Henri Michaux (1899-1984) lu par Delphine Seyrig

Delphine Seyrig. L’Année dernière à Marienbad (1961), Alain Resnais.

Les Nuits de France Culture. Les chemins de la connaissance. Hécube (1 ère diffusion).

Delphine Seyrig lit Henri Michaux : “Je vous écris d’un pays lointain” (1ère diffusion : 17/08/1985) 16/06/1989) PODCAST.

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Delphine Seyrig (1932-1990) joue le rôle Fabienne Tabard dans Baisers volés (1968) de François Truffaut. Elle est à la fois l’incarnation de la femme romantique et inaccessible, mais aussi la représentation de la femme réaliste et maîtresse de son destin. Antoine Doinel, dans Baisers volés, dit du personnage interprété par Delphine Seyrig: «Madame Tabard est une femme exceptionnelle, Madame Tabard, c’est… c’est une apparition!».

Elle est morte en 1990, à 58 ans, des suites d’un cancer des poumons. Sa tombe se trouve au cimetière du Montparnasse à Paris.

Je vous écris d’un pays lointain 
I
Nous n’avons ici, dit-elle, qu’un soleil par mois, et pour peu de temps. On se frotte les yeux des jours en avance. Mais en vain. Temps inexorable. Soleil n’arrive qu’en son heure.
Ensuite on a un monde de choses à faire, tant qu’il y a de la clarté, si bien qu’on a à peine le temps de se regarder un peu.
La contrariété, pour nous, dans la nuit, c’est quand il faut travailler, et il le faut : il naît des nains continuellement.

II

Quand on marche dans la campagne, lui confie-t-elle encore, il arrive que l’on rencontre sur son chemin des masses considérables. Ce sont des montagnes, et il faut tôt ou tard se mettre à plier les genoux. Rien ne sert de résister, on ne pourrait plus avancer, même en se faisant du mal.

Ce n’est pas pour blesser que je le dis. Je pourrais dire d’autres choses, si je voulais vraiment blesser.

III
L’aurore est grise ici, lui dit-elle encore. Il n’en fut pas toujours ainsi. Nous ne savons qui accuser.

Dans la nuit le bétail pousse de grands mugissements, longs et flûtes pour finir. On a de la compassion, mais que faire?

L’odeur des eucalyptus nous entoure : bienfait, sérénité, mais elle ne peut préserver de tout, ou bien pensez-vous qu’elle puisse réellement préserver de tout?

IV
Je vous ajoute encore un mot, une question plutôt.
Est-ce que l’eau coule aussi dans votre pays? (je ne me souviens pas si vous me l’avez dit) et elle donne aussi des frissons, si c’est bien elle.
Est-ce que je l’aime? Je ne sais. On se sent si seule dedans, quand elle est froide. C’est tout autre chose quand elle est chaude. Alors? Comment juger? Comment jugez-vous, vous autres, dites-moi, quand vous parlez d’elle sans déguisement, à cœur ouvert?

V
Je vous écris du bout du monde. Il faut que vous le sachiez. Souvent les arbres tremblent. On recueille les feuilles. Elles ont un nombre fou de nervures. Mais à quoi bon ? Plus rien entre elles et l’arbre, et nous nous dispersons, gênées.
Est-ce que la vie sur terre ne pourrait pas se poursuivre sans vent? Ou faut-il que tout tremble, toujours, toujours?
Il y a aussi des remuements souterrains, et dans la maison comme des colères qui viendraient au-devant de vous, comme des êtres sévères qui voudraient arracher des confessions.
On ne voit rien, que ce qu’il importe si peu de voir. Rien, et cependant on tremble. Pourquoi?

VI
Nous vivons toutes ici la gorge serrée. Savez-vous que, quoique très jeune, autrefois j’étais plus jeune encore, et mes compagnes pareillement. Qu’est-ce que cela signifie? Il y a là, sûrement, quelque chose d’affreux.
Et autrefois quand, comme je vous l’ai déjà dit, nous étions encore plus jeunes, nous avions peur.
On eût profité de notre confusion. On nous eût dit : « Voilà, on vous enterre. Le moment est arrivé. » Nous pensions, c’est vrai, nous pourrions aussi bien être enterrées ce soir, s’il est avéré que c’est le moment.
Et nous n’osions pas trop courir : essoufflées, au bout d’une course, arriver devant une fosse toute prête, et pas le temps de dire mot, pas le souffle.
Dites-moi, quel est donc le secret à ce propos ?

VII
Il y a constamment, lui dit-elle encore, des lions dans le village, qui se promènent sans gêne aucune.
Moyennant qu’on ne fera pas attention à eux, ils ne font pas attention à nous.
Mais s’ils voient courir devant eux une jeune fille, ils ne veulent pas excuser son émoi. Non! aussitôt ils la dévorent.
C’est pourquoi ils se promènent constamment dans le village où ils n’ont rien à faire, car ils bâilleraient aussi bien ailleurs, n’est-ce pas évident?

VIII
Depuis longtemps, longtemps, lui confie-t-elle, nous sommes en débat avec la mer.
De très rares fois, bleue, douce, on la croirait contente. Mais cela ne saurait durer. Son odeur du reste le dit, une odeur de pourri (si ce n’était son amertume).
Ici, je devrais expliquer l’affaire des vagues. C’est follement compliqué, et la mer… Je vous prie, ayez confiance en moi. Est-ce que je voudrais vous tromper? Elle n’est pas qu’un mot.
Elle n’est pas qu’une peur. Elle existe, je vous le jure; on la voit constamment.
Qui? mais nous, nous la voyons. Elle vient de très loin pour nous chicaner et nous effrayer.
Quand vous viendrez, vous la verrez vous-même, vous serez tout étonné. « Tiens ! » direz-vous, car elle stupéfie.
Nous la regarderons ensemble. Je suis sûre que je n’aurai plus peur. Dites-moi, cela n’arrivera-t-il jamais ?

