Portrait d’André Gide (Paul Albert Laurens) 1924. Paris, Musée d’Orsay.
Retour à André Gide.
Albert-Marie Schmidt, Á Pontigny, La NRF, Hommage à André Gide, novembre 1951.
” La nuit tombée, il se plaisait à organiser des divertissements collectifs. Superficiel à force de profondeur, ayant horreur de la pesante gravité des chefs d’école, il se jouait à lui-même la farce de se parodier. Il transformait les pans de sa jaquette en queue de chat-huant, arrondissait ses bras comme des ailerons rognés et déclamait d’une voix rauque et râpeuse Les Hiboux de Baudelaire, provoquant dans le parc, en réponse, la plainte rapide d’une hulotte. Il taillait dans une feuille de papier bristol une auréole dérisoire ; il en couronnait son front chauve et, se nichant à croupetons sous le manteau d’une cheminée, il prenait la pose cafarde et morigénée d’un saint qui trouve l’éternité trop étroite. “
Les hiboux (Charles Baudelaire)
Sous les ifs noirs qui les abritent, Les hiboux se tiennent rangés, Ainsi que des dieux étrangers, Dardant leur oeil rouge. Ils méditent.
Sans remuer, ils se tiendront Jusqu’à l’heure mélancolique Où poussant le soleil oblique, Les ténèbres s’établiront.
Leur attitude au sage enseigne, Qu’il faut en ce monde qu’il craigne Le tumulte et le mouvement.
L’homme ivre d’une ombre qui passe Porte toujours le châtiment D’avoir voulu changer de place.
Les Fleurs du mal, 1857.
Les hiboux – Eau-forte en couleur de Henry Chapront tirée des Fleurs du Mal, 1911, Collection Librairie des Argonautes, Paris.
Vu hier soir en DVD Petite Solange d’Axelle Ropert (2021). Scén. : Axelle Ropert. Dir. photo : Sébastien Bachmann. Mus. :Benjamin Esdraffo. Int. : Jade Springer, Léa Drucker, Philippe Katherine, Grégoire Montana, Chloé Astor. 1 h 25. Prix Jean Vigo 2021.
Un petit film, agréable à voir. Une collégienne de 13 ans (Jade Springer, très crédible), mélancolique et introvertie. La ville de Nantes toujours photogénique. On voit bien sûr le passage Pommeraye qui rappelle Jacques Demy et Lola (1961). L’adolescente est aimée par sa famille, mais livrée à elle-même. Ses parents se disputent et vont se séparer. Elle est seule. Elle marche dans la grande ville. Elle croise des gens, des tramways, elle se fait bousculer. Son grand frère Romain, étudiant, choisit la fuite à Madrid et l’abandonne. Le film fait discrètement allusion au beau mélodrame de Luigi Comencini, L’Incompris (1966). La petite Solange récite en classe La Chanson de Gaspard Hauser de Verlaine. Elle éclate en sanglots.
Portrait de Verlaine (Louis Anquetin). 1893. Albi, Musée Toulouse-Lautrec;
La chanson de Gaspard Hauser (Paul Verlaine)
Je suis venu, calme orphelin, Riche de mes seuls yeux tranquilles, Vers les hommes des grandes villes : Ils ne m’ont pas trouvé malin.
À vingt ans un trouble nouveau Sous le nom d’amoureuses flammes M’a fait trouver belles les femmes : Elles ne m’ont pas trouvé beau.
Bien que sans patrie et sans roi Et très brave ne l’étant guère, J’ai voulu mourir à la guerre : La mort n’a pas voulu de moi.
Suis-je né trop tôt ou trop tard ? Qu’est-ce que je fais en ce monde ? Ô vous tous, ma peine est profonde : Priez pour le pauvre Gaspard !
Sagesse, 1881.
Paul Verlaine a sûrement écrit ce poème en prison lors de son séjour en Belgique. Lors de leur voyage à Bruxelles, Verlaine tire sur Rimbaud à deux reprises, un coup le manquant, l’autre le blessant légèrement au poignet. Il était sous l’emprise de l’absinthe au moment des faits. D’abord enfermé à Bruxelles (du 11 juillet au 24 octobre 1873) jusqu’à son procès, il sera ensuite condamné et transféré à Mons où il passera un peu plus de deux ans (du 25 octobre 1873 au 16 janvier 1875) .
Ansbach (Bavière). Kaspar’s Tree. (Jaume Plensa). 2007. La sculpture est située devant la maison dans laquelle a vécu Kaspar Hauser de décembre 1831 jusqu’à sa mort en 1833.
