Federico García Lorca – Poète à New York II

Valderrubio (Granada). Maison où est né Federico García Lorca le 5 juin 1898.

J’avais déjà publié le 3 février 2018 New York (Oficina y denuncia).

http://www.lesvraisvoyageurs.com/tag/federico-garcia-lorca/page/3/

J’ajoute aujourd’hui la traduction française de Pierre Darmangeat (1909-2004) qui fut Inspecteur Général d’Espagnol.

NEW YORK Officine et dénonciation

       Á Fernando Vela

Sous les multiplications
il y a une goutte de sang de canard.
Sous les divisions
Il y a une goutte de sang de marin.
Sous les additions, un fleuve de sang tendre ;
un fleuve qui avance en chantant
par les chambres des faubourgs,
qui est argent, ciment ou brise
dans l’aube menteuse de New York.
Les montagnes existent, je le sais.
Et les lunettes pour la science,
je le sais. Mais je ne suis pas venu voir le ciel.
Je suis venu voir le sang trouble,
le sang qui porte les machines aux cataractes
et l’esprit à la langue du cobra.
Tous les jours on tue à New York
quatre millions de canards,
Cinq millions de porcs,
deux mille pigeons pour le plaisir des agonisants,
un million de vaches,
un million d’agneaux
et deux millions de coqs
qui font voler les cieux en éclats.
Mieux vaut sangloter en aiguisant son couteau
ou assassiner les chiens dans les hallucinantes chasses à courre,
que résister dans le petit jour
aux interminables trains de lait,
aux interminables trains de sang
et aux trains de roses aux mains liées
par les marchands de parfums.
Les canards et les pigeons,
les porcs et les agneaux
mettent leurs gouttes de sang
sous les multiplications ;
et les terribles hurlements des vaches étripées
emplissent de douleur la vallée
où l’Hudson s’enivre d’huile.
Je dénonce tous ceux
qui ignorent l’autre moitié,
la moitié non rachetable
qui élève ses montagnes de ciment
où battent les coeurs
des humbles animaux qu’on oublie
et où nous tomberons tous
à la dernière fête des tarières
Je vous crache au visage.
L’autre moitié m’écoute,
dévorant, chantant, volant dans sa pureté
comme les enfants des conciergeries
qui portent de fragiles baguettes
dans les trous où s’oxydent
les antennes des insectes.
Ce n’est pas l’enfer, c’est la rue.
Ce n’est pas la mort, c’est la boutique de fruits.
Il y a un monde de fleuves brisés et de distances insaisissables
dans la petite patte de ce chat, cassée par l’automobile,
et j’entends le chant du lombric
dans le coeur de maintes fillettes.
Oxyde, ferment, terre secouée.
Terre toi-même qui nages dans les nombres de l’officine.
Que vais-je faire : mettre en ordre les paysages ?
Mettre en ordre les amours qui sont ensuite photographies,
qui sont ensuite morceaux de bois et bouffées de sang ?
Non, non ; je dénonce,
je dénonce la conjuration
de ces officines désertes
qui n’annoncent pas à la radio les agonies,
qui effacent les programmes de la forêt,
et je m’offre à être mangé par les vaches étripées
quand leurs cris emplissent la vallée
où l’Hudson s’enivre d’huile.

Poète à New York. Traduction Pierre Darmangeat. Collection NRF Poésie/Gallimard n° 30 , 1968.

Ce poème a été publié pour la première fois en 1931 dans la Revista de Occidente (XXXI, enero, págs.25-28). Cette revue culturelle et scientifique espagnole a été fondée en 1923 par le philosophe José Ortega y Gasset,

Merienda. 1927.

Federico García Lorca – Poète à New York I

Federico García Lorca (Alfonso Sánchez Portela ), 1930.

Fable et ronde des trois amis

Henri,
Émile,
Laurent.
Tous trois étaient glacés.
Henri par le monde des lits,
Émile par le monde des yeux et les blessures des mains,
Laurent par le monde des universités sans toits.

Laurent,
Henri,
Émile.
Tous trois étaient brûlés.
Laurent par le monde des feuilles et les boules de billard,
Émile par le monde du sang et les épingles blanches,
Henri par le monde des morts et les journaux abandonnés.

Laurent,
Henri,
Émile.
Tous trois étaient enterrés.
Laurent dans un sein de Flore,
Émile dans l’inerte genièvre oublié au fond du verre,
Henri dans la fourmi, dans la mer et dans les yeux vides des oiseaux.

Laurent,
Henri,
Émile.
Tous trois furent dans mes mains
trois montagnes chinoises,
trois ombres de cheval,
trois paysages de neige et une cabane de lis
parmi les pigeonniers où la lune devient plate sous le coq.

L’un
puis l’autre,
puis l’autre.
Tous trois étaient momifiés,
avec les mouches de l’hiver,
avec les encriers où urine le chien et que méprise le chardon,
avec la brise qui glace le coeur de toutes les mères,
par les blancs décombres de Jupiter où les ivrognes mangent la mort à leur goûter.

Trois
puis deux
puis un.
Je les ai vus se perdre en pleurant et chantant
dans un œuf de poule,
dans la nuit qui montrait son squelette de tabac,
dans ma douleur pleine de visages et de poignantes esquilles de lune,
dans ma joie de roues dentées et de fouets,
dans ma poitrine troublée par les colombes,
dans ma mort déserte avec un seul promeneur égaré.

J’avais tué la cinquième lune
et à l’eau des fontaines buvaient les éventails et les applaudissements.
Le lait tiède emprisonné des nouvelles accouchées
agitait les roses d’une longue douleur blanche,
Henri,
Émile,
Laurent.
Diane est dure,
mais elle a parfois les seins embrumés.
La pierre blanche peut battre dans le sang du cerf
et le cerf peut rêver par les yeux d’un cheval.

