Milan Kundera – Willem Frederik Hermans

Libération, 13 juillket 1923.

Milan Kundera, né le 1er avril 1929 à Brno (Moravie, alors en République tchécoslovaque), est mort à Paris le 11 juillet 2023. Il avait 94 ans. Je lisais régulièrement ses livres.

Il avait écrit dans Le Monde en 2007 une critique louangeuse du roman de Willem Frederik Hermans La chambre noire de Damoclès, publié en 1958 et traduit chez Gallimard en 2006.

J’ai emprunté un peu par hasard à la médiathèque La maison préservée (1952), traduit chez Gallimard en 2023.

Willem Frederik Hermans est né le 1 septembre 1921 à Amsterdam. Il appartient à la génération des « vijtifers » (ceux des années 50), ces jeunes auteurs néerlandais en révolte contre la prose et la poésie trop traditionnelles de écrivains des années 30, identifiés à la revue littéraire Forum. Il était caustique et pessimiste. Il dénonçait dans ses romans l’étroitesse de la vie intellectuelle des Pays-Bas. Titulaire d’un doctorat de géographie physique (1955), il fut professeur à l’université de Groningue. Il se brouilla avec ses collègues en évoquant de manière satirique la vie universitaire dans Onder professoren (1975). En 1973, il quitta les Pays-Bas pour s’installer à Paris. Il déménagea ensuite en Belgique. Il se tenait éloigné de la scène médiatique de son pays et repoussait tous les prix littéraires, sauf en 1977 celui de la littérature néerlandaise. Il critiquait les écrivains anglais, allemands et français qu’il appelait les ” Goliaths ” car ils prêtaient peu d’attention aux littératures des petits pays européens. Il se plaignait aussi des traducteurs. Après la première publication de La Chambre noire de Damoclès (Seuil, 1962), il refusa désormais d’autoriser la traduction en français de ses autres ouvrages. Il fit de même pour les traductions de ses livres en allemand. Il appréciait l’Afrique du Sud et eut des démêlés avec les autorités des Pays-Bas qui lui reprochèrent de passer outre aux consignes de boycottage du régime d’apartheid. Il est mort le 27 avril 1995 à Utrecht.

Traductions en français
La Chambre noire de Damoclès. Paris, Gallimard, collection Du monde entier, 2006, 484 p.
Ne plus jamais dormir, Paris, Gallimard, collection Du monde entier, 2009, 384 p.
La maison préservée, Paris, Gallimard, collection Du monde entier, 2023, 80 p.

Les trois livres ont été traduits par Daniel Cunin.

Willie Frederik Hermans Mention postérieure 1971 à La chambre noire de Damoclès. 1958. Gallimard, 2006.

« Je puis le chercher s’il n’est pas là, mais je ne puis le prendre s’il n’est pas là.
On serait tenté de dire : « Il faut alors qu’il soit aussi présent au moment que je le cherche. » – Il faut alors qu’il soit présent même si je ne le trouve pas, et même s’il n’existe absolument pas. » (Ludwig Wittgenstein)

Willem Frederik Hermans.

Le Monde, 25 janvier 2007

La poésie noire et l’ambiguïté (Milan Kundera)

L’histoire telle qu’elle est gardée dans la mémoire collective ressemble peu à ce que les gens ont vraiment vécu. A leur insu, ils finissent toujours par conformer leur souvenir du passé à ce qu’on en dit dans le présent. Puis, un jour, un romancier (un vrai romancier) redécouvre la vie concrète d’une période historique apparemment connue et tout apparaît différent. Cette divergence a toujours quelque chose de choquant. C’est pourquoi les grands romans situés pendant la dernière guerre d’Europe (et les jours qui l’ont suivie) ont été d’abord plutôt mal vus. Je pense à La Peau de Malaparte. Ou bien au Tworki de Marek Bienczyk sur lequel j’ai écrit ici même (Denoël, 2006). Et aujourd’hui à La Chambre noire de Damoclès, de Willem Frederik Hermans (Gallimard, “Du monde entier”, 484 p., 25 €). Je sais, vous n’en avez jamais entendu parler. Je serais d’ailleurs aussi ignorant que vous, si un ami néerlandais ne m’avait pas parlé de ce grand roman inconnu en me signalant qu’il a été édité chez Gallimard au printemps de 2006. Comment est-il possible que je n’en aie rien su ? La réponse est simple : dans toute la presse française, le livre n’a suscité alors aucun, mais aucun écho ; pas une seule ligne.