Pablo Neruda tenait en haute estime Jules Laforgue (1860-1887). Il le situait dans la lignée d’un autre romantisme, américain celui-là. On peut lire ces mots dans Viaje al corazón de Quevedo, conférence prononcée à Santiago le 8 de décembre 1943 et publiée en 1955 :
” Hasta hoy, de los genios poéticos nacidos en nuestra tierra virginal, dos son franceses y dos son afrancesados. Hablo de los uruguayos Julio Laforgue e Isidoro Ducasse, y de Rubén Darío y Julio Herrera y Reissig. Nuestros dos primeros compatriotas, Isidoro Ducasse y Julio Laforgue, abandonan América a corta edad de ellos y de América. Dejan desamparado el vasto territorio vital que en vez de procrearlos con torbellinos de papel y con ilusiones caninas, los levanta y los llena del soplo masculino y terrible que produce en nuestro continente, con la misma sinrazón y el mismo desequilibrio, el hocico sangriento del puma, el caimán devorador y destructor y la pampa llena de trigo para que la humanidad entera no olvide, a través de nosotros, su comienzo, su origen.
América llena, a través de Laforgue y de Ducasse, las calles enrarecidas de Europa con una flora ardiente y helada, con unos fantasmas que desde entonces la poblarán para siempre. El payaso lunático de Laforgue no ha recibido la luna inmensa de las pampas en vano: su resplandor lunar es mayor que la vieja luna de todos los siglos: la luna apostrofada, virulenta y amarilla de Europa. Para sacar a la luz de la noche una luz tan lunar, se necesitaba haberla recibido en una tierra resplandeciente de astros recién creados, de planeta en formación, con estepas llenas aún de rocío salvaje. Isidoro Ducasse, conde de Lautréamont, es americano, uruguayo, chileno, colombiano, nuestro. Pariente de gauchos, de cazadores de cabezas del Caribe remoto, es un héroe sanguinario de la tenebrosa profundidad de nuestra América. Corren en su desértica literatura los caballistas machos, los colonos del Uruguay, de la Patagonia, de Colombia. Hay en él un ambiente geográfico de exploración gigantesca y una fosforescencia marítima que no la da el Sena, sino la flora torrencial del Amazonas y el abstracto nitrato, el cobre longitudinal, el oro agresivo y las corrientes activas y caóticas que tiñen la tierra y el mar de nuestro planeta americano. “
Pablo Neruda revendiquera l’influence de Jules Laforgue jusque dans ses derniers poèmes qui ne seront édités qu’après sa mort.
Portrait posthume de Jules Laforgue (Félix Vallotton ) paru dans Le Livre des masques de Remy de Gourmont (1898).
Paseando con Laforgue
Diré de esta manera, yo, nosotros, superficiales, mal vestidos de profundos, por qué nunca quisimos ir del brazo con este tierno Julio, muerto sin compañía ? Con un purísimo superficial que tal vez pudo ense?arnos la vida a su manera, la luna a su manera, sin la aspereza hostil del derrotado? Por qué no acompañamos su violin que deshojó el otoño de papel de su tiempo para uso exclusivo de cualquiera, de todo el mundo, como debe ser?
Adolescentes éramos, tontos enamorados del áspero tenor de Sils-María, ese sí nos gustaba, la irreductible soledad a contrapelo, la cima de los pájaros águilas que sólo sirven para las monedas, emperadores, pájaros destinados al embalsamiento y los blasones.
Adolescentes de pensiones sórdidas, nutridos de incesantes spaghettis, migas de pan en los bolsillos rotos, migas de Nietzsche en las pobres cabezas : sin nosotros se resolvía todo, las calles y las casas y el amor : fingíamos amar la soledad como los presidiarios su condena.
Hoy ya demasiado tarde volví a verte, Jules Laforgue, gentil amigo, caballero triste, burlándote de todo cuanto eras, solo en el parque de la Emperatriz con tu luna portátil – la condecoración que te imponías – tan correcto con el atardecer, tan compañero con la melancolía, tan generoso con el vasto mundo que apenas alcanzaste a digerir. Porque con tu sonrisa agonizante llegaste tarde suave joven bien vestido, a consolarnos de nuestras pobres vidas cuando ya te casabas con la muerte.