Quand s’écroulèrent les formes pures
sous le cri-cri des marguerites,
je compris que l’on m’avait assassiné.
On courut les cafés, les cimetières, les églises,
on ouvrit les tonneaux et les armoires,
on brisa trois squelettes pour arracher leurs dents en or.
On ne me trouva plus.
On ne me trouva plus ?
Non. On ne me trouva plus.
Mais on sut que la sixième lune s’enfuit vers les sources du torrent,
et que la mer se rappela, soudain !
les noms de tous ses noyés

Poète à New York. Traduction : Pierre Darmangeat. Collection NRF Poésie/Gallimard n° 30, 1968.

Ce poème n’a pas été publié du vivant du poète. Un manuscrit est conservé à la Fondation García Lorca de Grenade. Plusieurs titres ont été barrés : Primera fábula para los muertos, Fábula de los tres amigos, Fábula de la amistad y Pasillo. Le poète exprime dans une danse macabre funèbre sa frustration qui est due à l’amour perdu et à la douleur qu’il ressent. Dans le manuscrit figure l’exclamation «¡Ho Federico!» qu’il a enlevé par la suite de même que les autres références à son nom tout au long du recueil. La dernière strophe est saisissante. Son voyage à New York, du 25 juin 1929 au 4 mars 1930, a été provoqué par sa rupture avec le jeune sculpteur Emilio Aladrén (1906-1944). Déprimé, il se sentait aussi trahi par ses anciens amis de la Residencia de Estudiantes, Salvador Dalí y Luis Buñuel. Le film Un perro andaluz (Un chien andalou) était sorti le 6 juin 1929 au Studio des Ursulines à Paris et fut projeté dans le même cinéma pendant les neuf mois suivants.

Autorretrato para Poeta en Nueva York. 1929-30.

Fábula y rueda de los tres amigos

Enrique,
Emilio,
Lorenzo.
Estaban los tres helados.
Enrique por el mundo de las camas,
Emilio por el mundo de los ojos y las heridas de las manos,
Lorenzo por el mundo de las universidades sin tejados.

Lorenzo,
Emilio,
Enrique.
Estaban los tres quemados.
Lorenzo por el mundo de las hojas y las bolas de billar,
Emilio por el mundo de la sangre y los alfileres blancos,
Enrique por el mundo de los muertos y los periódicos abandonados.

Lorenzo,
Emilio,
Enrique.
Estaban los tres enterrados.
Lorenzo en un seno de Flora,
Emilio en la, yerta ginebra que se olvida en el vaso,
Enrique en la hormiga, en el mar y en los ojos vacíos de los pájaros.

Lorenzo,
Emilio,
Enrique.
Fueron los tres en mis manos
tres montañas chinas,
tres sombras de caballo,
tres paisajes de nieve y una cabaña de azucenas
por los palomares donde la luna se pone plana bajo el gallo.

Uno
y uno
y uno.
Estaban los tres momificados,
con las moscas del invierno,
con los tinteros que orina el perro y desprecia el vilano,
con la brisa que hiela el corazón de todas las madres,
por los blancos derribos de Júpiter donde meriendan muerte los borrachos.

Tres
y dos
y uno.
Los vi perderse llorando y cantando
por un huevo de gallina,
por la noche que enseñaba su esqueleto de tabaco,
por mi dolor lleno de rostros y punzantes esquirlas de luna,
por mi alegría de ruedas dentadas y látigos,
por mi pecho turbado por las palomas,
por mi muerte desierta con un solo paseante equivocado.

Yo había matado la quinta luna
y bebían agua por las fuentes los abanicos y los aplausos.
Tibia leche encerrada de las recién paridas
agitaba las rosas con un largo dolor blanco.
Enrique,
Emilio,
Lorenzo.
Diana es dura,
pero a veces tiene los pechos nublados.
Puede la piedra blanca latir en la sangre del ciervo
y el ciervo puede soñar por los ojos de un caballo.

Cuando se hundieron las formas puras
bajo el cri cri de las margaritas,
comprendí que me habían asesinado.
Recorrieron los cafés y los cementerios y las iglesias.
Abrieron los toneles y los armarios.
Destrozaron tres esqueletos para arrancar sus dientes de oro.
Ya no me encontraron.
¿No me encontraron?
No. No me encontraron.
Pero se supo que la sexta luna huyó torrente arriba,
y que el mar recordó ¡de pronto!
los nombres de todos sus ahogados.

Poeta en Nueva York, 1929-1930. Publié en 1940.

Poète à New York. 1948. Paris, Guy Levis-Mano.

Federico García Lorca

Federico García Lorca.

Éste es el prólogo

Dejaría en este libro
toda mi alma.
Este libro que ha visto
conmigo los paisajes
y vivido horas santas.

¡Qué pena de los libros
que nos llenan las manos
de rosas y de estrellas
y lentamente pasan!

¡Qué tristeza tan honda
es mirar los retablos
de dolores y penas
que un corazón levanta!

Ver pasar los espectros
de vidas que se borran,
ver al hombre desnudo
en Pegaso sin alas,

ver la vida y la muerte,
la síntesis del mundo,
que en espacios profundos
se miran y se abrazan.

Un libro de poesías
es el otoño muerto:
los versos son las hojas
negras en tierras blancas.

Y la voz que los lee
es el soplo del viento
que los hunde en los pechos,
-entrañables distancias-.

El poeta es un árbol
con frutos de tristeza
y con hojas marchitas
de llorar lo que ama.

El poeta es el médium
de la Naturaleza
que explica su grandeza
por medio de palabras.

El poeta comprende
todo lo incomprensible,
y a cosas que se odian,
él, amigas las llama.

Sabe que los senderos
son todos imposibles,
y por eso de noche
va por ellos en calma.