IX
Je ne veux pas vous laisser sur un doute, continue-t-elle, sur un manque de confiance. Je voudrais vous reparler de la mer. Mais il reste l’embarras. Les ruisseaux avancent; mais elle, non. Écoutez, ne vous fâchez pas, je vous le jure, je ne songe pas à vous tromper. Elle est comme ça. Pour fort qu’elle s’agite, elle s’arrête devant un peu de sable. C’est une grande embarrassée. Elle voudrait sûrement avancer, mais le fait est là.

Plus tard peut-être, un jour elle avancera.

X

«Nous sommes plus que jamais entourées de fourmis», dit sa lettre. Inquiètes, ventre à terre elles poussent des poussières. Elles ne s’intéressent pas à nous.»
Pas une ne lève la tête.
C’est la société la plus fermée qui soit, quoiqu’elles se répandent constamment au dehors. N’importe, leurs projets à réaliser, leurs préoccupations…elles sont entre elles…partout.
Et jusqu’à présent pas une n’a levé la tête sur nous. Elle se ferait plutôt écraser.

XI

Elle lui écrit encore:
«Vous n’imaginez pas tout ce qu’il y a dans le ciel, il faut l’avoir vu pour le croire. Ainsi, tenez les…mais je ne vais pas vous dire leur nom tout de suite.»
Malgré des airs de peser très lourd et d’occuper presque tout le ciel, ils ne pèsent pas, tout grands qu’ils sont, autant qu’un enfant nouveau né.
Nous les appelons des nuages.
Il est vrai qu’il en sort de l’eau, mais pas en les comprimant, ni en les triturant. Ce serait inutile, tant ils ont en peu.
Mais, à condition d’occuper des longueurs et des longueurs, des largeurs et des largeurs, des profondeurs aussi et des profondeurs et de faire les enflés, ils arrivent à la longue à laisser tomber quelques gouttelettes d’eau, oui, d’eau. Et on est bel et bien mouillé. On s’enfuit, furieuses d’avoir été attrapées; car personne ne sait le moment où ils vont lâcher leurs gouttes; parfois ils restent des jours sans les lâcher. Et on resterait en vain chez soi à attendre.

XII

L’éducation des frissons n’est pas bien faite dans ce pays. Nous ignorons les vraies règles et quand l’événement apparaît, nous sommes prises au dépourvu.
C’est le Temps, bien sûr. (Est-il pareil chez vous?) Il faudrait arriver plus tôt que lui; vous voyez, ce que je veux dire, rien qu’un tout petit peu avant. Vous connaissez l’histoire de la puce dans le tiroir? Oui, bien sûr. Et comme c’est vrai, n’est-ce pas! Je ne sais plus que dire. Quand allons-nous nous voir enfin?

Plume précédé de Lointain intérieur, 1938.

Henri Michaux (Claude Cahun), Jersey 1938.

 

Susana Soca (1906-1959) II

Susana Soca (Valentine Hugo).

Susana Soca (Jorge Luis Borges)

Con lento amor miraba los dispersos
colores de la tarde. Le placía
perderse en la compleja melodía
o en la curiosa vida de los versos.

No el rojo elemental sino los grises
hilaron su destino delicado,
hecho a discriminar y ejercitado
en la vacilación y en los matices.

Sin atreverse a hollar este perplejo
laberinto, atisbaba desde afuera
las formas, el tumulto y la carrera,

como aquella otra dama del espejo.
Dioses que moran más allá del ruego
la abandonaron a ese tigre, el Fuego.

Homenaje a Susana Soca. Entregas de La Licorne, nº 16, 1961.

Susana Soca

Se perdre au fil de la complexe mélodie
Lui plut; et du poème, univers curieux.
Avec un lent amour, elle suivait des yeux
L’aventure parfois du soir qui s’incendie.

On lui connut de délicates passions:
La limite, le choix différé, le scrupule.
Non le rouge foncier, mais le gris qui module
Tissait sa vie experte en hésitations.

Elle suivait de loin, sans désir et sans crainte,
Les formes du présent, la course, le fracas;
Telle la dame au fond de son miroir, ses pas

Jamais n’entrèrent au perplexe labyrinthe,
Un dieu la dévora que nul ne prie – un dieu
Qu’on pourrait nommer Tigre et qui se nomme Feu.

Oeuvre poétique 1925-1965. Éditions Gallimard, 1970. Mis en vers français par Ibarra.

Emil Cioran, Exercices d’admiration, “Elle n’était pas d’ici”, Pages 199 et 200, Editions Gallimard, Collection ARCADES, mais aussi Entregas de la licorne, N 16, 1961

“Je ne l’ai rencontrée que deux fois. C’est peu. Mais l’extraordinaire ne se mesure pas en termes de temps. Je fus conquis d’emblée par son air d’absence et de dépaysement, ses chuchotements (elle ne parlait pas), ses gestes mal assurés, ses regards, qui n’adhéraient aux êtres ni aux choses, son allure de spectre adorable. « Qui êtes-vous? D’où venez-vous? » était la question qu’on avait envie de lui poser à brûle-pourpoint. Elle n’eût pu y répondre, tant elle se confondait avec son mystère ou répugnait à le trahir. Personne ne saura jamais comment elle s’arrangeait pour respirer, par quel égarement elle cédait aux prestiges du souffle, ni ce qu’elle cherchait parmi nous. Ce qui est certain c’est qu’elle n’était pas d’ici, et qu’elle ne partageait notre déchéance que par politesse ou par quelque curiosité morbide. Seuls les anges et les incurables peuvent respirer un sentiment analogue à celui qu’on éprouvait en sa présence. Fascination, malaise surnaturel!

A l’instant même où je la vis, je devins amoureux de sa timidité, une timidité unique, inoubliable, qui lui prêtait l’apparence d’une vestale épuisée au service d’un dieu clandestin ou alors d’une mystique ravagée par la nostalgie ou l’abus de l’extase, à jamais inapte à réintégrer les évidences!