Ay cuánto uno perdió con el desdén en nuestra juventud menospreciante que sólo amó la tempestad, la furia, cuando el frufrú que tú nos descubriste o el solo de astro que nos enseñaste fueron una verdad que no aprendimos : la belleza del mundo que perdías para que la heredáramos nosotros : la noble cifra que no desciframos : tu juventud mortal que quería enseñarnos golpeando la ventana con una hoja amarilla: tu lección de adorable profesor, de compañero puro tan reticente como agonizante.
Defectos escogidos, Losada, 1974
En se promenant avec Laforgue
Je vais dire tout net : Pourquoi moi, pourquoi nous, superficiels, mal attifés, car trop profonds, n’allâmes-nous jamais bras dessus, bras dessous avec ce doux Laforgue, mort sans compagnie ? Avec un purissime en apparence qui aurait pu nous apprendre la vie à sa façon, la lune à sa manière, sans le ressentiment hostile du vaincu ? Pourquoi n’accompagnâmes-nous pas son violon qui effeuilla l’automne de papier de son époque pour l’usage exclusif de chacun, de quiconque, de tout le monde, comme il est normal ?
Nous étions des adolescents, des sots épris du ténor acariâtre de Sils-Maria, celui-là, ah ! Qu’il nous plaisait ! Nous aimions son irréductible solitude à rebours, le piton des aigles qui servent seulement à frapper les monnaies, empereurs, oiseaux destinés aux doigts de l’embaumeur et aux blasonnements.
Adolescents logés dans des pensions minables, nourris d’éternels spaghetti, de miettes de pain dans nos poches déchirés, tout se réglait sans nous, les rues et les maisons, l’amour : nous affections d’aimer la solitude comme les forçats, leur condamnation.
Aujourd’hui, et trop tard déjà, je t’ai revu, Jules Laforgue, gentil ami, sombre seigneur, te moquant de toi-même en tes moindres détails, solitaire au parc de l’Impératrice avec ta lune portative – la décoration que tu t’imposais – si correct à l’égard du jour à son déclin, si fraternel auprès de la mélancolie, si généreux envers le monde en son ampleur que tu avais à peine assimilé encore. Car, avec ton sourire agonisant tu es venu trop tard ô doux jeune homme bien vêtu nous consoler de nos médiocres existence alors qu’avec la mort déjà tu te mariais.
Ah ! Combien avons-nous perdu dans ce dédain durant nos années de jeunesse méprisante qui ne sut qu’aimer la tempête, la furie tandis que le frou-frou que tu nous découvrais ou le solo astral que tu nous enseignais étaient des vérités que nous n’apprîmes pas :
cette beauté du monde que tu égarais afin de nous l’offrir plus tard en héritage : le noble chiffre qui resta de nous indéchiffré : ta jeunesse mortelle aspirant à guider qui cognait au carreau avec sa feuille jaune : ta leçon d’adorable professeur, de compagnon intègre et dont la réticence n’avait pour l’égaler que l’ombre de la mort.
La rose détachée et autres poèmes. 1979. NRF Poésie/Gallimard n°394. 2004. Traduit de l’espagnol par Claude Couffon.
Vu hier soir à La Ferme du Buisson (Noisiel) le très beau film de Dominik Moll, La Nuit du 12.
Dans la nuit du 12 octobre 2016, à Saint-Jean-de-Maurienne (Savoie), Clara, 21 ans, est assassinée, brûlée vive par un homme cagoulé, alors qu’elle revenait d’une soirée chez son amie Nanie.
La Nuit du 12 de Dominik Moll. 2022. 1 h 55. Sc. et dial. Gilles Marchand et Dominik Moll d’après 18.3 – Une année à la PJ de Pauline Guéna (Éditions Denoël). Int. : Bastien Bouillon (Yohan) Bouli Lanners (Marceau) Mouna Soualem (Nadia) Pauline Serieys (Nanie) Lula Cotton Frapier (Clara), Anouk Grinberg (la juge).
Le policier Marceau (Marteau ? ) (Bouli Lanners) aurait voulu être professeur de français plutôt que policier pour dévoiler la puissance de la langue française. Dans la voiture, il récite du Verlaine à son ami Yohan (Bastien Bouillon) . Un spectre va hanter les deux hommes.
Colloque sentimental
Dans le vieux parc solitaire et glacé Deux formes ont tout à l’heure passé.
Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles, Et l’on entend à peine leurs paroles.
Dans le vieux parc solitaire et glacé Deux spectres ont évoqué le passé.