En los libros de versos,
entre rosas de sangre,
van desfilando las tristes
y eternas caravanas

que hicieron al poeta
cuando llora en las tardes,
rodeado y ceñido
por sus propios fantasmas.

Poesía es amargura,
miel celeste que mana
de un panal invisible
que fabrican las almas.

Poesía es lo imposible
hecho posible. Arpa
que tiene en vez de cuerdas
corazones y llamas.

Poesía es la vida
que cruzamos con ansia
esperando al que lleva
sin rumbo nuestra barca.

Libros dulces de versos
son los astros que pasan
por el silencio mudo
al reino de la Nada,
escribiendo en el cielo
sus estrofas de plata.

¡Oh, qué penas tan hondas
y nunca remediadas,
las voces dolorosas
que los poetas cantan!

Dejaría en el libro
este toda mi alma…

Asquerosa (luego Valderrubio) , 7 de agosto de 1918.
Otros poemas sueltos.

Il s’agit du premier manifeste poétique de Federico García Lorca. Il l’a rédigé en 1918 et se considère écrivain et poète depuis peu. En 1944, Antonio Gallego Morell a publié ce texte dans la revue La Estafeta Literaria (n.º 16). Federico l’ avait écrit sur un exemplaire des Poesías Completas d’Antonio Machado (Ediciones de la Residencia de Estudiantes) qu’il avair remis à Antonio Gallego Burín (1895-1961), son ami d’alors. Celui-ci sera maire de Grenade et gouverneur civil de la province sous le franquisme. Cette version du texte est celle des Oeuvres complètes, publiées par Aguilar en 1968. Une autre version, légèrement différente, se trouve dans les archives de la famille du poète. Celui-ci avait l’habitude de recopier plusieurs fois ses poèmes.

Federico García Lorca ne portait pas dans son coeur la bourgeoisie rance de sa ville.

«Diálogo con García Lorca». 10 de junio de 1936. Diario El Sol. Encuentro entre el periodista , pintor, dibujante y caricaturista catalán Luis Bagaría i Bou (1882-1940). y Federico García Lorca.

“¿Tú crees que fue un momento acertado devolver las llaves de tu tierra granadina?

Fue un momento malísimo aunque digan lo contrario en las escuelas. Se perdieron una civilización admirable, una poesía, una astronomía, una arquitectura y una delicadeza únicas en el mundo para dar paso a una ciudad pobre, acobardada; a una “tierra del chavico”, donde se agita actualmente la peor burguesía de España.”

Federico García Lorca – Tica

Retrato de Federico García Lorca en la Huerta de San Vicente (Gregorio Toledo) 1932.

Un poème peu connu de Federico García Lorca…

Cautiva

Por las ramas
indecisas
iba una doncella
que era la vida.
Por las ramas
indecisas.
Con un espejito
reflejaba el día
que era un resplandor
de su frente limpia.
Por las ramas
indecisas.
Sobre las tinieblas
andaba perdida,
llorando rocío,
del tiempo cautiva.
Por las ramas
indecisas.

(Poème isolé)

Captive

Par les branches
indécises
allait une demoiselle
qui était la vie.
Par les branches
Indécises.
À son petit miroir
se reflétait le jour
qui était la splendeur
de son front pur.
Par les branches
indécises.
Sur les ténèbres
elle allait perdue,
versant des pleurs de rosée,
captive du temps.
Par les branches
indécises.

Poésies IV. Suites. Sonnets de l’amour obscur. Gallimard, 1984. Traduction André Belamich.

Vicenta (Tica) Fernández-Montesinos .

Vicenta (TICA) FERNÁNDEZ-MONTESINOS GARCÍA est née à Grenade en décembre 1930. Elle vient d’avoir 90 ans il y a quelques jours.

C’est la fille aînée de Manuel Fernández-Montesinos Lustau, médecin et maire socialiste de Grenade en 1935, fusillé le 16 août 1936 contre les murs du cimetière de Grenade, et de Concha García Lorca, la sœur de Federico García Lorca.

Elle eut une petite enfance heureuse dans la maison de campagne de la famille, la Huerta de San Vicente. Mais, elle souffrit d’une très forte otite qui la laissa partiellement sourde. Son l’oncle Federico l’adorait. Il la faisait rire, lui apprit à chanter et à danser. «Fui para tío Federico la hija que no tendría.» dit-elle.

Le mois d’août 1936 bouleversa la vie de cette famille aisée de la Vega de Grenade. Elle avait cinq ans et sept mois quand les fascistes assassinèrent son père et son oncle.

Ses grands-parents et sa mère durent s’exiler à New York. Ils y arrivèrent le 30 juillet 1940. Quand il partit de Bilbao à bord du Marqués de Comillas, son grand-père Federico García Rodríguez dit: “No quiero volver a ver este jodío país en mi vida”. Il mourut le 15 septembre 1945 à 86 ans.

Tica fit des études de philologie anglaise dans de prestigieux établissements libéraux des États-Unis et revint en 1952 à Madrid. Elle travailla pour la maison d’édition Aguilar qui employaient de nombreux anciens républicains. Elle se maria avec le peintre de Séville Antonio de Casas puis divorça, eut deux fils (Miguel, Claudio) et sept petits-enfants.

En 2011, elle a publié ses souvenirs Notas deshilvanadas de una niña que perdió la guerra (Comares) et en 2017 la suite El sonido del agua en las acequias (Dauro) .

Federico García Lorca

Santoña (Cantabria). Buste de Federico García Lorca.

Federico García Lorca. Une colombe si cruelle poèmes en prose et autres textes. Edition établie, traduite de l’espagnol et postfacée par Carole Fillière, préface de Zoraida Carandell, Editions Bruno Doucey «Soleil noir», 144 pp, 16 €.

Philippe Lançon a parlé de ce livre dans Libération le 6 novembre 2020.

