au climat des autans ;

Ou bien toi, grande Nuit, fille de Michel-Ange,
Qui tors paisiblement dans une pose étrange
Tes appas façonnés aux bouches des Titans !

VI. Les Phares

Rubens, fleuve d’oubli, jardin de la paresse,
Oreiller de chair fraîche où l’on ne peut aimer,
Mais où la vie afflue et s’agite sans cesse,
Comme l’air dans le ciel et la mer dans la mer ;

Léonard de Vinci, miroir profond et sombre,
où des anges charmants, avec un doux souris
Tout chargé de mystère, apparaissent à l’ombre
Des glaciers et des pins qui ferment leur pays ;

Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures,
Et d’un grand crucifix décoré seulement,
où la prière en pleurs s’exhale des ordures,
Et d’un rayon d’hiver traversé brusquement ;

Michel-Ange, lieu vague où l’on voit des Hercules
Se mêler à des Christs, et se lever tout droits
Des fantômes puissants qui dans les crépuscules
Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts ;

Colères de boxeur, impudences de faune,
Toi qui sus ramasser la beauté des goujats,
Grand coeur gonflé d’orgueil, homme débile et jaune,
Puget, mélancolique empereur des forçats ;

Watteau, ce carnaval où bien des coeurs illustres,
Comme des papillons, errent en flamboyant,
Décors frais et légers éclairés par des lustres
Qui versent la folie à ce bal tournoyant ;

Goya, cauchemar plein de choses inconnues,
De foetus qu’on fait cuire au milieu des sabbats,
De vieilles au miroir et d’enfants toutes nues,
Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas ;

Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,
Ombragé par un bois de sapins toujours vert,
où sous un ciel chagrin, des fanfares étranges
Passent, comme un soupir étouffé de Weber ;

Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,
Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum,
Sont un écho redit par mille labyrinthes;
C’est pour les coeurs mortels un divin opium !

C’est un cri répété par mille sentinelles,
Un ordre renvoyé par mille porte-voix ;
C’est un phare allumé sur mille citadelles,
Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !

Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité !

Les Fleurs du Mal, 1857.

Ses modèles sont donc alors : Rubens, Léonard de Vinci, Rembrandt, Michel-Ange, Puget, Watteau, Goya, Delacroix… A Paris, il visite en novembre 1895 la première exposition consacrée à Paul Cézanne, à la galerie d’Ambroise Vollard. Le jeune homme au gilet rouge le marque particulièrement. Comme pour Picasso, Cézanne c’est le patron. « Il était notre père à tous », confie le peintre espagnol à son ami Brassaï, évoquant l’influence exercée par Cézanne sur toute la génération ( Gauguin, Braque, Derain, Matisse ) dont il fait partie. Il ajoute même que Cézanne a été son « seul et unique maître ».

Le Garçon au gilet rouge (Paul Cézanne). 1888-90. Zürich, Collection Emil G. Bührle.