Je me plonge dans ce roman, d’abord intimidé par sa longueur, ensuite étonné de l’avoir lu d’un seul trait. Car ce roman est un thriller, un long enchaînement d’actions où le suspens ne fléchit pas. Les événements (qui se passent pendant la guerre et l’année suivante) sont décrits d’une façon exacte et sèche, détaillée mais rapide, ils sont terriblement réels et pourtant à la limite du vraisemblable. Cette esthétique m’a captivé ; un roman épris du réel et en même temps fasciné par l’improbable et l’étrange. Cela résulte-t-il de l’essence de la guerre qui nécessairement est riche en inattendu, en exorbitant, ou est-ce le signe de l’intention esthétique désirant sortir de l’ordinaire et toucher, pour reprendre le mot cher aux surréalistes, le merveilleux (“le réel merveilleux”, comme aurait dit Alejo Carpentier) ?

Cette unité du réel et du fantastique (où l’improbable n’est jamais impossible, où le réel n’est jamais ordinaire) est fondée sur le personnage principal, Osewoudt, un jeune homme qui fut un “prématuré de deux mois” que “sa mère a lâché dans le pot de chambre en même temps que ses selles”. Imberbe pour toujours, petit, ratant d’un demi-centimètre l’aptitude au service militaire, il fréquente un club de judo et refuse de renoncer à une vie virile. Dans les premiers jours de l’occupation allemande, il rencontre Dorbeck, un autre jeune homme qui a l’air d’être son sosie, sauf qu’il est d’une perfection sans faille (“Tu lui ressembles comme un pudding loupé ressemble à un puding réussi”, dit à Osewoudt sa très laide épouse). Subjugué par son double, Osewoudt se laisse engager par lui dans la Résistance. Fidèlement, il exécutera les ordres qui lui arrivent par téléphone, par la poste, par des envoyés inconnus ou, très rarement, que Dorbeck lui communique lui-même pendant leurs brèves rencontres.

La perspective est ainsi donnée : toute l’action est vue par les yeux d’un homme qui ne peut saisir la logique et les raisons de ce qu’il est obligé de faire, qui entre en contact avec des gens qui lui sont recommandés, mais dont il ne sait rien. Au cours d’infinies réflexions muettes, il s’évertue à comprendre ce qui se passe et à calmer sa peur d’être pris au piège. Car comment distinguer un résistant d’un espion, comment être sûr qu’un ordre est authentique et non pas un faux ? Tout son combat est un voyage dans l’obscurité où le sens des choses s’embrume.

Et où tout est ambigu : les assassinats qu’on lui ordonne de faire sont cruels ; il les commet en tremblant des mains, en claquant des dents, mais sans remords. Car il ne doute pas qu’il est juste de faire ce qu’on lui a ordonné de faire. Sa bonne conscience ne repose pas sur des raisons politiques ou idéologiques mais sur une conviction toute simple : “Je suis contre les Allemands parce que ce sont nos ennemis. Ils nous ont envahis et je me bats pour me défendre.” Mais la belle clarté de cette attitude ne pouvait rien changer à une fatale ambiguïté morale des situations qu’il traverse, des actes qu’il accomplit.