“FEDERICO GARCÍA LORCA, VERTIGES VERTICAUX DU POÈTE ESPAGNOL ASSASSINÉ.”

https://next.liberation.fr/livres/2020/11/06/federico-garcia-lorca-vertiges-verticaux-du-poete-espagnol-assassine_1804854

Il s’agit d’une petite anthologie de textes parfois inédits en français et souvent méconnus. D’autres se trouvent dans le tome I de la Pléiade des Oeuvres complètes de Federico García Lorca. Philippe Lançon trouve les traductions datées. J’ai relu certains de ces poèmes et jeté un coup d’oeil sur les traductions.

En el jardín de las toronjas de luna

PRÓLOGO
« (…) Asy como la sombra nuestra vida se va, que nunca más torna nyn de nos tornará.»
Pero López de Ayala, Consejos morales.

Me he despedido de los amigos que más quiero para emprender un corto pero dramático viaje. Sobre un espejo de plata encuentro, mucho antes de que amanezca, el maletín con la ropa que debo usar en la extraña tierra a que me dirijo.
El perfume tenso y frío de la madrugada bate misteriosamente el inmenso acantilado de la noche.
En la página tersa del cielo temblaba la inicial de una nube, y debajo de mi balcón un ruiseñor y una rana levantan en el aire un aspa soñolienta de sonido.
Yo, tranquilo pero melancólico, hago los últimos preparativos, embargado por sutilísimas emociones de alas y círculos concéntricos. Sobre la blanca pared del cuarto, yerta y rígida como una serpiente de museo, cuelga la espada gloriosa que llevó mi abuelo en la guerra contra el rey don Carlos de Borbón.
Piadosamente descuelgo esa espada, vestida de herrumbre amarillenta como un álamo blanco, y me la ciño recordando que tengo que sostener una gran lucha invisible antes de entrar en el jardín. Lucha extática y violentísima con mi enemigo secular, el gigantesco dragón del Sentido Común.
Una emoción aguda y elegíaca por las cosas que no han sido, buenas y malas, grandes y pequeñas, invade los paisajes de mis ojos casi ocultos por unas gafas de luz violeta. Una emoción amarga que me hace caminar hacia este jardín que se estremece en las altísimas llanuras del aire.
Los ojos de todas las criaturas golpean como puntos fosfóricos sobre la pared del porvenir… lo de atrás se queda lleno de maleza amarilla, huertos sin frutos y ríos sin agua. Jamás ningún hombre cayó de espaldas sobre la muerte. Pero yo, por un momento, contemplando ese paisaje abandonado e infinito, he visto planos de vida inédita, múltiples y superpuestos como los cangilones de una noria sin fin.
°°°°°°°
Antes de marchar siento un dolor agudo en el corazón. Mi familia duerme y toda la casa está en un reposo absoluto. El alba, revelando torres y contando una a una las hojas de los árboles, me pone un crujiente vestido de encaje lumínico.
Algo se me olvida… no me cabe la menor duda… ¡tanto tiempo preparándome! y…Señor, ¿qué se me olvida? ¡Ah! Un pedazo de madera… uno bueno de cerezo sonrosado y compacto. Creo que hay que ir bien presentado… De una jarra con flores puesta sobre mi mesilla me prendo en el ojal siniestro una gran rosa pálida que tiene un rostro enfurecido pero hierático.

Ya es la hora.
En las bandejas irregulares de las campanadas, vienen los kikirikis de los gallos.

Dans le jardin des cédrats de lune

Prologue
J’ai pris congé des amis que j’aime le plus pour entreprendre un bref mais dramatique voyage. Sur un miroir d’argent je trouve, bien avant qu’il ne fasse jour, la mallette avec les effets dont j’aurai besoin dans la terre étrange où je me rends.
Le parfum tendu et froid de l’aube vient battre mystérieusement l’immense falaise de la nuit.
Sur la page lisse du ciel tremblait l’initiale d’un nuage, et sous mon balcon un rossignol et une grenouille élèvent dans l’air une croix somnolente de mélodie.
Pour moi, tranquille et mélancolique, je fais les derniers préparatifs, en proie à de très subtiles émotions d’ailes et de cercles concentriques. Au mur blanc de la chambre, roide et figée comme un serpent de musée, pend l’épée glorieuse que porta mon aïeul dans la guerre contre le roi Charles de Bourbon.
Pieusement, je détache l’épée, revue de rouille, jaunâtre comme un peuplier blanc, et je la ceins: je me rappelle que je dois livrer une grande lutte invisible avant de pénétrer dans le jardin, lutte extatique et d’une extrême violence, contre mon ennemi séculaire, le gigantesque dragon du sens commun.
Une émotion aiguë, élégiaque, pour les choses qui n’ont pas été, bonnes et mauvaises, grandes et petites, envahit les parages de mes yeux presque cachés par des lunettes de lumière violette, une émotion triste qui me fait avancer vers ce jardin frémissant dans les très hautes plaines de l’air.
Les yeux de toutes les créatures frappent comme des points phosphorescents au mur du devenir… ce qui est en arrière demeure plein de broussaille jaune, jardins sans fruits et fleuves sans eau. Jamais aucun homme n’est tombé à la renverse sur la mort. Mais moi, en contemplant pour un instant ces lieux abandonnés et infinis, j’ai vu des plans de vie inouïe, multiples et superposés comme les godets d’une noria sans fin.
°°°
Avant de mettre en route, je sens une douleur aiguë au coeur. Ma famille dort et toute la maison est plongée dans un repos absolu. L’aube, en révélant des tours et en comptant une à une les feuilles des arbres, me met un costume crissant de dentelle lumineuse.
J’oublie quelque chose…cela ne fait aucun doute. Depuis le temps que je me prépare et…Seigneur, qu’est-ce que j’oublie? Ah! Un bout de bois, un morceau de cerisier rose et compact. Je crois qu’il faut présenter bien…D’un vase de fleurs posé à mon chevet je retire pour la mettre à ma boutonnière gauche une grande rose pâle au visage furieux mais hiératique.

