Gabriel García Márquez – María Moliner 1900 – 1981 II

À la demande de Nathalie de Courson (Blog Patte de mouette : https://patte-de-mouette.fr/ ), j’ai traduit ce dimanche le texte de Gabriel García Márquez sur la femme exceptionnelle qu’était María Moliner. Je vous demande d’excuser certaines maladresses, car elle a été faite un peu rapidement.

Je recommande sur ce thème la lecture de la biographie romancée qu’a publiée Andrés Neumann chez Alfaguara en début d’année, Hasta que empieza a brillar. Elle arrive à point nommé pour souligner la personnalité de cette femme hors normes qui a dû supporter comme tant d’autres trente-six ans de régime franquiste.

On peut rappeler aussi son sens de l’humour. Elle n’aimait pas beaucoup qu’on rappelle l’anecdote de la ménagère qui reprisait des chaussettes. C’est ce qu’elle avait dit, en une occasion, à un journaliste.

El País, 10 février 1981

La femme qui a écrit un dictionnaire (Gabriel García Márquez)

Il y a trois semaines, de passage à Madrid, j’ai voulu rendre visite à María Moliner. La trouver n’a pas été aussi facile que je l’avais supposé : certaines personnes qui auraient dû savoir ignoraient qui elle était, et certaines la confondaient même avec une célèbre star de cinéma. J’ai enfin réussi à prendre contact avec son plus jeune fils, qui est ingénieur à Barcelone. Il m’a fait savoir qu’il n’était pas possible de rendre visite à sa mère à cause de ses problèmes de santé. J’ai pensé qu’il s’agissait d’une crise momentanée et que peut-être je pourrais le faire lors d’un prochain voyage à Madrid. Mais la semaine dernière, alors que je me trouvais à Bogota, on m’a téléphoné pour m’apprendre la mauvaise nouvelle : María Moliner était morte. Je me suis senti comme si j’avais perdu quelqu’un qui sans le savoir avait travaillé pour moi pendant de nombreuses années. María Moliner – pour le dire très brièvement – a réalisé une prouesse sans quasiment de précédent : elle a écrit, toute seule, chez elle, de ses propres mains, le dictionnaire le plus complet, le plus utile, le plus minutieux et le plus drôle du castillan. Il s’appelle le Dictionnaire d’usage de l’espagnol. Ce sont deux tomes de presque 3 000 pages en tout, qui pèsent trois kilos. Il est, de ce fait, plus de deux fois plus long que celui de l’Académie royale espagnole, et – à mon avis – plus de deux fois meilleur. María Moliner l’a écrit pendant les heures de liberté que lui laissait son emploi de bibliothécaire, et ce qu’elle considérait comme son véritable métier : repriser des chaussettes. Un de ses fils, à qui on a demandé il y a peu combien de frères et de sœurs il avait, a répondu ceci : « Deux frères, une soeur et le dictionnaire ». Il faut savoir comment a été écrite cette œuvre pour comprendre comme cette réponse est vraie.

María Moliner est née à Paniza, un village d’Aragon, en 1900. Ou, comme elle le disait très justement : « En l’an 0 ». De sorte qu’à sa mort elle avait 80 ans. Elle a étudié la philosophie et les lettres à Saragosse et réussi, par concours, à entrer dans le corps des archivistes et bibliothécaires d’Espagne. Elle s’est mariée avec don Fernando Ramón y Ferrando, un éminent professeur d’université qui enseignait à Salamanque une drôle de science : la base physique de l’esprit humain. María Moliner a élevé ses enfants comme une véritable mère espagnole, d’une main ferme, leur donnant trop à manger, même pendant les dures années de la guerre civile, où il n’y avait pas grand-chose. Son fils aîné est devenu médecin chercheur, le deuxième architecte et sa fille institutrice. C’est seulement quand le plus jeune de ses fils a commencé ses études d’ingénieur que María Moliner a senti qu’elle disposait de trop de temps après ses heures de bibliothèque, et elle a décidé de l’occuper à écrire un dictionnaire.

L’idée lui en est venue à partir du Learner’s Dictionary, avec lequel elle a appris l’anglais. C’est un dictionnaire d’usage ; c’est à dire qu’il ne dit pas seulement ce que signifient les mots, mais indique aussi leur usage, et on y en inclut d’autres qui peuvent les remplacer. « C’est un dictionnaire pour écrivains » a dit un jour María Moliner, en parlant du sien, et elle a affirmé cela avec juste raison. Dans le dictionnaire de l’Académie royale espagnole, en revanche, les mots sont admis quand ils sont sur le point de mourir, usés à force d’être employés, et leurs définitions rigides semblent être comme pendues à un vieux clou. C’est en s’opposant à ce critère d’embaumeurs que María Moliner s’est assise pour écrire son dictionnaire en 1951. Elle avait calculé qu’elle l’aurait terminé en deux ans, mais dix ans étaient passés et elle n’en était encore qu’à la moitié. « Il lui manquait toujours deux ans avant d’avoir terminé », m’a dit son plus jeune fils. Au début, elle lui consacrait deux ou trois heures par jour, mais au fur et à mesure que ses enfants se mariaient et quittaient la maison elle avait davantage de temps disponible. Elle en est arrivée à travailler dix heures par jour, en plus des cinq à la bibliothèque. En 1967 – sous la pression surtout de la maison d’édition Gredos, qui l’attendait depuis cinq ans – elle a considéré que le dictionnaire était achevé. Mais elle a continué à remplir des fiches, et à sa mort elle avait plusieurs mètres de mots nouveaux qu’elle espérait voir inclus dans les prochaines éditions. En réalité, ce que cette femme incroyable avait entrepris c’était une course de vitesse et de résistance contre la vie.