Accablée de biens, comblée selon le monde, elle paraissait néanmoins destituée de tout, au seuil d’une mendicité idéale, vouée à murmurer son dénuement au sein de l’imperceptible. Au reste, que pouvait-elle posséder et proférer, quand le silence lui tenait lieu d’âme et la perplexité d’univers? Et n’évoquait-elle pas ces créatures de la lumière lunaire dont parle Rozanov? Plus on songeait à elle, moins on était enclin à la considérer selon les goûts et les vues du temps. Un genre inactuel de malédiction pesait sur elle. Par bonheur, son charme même s’inscrivait dans le révolu. Elle aurait dû naître ailleurs, et à une autre époque, au milieu des landes de Haworth, dans le brouillard et la désolation, aux côtés des sœurs Brontë…

Qui sait déchiffrer les visages lisait aisément dans le sien qu’elle n’était pas condamnée à durer, que le cauchemar des années lui serait épargné. Vivante, elle semblait si peu complice de la vie, qu’on ne pouvait la regarder sans penser qu’on ne la reverrait jamais. L’adieu était le signe et la loi de sa nature, l’éclat de sa prédestination, la marque de son passage sur terre ; aussi le portait-elle comme un nimbe, non point par indiscrétion, mais par solidarité avec l’invisible.”

Recuerdo para Susana Soca (Juan Carlos Onetti)
“En un principio era un fantasma lejano —los hay demasiado próximos— que gastaba sus millones en París dándose el gusto de editar una revista llamada La Licorne en la que colaboraron los más destacados escritores, en aquella época, de Francia.
Cuando la horda teutona se puso en movimiento, Susana —como la primera persona de la chanson— tenía dos amores: su país y París. Eligió el último porque era el que más la necesitaba en aquellos años. De manera que se sumergió en el maquis. Es fácil imaginarla, diminuta, torcida en su bicicleta, recorriendo Francia, llevando y trayendo mensajes, bordeando el precipicio de la muerte. Terminada la guerra, Susana volvió a Montevideo con algún centenar de recuerdos que no podía suprimir y docenas de poemas que no quiso publicar. Y trajo también su idea fija: La Licorne.
No conocía a Susana Soca sino algunos poemas sueltos, en español o francés, que me produjeron más respeto que admiración. Y el deseo de saber más de ella.
Es natural en los provincianos un afán indudable por la clasificación veloz y definitiva. Por eso escuché en Madrid, de boca de un turista:
—¿Susana Soca? Claro. Era una esnob millonaria que compró un palacio en la calle San José y lo convirtió en museo.
Mucho y muy inteligente se ha escrito sobre los esnobs. Pertenecen a todas las categorías sociales. La palabra me hace recordar una definición de Benavente sobre la cursilería: quiero y no puedo. Porque el “museo” de Susana estaba hecho con obras maestras, de esas que contribuyen a creer que la vida no es tan mala, al fin y al cabo. Susana sufría, sufrió durante toda su vida. Pero me atrevo a suponer que mirar diariamente un Picasso, un Cézanne, un Modigliani ayuda a vivir y seguir viviendo. El arte justifica la vida, espectáculo, lectura o creación.
Ya instalada en su museo y con La Licorne a cuestas e impresa en español, Susana siguió luchando por la supervivencia de la revista, a pesar de las vallas presumibles.
Así, un día, le pidió al director de la revista – Guido Castillo – que me extrajera un cuento y fijara el precio. Por entonces yo también estaba influido por el ambiente “antilicorne”. De modo que pedí un precio increíble para aquellos tiempos y me tomé la mezquina venganza de colocarle un título casi tan largo como una página.
Susana pagó agregando su lamento por no ofrecerme más, ya que la revista mostraba un déficit implacable y previsto. El cuento fue publicado sin mutilar el título. Y hasta logré encontrarme con personas que me dijeron que se trataba de mi mejor relato, nombre incluido.
Unos meses después, convencida no sé por quién de que lo de cuentista no quitaba la buena educación, Susana Soca me invitó a una reunión en su casa. Me acerqué con timidez media hora antes a una esquina de café en la manzana de la residencia de Susana y estuve presenciando la descarga de comestibles y botellas que se hacía desde una camioneta, propiedad de la mejor confitería que teníamos entonces en Montevideo.
Yo estaba muy bien trajeado para la ocasión. Pero, en los llamados días laborales, también actuaba como un esnob al revés. Tenía camisas de hilo de Irlanda, zapatos hechos a medida, una serie de corbatas cuyo origen había olvidado. Pero me vestía y ambulaba con una tricota gastada, pantalones viejos, alpargatas barbudas.
Era la hora, terminé de envidiar y toqué el timbre. Un mayordomo,claro. Después, demasiada gente, demasiadas voces. Algún amigo o conocido con el que pude apartarme y remover los lugares comunes que parecen constituir el suelo de los hombres de letras. De pronto surgió Susana Soca para saludarme. Era pequeña, nerviosa, más hecha que yo para habitar un mundo de silencio. Recordaba una frase de Anatole France: “Tenemos que vivir y eso es una cosa muy difícil”. Sigo viendo sus hermosos ojos, siempre intimidados, su cuerpo frágil, apenas tembloroso, tan parecido al de un pájaro, armado para huir. Parecía estar en eterna actitud de pedir perdón por algún pecado inexistente.