C’est l’heure.
Sur les plateaux irréguliers de l’angélus arrive le chant des coqs.»

(Oeuvres complètes. Tome I. Bibliothèque de la Pléiade. NRF. n° 291. Septembre 1981)
(Poésies IV, Suites Sonnets de l’amour obscur. Traduction André Belamich. Poésie/Gallimard.)

Dans le jardin des pamplemousses de lune

Prologue

J’ai pris congé de mes amis les plus tendres pour entreprendre un court mais dramatique voyage. Sur un miroir d’argent je trouve, bien avant l’aube, la valise et les habits que je dois revêtir sur les terres étranges vers lesquelles je me dirige.
Le parfum tendu et froid du petit matin frappe mystérieusement l’immense falaise de la nuit.

(Une colombe si cruelle poèmes en prose et autres textes. 2020. Traduction Carole Fillière. Éditions Bruno Doucey.)

Suites

La Diputación de Grenade a publié en 1986 une anthologie poétique, sélectionnée, présentée et annotée par Andrew A. Anderson. Cette anthologie comporte Suites (1920-1923) et Poemas en prosa (1927-1928).

André Bélamich présente ainsi les Suites:
«Poemas breves escritos entre 1920 y 1923 en la Residencia de Estudiantes o en Asquerosa (aujourd’hui Valderrubio), durante el verano. Están enlazados temáticamente y construidos por analogía con la suite musical de los siglos XVII y XVIII.
Los temas tratados no son diferentes a los de su poesía anterior, aunque sí lo son su estructura o su expresión poética. Estos poemas se caracterizan por su sujeción a un ritmo y a un tono uniforme, por la contención o el intento de objetivación, el uso del símbolo e incluso en algún momento manifiestan el influjo de la vanguardia.
Además del tema de la infancia perdida, aparece la frustración del amor, lo que pudo haber sido y no fue, la esterilidad (los hijos no nacidos), la muerte, el desarraigo, la identidad, el consuelo de la contemplación de la Naturaleza, la cosmicidad, incluso hay poemas influidos por la ciencia (fruto sin duda de lo vivido y aprendido en la Residencia de Estudiantes).»

Federico García Lorca, Carta a José de Ciria y Escalante y Melchor Fernández Almagro, 30 de julio de 1923.

« He terminado un poema, “El jardín de las toronjas de luna”, y estoy dispuesto a trabajar todo el verano sobre él, pues tengo una ilusión infinita de que sea como le he visto. Puede decirse que lo he hecho de una manera febril, pues he trabajado veinte días con sus veinte noches… pero no ha sido más que para fijarlo. Los paisajes en este poema son absolutamente inmóviles, sin viento ni ritmo alguno. Yo notaba que mis versos huían entre mis manos, que mi poesía era fugitiva y viva. Como reacción a este sentimiento, mi poema actual es extático y sonámbulo. Mi jardín es el jardín de las posibilidades, el jardín de lo que es, pero pudo ( y a veces) debió hacer sido, el jardín de las teorías que pasaron sin ser vistas y de los niños que no han nacido; cada palabra del poema es una mariposa y he tenido que ir cazándolas una a una.
Luego he sostenido una lucha con mis dos enemigos seculares (y de todos los poetas), la Elocuencia y el Sentido Común…lucha espantosa cuerpo a cuerpo como en las batallas del poema del Cid… »

Federico García Lorca – Isaac Albéniz

Federico García Lorca.

Au cimetière de Montjuich de Barcelone, le 14 décembre 1935, à l’occasion de l’inauguration, sur la tombe du musicien Isaac Albéniz (1860-1909), d’une sculpture de Florencio Quirán, Federico García Lorca lit le sonnet Epitafio a Isaac Albéniz qui fut publié à l’époque dans un journal du soir de Barcelone (Día Gráfico du 15 décembre 1935). Margarita Xirgu (1888-1969), la grande actrice de théâtre de l’époque, participe aussi à l’événement.

Epitafio a Isaac Albéniz

Esta piedra que vemos levantada
sobre hierbas de muerte y barro oscuro
guarda lira de sombra, sol maduro,
urna de canto sola y derramada.

Desde la sal de Cádiz a Granada,
que erige en agua su perpetuo muro,
en caballo andaluz de acento duro
tu sombra gime por la luz dorada.

¡Oh dulce muerto de pequeña mano!
¡Oh música y bondad entretejida!
¡Oh pupila de azor, corazón sano!

Duerme cielo sin fin, nieve tendida.
Sueña invierno de lumbre, gris verano.
¡Duerme en olvido de tu vieja vida!

Épitaphe pour Isaac Albéniz

Ce marbre maintenant que nous voyons dressé
sur les herbes de mort et le limon obscur
garde une lyre d’ombre avec un soleil mûr,
une urne solitaire de chants renversée.

Des salins de Cadix à Grenade enfermée
dans ses eaux qui lui font un perpétuel mur,
un cheval andalou incarne en fière allure
ton ombre qui soupire après le jour doré.

O doux musicien mort dont les petites mains
savaient entretisser bonté et harmonie,
pupille d’épervier, coeur parfaitement sain!

Dors, neige répandue, dors ton ciel infini.
Été décoloré, songe aux flambées d’hiver
et perds le souvenir de notre ancienne vie!

Poésies III. Sonnets et derniers poèmes. NRF. Poésie/Gallimard. Traduction: André Belamich.

https://www.youtube.com/watch?v=D_sOejOJZs0 Isaac Albéniz. Tango op.165 N°2 (André Quesne)

Retrato de Isaac Albéniz (Ramón Casas). 1894.

Federico García Lorca

Federico García Lorca.

Le 18 août 1936, il y a 84 ans, dans le ravin de Viznar, près de Grenade, était assassiné par les franquistes le poète Federico García Lorca.