Une poésie noire ne quitte à aucun moment le monde d’Hermans : pour liquider un collabo de la Gestapo dans une villa abandonnée, Osewoudt est obligé de tuer d’abord deux femmes tout innocentes (si le mot “innocent” a sa place dans l’univers d’Hermans), c’est-à-dire son épouse, et une dame qui arrive dans la villa afin d’emmener à Amsterdam un petit garçon, le fils du collabo. Osewoudt a réussi à tenir le petit à l’écart du massacre mais ensuite, pour protéger sa propre sécurité, il doit s’occuper de lui. Il le conduit à la gare, reste avec lui dans le train, puis dans les rues d’Amsterdam ; l’enfant gâté plastronne dans une futile et interminable conversation à laquelle Osewoudt ne peut que participer. Voilà un exemple de cette poésie noire : la rencontre du triple meurtre et du babil d’un enfant exhibitionniste.

L’armée américaine approche et Dorbeck apporte à Osewoudt (qui ne le reverra plus) un uniforme d’infirmière afin d’assurer sa sécurité au cours des derniers jours de la guerre. Dans ce déguisement, il attire l’attention d’un officier allemand qui se met à le draguer. L’Allemand est homosexuel et Osewoudt lui apparaît comme la première femme désirable de sa vie… Mais assez, assez, je ne veux pas vous raconter tout ce roman si riche, si improbablement riche. Je ne dirai plus que l’essentiel : quand la liberté, tant attendue, arrive aux Pays-Bas avec les chars américains, l’atmosphère sombre du roman noircit encore. Osewoudt est arrêté par les libérateurs. Leur police secrète découvre en lui un espion. Il se défend : les longues semaines qu’il a dû endurer dans une prison allemande ne parlent-elles pas pour lui ? Non, au contraire : les Allemands ont voulu ainsi le cacher et le protéger. Il rappelle les assassinats admirablement cruels qu’il a perpétrés. Ne sont-ils pas la meilleure preuve de son innocence ? Non, personne ne croit qu’il les ait commis. Pendant des mois d’infinis interrogatoires, il cherche quelqu’un qui témoignerait en sa faveur. Vainement. Tous les témoins sont morts. Et Dorbeck ? Le seul à pouvoir le sauver. Avec insistance, il se réclame de lui. Mais les enquêteurs ne connaissent même pas ce nom. La défense d’Osewoudt reste sans preuves. Il est vrai que ses accusateurs, eux aussi, manquent de preuves, mais les soupçons des vainqueurs, même sans preuves, se métamorphosent vite en vérités.

La fatale ambiguïté morale a englouti la vie d’Osewoudt. Car c’est ainsi : tant que dure la bataille, cette diabolique ambiguïté est invisible aux gens obnubilés par la passion, mais après, quand vient le temps des verdicts et des châtiments, elle empoisonnera la vie des nations pour de longues années, comme la fumée après l’incendie, une fumée intarissable. Et Osewoudt ? Comment a-t-il fini ? Mal. On l’a fusillé.
Le livre refermé, j’aimerais bien en apprendre plus sur son auteur : quel était son itinéraire d’artiste ? Derrière sa poésie noire, y avait-il un penchant surréaliste ? Son anticonformisme avait-il des raisons politiques ? Et son rapport à sa patrie ? Etc. Je ne peux citer que quelques dates : né en 1921, il publie en 1958 La Chambre noire de Damoclès, quitte les Pays-Bas en 1973, vit vingt ans à Paris, qu’il abandonne pour la Belgique. Depuis sa mort, en 1995, les Néerlandais le célèbrent comme leur plus grand romancier moderne et, aujourd’hui, lentement, l’Europe commence à le connaître.

Je ne sais rien de plus sur lui. D’ailleurs, pour me réjouir de son roman, c’était inutile. Les oeuvres d’art sont talonnées par une meute agitée de commentaires, d’informations dont le tapage rend inaudible la propre voix d’un roman ou d’une poésie. J’ai refermé le livre d’Hermans avec un sentiment de gratitude envers mon ignorance ; elle m’a fait cadeau d’un silence grâce auquel j’ai écouté la voix de ce roman dans toute sa pureté, dans toute la beauté de l’inexpliqué, de l’inconnu.

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