Son fils Pedro m’a raconté sa manière de travailler. Il m’a dit qu’un jour elle s’était levée à cinq heures du matin, avait divisé une feuille en parties égales et s’était mise à écrire des fiches de mots sans plus de préparation. Ses seuls outils de travail étaient deux pupitres et une machine à écrire portative qui a survécu à l’écriture du dictionnaire. Elle a travaillé d’abord sur la petite table qui se trouvait au centre du salon. Ensuite, quand elle a senti qu’elle sombrait au milieu de livres et de notes, elle s’est servie d’une planche posée sur le dossier de deux chaises. Son mari feignait de faire preuve d’un sang-froid de vieux sage, mais il mesurait parfois en cachette les gerbes de fiches avec un mètre ruban, et il envoyait des nouvelles à ses enfants. Une fois, il leur a raconté que le dictionnaire arrivait enfin à la dernière lettre, mais trois mois plus tard il leur a dit, toutes illusions perdues, qu’on en était revenu à la première lettre. C’était naturel, puisque María Moliner utilisait une méthode infinie : elle prétendait attraper au vol tous les mots de la vie. « Surtout ceux que je trouve dans les journaux », a-t-elle dit lors d’un entretien. « Car c’est là que se trouve la langue vivante, celle que l’on utilise, les mots que l’on doit inventer sur le moment par nécessité. » Elle n’ a fait qu’une seule exception : ceux que l’on appelle de manière erronée les gros mots, qui sont nombreux et sont peut-être les plus utilisés en Espagne, toutes époques confondues. C’est le plus gros défaut de son dictionnaire et María Moliner a vécu assez longtemps pour le comprendre, mais pas suffisamment pour le corriger.

Elle a passé ses dernières années dans un appartement du nord de Madrid, où, sur une grande terrasse, elle avait de nombreux pots de fleurs. Elle les arrosait avec autant d’amour que s’il s’agissait de mots captifs. Elle se réjouissait d’apprendre que son dictionnaire s’était vendu à plus de dix mille exemplaires, en deux éditions, qu’il atteignait l’objectif qu’elle s’était fixée et que certains académiciens le consultaient en public sans rougir. Parfois elle recevait la visite d’un journaliste un peu dispersé. À l’un d’eux qui lui avait demandé pourquoi elle ne répondait pas aux nombreuses lettres qu’elle recevait, elle répondit avec beaucoup de culot : « Parce que je suis très paresseuse ». En 1972, ce fut la première femme dont la candidature a été présentée à l’Académie royale espagnole, mais messieurs les Académiciens n’ont pas osé rompre avec leur vénérable tradition machiste. Ils n’ont osé le faire qu’il y a deux ans et ont accepté alors la première femme, mais cela n’a pas été María Moliner. Elle s’est réjouie quand elle l’a appris, car l’idée de prononcer son discours d’admission la terrorisait. « Qu’est ce que je pourrais dire », a-t-elle dit alors, « moi qui toute ma vie n’ai fait que repriser des chaussettes ? »

Gabriel García Márquez – María Moliner 1900 – 1981 I

María Moliner en el Archivo de Simancas, 1922.

El País, 10 de febrero de 1981

La mujer que escribió un diccionario (Gabriel García Márquez)

Hace tres semanas, de paso por Madrid, quise visitar a María Moliner. Encontrarla no fue tan fácil como yo suponía: algunas personas que debían saberlo ignoraban quién era, y no faltó quien la confundiera con una célebre estrella de cine. Por fin logré un contacto con su hijo menor, que es ingeniero industrial en Barcelona, y él me hizo saber que no era posible visitar a su madre por sus quebrantos de salud. Pensé que era una crisis momentánea y que tal vez pudiera verla en un viaje futuro a Madrid. Pero la semana pasada, cuando ya me encontraba en Bogotá, me llamaron por teléfono para darme la mala noticia de que María Moliner había muerto. Yo me sentí como si hubiera perdido a alguien que sin saberlo había trabajado para mí durante muchos años. María Moliner ―para decirlo del modo más corto― hizo una proeza con muy pocos precedentes: escribió sola, en su casa, con su propia mano, el diccionario más completo, más útil, más acucioso y más divertido de la lengua castellana. Se llama Diccionario de uso del español, tiene dos tomos de casi 3.000 páginas en total, que pesan tres kilos, y viene a ser, en consecuencia, más de dos veces más largo que el de la Real Academia de la Lengua, y ―a mi juicio― más de dos veces mejor. María Moliner lo escribió en las horas que le dejaba libre su empleo de bibliotecaria, y el que ella consideraba su verdadero oficio: remendar calcetines. Uno de sus hijos, a quien le preguntaron hace poco cuántos hermanos tenía, contestó: “Dos varones, una hembra y el diccionario”. Hay que saber cómo fue escrita la obra para entender cuánta verdad implica esa respuesta.