– Te souvient-il de notre extase ancienne ? – Pourquoi voulez-vous donc qu’il m’en souvienne ?
– Ton coeur bat-il toujours à mon seul nom ? – Toujours vois-tu mon âme en rêve? – Non.
– Ah! les beaux jours de bonheur indicible Où nous joignions nos bouches! – C’est possible.
– Qu’il était bleu, le ciel, et grand, l’espoir ! – L’espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.
Tels ils marchaient dans les avoines folles, Et la nuit seule entendit leurs paroles.
Fêtes galantes, 1869.
Paul Verlaine (Eugène Carrière). Paris, Musée d’Orsay.
La Tour Magne est un monument gallo-romain situé à Nîmes (Gard). Haute de 18 m à la fin du III ème siècle, puis de 36 m de haut à l’époque romaine, elle ne mesure plus aujourd’hui que 32,50 m. Elle domine les jardins de la Fontaine sur le mont Cavalier. À l’époque romaine, par sa structure intégrée à l’enceinte, elle pouvait jouer un rôle défensif et celui d’une tour de guet ou à signaux.
La Tour Magne a été rendue célèbre par le distique holorime de Marc Monnier (1829-1885), souvent attribué à Victor Hugo :
Gall, amant de la reine, alla, tour magnanime,
Galamment de l’arène à la tour Magne, à Nîmes.
Couverture de la Revue “l’esprit nouveau” consacrée à Apollinaire. 1924.
Au début de la première guerre mondiale, Guillaume Apollinaire (Guillaume Albert Vladimir, Alexandre Apollinaire de Kostrowitzky) veut s’engager. Le conseil de révision ajourne sa demande car il n’a pas la nationalité française. Il est apatride. Un ami, Siégler-Pascal, lui présente Louise de Coligny-Châtillon (1881-1963) le dimanche 27 septembre 1914, lors d’un déjeuner au restaurant Bouttau dans le vieux Nice. Elle sera Lou dans Calligrammes. Elle le rejette. Il tente de nouveau une démarche pour s’engager. Positive cette fois. Il rejoint la caserne du 38e d’artillerie de campagne située route d’Uzès à Nîmes le 6 décembre 1914. Il y reste jusqu’à Pâques 1915. Du 7 au 16 décembre, Louise vient le voir. Guillaume fait le mur pour la rejoindre. Ils deviennent amants dans une chambre de l’hôtel du Midi, square de la Couronne. Ils rompent en 1915, mais continuent d’entretenir une correspondance presque quotidienne jusqu’au 18 janvier 1916. On conserve 220 lettres d’Apollinaire à Lou et 76 poèmes. Ces derniers sont regroupés pour la première fois à Genève en 1947 sous le titre Ombre de mon amouret en 1955 sous le titre Poèmes à Lou.
Un extrait mentionne la Tour Magne :
VII (Guillaume Apollinaire)
Mon Lou la nuit descend tu es à moi je t’aime Les cyprès ont noirci le ciel a fait de même Les trompettes chantaient ta beauté mon bonheur De t’aimer pour toujours ton cœur près de mon cœur Je suis revenu doucement à la caserne Les écuries sentaient bon la luzerne Les croupes des chevaux évoquaient ta force et ta grâce D’alezane dorée ô ma belle jument de race La tour Magne tournait sur sa colline laurée Et dansait lentement lentement s’obombrait Tandis que des amants descendaient de la colline La tour dansait lentement comme une sarrasine Le vent souffle pourtant il ne fait pas du tout froid Je te verrai dans deux jours et suis heureux comme un roi Et j’aime de t’y aimer cette Nîmes la Romaine Où les soldats français remplacent l’armée prétorienne Beaucoup de vieux soldats qu’on n’a pu habiller Ils vont comme des bœufs tanguent comme des mariniers Je pense à tes cheveux qui sont mon or et ma gloire Ils sont toute ma lumière dans la nuit noire Et tes yeux sont les fenêtres d’où je veux regarder La vie et ses bonheurs la mort qui vient aider Les soldats las les femmes tristes et les enfants malades Des soldats mangent près d’ici de l’ail dans la salade L’un a une chemise quadrillée de bleu comme une carte Je t’adore mon Lou et sans te voir je te regarde Ça sent l’ail et le vin et aussi l’iodoforme Je t’adore mon Lou embrasse-moi avant que je ne dorme Le ciel est plein d’étoiles qui sont les soldats Morts ils bivouaquent là-haut comme ils bivouaquaient là-bas Et j’irai conducteur un jour lointain t’y conduire Lou que de jours de bonheur avant que ce jour ne vienne luire Aime-moi mon Lou je t’adore Bonsoir Je t’adore je t’aime adieu mon Lou ma gloire
Le tableau Sainte Agathe de Francisco de Zurbarán (1598-1664) n’est pas visible au Musée Fabre de Montpellier. Pourquoi ? Personne n’a su nous répondre.