Gacela de la Muerte Oscura

Quiero dormir el sueño de las manzanas
alejarme del tumulto de los cementerios.
Quiero dormir el sueño de aquel niño
que quería cortarse el corazón en alta mar.

No quiero que me repitan que los muertos no pierden la sangre;
que la boca podrida sigue pidiendo agua.
No quiero enterarme de los martirios que da la hierba,
ni de la luna con boca de serpiente
que trabaja antes del amanecer.

Quiero dormir un rato,
un rato, un minuto, un siglo;
pero que todos sepan que no he muerto;
que haya un establo de oro en mis labios;
que soy un pequeño amigo del viento Oeste;
que soy la sombra inmensa de mis lágrimas.

Cúbreme por la aurora con un velo,
porque me arrojará puñados de hormigas,
y moja con agua dura mis zapatos
para que resbale la pinza de su alacrán.

Porque quiero dormir el sueño de las manzanas
para aprender un llanto que me limpie de tierra;
porque quiero vivir con aquel niño oscuro
que quería cortarse el corazón en alta mar.

Publicada en febrero de 1936. Revista Floresta de Prosa y Verso, n°2. Diván del Tamarit. Primera edición completa en la Revista Hispánica Moderna (Nueva York), 1940.

«Gacela» de la Mort Obscure

Je veux dormir le sommeil des pommes,
Et m’éloigner du tumulte des cimetières.
Je veux dormir le sommeil de cet enfant
Qui voulait s’arracher le coeur en pleine mer.

Je ne veux pas que l’on me répète que les morts ne perdent pas leur sang;
Que la bouche pourrie demande encor de l’eau.
Je ne veux rien savoir des martyres que donne l’herbe,
Ni de la lune avec sa bouche de serpent
Qui travaille avant que l’aube naisse.

Je veux dormir un instant,
Un instant, une minute, un siècle;
Mais que tous sachent bien que je ne suis pas mort;
Qu’il y a sur mes lèvres une étable d’or;
Que je suis le petit ami du vent d’ouest;
Que je suis l’ombre immense de mes larmes.

Couvre-moi d’un voile dans l’aurore,
Car elle me lancera des poignées de fourmis,
Et mouille d’une eau dure mes souliers
Afin que glisse la pince de son scorpion.

Car je veux dormir le sommeil des pommes
Pour apprendre un sanglot qui de la terre me nettoie;
Car je veux vivre avec cet enfant obscur
Qui voulait s’arracher le coeur en pleine mer.

Traduction: Claude Couffon. Bernard Sesé.

Federico García Lorca

Carta al diplomático, historiador y crítico cubano José María Chacón y Calvo (1882–1969).

[Asquerosa después del 26 de julio de 1923.]

Queridísimo José María

¡Como me alegró tu carta! Pero…fue tardía. Tú debiste contestarme enseguida… Ya no me fío de ti ¡viajero impediente!
Agredezco mucho los elogios de Loynaz; de ese muchacho pálido y febril que tiene una terrible enfermedad de lirios y círculos concéntricos, pero él todavía no me conoce (lo digo con cierto orgullo). Mi alma avanza disolviendo nieblas y revelando cielos con una florecita de angustia y amor sobre la frente; mi alma brinca y canta por perspectivas que Loynaz no supone en este momento. ¡Si vieras que efecto más raro, más frio me produce el que me digan Lorca! Yo soy Federico pero no soy Lorca ¿No lo ves tú así?
Me siento traspasado por todas las cosas. A veces imagino que tengo una coronita de luciérnagas y que yo soy otra cosa. Creo que nunca seremos puros porque poseemos la cualidad de distinguir y juzgar…, pero por más esfuerzos que hago, el viento no quiere darme lección… y he de permanecer así hasta que sea viejecito buscando la cartilla inefable y verdadera de la brisa.
Oye José María, no sabes la alegría que me das con la fundación de esa sociedad de arte popular que tanto bien puede hacer revelando los cauces puros del carácter de España ¡de España! (Me emociono alegremente pensando en mi país.) Yo creo que Falla se pondra contentísimo con esa idea. Mañana voy a Granada unas horas y hablaré con él. Cuéntame de esto más cosas.
La conversación con [Enrique Díez] Canedo en tu casa, la he recordado varias veces y os agredezco con el alma que os acordarais de mí. Canedo es un hombre por quien siento un respeto extraordinario, un gran cariño y mi más honda admiración. No sé si tú sabes (¡casi como Calderón!) que le he pedido un prólogo para el libro de Monge y él me lo ha ofrecido gustoso.
He recibido libros de varios jóvenes poetas portugueses. ¡Ya te hablaré! Abrazos cordiales de

Federico

P.D. Adiós. Ahora mismo comienza una gran tormenta.Los truenos como grandes brasas de hierro negro que rodaran sobre una pendiente de piedra lisa, hacen temblar los cristales de una casa. ¡Señor, acuérdate de los rebaños que viven en el monte de las garbas de trigo abandonadas sobre el rastrojo! Entre la luz cenicienta mi madre y mis hermanas dicen ¡Santo, Santo, Santo!
Yo como el caracol, encojó mis cuernecitos de poesía.

Apeadero de San Pascual. Granada

  • Federico García Lorca fait la connaissance du diplomate cubain José María Chacón y Calvo à Séville en avril 1922 lors de la Semaine Sainte. Ils reviennent ensemble à Grenade avec Manuel de Falla. Chacón y Calvo sera le guide de García Lorca à La Havane quand il y débarquera à partir du 7 mars 1930 après son séjour à New York.
  • Enrique Loynaz Muñoz (1904-1966) était un poète cubain, frère de Dulce María Loynaz (1902-1997), Prix Cervantès en 1992. Federico vient souvent voir la famille Loynaz dans la demeure familiale (“La maison enchantée”) à El Vedado, un quartier de La Havane. Gabriela Mistral et Juan Ramón Jiménez y seront aussi reçus.
  • La famille de García Lorca priait, en disant “¡Santo, Santo, Santo!” pour éloigner le tonnerre et la foudre lors des orages.
La Habana. Centro Cultural Dulce María Loynaz.