María Moliner nació en Paniza, un pueblo de Aragón, en 1900. O, como ella decía con mucha propiedad: “En el año cero”. De modo que al morir había cumplido los ochenta años. Estudió Filosofía y Letras en Zaragoza y obtuvo, mediante concurso, su ingreso al Cuerpo de Archiveros y Bibliotecarios de España. Se casó con don Fernando Ramón y Ferrando, un prestigioso profesor universitario que enseñaba en Salamanca una ciencia rara: base física de la mente humana. María Moliner crió a sus hijos como toda una madre española, con mano firme y dándoles de comer demasiado, aun en los duros años de la guerra civil, en que no había mucho que comer. El mayor se hizo médico investigador, el segundo se hizo arquitecto y la hija se hizo maestra. Sólo cuando el menor empezó la carrera de ingeniero industrial, María Moliner sintió que le sobraba demasiado tiempo después de sus cinco horas de bibliotecaria, y decidió ocuparlo escribiendo un diccionario. La idea le vino del Learner’s Dictionary, con el cual aprendió el inglés. Es un diccionario de uso; es decir, que no sólo dice lo que significan las palabras, sino que indica también cómo se usan, y se incluyen otras con las que pueden reemplazarse. “Es un diccionario para escritores”, dijo María Moliner una vez, hablando del suyo, y lo dijo con mucha razón. En el diccionario de la Real Academia de la Lengua, en cambio, las palabras son admitidas cuando ya están a punto de morir, gastadas por el uso, y sus definiciones rígidas parecen colgadas de un clavo. Fue contra ese criterio de embalsamadores que María Moliner se sentó a escribir su diccionario en 1951. Calculó que lo terminaría en dos años, y cuando llevaba diez todavía andaba por la mitad. “Siempre le faltaban dos años para terminar”, me dijo su hijo menor. Al principio le dedicaba dos o tres horas diarias, pero a medida que los hijos se casaban y se iban de la casa le quedaba más tiempo disponible, hasta que llegó a trabajar diez horas al día, además de las cinco de la biblioteca. En 1967 ―presionada sobre todo por la Editorial Gredos, que la esperaba desde hacía cinco años― dio el diccionario por terminado. Pero siguió haciendo fichas, y en el momento de morir tenía varios metros de palabras nuevas que esperaba ver incluidas en las futuras ediciones. En realidad, lo que esa mujer de fábula había emprendido era una carrera de velocidad y resistencia contra la vida.

Su hijo Pedro me ha contado cómo trabajaba. Dice que un día se levantó a las cinco de la mañana, dividió una cuartilla en cuatro partes iguales y se puso a escribir fichas de palabras sin más preparativos. Sus únicas herramientas de trabajo eran dos atriles y una máquina de escribir portátil, que sobrevivió a la escritura del diccionario. Primero trabajó en la mesita de centro de la sala. Después, cuando se sintió naufragar entre libros y notas, se sirvió de un tablero apoyado sobre el respaldar de dos sillas. Su marido fingía una impavidez de sabio, pero a veces medía a escondidas las gavillas de fichas con una cinta métrica, y les mandaba noticias a sus hijos. En una ocasión les contó que el diccionario iba ya por la última letra, pero tres meses después les contó, con las ilusiones perdidas, que había vuelto a la primera. Era natural, porque María Moliner tenía un método infinito: pretendía agarrar al vuelo todas las palabras de la vida. “Sobre todo las que encuentro en los periódicos”, dijo en una entrevista. “Porque allí viene el idioma vivo, el que se está usando, las palabras que tienen que inventarse al momento por necesidad”. Sólo hizo una excepción: las mal llamadas malas palabras, que son muchas y tal vez las más usadas en la España de todos los tiempos. Es el defecto mayor de su diccionario, y María Moliner vivió bastante para comprenderlo, pero no lo suficiente para corregirlo.

Pasó sus últimos años en un apartamento del norte de Madrid, con una terraza grande, donde tenía muchos tiestos de flores, que regaba con tanto amor como si fueran palabras cautivas. Le complacían las noticias de que su diccionario había vendido más de 10.000 copias, en dos ediciones, que cumplía el propósito que ella se había impuesto y que algunos académicos de la lengua lo consultaban en público sin ruborizarse. A veces le llegaba un periodista desperdigado. A uno que le preguntó por qué no contestaba las numerosas cartas que recibía le contestó con más frescura que la de sus flores: “Porque soy muy perezosa”. En 1972 fue la primera mujer cuya candidatura se presentó en la Academia de la Lengua, pero los muy señores académicos no se atrevieron a romper su venerable tradición machista. Sólo se atrevieron hace dos años, y aceptaron entonces la primera mujer, pero no fue María Moliner. Ella se alegró cuando lo supo, porque le aterrorizaba la idea de pronunciar el discurso de admisión. “¿Qué podía decir yo”, dijo entonces, “si en toda mi vida no he hecho más que coser calcetines?”

Diccionario de uso del español. Tercera edición, 2007.

Albert Camus – Pascal Pia

Carte de presse de Pascal Pia, directeur de Combat et d’Albert Camus, rédacteur en chef. Vers 1945.

Je viens de relire la Correspondance entre Albert Camus et Pascal Pia.

Pascal Pia et Albert Camus – Lyon 1940.

