
Louis Guilloux [1899-1980] Lettre à Jean Guéhenno [1890-1978]. 4 mars 1931.
« […] La culture n’a rien à voir avec l’amour de la vérité, je crois, ou bien, elle n’est justement que cela. Et, il est à se demander s’il est bien nécessaire de connaître Platon et Jésus-Christ pour aimer la justice et défendre la vérité. Je ne le crois pas. Je ne pousserai pas le paradoxe jusqu’à dire que je crois le contraire, bien que toute culture digne de ce nom doive être naïve. Je dis naïve et pas autre chose. Naïve donc profonde, comme est profond tout ce qui naît du cœur sans la complicité de l’orgueil, comme est profond tout ce qui participe du sentiment de la communion des hommes, tous également torturés par les mêmes angoisses, tous ensevelis dans la même nuit. Ce mot de culture, pour moi, ne peut avoir d’autre sens que celui de l’expérience. Et il n’est d’expérience que de soi. Culture est douleur et courage. L’homme cultivé est toujours un homme meurtri, et qui, dans une certaine mesure, se survit à lui-même. Cet homme là est de toutes les classes, de tous les temps. Il n’a pas besoin de savoir lire. Il lui suffit d’avoir vu mourir, d’avoir aimé, d’avoir trompé, d’avoir été trompé, d’avoir éprouvé l’inquiétude de ses « fins dernières », et connu la solitude. Mais lire, écrire ? Jeux mesquins. Oui, tout le monde tire sa force de sa naïveté. C’est pourquoi les intellectuels forment une race si triste, si étrange, et en même temps odieuse et douloureuse. Pauvres gens ! Ils sont sans abri et sans racines ; la plupart d’entre eux connaissent la pire des solitudes : celle qui grelotte de froid et de peur, et qui grince des dents, celle qui n’a que la haine pour partage, et point l’amour. Étrange peuple, séparé de tout, et pitoyable. Ce sont eux, pourtant qui prétendent avoir le monopole et le dépôt de la culture. Petits bonhommes en sable, ils n’ont que du sable pour nourriture. Et ça ne fait pas un régime. »