Sainte Agathe. Vers 1634. Montpellier, Musée Fabre.
Cette huile sur toile (129 x 61 cm ) a été réalisée vers 1634. Elle a été achetée par la ville de Montpellier en 1852 pour 1 540 francs lors de la vente d’une série de dix tableaux du maréchal Soult, duc de Dalmatie. Ces oeuvres provenaient des couvents de Séville et étaient gardées à l’Alcazar pendant l’invasion française.
On trouve la version la plus connue de l’histoire de Sainte Agathe dans La Légende dorée de Jacques de Voragine, (Sainte Agathe, vierge et martyre), rédigée en latin entre 1261 et 1266. Le dominicain et archevêque de Gênes raconte la vie d’environ 150 saints ou groupes de saints, saintes et martyrs chrétiens.
Les Espagnols à Montpellier. 13 œuvres du musée Fabre : description, acquisition, attribution. Flore Delatouche. Université Paul Valéry-Montpellier III. Juin 2006.
« Agathe vivait dans une famille noble de Catane (Sicile), au pied de l’Etna, sous le règne du troisième consulat de l’empereur Dèce et ses persécutions contre les chrétiens. Le gouverneur romain de Sicile, Quintien, qui avait remarqué sa beauté et son rang, désira la prendre pour femme. Il ne supporta pas d’être éconduit par la jeune femme qui souhaitait garder sa virginité et consacrer son existence à honorer Dieu. Non autorisé par la loi romaine à exécuter une vierge, il l’envoya dans la maison close d’Aphrodisie, qui eut pour mission de lui faire accepter ce mariage, mais dont elle sortit sans séquelle physique, sexuellement intacte. Le consul Quintien entreprit de lui faire endurer quelques tortures, pour mener à bien sa vengeance, décida de la jeter au cachot et de lui faire écraser puis arracher les seins à la tenaille, tourments qu’elle vit avec joie comme un combat pour l’accession au Paradis et à la palme du martyre. De retour dans sa prison, la jeune sicilienne fut visitée par saint Pierre qui guérit ses plaies miraculeusement. Elle est ensuite roulée nue sur des tessons de pots cassés et des charbons ardents, calvaire interrompu par un important tremblement de terre. Ramenée dans son cachot, elle y mourut dans un grand cri. Un an plus tard, une éruption de l’Etna menaça Catane ; les habitants déposèrent sur le chemin du flot de lave le voile qui recouvrait la tombe de la sainte et permirent ainsi de dévier la coulée magmatique et de sauver leur ville. Fêtée le 5 février, Agathe est la protectrice de la Sicile, de Catane, de Palerme et de l’île de Malte. Elle est la patronne des femmes atteintes d’un cancer de la poitrine et amputées d’un sein, des fondeurs de cloches, des bijoutiers, des nourrices (symbole de celle qui peur apporter la subsistance aux plus faibles et démunis). On la prie contre des catastrophes naturelles : les éruptions volcaniques, la foudre, les incendies et tremblements de terre. Elle est en général représentée avec ses seins arrachés posés sur un plateau et des tenailles, quelquefois un bâtiment en flammes ; elle peut également porter la palme des martyres (elle est alors la figure de la vierge victorieuse), ou encore une torche, un bâton enflammé, ou encore son voile avec lequel elle essaie d’éteindre un feu, dans le thème de la sainte protectrice ignifuge. Ses reliques reposent dans une chapelle qui lui est dédiée dans la cathédrale de sa ville natale. Sur un fond neutre noir, le jeu de clair-obscur détache, avec une diagonale lumineuse partant du haut à droite vers le centre, sainte Agathe qui se tient debout, légèrement penchée vers l’avant, et regarde le spectateur. Seuls les mains, le cou et le visage ressortent des amas de tissus dont elle est vêtue. Sa douceur est mise en contraste avec les étoffes imposantes et largement plissées qui inondent la toile et absorbent l’espace, revêtant sa sérénité sanctifiée. La qualité chromatique, très variée, va de la blancheur de la peau à la robe couleur mûre, au corsage bleu-vert canard, aux « manches citrines » et au manteau vermillon éclatant, jusqu’aux joues rosées de la sainte. La chevelure n’avait pas été peinte ainsi dans une première version, tel que l’ a révélé le passage aux