Pascal Pia (de son vrai nom Pierre Durand) est né le 15 août 1903 à Paris. Cet écrivain, journaliste, érudit et grand résistant français a laissé peu de place dans la littérature française du XXe siècle. Il connaissait pourtant à merveille la poésie de Baudelaire, Rimbaud et Jules Laforgue entre autres.
Il vient d’une famille modeste. Son père, Arthur-Émile Durand, était caissier, et sa mère Rosine Bertrand, employée aux Chemins de fer du Nord. Pendant la Première Guerre mondiale, le sergent-fourrier Durand est tué le 26 septembre 1915 sur le front de Champagne, aux abords de la ferme Navarin, le même lieu et le même jour où Blaise Cendrars a perdu son bras. En 1917, profondément révolté et individualiste, il quitte le domicile maternel, après le certificat d’études, pour vivre dans le Midi près de son grand-père maternel.
Il choisit le pseudonyme de Pascal Pia à dix-huit ans en souvenir de Félix Pyat, journaliste, créateur de la Société des gens de lettres et communard qui avait fondé en 1870 un journal baptisé… Le Combat !
Il revient à Paris dans les années 20 et fréquente les avant-gardes littéraires tout en restant farouchement indépendant. Il se lie dès 1920 avec André Malraux, autodidacte comme lui, qui lui dédiera Saturne, essai sur Goya (Gallimard, Collection Galerie de La Pléiade, 1950). À partir de 1921, il publie des poèmes en prose dans de nombreuses revues.
Avec son ami René Bonnel, il se lance en 1925 dans l’édition clandestine d’ouvrages érotiques : Les Onze Mille Verges et Les exploits d’un jeune don Juan d’Apollinaire, Le Con d’Irène de Louis Aragon, Mademoiselle de Mustelle et ses amies de Pierre Mac Orlan, revêtu de la couverture de la Bibliothèque rose, Histoire de l’œil de Lord Auch (pseudonyme de Georges Bataille), illustré par André Masson. Il écrit aussi des textes et des poèmes, qu’il attribue faussement à Apollinaire (Cortège priapique en 1925, Le Verger des amours en 1927), Baudelaire (À une courtisane en 1925, Les années de Bruxelles) ou Radiguet.
Il épouse Suzanne Lonneux le 12 novembre 1927. ils auront une fille, Colette.
Il travaille deux ans au quotidien de Lyon Le Progrès, puis à Paris à l’hebdomadaire antifasciste La Lumière, et, comme chef des informations générales, au quotidien Ce soir, dirigé par Louis Aragon et Jean-Richard Bloch.
Il arrive à Alger en août 1938 pour prendre la direction du quotidien du Front populaire Alger républicain qui commence à paraître le 6 octobre 1938. Albert Camus fait alors ses débuts dans le journalisme. Les deux hommes sympathisent. Ils ont une origine modeste et sont orphelins de guerre. Leur sensibilité politique, anarchisante et pacifiste, les rapproche aussi. Ensemble, ils publient de grandes enquêtes et assument en 1939 l’essentiel de la publication d’Alger républicain qui subit une censure répétée et connaît de grandes difficultés matérielles. Le journal défend une ligne antifasciste, mais aussi antimilitariste et ne manifeste pas d’hostilité au Mouvement nationaliste algérien. Sa position n’est donc pas assimilable à celle du Parti communiste algérien. Ils fondent ensuite un nouveau titre quotidien à partir du 17 septembre 1939, Le Soir républicain. Alger républicain est interdit le 28 octobre 1939 et Le Soir républicain le 10 janvier 1940 après seulement 117 numéros.
Pascal Pia revient en métropole le 8 février 1940. Il devient secrétaire de rédaction du journal ParisSoir, propriété de l’industriel Jean Prouvost, replié à Lyon de 1940 à 1942. Pia fait embaucher Camus à Paris-Soir. Ils essaient de lancer une revue, Prométhée, pour s’opposer aux intellectuels de la collaboration et à la NRF dirigée par Drieu la Rochelle. Pascal Pia est témoin à Lyon au mariage d’Albert Camus avec Francine Faure le 3 décembre 1940. Il utilise ses relations pour favoriser la carrière de son ami. Il envoie les manuscrits de L’Étranger et du Mythe de Sisyphe à André Malraux, Francis Ponge et Jean Paulhan. Les deux livres paraissent le 15 juin et le 16 octobre 1942 sous la couverture des éditions Gallimard. Le second est dédié à Pascal Pia. Caligula sortira des presses en 1944.
Pia s’engage très tôt dans la Résistance, Il devient à Lyon chef régional adjoint du mouvement Combat sous le pseudonyme de Pontault, puis secrétaire régional des Mouvements unis de la Résistance (MUR). Rédacteur en chef du journal Combat depuis 1942, il participe à la création de la Fédération de la presse clandestine.
À la Libération, en 1944, il devient directeur gérant de Combat et Albert Camus, rédacteur en chef. C’est un journal détaché de tout parti et organisation politique ou financière. Le pluralisme de l’équipe rédactionnelle qui est un atout au début, devient avec le temps le point faible du journal, l’époque étant devenue terriblement manichéenne. Pascal Pia dit alors : « Nous allons tenter de faire un journal responsable. Et comme le monde est absurde, il va échouer. »
Il abandonne le journal le 31 mars 1947. Son amitié avec Camus prend fin en juin 1947. Pascal Pia n’a pas supporté les accusations selon lesquelles il aurait rejoint le mouvement gaulliste. Sa rancune à l’égard de l’équipe qui n’aurait pas suffisamment démenti cette rumeur – et en particulier à l’égard de Camus – est définitive.
Il rejoint pourtant la presse du RPF gaulliste (Agence Express et Le Rassemblement). Il collabore aussi à L’Aurore, à Paris-Presse, au Journal du Parlement, au Bulletin de Paris.
Le 19 mai 1949, Pascal Pia préface La Chasse spirituelle, censé être un manuscrit inédit très recherché d’Arthur Rimbaud, texte que Verlaine prétendait avoir oublié chez sa femme Mathilde au moment de l’ escapade des deux poètes en Belgique. Le journal Combat publie des extraits du recueil qui est édité quelques jours plus tard au Mercure de France. Mais André Breton dénonce rapidement l’imposture, et les comédiens Akakia-Viala et Nicolas Bataille reconnaissent être les auteurs de ce faux.
Le 11 mai 1953 il est élu Satrape du Collège de Pataphysique aux côtés de Raymond Queneau, Jacques Prévert et Max Ernst.
Dans les années 50 et 60, il écrit des chroniques littéraires dans Carrefour (1138 en tout), La Quinzaine littéraire, Le Magazine littéraire. L’ensemble de ses chroniques a été réuni par l’IMEC et publié aux éditions Fayard en 1999 et 2000 sous le titre Feuilletons littéraires I et II.
Cet homme est aussi une véritable agence de renseignements littéraires dont bien des chercheurs, bibliographes ou universitaires ont profité. En 1978, prolongeant et développant les travaux de Guillaume Apollinaire, Fernand Fleuret et Louis Perceau, il publie en deux volumes une somme, qui fait toujours référence, sur les livres de l’enfer de la Bibliothèque nationale de France où sont rangés les ouvrages réputés ou considérés comme contraires aux bonnes mœurs, compilation de centaines de notices sur des ouvrages licencieux, dont certains sont absents de la Bibliothèque nationale : Les Livres de l’Enfer. Bibliographie critique des ouvrages érotiques dans leurs différentes éditions du XVIe siècle à nos jours. (1978, réédité en 1998).
À la fin de sa vie, il refuse qu’on parle de sa personne et interdit que l’on écrive sur lui après sa mort. Dans une interview accordée en 1978 à Nicole Zand, du Monde, il revendique en outre le droit au néant. Il meurt à Paris le 27 septembre 1979 des suites d’un cancer de la moelle épinière.