Creo que esto se expresa mejor en el poema La demente que publicamos.
Luego todo continuó como cualquier reunión o fiesta, hasta que la mezcla de intelectuales y semiaristócratas juzgó que era prudente marcharse. Pero una pausa: en un momento tal vez calculado, Susana se acercaba sonriente: —Mi madre quiere saludarlos.
Entonces peregrinamos hasta una habitación lejana y nos era dado ver a la gran hechicera sentada en un sillón, entre almohadones dispersos, inmóvil y desconfiada, con ojos incongruentemente policiales. Iba extendiendo la mano seca y enjoyada mientras Susana recitaba nombres. Para mí se trataba de un trasplantado Saint-Germain y yo era Marcelo en el mundo de los Guermantes.
Terminada la ceremonia todo seguía igual; no para mí que había aumentado mi odio por la anciana. Porque sabía que su misión en la tierra era estropear todo posible destino de felicidad a Susana, dominarla, exigir que rogara su visto bueno antes de que la hija tomara cualquier resolución.
* * *
Una noche, después del besamanos y la bebida, quedamos solos Castillo y yo como resaca de la fiesta. Estábamos en el desordenado escritorio donde ella trabajaba y leía.
Uno de los muros de la biblioteca daba a un jardín lleno de perros enfurecidos e invisibles que reprochaban nuestra presencia. No queríamos irnos sin despedirnos de Susana. Pero los minutos pasaban entre frases tediosas y Susana no aparecía. De pronto y sin ruido se materializó en una puerta, con un abrigo oscuro y lista para marcharse. Balbuceando, encogida y temerosa. Nos dijo: —Recibí un mensaje y tengo que salir. Pero ustedes pueden quedarse. Les dejo una botella. Revuelvan donde quieran y si algún libro les gusta… No tienen que llamar; el portón queda abierto.
Aparte de vicios menores, Castillo era bibliómano; de modo que, revolviendo libracos, encontró muchos motivos de asombro y alegría. Por mi parte, pretextando novelas que nunca iba a escribir me dediqué a revolver escritorios y secrétaires. Y esta indelicadeza fue pronto y bien recompensada. Entre poemas y proyectos descubrí una carta de Pasternak a Susana. Estaba escrita en un francés casi peor que el mío,con grandes letras retintas y una grafía exótica.
Susana había hecho un viaje a Moscú para conversar con Pasternak, a quien admiraba mucho y dedicó un hermoso poema. La carta era muy anterior al premio Nobel y al vergonzoso escándalo y a las doscientas ediciones piratas de Doctor Zhivago que surgieron en español. Todas espantosas.
En aquella carta Pasternak le explicaba a Susana por qué no habían podido encontrarse: sus relaciones con la asociación oficial de escritores rusos patentados ya no eran buenas. Así que Susana fue despistada: un día Pasternak estaba en su dacha, al siguiente en Siberia, al otro internado por hidrofobia en un castillo de los Cárpatos.
En otro tono, claro, el poeta explicaba con dulzura la razón de los desencuentros y autorizaba a Susana a publicar en Uruguay o Francia (primera edición en todo el mundo) la novela hoy famosa. Pero, siempre en mi labor de comisario, encontré otra carta. Era de una hermana del escritor y le suplicaba abandonar el proyecto porque su realización significaría la muerte civil de Pasternak en la U.R.S.S. o, simplemente, la muerte a la que todos podemos aspirar y que lograremos comportándonos con bondad y obediencia.
Por eso Zhivago permaneció enrejado tantos años. Y aunque no se crea, hablamos aún de Susana Soca, que prefirió archivar los originales de la obra.
Hay escritores que sufren mucho para dar remate a sus obras. Otros padecen del principio al fin y también sus lectores. El final de Susana Soca tiene cierta afinidad con su persona. Había ido a Francia, libre ahora de autodenominadas razas superiores, para pedir un sencillo milagro a Nuestra Señora de Lourdes. No se trataba directamente de ella sino de una persona enferma y querida.
De vuelta en París, se encontró con una vieja amiga que tenía un pasaje de regreso a Montevideo para el día miércoles en un avión alemán; el de Susana era para el jueves, en avión norteamericano. Susana fue impulsada al juego misterioso que todos jugamos, sin saberlo y tal vez en este preciso momento. Rogó y obtuvo el cambio de pasajes para llegar a su destino veinticuatro horas antes. Llegó a la costa de Brasil, donde el aparato aterrizó entre agua y tierra para terminar incendiado.
Cuando se confirmó la muerte —el cambio de pasajes había provocado confusiones y esperanzas— mucha gente rezó por su alma; otra prefirió comprar una botella y seleccionar blasfemias polvorientas. Hay testigos.
Tal vez por todo esto uno de mis mejores amigos le dedicó un libro con estas palabras: Para Susana Soca: Por ser la más desnuda forma de la piedad que he conocido; por su talento.