rayons X. Un collier de fines perles orne le cou d’Agathe, symbole sans doute d’une féminité bafouée – rappelée durement par le plateau qu’offre à notre regard la jeune femme avec le malheureux trophée de ses deux seins mutilés, l’offrande modeste et digne de sa féminité sanctifiée pour avoir été sacrifiée. On pourrait penser qu’elle nous présente sa poitrine déchiquetée sur un plateau tout en la protégeant timidement et humblement de la main droite, comme pour rappeler assez pudiquement le caractère généralement tabou de ces deux morceaux charnels estropiés. Outre sa grande tranquillité, la jeune femme semble exprimer un message de haute sainteté. Les yeux de la sainte directement tournés vers l’observateur du tableau. Il s’agit d’un inter-regard qui permet la discussion de la figure peinte avec l’observateur de la toile. Cette représentation propose une intertextualité au message de cette œuvre : au-delà de la démonstration de sainte martyrisée, se dégage la sérénité tout à fait exemplaire de la sainte, le moment éternel après le supplice des martyres, celui où ne reste que le calme. Le regard de sainte Agathe n’exprime ni peur ni souffrance ; son martyre l’a délivrée et fait passer au-delà des préoccupations charnelles, dans une attitude emplie de grâce et de délicatesse. Peut-être peut-on y distinguer une fine touche de mélancolie pour avoir vu sa vie écourtée ou son amour pour sa foi malmené ; mais la richesse sage et dévote prime.
Portrait de Paul Valéry (Raoul Dufy). Paris, Centre Georges Pompidou.
Le poète Paul Valéry fut admiratif de cette œuvre qu’il vit à ses vingt ans. Il écrivit Sainte Alexandrine en 1891 et prénomma sa fille Agathe. Le poème a beau porter une autre dénomination, Mme Valéry confirma que le poète n’avait eu aucun doute et qu’il pensait bien à la sainte Agathe exposée au Musée Fabre, lorsqu’il créa cette prose poétique.
Sainte Alexandrine
Quel sommeil n’accorde à nos ténèbres intimes de telles apparitions ? Une rose ! c’est la première lueur parue sur l’ombre adorable. Elle se figure doucement en cette martyre silencieuse, penchée. Puis un vif manteau fuit par derrière – l’étoffe baigne dans l’obscurité pour laisser très beau le geste idéal. Car, issues des folles manches citrines, les mains pieuses conservent le plat d’argent où pâlissent les seins coupés par le bourreau – les seins inutiles qui se fanent. Et regarde la courbe de ce corps que les robes allongent, des minces cheveux noirs à la pointe délicieuse du pied, il désigne mollement l’absence de tous fruits à la poitrine. Mais la joie du supplice est dans ce commencement de la pureté : perdre les plus dangereux ornements de l’incarnation, – les seins, les doux seins, faits à l’image de la terre.
Sur quelques peintures, 1891.
En 1592, le cardinal Gabriel Paleotti recommanda vivement le culte de sept saintes martyres. A cause de la grande pudeur de l’époque, Agathe fut peu représentée au Siècle d’Or. Les Mercédaires et les Hospitaliers en demandèrent toutefois quelques représentations, car Agathe symbolise les vertus indéniables du don de sa vie pour la défense de sa foi et de l’offrande de la subsistance aux plus faibles, en tant que patronne des nourrices. Pour les protestants, le culte aux saint était une superstition païenne, en réponse de quoi l’Église chercha à renouveler les images pieuses. Les catacombes resurgirent tout à fait à propos à cette époque, dévoilant les dévots morts pour leur religion, regroupés dans ces cimetières d’anciens chrétiens persécutés. Les portraits des martyrs, « luttant sous nos yeux, que nous voyions couler leur sang », illustrèrent l’abnégation de la vie des fidèles pour leur foi, « transfigurant la souffrance et la métamorphosant en allégresse », comme sainte Agathe. »
Si le Sainte Agathe de Francisco de Zurbarán n’est pas visible actuellement au Musée Fabre de Montpellier. On peut admirer, en revanche L’ Ange Gabriel (huile sur toile, 145 x 60 cm ). La dévotion aux anges faisait partie des cultes nouveaux qui pouvaient exalter la foi des fidèles de la période post-tridentine.