Pascal Pia.

Sources
Roger Grenier, Pascal Pia ou le droit au néant. Collection L’un et l’autre, Gallimard, 1989.
Albert Camus – Pascal Pia Correspondance 1939-1947. Paris, Fayard-Gallimard, 2000.
Dictionnaire Albert Camus sous la direction de Jeanyves Guérin. Éditions Robert laffont. Collection Bouquins.

Louis Guilloux

Albert Camus et Louis Guilloux à Sidi-Madani. Mars 1948. Bibliothèques de Saint-Brieuc, Fonds Louis Guilloux.

Entre décembre 1947 et mars 1948, eurent lieu à soixante kilomètres au sud d’Alger, à douze kilomètres de Blida, dans l’Hôtel Transatlantique situé dans le village de Sidi-Madani, dans les gorges de la Chiffa, près du Ruisseau des Singes, des rencontres d’écrivains et d’artistes originaires de France et d’Algérie. Charles Aguesse (1903-1983), inspecteur des Mouvements de jeunesse et d’éducation populaire en Algérie, assisté de Christiane Faure, Inspectrice Départementale de ce même service et sœur aînée de Francine Camus, était à l’origine de ces rencontres.
La perspective était offerte à des intellectuels de trouver à Sidi Madani un espace de paix et de réflexion, propice à leur propre travail de création. Ils découvraient aussi quelques aspects d’un pays inconnu de la plupart d’entre eux. Enfin et surtout, la possibilité leur était offerte de rencontrer et d’échanger avec des écrivains et artistes d’Algérie, riches d’une double culture, ainsi qu’avec des enseignants et des étudiants.
Ces rencontres furent importantes. Elles réunirent des personnalités du monde des arts et des lettres de France et d’Algérie, comme les écrivains Albert Camus, Francis Ponge, Jean Cayrol, Louis Guilloux, Michel Leiris, Mohamed Dib, Mohamed Zerrouki, Nabahni Kouriba, Emmanuel Roblès, Jean Sénac, Henri Calet, Louis Parrot, Jean Tortel, Brice Parain, Pierre Minet, André Mandouze, les artistes Marcel Damboise, Simon Mondzain, Jean de Maisonseul, Louis Bénisti, Sauveur Galliero, Baya, le musicien El Boudali Safir, le docteur Khaldi.
Charles Aguesse n’a pas été autorisé à renouveler cette expérience en 1949.
Louis Guilloux est resté en Algérie du 18 février au 24 mars 1948. Il a séjourné à Sidi-Madani du 18 février au 17 mars.
Albert Camus est arrivé à Sidi-Madani le 2 mars et y est resté jusqu’au 13.

Charles Aguesse, Journal de Sidi Madani. Alger-Lunel, EL Kalima Aspam. collection “Petits inédits maghrébins”, 2022.

Carnets de Louis Guilloux (1944-1974). Tome II. Gallimard, 1982. Pages 72-74.