Mundo Hispánico, nº 333, Madrid, diciembre de 1975.

Juan Carlos Onetti.

Susana Soca (1906-1959) I

Susana Soca devant son portrait réalisé par Picasso. 1943. (André Ostier 1906 – 1994)

Susana Soca est née à Montevideo le 19 juillet 1906. C’est la fille unique de Francisco Soca, un médecin uruguayen très réputé et de Luisa Blanco Acevedo. Son père a soutenu sa thèse à Paris en 1888, sous le patronage de Charcot. Il a occupé jusqu’à sa mort en 1922 la chaire de médecine clinique de la faculté de Médecine de Montevideo.
Henri Michaux la rencontre en Argentine ou en Uruguay lors de son voyage en Amérique du Sud à l’automne 1936. Il en tombe amoureux et en a été sans doute aimé. Il écrit à Jean Paulhan: « Je suis amoureux / tu crois qu’elle m’aimera?? » Susana, catholique fervente, ne se décide pas à se séparer de sa mère. Michaux se lasse et repart vers Paris en janvier 1937. Sa présence est pourtant patente dans ses poèmes La Ralentie et Je vous écris d’un pays lointain.
Cette poétesse, éditrice et mécène uruguayenne s’installe à Paris en 1938 et y restera pendant toute la guerre. De 1938 à 1948, elle vit dans un grand hôtel parisien.
Proche de Paul Éluard, Valentine Hugo, Roger Caillois et d’autres écrivains, elle crée et dirige Les Cahiers de la Licorne (1947-1948).
À Montevideo, elle poursuit la revue sous le nom de Entregas de la Licorne (1953-1959). Elle organise dans sa ville la première grande exposition rétrospective de Nicolas de Staël.
Elle voyage en Russie et au Royaume-Uni pour récupérer des textes manuscrits de Boris Pasternak.
Pablo Picasso fait son portrait en hommage à la générosité qu’elle a déployée vis-à-vis des artistes espagnols réfugiés en France.
Elle publie Maurice Blanchot, Jules Supervielle, Pier Paolo Pasolini, Felisberto Hernández et un grand nombre d’intellectuels de l’époque.
Alors qu’elle rentre en Uruguay, le 11 janvier 1959, le vol de la Lufthansa dans lequel elle voyage glisse sur la piste de l’aéroport de Rio de Janeiro et prend feu. Elle disparaît à 52 ans.
Trois recueils de ses textes sont publiés après sa mort: En un país de la memoria (1959), Noche cerrada (1962) et Prosas de Susana Soca (1966).
Aimant les arts, Susana Soca avait constitué une importante pinacothèque avec des œuvres de Modigliani, Michaux, Chirico, Picasso, Nicolas de Staël, Monet et Soutine. Mais lors de sa mort son projet de fondation culturelle est resté oublié et sa collection dispersée.
Le numéro 16 de sa revue lui est consacré et de nombreux textes lui rendent hommage, dont Elle n’était pas d’ici d’Emil Cioran. Jorge Luis Borges lui a dédié en 1960 le sonnet Susana Soca. Juan Carlos Onetti lui a dédié son roman Juntacadáveres (1964) (Ramasse-Vioques, Gallimard,1986): «Para SUSANA SOCA: Por ser la mas desnuda forma de la piedad que he conocido, por su talento.»
Dans la localité de Soca, à une cinquantaine de kilomètres de Montevideo, se trouve la chapelle de la famille, dessinée par l’architecte catalan Antoni Bonet i Castellana (1913-1989) et construite en 1959-1960.
Depuis, quelques études lui ont été consacrées ainsi qu’une exposition, Susana Soca et sa constellation vues par Gisèle Freund, en 2006, à la Maison de l’Amérique Latine, et en 2007 à la Chapelle Soca.
La romancière uruguayenne Claudia Amengual a publié en 2012 sa biographie: Rara Avis. Vida y obra de Susana Soca, Montevideo, Prisa Ediciones,

Capilla de Soca (Antonio Bonet i Castellana ) 1959-60.

Jorge Luis Borges

Jorge Luis Borges (Alicia Damico).

Las cosas ( Jorge Luis Borges )

El bastón, las monedas, el llavero,
la dócil cerradura, las tardías
Notas que no leerán los pocos días
que me quedan, los naipes y el tablero,
un libro y en sus páginas la ajada
violeta, monumento de una tarde
sin duda inolvidable y ya olvidada,
el rojo espejo occidental en que arde
una ilusoria aurora. ¡cuántas cosas,
láminas, umbrales, atlas, copas, clavos,
nos sirven como tácitos esclavos,
ciegas y extrañamente sigilosas!
Durarán más allá de nuestro olvido;
no sabrán nunca que nos hemos ido.

Antología poética 1923-1977, 1981.

Les choses (Traduction Nestor Ibarra)

La canne, le stylo, la rame de papier,
La clef docile, le portefeuille, les vieilles
Notes que ne reliront pas le peu de veilles
Qui me restent, le jeu de cartes, l’échiquier,
Un vieux livre où se fripe au cœur de Millevoye
La violette, monument exténué
D’un soir inoubliable assez vite oublié,
La glace occidentale où rutile et flamboie
Une illusoire aurore… Ô combien, ô combien
De choses, atlas, clous, tasses, limes, lunettes,
Portes, nous servant en esclaves et sans rien
Dire ni voir, toujours étrangement discrètes !
Elles vont persister au-delà des oublis ;
Elles ne sauront pas que nous sommes partis.

Eloge de l’ombre 1967-1969  in L’or des tigres 1976. Poésie Gallimard n°411. 2005. Mis en vers français par Nestor Ibarra.

Cette mise en vers français de Nestor Ibarra me laisse perplexe. L’évocation du poète Charles-Louis Millevoye (1782-1816) me paraît pour le moins curieuse.

Millevoye est né en 1782 à Abbeville, France. Durant son enfance, sa fragilité extrême inquiète ses parents qui l’entourent particulièrement. Si son état de santé n’est pas aussi stable que celui des autres garçons de son âge, il développe très rapidement ses facultés intellectuelles et dépasse ses condisciples. Sous l’influence de son professeur Collenot, il se consacre très tôt à la littérature.

Il tombe amoureux d’une jeune fille dont le père ne veut pas qu’elle l’épouse. Il « aimait mieux voir sa fille morte que femme d’un homme de lettres. »  Désespérée, elle tombe malade et meurt peu de temps après. Millevoye ne s’est jamais remis de cette mort qui apparaît dans un certain nombre de ses poèmes regroupés sous le titre d’Élégies.

De son vivant, ses œuvres sont couronnées par plusieurs prix et distinctions dont le Grand Prix des Jeux Floraux décerné par l’Académie de Toulouse pour son poème le plus célèbre, « La chute des feuilles ». En 1807, Napoléon lui commande même un poème sur ses campagnes d’Italie. Il est pensionné impérial.

Il est considéré comme un des précurseurs du romantisme français. Il meurt en 1815 à l’âge de trente-trois ans des suites d’une chute de cheval. La cécité l’avait empêché de retravailler ses Œuvres complètes.

Les héritières (Marcello Martinessi)

Vu dimanche 6 janvier au studio Saint-André-des-Arts, Paris VI.

Les héritières (Las herederas). 97’. Réal. et scén.: Marcello Martinessi. Dir.photo.: Luis Armando Ortega. Int: Ana Brun (Chela), Margarita Irun (Chiquita), Ana Ivanova (Andy), Nilda González (Pati), María Martins (Pituca), Alicia Guerra (Carmela).