L’ Archange Gabriel, vers 1631-32. Montpellier, Musée Fabre.
Penmarc’h. Pointe de Saint-Pierre. Phare d’Eckmühl (Paul Marbeau), 1897.
Le phare d’Eckmühl
Le phare d’Eckmühl est une grosse lanterne. Si tu as perdu ta route sur la lande tu regardes à droite ou à gauche et tu vois où est Saint-Guénolé. Depuis que je vous connais, Marie Guiziou, j’ai cherché vos yeux sur toutes les mers de cette terre-ci. Mais vos yeux tournent de côté et d’autre partout où il y a des amoureux. Marie Guiziou, Marie Guiziou ! La vie est comme la lande pour moi et vous êtes pour moi comme le phare d’Eckmühl. Marie Guiziou ! Ma vie est comme l’océan autour de Penmarch ! et si je ne vois vos yeux je suis un naufragé sur les rochers.
Poèmes de Morvan le Gaëlique, Gallimard, 1953.
Portrait de Max Jacob, 1915. Paris, Musée Picasso.
Plovan. Ruines de la chapelle de Languidou. Fin XIV – début XV siècle.
« Quand j’entre dans une cathédrale – il y en a sept en Bretagne – dans une église ou dans une chapelle – il y en a foison et dans tous les coins – je m’interroge. Qui l’ a bâtie ? Pourquoi ? Quand ? Pendant combien de temps ? À quel saint, quelle sainte est-elle vouée ? Quelle fut la vie de cet homme qui a écrit dans le cahier de prières ? Pourquoi a-t-il fait grincer la pénombre de cet église ? Mais d’abord je pénètre à l’intérieur du silence des pierres, puis je cherche quelque chose, à défaut de quelqu’un qui aurait l’oeil ouvert, l’oreille creusée. Je compte sur la chance qui pourrait changer, même d’une virgule, le cours d’une journée. Lui donner sa verticale. Ainsi ce touriste qui, en passant par sa prière, passe par le ciel pour retourner sur la terre et poursuivre son voyage. J’imagine un homme d’un certain âge, mais pas trop vieux, pas trop pressé. Plutôt honnête et même généreux. Nous sommes au printemps, à Pâques, il fait un temps à buissonner, à suivre ses panneaux intérieurs, à se souvenir de cette étrange chapelle aux mille clochetons dont on lui a parlé un jour et de la danse macabre, peinte comme si elle avait été peinte hier. Elle résiste sur son mur, se souvient de la Grande Peste de 1347 qui dévasta l’Asie et l’Europe jusqu’à la pointe bretonne. Cette danse macabre remonte au Moyen-Âge. Comme l’oeuvre du poète François Villon. »
La Bretagne sans permis. Éditions Ouest-France. 2021.
Cristina Piña et Patricia Venti ont publié cette année chez Lumen une biographie : Alejandra Pizarnik, biografía de un mito que je suis en train de lire. Cette poétesse argentine est née le 29 avril 1936 à Avellaneda (Argentine) au sein d’une famille d’immigrants juifs ukrainiens. Elle a séjourné à Paris de 1960 à 1964, puis brièvement en 1968. Elle s’est suicidée à l’aube du 25 septembre 1972 à l’âge de 36 ans. Elle est très célèbre dans son pays, moins en France. La maison d’édition Ypsilon a traduit ces derniers temps plusieurs de ses livres, la plupart traduits par le grand Jacques Ancet. La biographie est très décevante et manque de rigueur, à mon avis. Néanmoins, elle note l’influence de Gérard de Nerval, qu’Alejandra Pizarnik a lu et étudié avec attention, dans son oeuvre. La poétesse argentine admirait particulièrement Aurelia. Elle avait choisi comme épigraphe d’un roman qu’elle ne put jamais terminer ces vers de Nerval:
” Quoi, toujours ? Entre moi sans cesse et le bonheur !”
Gérard de Nerval (Félix Vallotton) 1900.
Le point noir
Quiconque a regardé le soleil fixement Croit voir devant ses yeux voler obstinément Autour de lui, dans l’air, une tache livide.
Ainsi, tout jeune encore et plus audacieux, Sur la gloire un instant j’osai fixer les yeux : Un point noir est resté dans mon regard avide.
Depuis, mêlée à tout comme un signe de deuil, Partout, sur quelque endroit que s’arrête mon oeil, Je la vois se poser aussi, la tache noire !