« Après la visite aux singes, nous sommes retournés à Blida qui se trouve à une quinzaine de kilomètres de Sidi-Madani. Avant le concert, nous avons eu très largement le temps d’errer dans la ville et de retourner au marché indigène, que nous avions déjà vu en passant l’autre jour pour venir ici. Je pourrais en faire toute une description si je croyais au pittoresque, la couleur ne manquerait pas, ni le grouillement autour des étals chargés de toutes sortes de fruits, de gâteaux, de légumes, dans des couffins, sur des planchers, dans des baraques qui seraient un luxe dans la zone parisienne. La pauvreté des Arabes est celle des clochards. Le nombre de gens en haillons est immense. Beaucoup portent d’anciennes capotes militaires plus que hors d’usage. Les souliers sont une rareté et encore ne peut-on guère parler de souliers, mais de savates, de chaussures innommables. Les femmes, les enfants, les gosses vont pieds nus, on me dit que les arabes sont heureux, qu’ils n’ont besoin de rien, qu’il leur suffit d’avoir à manger pour aujourd’hui et qu’ils ne s’inquiètent pas du lendemain, que leur religion le veut ainsi. Je ne sais si cela est vrai mais ce qui est sûr, c’est que nous, Européens, nous pensons différemment, et que nos principes en tout cas voudraient que nous fassions quelque chose pour les tirer de cet état de misère qui est, à proprement parler, une honte. Je n’ai jamais été colonialiste mais après cet expérience, je le suis moins que jamais. Je me sens ici une mauvaise conscience. Dans les rues de Blida, c’est un agent de ville portant exactement le même uniforme que les agents de ville de Saint-Brieuc qui règle la circulation, et le spectacle de cet agent, entouré d’une foule très bariolée d’hommes à turbans et à gandouras, de femmes voilées, de têtes coiffées du fez rouge, est une belle expression de ce qu’il y a la fois d’absurde et d’humoristique au sens humour noir, et de salaud, dans la situation. Je ne suis pas à l’aise. Je me sens parfaitement étranger, occupant. À ce concert, est arrivé le capitaine de gendarmerie. C’était le feld-kommandant. Il paraît, nous a dit Aguesse, que nous aurons des rencontres avec des musulmans « évolués », c’est à dire avec des bourgeois riches. Bon. Ce sont les collaborateurs. Je reviens ce matin d’un village arabe qui s’appelle la Chiffa. On ne peut imaginer l’ennui que c’est. Des maisons très pauvrement européennes de part et d’autre d’une route, de pauvres boutiques, c’est très ennuyeux. Mais attendons de voir plus loin, et de retourner à Alger, où nous n’avons encore passé que quelques heures. Ici, nous sommes en pleine campagne, sur la grand-route du Sud. On voit passer des cars portant : Route du Hoggar. Et, toute la journée, des Arabes, soit à pied, soit montés sur leurs petits bourricots. À quelques cent mètres d’ici, il y a une épicerie et un café maure où nous sommes déjà allés plusieurs fois. On y trouve toujours une bonne dizaine d’Arabes, vieux et jeunes, assis en train de bavarder, ou de tresser des couffins, mais, jusqu’à présent, pas de chanteurs, pas de conteurs. L’épicerie est minable d’apparence, mais l’épicier riche à millions. Il est vêtu à l’européenne. Mais il porte un fez. C’est un homme très obligeant. Chaque fois qu’on va le voir, il vous offre le café, ou le thé à la menthe. Il ne demande qu’à vous rendre service. C’est lui aussi un collaborateur. J’ai attendu bien tard pour quitter l’Europe, et je m’aperçois que bien des choses qui peut-être m’auraient enthousiasmé il y a vingt ou vingt-cinq ans, ne m’intéressent plus que médiocrement. Je me sens surtout étranger. Mais attendons. L’expérience ne fait que commencer. Il y aura demain dimanche tout juste huit jours de mon départ de Genève, et je n’en suis encore qu’à mon quatrième jour d’Algérie. En principe, Camus doit arriver ici dans deux ou trois jours. »

Louis Aragon

Louis Aragon. Vers 1917-19. Matricule : 5725 (Classe : 1917).

La guerre et ce qui s’ensuivit

Les ombres se mêlaient et battaient la semelle
Un convoi se formait en gare à Verberie
Les plates-formes se chargeaient d’artillerie
On hissait les chevaux les sacs et les gamelles

Il y avait un lieutenant roux et frisé
Qui criait sans arrêt dans la nuit des ordures
On s’énerve toujours quand la manoeuvre dure
et qu’au-dessus de vous éclatent les fusées

On part Dieu sait pour où Ça tient du mauvais rêve
On glissera le long de la ligne de feu
Quelque part ça commence à n’être plus du jeu
Les bonshommes là-bas attendent la relève

Le train va s’en aller noir en direction
Du sud en traversant les campagnes désertes
Avec ses wagons de dormeurs la bouche ouverte
Et les songes épais des respirations

Il tournera pour éviter la capitale
Au matin pâle On le mettra sur une voie
De garage Un convoi qui donne de la voix
Passe avec ses toits peints et ses croix d’hôpital

Et nous vers l’est à nouveau qui roulons Voyez
La cargaison de chair que notre marche entraîne
Vers le fade parfum qu’exhalent les gangrènes
Au long pourrissement des entonnoirs noyés

Tu n’en reviendras pas toi qui courais les filles
Jeune homme dont j’ai vu battre le cœur à nu
Quand j’ai déchiré ta chemise et toi non plus
Tu n’en reviendras pas vieux joueur de manille

Qu’un obus a coupé par le travers en deux
Pour une fois qu’il avait un jeu du tonnerre
Et toi le tatoué l’ancien Légionnaire
Tu survivras longtemps sans visage sans yeux

Roule au loin roule le train des dernières lueurs
Les soldats assoupis que ta danse secoue
Laissent pencher leur front et fléchissent le cou
Cela sent le tabac la laine et la sueur

Comment vous regarder sans voir vos destinées
Fiancés de la terre et promis des douleurs
La veilleuse vous fait de la couleur des pleurs
Vous bougez vaguement vos jambes condamnées

Vous étirez vos bras vous retrouvez le jour
Arrêt brusque et quelqu’un crie Au jus là-dedans
Vous bâillez Vous avez une bouche et des dents
Et le caporal chante Au pont de Minaucourt

Déjà la pierre pense où votre nom s’inscrit
Déjà vous n’êtes plus qu’un nom d’or sur nos places
Déjà le souvenir de vos amours s’efface
Déjà vous n’êtes plus que pour avoir péri

Le roman inachevé, 1956.

Verberie (Oise). La Gare.

***

Dominos d’ossements que les jardiniers trient
Pelouses vertes à l’entour des sépultures
Sous les pierres d’Arras fils d’une autre patrie

Dont les noms sont tracés d’une grosse écriture
Blanc sur blanc les voilà nos hôtes désormais
Où la mort a fixé leur villégiature

La Manche pleure entre eux et ceux qui les aimaient
Mon oncle d’Angleterre est là dans cette foule
Entend-il comme nous le rossignol en mai

Lorette que l’odeur d’Afrique gorge et saoule
Cimetière en plein ciel pâle aux Sénégalais
L’oubli comme un burnous aux Marocains s’enroule

Les sables ont couvert les larmes et les plaies
Les lamentations ont cessé dans la brume
Il n’est pas de palmiers dans le Pas-de-Calais

Ces hauteurs d’un vin noir encore au matin fument
Le vent foule à leur toit les raisins vendangés
Et ses dansants pieds nus de leur sang se parfument