Chela et Chiquita, la soixantaine, forment un vieux couple qui survit malgré les outrages, l’usure du temps et une vie morne et monotone. Ces deux dames distinguées de la bonne société du Paraguay ont vécu jusque-là de leurs rentes. Mais elles ont dilapidé leur héritage familial et bradent maintenant leurs dernières possessions: les meubles, le piano, l’argenterie. Chiquita est envoyée en prison pour dettes envers sa banque qui l’accuse de fraude. Leur maison, de style colonial, sombre, métaphore d’un pays, d’une classe sociale, se vide et se délabre. Chela, mauvaise conductrice et dépourvu de permis, s’improvise chauffeuse de taxi pour ses vieilles voisines riches. Elle les conduit dans la ville et même sur l’autoroute. Enfin, elle sort de son cocon étouffant. Elle se rapproche d’Angy, une femme beaucoup plus jeune qui lui parle de ses amants. En l’absence de Chiquita, elle se libère des lourdes traditions qui pesaient sur ses épaules.

Un film du Paraguay, c’est un événement en France. Un pays qui a connu 35 ans de dictature sous la présidence du Général Alfredo Stroessner de 1954 à 1989. et dont on ne connaît rien chez nous. C’est pourtant 7 025 763 habitants et 406 752 km².

Ce film n’est pas un drame malgré les premières séquences sombres et lentes. On voit Chela dépressive, apathique, grincheuse, raciste. L’univers carcéral n’est pas montré de manière outancière, sauf dans deux brefs épisodes. Les bourgeoises de ce pays vivent elles dans une prison. Ces dames sortent peu, eles se méfient même des taxis qui pourraient les voler. Le metteur en scène n’insiste pas pourtant sur les dangers possibles dans la ville d’Asunción. Chela prend une fois un verre seule en plein air. Les hommes, qui dans tout le film ne sont que des silhouettes, ne la dérangent nullement.

Marcello Martinessi est habile dans sa mise en scène. Il évite les facilités, utilise les ellipses. On arrive même à la fin à s’attacher à cette femme mûre qui a été belle. Ce n’est qu’une vieille enfant lunaire, presque muette qui n’a jamais rien fait de sa vie. Elle peint un peu, a dû jouer du piano autrefois. Même si ce film est centré sur des femmes et un milieu social particulier, ce récit a un aspect universel, tchékhovien. Le metteur en scène joue sur les sous-entendus, les petites touches L’homosexualité n’est jamais montré comme un problème. C’est même secondaire dans l’intrigue. Les personnages évoluent tout au long du film. On s’en rend bien compte par exemple dans les relations entre Chela et et Pati, la bonne. Le point de vue du cinéaste est lucide, mais compréhensif et affectueux.

Marcelo Martinessi, né en 1973, a dirigé la télévision publique de son pays lors de la présidence progressiste de Fernando Lugo de 2008 à 2012. Avant ce film, il n’avait dirigé que trois courts-métrages. Ses références cinématographiques sont Fassbinder, Almodóvar, Cassavetes. Il réussit bien à faire le portrait de son pays et d’un société qui semble sortir des ténèbres.

Ana Brun, Margarita Irun, Ana Ivanova et Nilda González sont toutes les quatre excellentes dans le film. Ana Brun (Prix d’interprétation à la Berlinale) n’est pas une actrice professionnelle. C’est une avocate qui a été engagée dans la lutte contre la dictature.

http://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=19577039&cfilm=261839.html

José Emilio Pacheco (1939-2014)

José Emilio Pacheco.

Alta traición 

No amo mi Patria. Su fulgor abstracto
es inasible.
Pero (aunque suene mal) daría la vida
por diez lugares suyos, cierta gente,
puertos, bosques de pinos, fortalezas,
una ciudad deshecha, gris, monstruosa,
varias figuras de su historia,
montañas
(y tres o cuatro ríos).

No me preguntes cómo pasa el tiempo, 1969

Haute Trahison

Je n’aime pas ma Patrie. Sa splendeur abstraite
est insaisissable.
Mais (même si cela sonne faux) je donnerais ma vie
pour dix de ses endroits, certaines personnes,
des ports, des forêts de pins, des forteresses,
une ville brisée, grise, monstrueuse,
plusieurs figures de son histoire,
des montagnes
(et trois ou quatre rivières).

Ne me demande pas comment passe le temps.

José Emilio Pacheco est né 30 juin 1939 à Mexico. Il est décédé 6 janvier 2014 dans cette même ville à 74 ans. C’est un écrivain, poète, essayiste et traducteur mexicain ainsi qu’un scénariste de cinéma.
José Emilio Pacheco a étudié le droit et la littérature à l’université nationale autonome du Mexique, mais il en est sorti sans avoir obtenu de diplôme. Il a travaillé dans de nombreux journaux et revues littéraires. Il fait partie de ce que l’on appelle la Génération littéraire mexicaine des années 50 (Generación de los Años Cincuenta o del Medio Siglo) avec Juan García Ponce, Sergio Pitol, Carlos Monsiváis ou Salvador Elizondo. Dans les années 1960, il se fait connaître par des recueils de poèmes comme Los elementos de la noche, ainsi que par ses nouvelles et ses romans.
Il a enseigné dans de nombreuses universités au Mexique, aux Etats-Unis, au Canada, en Angleterre et a dirigé la Bibliothèque Universitaire de l’ Université nationale autonome du Mexique (UNAM).
Il a reçu en 2009 le Prix Reina Sofía de poésie ibéro-américaine et le prix Cervantes, le plus prestigieux du monde hispanique.
Ses ouvrages ont été traduits en plusieurs langues. Il a lui-même traduit en espagnol des œuvres d’auteurs aussi différents que Samuel Beckett, T.S. Eliot, Oscar Wilde, Tennessee Williams, Ernest Hemingway, Truman Capote, Victor Hugo et Marcel Schwob.