Quoi, toujours ? Entre moi sans cesse et le bonheur ! Oh ! c’est que l’aigle seul – malheur à nous, malheur ! Contemple impunément le Soleil et la Gloire.
Odelettes, 1853.
Alejandra Pizarnik
31 Es un cerrar los ojos y jurar no abrirlos. En tanto afuera se alimenten de relojes y de flores nacidas de la astucia. Pero con los ojos cerrados y un sufrimiento en verdad demasiado grande pulsamos los espejos hasta que las palabras olvidadas suenan mágicamente.
32 Zona de plagas donde la dormida come lentamente su corazón de medianoche.
33 alguna vez alguna vez tal vez me iré sin quedarme me iré como quien se va
A Ester Singer
34 la pequeña viajera moría explicando su muerte
sabios animales nostálgicos visitaban su cuerpo caliente
35 Vida, mi vida, déjate caer, déjate doler, mi vida, déjate enlazar de fuego, de silencio ingenuo, de piedras verdes en la casa de la noche, déjate caer y doler, mi vida.
36 en la jaula del tiempo la dormida mira sus ojos solos
el viento le trae la tenue respuesta de las hojas
37 más allá de cualquier zona prohibida hay un espejo para nuestra triste transparencia
Árbol de Diana (1962)
31 C’est fermer les yeux et jurer de ne pas les ouvrir. Tandis qu’au-dehors ils se nourriront d’horloges et de fleurs nées de la ruse. Mais, les yeux fermés et une souffrance trop grande en vérité nous jouons des miroirs jusqu’à ce que les paroles oubliées résonnent magiquement.
32 Zone de fléaux où la dormeuse mange lentement son cœur de minuit.
33 Un jour un jour peut-être je m’en irai sans reste je m’en irai comme qui s’en va
À Ester Singer
34 La petite voyageuse mourait en expliquant sa mort
de sages animaux nostalgiques visitaient la chaleur de son corps
35 vie, oh ma vie, laisse-toi tomber, laisse-toi souffrir, ma vie, laisse-toi envelopper de feu, de silence ingénu, de pierres vertes dans la maison de la nuit, laisse-toi tomber et souffrir, oh ma vie.
36 dans la cage du temps la dormeuse regarde ses yeux seuls
le vent lui apporte ténue la réponse des feuilles
37 par-delà toute zone interdite il y a un miroir pour notre triste transparence
Arbre de Diane. Traduction Jacques Ancet. Ypsilon éditeur, 2014. Pages 43-49.
Portrait de Tristan Corbière (Félix Vallotton) paru dans Le Livre des masques de Remy de Gourmont (1896)
En Bretagne, je pense à Tristan Corbière, né le 18 juillet 1845 à Ploujean (aujourd’hui Morlaix, Finistère) . Il mène une vie marginale et malheureuse. Il souffre toute sa vie de sa « laideur » et d’une maladie osseuse. Il aime sans retour une seule femme, Armida-Josefina Cuchiani, qu’il nomme “Marcelle” dans son œuvre. Passionné par la mer, il rêve de devenir marin comme son père, Édouard Corbière, mais sa santé ne le lui permet pas. Il fait paraître à compte d’auteur en 1873 son unique recueil de poèmes, Les Amours jaunes, qui passe inaperçu. Le recueil est achevé d’imprimer le 8 août 1873 chez Glady frères, éditeurs à Paris. L’impression (490 exemplaires) est payée par son père, à qui il dédicace l’ouvrage. Il meurt à Morlaix le 1er mars 1875, peut-être tuberculeux. Il n’avait pas trente ans.
Paul Verlaine lui consacre un chapitre de son essai Les Poètes maudits (1884). André Breton inclut son poème Litanie du sommeil dans l’Anthologie de l’humour noir (1940).
Paul Verlaine, Les Poètes maudits. Première page intérieure de la première édition, 1884.
Le Crapaud
Un chant dans une nuit sans air… – La lune plaque en métal clair Les découpures du vert sombre.
… Un chant ; comme un écho, tout vif Enterré, là, sous le massif… – Ça se tait : Viens, c’est là, dans l’ombre…
– Un crapaud ! – Pourquoi cette peur, Près de moi, ton soldat fidèle ! Vois-le, poète tondu, sans aile, Rossignol de la boue… – Horreur ! –
… Il chante. – Horreur !! – Horreur pourquoi ? Vois-tu pas son œil de lumière… Non : il s’en va, froid, sous sa pierre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Bonsoir – ce crapaud-là c’est moi.