Demeurez dispersés dans nos champs saccagés
Vous gisants que des croix blanches perpétuèrent
Et vous à Douaumont engrangés et rangés

L’ordre est mis à jamais dans les grands ossuaires
Spectres de mon pays reposez reposez
Laissez sur vous tomber la dalle et le suaire

Ne faites plus chez nous ce bruit du cœur brisé
Ne revendiquez plus au foyer votre place
Et ne gémissez plus le soir à la croisée

N’arrêtez plus les enfants qui s’en vont en classe
Les pauvres survivants ont le droit d’être heureux
Ne les réveillez pas de vos bouches de glace

Ne venez pas troubler le pas des amoureux
Laissez l’oiseau chanter laissez l’ombre être douce
Laissez les jeunes gens s’en aller deux par deux

Que la tombe s’apaise et se couvre de mousses
Que la terre mouillée en étouffe les bruits
Voyez l’herbe se lève et le taillis repousse

Les myrtes ont des rieurs les cyprès ont des fruits
Bonheur ô braconnier tends tes pièges de toile
Les cyprès ont des fruits qui démentent la nuit

Les myrtes ont des fleurs qui parlent des étoiles
Et c’est de mes douleurs qu’est fait le jour qui vient
Plus profonde est la mer et plus blanche est la voile

Et plus le mal amer plus merveilleux le bien

Je me souviens

Le Roman inachevé, 1956.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/11/11/la-guerre-et-ce-qui-sensuivit-louis-aragon/

Le Roman inachevé. Première parution 1956. Poésie / Gallimard n°7. 1966.
Monument aux morts de Plozévet (Finistère) (René Quillivic) 1922 (CFA).
Monument aux morts de Plozévet (Finistère) (René Quillivic) 1922 (CFA).
Monument aux morts de Plozévet (Finistère) (René Quillivic) 1922 (CFA).

Selon un décompte effectué par Edgar Morin et André Burgière, 30 % des hommes de la commune ayant entre 18 et 48 ans ont été tués. (Edgar Morin, Commune en France. La métamorphose de Plozévet, Le Livre de poche, Biblio Essais, 1967. Réédition. Fayard, Pluriel, 2013)

Irene Vallejo – Virgile

Virgile écrivant l’Énéide entre Clio et Melpomène. Mosaïque du musée national du Bardo, Tunis. Entre le Ier siècle et le IIIe siècle.

Heraldo de Aragón, 11/09/2025

Ecos gemelos (Irene Vallejo)

Piedra oscura luz pálida. Los cimientos de las dos torres truncadas albergan el Memorial del 11 de septiembre. Se conservan fragmentos del edificio retorcido, extrañas figuras de metal esculpidas por la catástrofe, ecos de destrucción. En un gran frontispicio, una frase del poeta romano Virgilio recuerda al visitante sobrecogido: «Ningún día os borrará de la memoria del tiempo.» Tras esa pared, dice un cartel, hay restos humanos.
Los responsables del Memorial escogieron a Virgilio para dar voz al duelo mundial. Algunos se han preguntado por qué elegir a un autor lejano, nacido a orillas de un mar antiguo y en una civilización extranjera, que escribió en latín y murió hace dos milenios. Quizá porque Virgilio fue el primer escritor en dar protagonismo a esas vidas anónimas amputadas por los conflictos históricos. Desde siempre los poemas épicos tratan sobre la guerra, las hazañas, victorias y derrotas de sus héroes; pero les versos de Virgilio atraviesan el campo de batalla deteniéndose junto a los heridos y escuchando a quienes deliran o sufren. La Eneida se compadece de los seres anónimos del mundo roto que dejan las huestes a su paso. Tal vez por eso hemos acudido de nuevo al viejo clásico en busca de un mensaje de esperanza y memoria: porque la voz del pasado puede hablar en futuro y evocar el soplo de vida que aún susurran los muertos.

Irene Vallejo est une philologue et écrivaine espagnole. Elle est connue surtout pour son essai El infinito en un junco: la invención de los libros en el mundo antiguo (2019). Premio Nacional de Ensayo de España 2020 (Traduction française L’infini dans un roseau : L’invention des livres dans l’Antiquité. Paris, Les Belles Lettres. (2021).

“Nulla dies umquam memori uos eximet aeuo”

” Aucun jour jamais ne vous enlèvera à la mémoire des âges ” (Énéide, Livre IX)

(Gracias a nuestra amiga de Soria, Carmen Heras Uriel)

Le Livre de poche. Documents / Essais.

Ramón Gaya

Y así nos entendimos (Correspondencia 1949-1990) María Zambrano, Ramón Gaya. editorial Pre-Textos, 2018.

Je viens de terminer la correspondance qu’ont échangée la philosophe María Zambrano et le peintre Ramón Gaya de 1949 à 1990. J’ai acheté ce livre à la Feria del Libro de Madrid au stand de la belle maison d’édition Pre-Textos, fondée à Valence en 1976. On trouve dans son catalogue des auteurs comme Gerardo Diego, Juan Ramón Jiménez, José Jiménez Lozano, Ramón Gaya, María Zambrano, Miguel de Unamuno, José Luis Pardo, Andrés Trapiello, Elias Canetti, Anton Tchekhov, Adalbert Stifter, Rudyard Kipling, Darío Jaramillo, Rafael Cadenas, Giorgio Agamben, Gilles Deleuze…

Je pense que l’oeuvre Ramón Gaya mériterait d’être mieux connue en France.

Ramón Gaya. Avignon, 1962.