Antonio Machado – Federico García Lorca

Cartel en Homenaje a Antonio Machado (Joan Miró) 1966.

Une nuit d’insomnie m’a fait relire ces deux poèmes de Machado et de García Lorca.

Inventario galante
Tus ojos me recuerdan
las noches de verano,
negras noches sin luna,
orilla al mar salado,
y el chispear de estrellas
del cielo negro y bajo.
Tus ojos me recuerdan
las noches de verano.
Y tu morena carne,
los trigos requemados,
y el suspirar de fuego
de los maduros campos.

Tu hermana es clara y débil
como los juncos lánguidos,
como los sauces tristes,
como los linos glaucos.
Tu hermana es un lucero
en el azul lejano…
Y es alba y aura fría
sobre los pobres álamos
que en las orillas tiemblan
del río humilde y manso.
Tu hermana es un lucero
en el azul lejano.

De tu morena gracia
de tu soñar gitano,
de tu mirar de sombra
quiero llenar mi vaso.
Me embriagaré una noche
de cielo negro y bajo,
para cantar contigo,
orilla al mar salado,
una canción que deje
cenizas en los labios…
De tu mirar de sombra
quiero llenar mi vaso.

Para tu linda hermana
arrancaré los ramos
de florecillas nuevas
a los almendros blancos
en un tranquilo y triste
alborear de marzo.
Los regaré con agua
de los arroyos claros,
los ataré con verdes
junquillos del remanso…
Para tu linda hermana
yo haré un ramito blanco.

Canciones, 1899-1907.

Inventaire galant

Tes yeux me rappellent
les nuits d’été,
nuits noires sans lune,
sur le bord de la mer salée,
et le scintillement des étoiles
dans le ciel noir et bas.
Tes yeux me rappellent
les nuits d’été.
Et ta chair brune,
les blés brûlés,
et le soupir de feu
des champs mûrs.

Ta soeur est claire et faible
comme les joncs languides,
comme les saules tristes,
comme les lins glauques.
Ta soeur est une étoile
dans l’azur lointain…
Une aube, une brise froide
sur les pauvres peupliers
qui tremblent sur la rive
de l’humble et douce rivière.
Ta soeur est une étoile
dans l’azur lointain.

De ta grâce brune,
de ton songe gitan,
de ton regard d’ombre
je veux emplir mon verre.
Je m’enivrerai une nuit
de ciel noir et bas,
pour chanter avec toi,
au bord de la mer salée,
une chanson qui laissera
des cendres sur les lèvres…
De ton regard d’ombre
je veux emplir mon verre.

Pour ta soeur jolie
j’arracherai les branches
pleines de fleurs nouvelles
des blancs amandiers,
en une aube tranquille
et triste de mars.
Je les arroserai de l’eau
des clairs ruisseaux,
je les enlacerai des joncs
verts qui poussent dans l’eau…
Pour ta soeur jolie
Je ferai un bouquet tout blanc.

Champs de Castille précédé de Solitudes, Galeries et autres poèmes et suivi de Poésies de la guerre. Collection Poésie/Gallimard n° 144, Traduction: Sylvie Léger et Bernard Sesé.

Rafael Alberti, 88 ans et Paco Ibáñez. Récital de poesie et de chansons 21, 22 et 23 mai 1991. Teatro Alcalá Palace de Madrid:

https://www.youtube.com/watch?v=8zPboATGzwQ

El poeta dice la verdad
Quiero llorar mi pena y te lo digo
para que tú me quieras y me llores
en un anochecer de ruiseñores,
con un puñal, con besos y contigo.

Quiero matar al único testigo
para el asesinato de mis flores
y convertir mi llanto y mis sudores
en eterno montón de duro trigo.

Que no se acabe nunca la madeja
del te quiero me quieres, siempre ardida
con decrépito sol y luna vieja.

Que lo que me des y no te pida
será para la muerte, que no deja
ni sombra por la carne estremecida.

Sonetos del amor oscuro

Le poète dit la vérité
Je veux pleurer ma peine et te le dire
pour que tu m’aimes et pour que tu me pleures
par un long crépuscule de rossignols
où poignard et baisers pour toi délirent.

Je veux tuer le seul témoin, l’unique,
qui a pu voir assassiner mes fleurs,
et transformer ma plainte et mes sueurs
en éternel monceau de durs épis.

Fais que jamais ne s’achève la tresse
du je t’aime tu m’aimes toujours ardente
de jours, de cris, de sel, de lune ancienne,

car tes refus rendus à mes silences
se perdront tous dans la mort qui ne laisse
pas même une ombre à la chair frémissante.
Poésies, Tome IV. Collection Poésie/Gallimard n° 185, Traduction: André Belamich.

(Merci à Laura Rambla)

Federico García Lorca – Walt Whitman II

Walt Whitman. 1879.

Ode à Walt Whitman

Par l’East River et le Bronx
les garçons chantaient, montrant leur ceinture
avec la roue, l’huile, le cuir et le marteau.
Quatre-vingt dix mille mineurs tiraient l’argent des rochers
et les enfants dessinaient des escaliers et des perspectives.

Mais aucun ne s’endormait,
aucun ne voulait être rivière,
aucun n’aimait les larges feuilles
ni la langue bleue de la plage.

Par l’East River et le Queensboro
les garçons luttaient avec l’industrie
les Juifs vendaient au faune du fleuve
la rose de la circoncision,
et le ciel lâchait sur les ponts et les toits
des troupeaux de bisons poussés par le vent.