Œuvre poétique
1963 Los elementos de la noche (1958-1962). En français, Les éléments de la nuit, La Différence.
1966 El reposo del fuego (1963-1964).
La arena errante. Le sable errant. 1998.
1970 No me preguntes cómo pasa el tiempo. (1964-1968). Premio Nacional de Poesía de México. En français, Ne me demande pas comment passe le temps.
             El silencio de la luna
1973 Irás y no volverás.(1969-1972) En français, 1991 Le passé est un aquarium, La Différence.
1976 Islas a la deriva. (1973-1975)
1979 Desde entonces. (1975-1978)
1983 Los trabajos del mar. (1979-1983)
1987 Miro la tierra. (1984-1986)
1990 Ciudad de la memoria. (1986-1989)
1994 El silencio de la luna. (1985-1996)
1999 La arena errante. (1992-1998)
2000 Siglo pasado (Desenlace). (1999-2000)
2009 Tarde o temprano (Poemas 1958-2009) (2009; poesía completa, Fondo de Cultura Económica). En français, Tôt ou tard.
2009 Como la lluvia (2001-2009).
2009 La edad de las tinieblas (2009). Cincuenta poemas en prosa.
2012 El espejo de los ecos (Taller de comunicación gráfica)

Œuvre narrative
1963-1969 El viento distante. Nouvelles. En français, 1991 La lune décapitée. La Différence.
1967 Morirás lejos.  Roman.En français, Tu mourras ailleurs.La Différence 1991.
1972 El principio del placer. Premio Villaurrutia 1973. Nouvelles
1981 Las batallas en el desierto.  Roman. En français, 1987 Batailles dans le désert. La Différence.
1990 La sangre de Medusa y otros cuentos marginales (relatos reunidos de entre 1956 y 1984)
1992: Tarde de agosto.

J’ai relu ce grand auteur mexicain lors de mon voyage récent dans son pays.  Trois livres trouvés dans la magnifique ville coloniale de Puebla: El principio del placer; Las batallas en el desierto; La sangre de Medusa y otros cuentos marginales.

Puebla, Barrio del Artista.

Miguel de Cervantes

Portrait imaginaire de Miguel de Cervantes.

L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, Livre 2 ( Traduction Viardot 1836-37)
“—Así es verdad —replicó don Quijote—, porque no fuera acertado que los atavíos de la comedia fueran finos, sino fingidos y aparentes, como lo es la mesma comedia, con la cual quiero, Sancho, que estés bien, teniéndola en tu gracia, y por el mismo consiguiente a los que las representan y a los que las componen, porque todos son instrumentos de hacer un gran bien a la república, poniéndonos un espejo a cada paso delante, donde se veen al vivo las acciones de la vida humana, y ninguna comparación hay que más al vivo nos represente lo que somos y lo que habemos de ser como la comedia y los comediantes; si no, dime: ¿no has visto tú representar alguna comedia adonde se introducen reyes, emperadores y pontífices, caballeros, damas y otros diversos personajes? Uno hace el rufián, otro el embustero, este el mercader, aquel el soldado, otro el simple discreto, otro el enamorado simple; y acabada la comedia y desnudándose de los vestidos della, quedan todos los recitantes iguales.
—Sí he visto —respondió Sancho.
—Pues lo mesmo —dijo don Quijote— acontece en la comedia y trato deste mundo, donde unos hacen los emperadores, otros los pontífices, y finalmente todas cuantas figuras se pueden introducir en una comedia; pero en llegando al fin, que es cuando se acaba la vida, a todos les quita la muerte las ropas que los diferenciaban, y quedan iguales en la sepultura.
—Brava comparación —dijo Sancho—, aunque no tan nueva, que yo no la haya oído muchas y diversas veces, como aquella del juego del ajedrez, que mientras dura el juego cada pieza tiene su particular oficio, y en acabándose el juego todas se mezclan, juntan y barajan, y dan con ellas en una bolsa, que es como dar con la vida en la sepultura.”

« Cela est vrai, répliqua Don Quichotte, car il ne conviendrait pas que les ajustements de la comédie fussent de fine matière; ils doivent être, comme elle-même, simulés et de simple apparence. Quant à la comédie, je veux, Sancho, que tu la prennes en affection, ainsi que ceux qui représentent les pièces, et ceux qui les composent: car ils servent tous grandement au bien de la république, en nous offrant à chaque pas un miroir où se voient au naturel les actions de la vie humaine. Aucune comparaison ne saurait en effet nous retracer plus au vif ce que nous sommes et ce que nous devrions être, que la comédie et les comédiens. Sinon, dis-moi, n’as-tu pas vu jouer quelque pièce où l’on introduit des rois, des empereurs, des pontifes, des chevaliers, des dames, et d’autres personnages divers: l’un fait le fanfaron, l’autre le trompeur, celui-ci le soldat, celui-là le marchand, cet autre le benêt sensé, cet autre encore l’amoureux benêt; et quand la comédie finit, quand ils quittent leurs costumes, tous les acteurs redeviennent égaux dans les coulisses.
– Oui, j’ai vu cela, répondit Sancho. – Eh bien, reprit Don Quichotte, la même chose arrive dans la comédie de ce monde, où les uns font les empereurs, d’autres les pontifes, et finalement autant de personnages qu’on en peut introduire dans une comédie. Mais quand ils arrivent à la fin de la pièce, c’est-à-dire quand la vie finit, la mort leur ôte à tous les oripeaux qui faisaient leur différence, et tous redeviennent égaux dans la sépulture.
— Fameuse comparaison! s’écria Sancho, quoique pas si nouvelle que je ne l’aie entendu faire des fois, comme cette autre du jeu des échecs: tant que le jeu dure, chaque pièce a sa destination particulière; mais quand il finit, on les mêle, on les secoue, on les bouleverse et on les jette enfin dans une bourse, ce qui est comme si on les jetait de la vie dans la sépulture.»

Don Quichotte et la mule morte. 1867. Paris, Orsay.

Merci Manuel de m’avoir rappelé ce texte.

Philippe Jaccottet

Philippe Jaccottet.