Mais aucun ne s’arrêtait,
aucun ne voulait être nuage,
aucun ne cherchait les fougères
ni la roue jaune du tambourin.

Au lever de la lune
les poulies tourneront pour brouiller le ciel ;
une frontière d’aiguilles cernera la mémoire
et les cercueils emporteront ceux qui ne travaillent pas.

New York de fange,
New York de fil de fer et de mort,
Quel ange portes-tu caché dans ta joue?
Quelle voix parfaite dira la vérité des blés?
Qui dira le sommeil terrible de tes anémones souillées?

Pas un seul instant, beau Walt Whitman,
Je n’ai cessé de voir ta barbe pleine de papillons,
ni tes épaules de panne usées par la lune,
ni tes cuisses d’Apollon virginal,
ni ta voix comme une colonne de cendres,
vieillard beau comme le brouillard
qui gémissait à l’égal d’un oiseau
sexe transpercé d’une aiguille.
Ennemi du satyre,
ennemi de la vigne,
et amant des corps sous la toile grossière.

Pas un seul instant, beauté virile,
qui, parmi les montagnes de charbon, les réclames et les chemins de fer,
rêvait d’être un fleuve et de dormir comme un fleuve
avec ce camarade qui aurait mis dans ta poitrine
cette petite douleur d’innocent léopard.
Pas un seul instant, Adam de sang, mâle,
homme seul sur la mer, beau vieillard Walt Whitman,
parce que sur les terrasses,
groupés dans les bars,
sortant en grappes des égouts,
tremblant entre les jambes des chauffeurs,
ou tournant sur les plates-formes de l’absinthe,
les efféminés, Walt Whitman te suivaient.

Lui aussi! Lui aussi ! et ils se précipitent
sur ta barbe lumineuse et chaste,
Blonds du nord, Noirs du désert,
multitude de cris et de gestes,
comme les chats et comme les serpents,
les efféminés, Walt Whitman, les efféminés,
brouillés de larmes, chair pour le fouet,
la botte ou la morsure du dompteur.

Lui aussi! Lui aussi ! Leurs doigts teints
tintent à l’orée de ton rêve
quand l’ami mange ta pomme
au léger goût de pétrole
et le soleil chante sur le nombril
des garçons qui jouent sous les ponts.

Mais tu ne cherchais pas les yeux égratignés,
ni le sombre marais où dorment les enfants,
ni la salive glacée,
ni les blessures courbes comme des panses de crapaud
que portent les efféminés dans les voitures et aux terrasses
quand la lune les fouette au coin de la terreur.

Tu cherchais un nu qui fût comme un fleuve.
Taureau et songe qui joignît l’algue à la roue,
père de ton agonie, camélia de ta mort,
qui gémirait dans les flammes de ton équateur secret.

Parce qu’il est juste que l’homme ne cherche pas sa jouissance
dans la forêt de sang du proche lendemain.
Le ciel a des plages où éviter la vie
et il y a des corps qui ne doivent pas se répéter dans l’aurore.

Agonie, l’agonie, rêve, ferment et rêve.
Voici le monde ami, agonie, agonie.
Les morts se décomposent sous l’horloge des villes
la guerre passe en pleurant, avec un million de rats gris,
les riches offrent à leurs bien-aimées
de petits moribonds illuminés,
et la vie n’est ni noble, ni bonne, ni sacrée.

L’homme peut s’il le veut conduire son désir
par une veine de corail ou un nu céleste.
Demain, les amours seront des rochers, et le temps
une brise qui vient dormante sous les branches.

C’est pourquoi je n’élève pas la voix, vieux Walt Whitman,
contre l’enfant qui écrit
un nom de fille sur son oreiller
ni contre l’adolescent qui s’habille en mariée
dans l’obscurité de sa chambre,
ni contre les solitaires des casinos
qui boivent avec dégoût l’eau de la prostitution,
ni contre les hommes au regard vert
qui aiment l’homme et brûlent leurs lèvres en silence.
Mais bien contre vous, efféminés des villes
à la chair tuméfiée et aux pensées immondes,
mères de la fange, harpies, ennemies sans trêve
de l’Amour qui partage des couronnes de joie.

Contre vous toujours, qui donnez aux garçons
des gouttes de mort sale et du venin amer.
Contre vous toujours,
Faeries de l’Amérique
Pajaros de La Havane,
Jotos de Mexico,
Sarasas de Cadix,
Apios de Séville,
Cancos de Madrid,
Floras d’Alicante,
Adelaidas du Portugal..

Efféminés du monde entier, assassins de colombes !
Esclaves de la femme, chiens de leurs boudoirs,
ouverts sur les places avec des fièvres d’éventail
ou embusqués dans des paysages desséchés de ciguë.

Pas de quartier ! La mort
sourd de vos yeux
et rassemble ses fleurs grises aux frontières de la fange.
Pas de quartier ! Alerte !
Que les confondus, les purs,
les classiques, les insignes, les suppliants
vous ferment les portes de l’orgie.

Et toi, beau Walt Whitman, dors au rivage de l’Hudson,
la barbe vers le pôle, et les mains ouvertes.
Argile tendre ou neige, ta langue appelle
tes camarades qui veillent ta gazelle sans corps.

Dors, rien ne subsiste.
Une danse de murs agite les prairies
et l’Amérique est submergée de machines et de larmes.
Je veux que l’air violent de la nuit la plus profonde
arrache fleurs et lettres à l’arche où tu dors
et qu’un enfant noir annonce aux blanc de l’or
la venue du règne de l’épi.

Poète à New York suivi de Chant funèbre pour Ignacio Sanchez Mejías et de Divan du Tamarit.
Traduit de l’espagnol par André Belamich. Nouvelle édition en 2016 de Poésies, III.
Collection Poésie/Gallimard n° 30, Gallimard. 1968.