L’ignorant

Plus je vieillis et plus je croîs en ignorance,
plus j’ai vécu, moins je possède et moins je règne.
Tout ce que j’ai, c’est un espace tour à tour
enneigé ou brillant, mais jamais habité.
Où est le donateur, le guide, le gardien?
Je me tiens dans ma chambre et d’abord je me tais
(le silence entre en serviteur mettre un peu d’ordre),
et j’attends qu’un à un les mensonges s’écartent:
que reste-t-il ? que reste-t-il à ce mourant
qui l’empêche si bien de mourir? Quelle force
le fait encor parler entre ses quatre murs?
Pourrais-je le savoir, moi l’ignare et l’inquiet?
Mais je l’entends vraiment qui parle, et sa parole
pénètre avec le jour, encore que bien vague:

«Comme le feu, l’amour n’établit sa clarté
que sur la faute et la beauté des bois en cendres… »

(L’ignorant 1952-1956, Editions Gallimard, 1957)

Albert Camus

Autres citations tirées d’Actuelles. Deux réponses à Emmanuel d’Astier de la Vigerie.

Première réponse Caliban n°16. Mai 1948.

«Il me semblait, et il me semble toujours, qu’on ne peut pas être du côté des camps de concentration. J’ai compris alors que je détestais moins la violence, que les institutions de la violence.»

«Nous sommes au temps des hurlements et un homme qui refuse cette ivresse facile fait figure de résigné. J’ai le malheur de ne pas aimer les parades, civiles ou militaires. Laissez-moi vous dire cependant, sans élever le ton, que la vraie résignation conduit à l’aveugle orthodoxie et le désespoir aux philosophies de la violence. C’est assez vous dire que je ne me résignerai jamais à rien de ce à quoi vous avez déjà consenti.»

«…Je n’ai pas appris la liberté dans Marx. Il est vrai: je l’ai apprise dans la misère.

«…Et je continue de penser qu’on ne combat pas le mauvais par le pire, mais par le moins mauvais.»

Deuxième réponse La Gauche. Octobre 1948.

«On n’a pas le mérite de sa naissance, on a celui de ses actions. Mais il faut savoir se taire sur elles pour que le mérite soit entier.»

«Mon rôle, je le reconnais, n’est pas de transformer le monde, ni l’homme: je n’ai pas assez de vertu ni de lumières pour cela. Mais il est, peut-être, de servir à ma place les quelques valeurs sans lesquelles un monde, même transformé, ne vaut pas la peine d’être vécu, sans lesquelles un homme, même nouveau, ne vaudra pas d’être respecté. C’est là ce que je veux vous dire avant de vous quitter: vous ne pouvez pas vous passer de ces valeurs, et vous les retrouverez, croyant les recréer. On ne vit pas que de lutte et de haine. On ne meurt pas toujours les armes à la main. Il y a l’histoire et il y a autre chose, le simple bonheur, la passion des êtres, la beauté naturelle. Ce sons aussi des racines, que l’histoire ignore, et l’Europe parce qu’elles les a perdues, est aujourd’hui un désert. »

Répétitions au théâtre Antoine de la pièce Les possédés. Mise en scène par Albert Camus (Jack Garofalo).

Rainer Maria Rilke (1875-1926)

Portrait de Rainer Maria Rilke. 1906.Brême, Musée Paula Modersohn-Becker.

«Je crois que je devrais commencer à travailler un peu, à présent que j’apprends à voir. J’ai vingt-huit ans et il n’est pour ainsi dire rien arrivé. Reprenons: j’ai écrit une étude sur Carpaccio qui est mauvaise, un drame intitulé Mariage qui veut démontrer une thèse fausse par des moyens équivoques, et des vers. Oui, mais des vers signifient si peu de chose quand on les a écrit jeune! On devrait attendre et butiner toute une vie durant, si possible une longue vie durant; et puis enfin, très tard, peut-être saurait-on écrire les dix lignes qui seraient bonnes. Car les vers ne sont pas, comme certains croient, des sentiments (on les a toujours assez tôt), ce sont des expériences. Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s’ouvrant le matin. Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des régions inconnues, à des rencontres inattendues, à des départs que l’on voyait longtemps approcher, à des jours d’enfance dont le mystère ne s’est pas encore éclairci, à ses parents qu’il fallait qu’on froissât lorsqu’ils vous apportaient une joie et qu’on ne la comprenait pas (c’était une joie faite pour un autre), à des maladies d’enfance qui commençaient si singulièrement, par tant de profondes et graves transformations, à des jours passés dans des chambres calmes et contenues, à des matins au bord de la mer, à la mer elle-même, à des mers, à des nuits de voyage qui frémissaient très haut et volaient avec toutes les étoiles – et il ne suffit même pas de savoir penser à tout cela. Il faut avoir des souvenirs de beaucoup de nuits d’amour, dont aucune ne ressemblait à l’autre, de cris de femmes hurlant en mal d’enfant, et de légères, de blanches, de dormantes accouchées qui se refermaient. Il faut encore avoir été auprès de mourants, être resté assis auprès de morts, dans la chambre, avec la fenêtre ouverte et les bruits qui venaient par à-coups. Et il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les souvenirs ne sont pas encore cela. Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers.»

Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, 1910. (Traduction de Maurice Betz Paris, Émile-Paul frères, 1926 ; réédition aux éditions Points Seuil, 1980)

Ce texte a souvent été récité par Laurent Terzieff.

Entre août 1902 et juin 1903, Rilke séjourne pour la première fois à Paris pour y rédiger une monographie de Rodin. Il témoigne d’une grande admiration pour la méthode de travail du sculpteur, dont il rapporte une phrase célèbre dans une lettre à Clara Westhoff, sa femme : « […] il faut travailler, rien que travailler. Et il faut avoir patience ! » Cette période est également marquée par l’angoisse et un sentiment d’oppression que Rilke ressent au contact de Paris, entre autres à la vue des hôpitaux et de la misère. Il traduira ces impressions dans Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, qu’il commence à écrire quelques années plus tard (en 1904 et qu’il achèvera en 1910). Cette œuvre est considérée, aussi bien en raison de sa forme que de ses thèmes, comme le premier roman moderne de langue allemande.

Paris, Rue Toullier n°5. Plaque Rainer Maria Rilke.