Ramón Gaya est un peintre et écrivain espagnol. Il est né à Murcie le 10 octobre 1910. Son père, Salvador Gaya était un lithographe catalan. Ramón Gaya découvre dans la bibliothèque familiale des écrivains comme Tolstoï, Nietzsche et Galdós qui l’accompagneront toute sa vie. Très jeune, il commence à peindre avec deux amis de son père, les peintres Pedro Flores et Luis Garay.
En 1928, il obtient une bourse de la Municipalité de Murcie pour compléter sa formation. Il se rend à Madrid et visite le musée du Prado qu’il appellera toujours son « rocher espagnol ». Il considère Velázquez comme son maître absolu.
Il rend visite à Juan Ramón Jiménez, le grand poète de son époque, et fait la connaissance des intellectuels de la génération de 1927. Certains deviendront ses amis (Luis Cernuda, José Bergamín). Après Madrid, il se rend à Paris, visite les musées, fait la connaissance de Pablo Picasso et expose à la galerie Aux quatre chemins. Il est déçu par les pratiques de l’avant-garde et rentre en Espagne.
Á partir de 1932, il participe aux Misiones Pedagógicas. Ce projet culturel novateur de la République consiste à rapprocher la culture du monde rural, des villageois, des paysans. Ramón Gaya participe au projet du théâtre universitaire La Barraca, comme scénographe. Il réalise plusieurs copies de tableaux du musée du Prado. Il parcourt les villages d’Espagne avec un musée ambulant (El Museo del pueblo) .

Fe Sanz Molpeceres, 1934.


Le 24 juin 1936, il épouse Fe Sanz Molpeceres (1908- 1939), professeur de littérature et amie de la philosophe María Zambrano (1904-1991). La vie du peintre, comme celle de beaucoup d’Espagnols républicains, est bouleversée quand éclate la guerre civile le 18 juillet 1936. Après le bombardement de leur maison de Madrid, le couple part à Valence où naît leur fille Alicia en avril 1937.
Ramón Gaya rejoint l’Alliance des intellectuels antifascistes. Il participe au congrès de 1937 qui réunit plus d’une centaine d’intellectuels venus de tous les pays. À Valence est créee la revue Hora de España. Il fait partie de sa rédaction avec Rafael Dieste, Manuel Altolaguirre, Juan Gil Albert, Antonio Sánchez Barbudo, María Zambrano. Il y publie des poèmes et des textes en prose et surtout conçoit les vignettes qui marqueront le style de la revue. En 1937, deux de ses tableaux (Épouvante. Bombardement à Almeria et Paroles aux morts. Portrait de Juan Gil Albert) sont exposés au pavillon de la République Espagnole à l’Exposition universelle de Paris.
En 1939, après la défaite de la République, sa femme, qui essayait de gagner la France avec la population civile, meurt le 3 février 1939 dans le bombardement de la gare de Figueras. Leur fille Alicia survit par miracle. Ramón Gaya franchit les Pyrénées avec l’armée républicaine. Il est interné dans le camp de concentration de Saint-Cyprien (Pyrénées-Orientales). À sa libération, il séjourne à Cardesse chez son ami, le peintre anglais Cristobal Hall (1897-1949) et son épouse Trinidad Japp (1909-1989). Il confie sa fille à ce couple qui a une fille de quatre ans, Anne Pauline. Il s’embarque comme des centaines de républicains espagnols sur le navire Sinaia vers le Mexique et l’exil.
Ramón Gaya s’établit à Mexico et se consacre à nouveau à la peinture et à l’écriture. Il collabore à plusieurs revues littéraires mexicaines comme Taller, Romance, Letras de México, El Hijo pródigo, Las Españas. Il se lie d’amitié avec des poètes tels qu’ Octavio Paz, Xavier Villaurrutia, Tomás Segovia. Il fréquente d’autres exilés comme Álvaro de Albornoz, sa fille Concha de Albornoz, Juan Gil-Albert, Luis Cernuda, José Bergamín.
A partir de 1952, il voyage en Europe et visite Paris, Venise, Florence, Rome, Lisbonne. Il s’installe à Rome en 1956. Il voit régulièrement María Zambrano qui habite avec sa soeur Araceli Piazza del Popolo n°3, mais aussi des intellectuels italiens comme Elena Croce, Tomas Carini, Italo Calvino, Nicola Chiaromonte, Carlo Levi, Pietro Citati, Cristina Campo, Giorgio Agamben.
En Italie, il peint les rues de Rome, l’atmosphère de Venise, les ponts de Florence, le Tibre, l’Arno. En 1960 est publié en italien son livre Il sentimento de la Pittura.
En mars de la même année, il revient en Espagne après vingt et un ans d’exil et expose à la Galerie Mayer de Madrid. Pendant un séjour à Valence, il fait la connaissance d’Isabel Verdejo, qu’il épousera le 16 mars 1966. En 1969, il publie son ouvrage fondamental, Velázquez, pájaro solitario.
À partir des années 1970, Ramón Gaya s’installe à Barcelone d’abord, puis à Valence.

Son œuvre est largement reconnue alors dans son pays en Espagne :
1989. Exposition rétrospective au Musée d’Art Contemporain de Madrid.
10 octobre 1990. Inauguration à Murcie du musée qui lui est consacré avec une collection de plus de cinq cents œuvres. Il est dirigé par Manuel Fernández-Delgado.
1997. Il reçoit le prix national des arts plastiques.
1999. Il est nommé docteur honoris causa par l’université de Murcie.
2000. Exposition rétrospective à l’IVAM (Institut Valencien d’Art Moderne).
2002. Il reçoit le Prix Velázquez, décerné par le Ministère de la Culture espagnol pour saluer l’œuvre et le parcours d’un artiste contemporain espagnol ou hispano-américain.
2003. Exposition rétrospective au Musée national Centre d’art Reina Sofía de Madrid.

Il meurt à Valence le 15 octobre 2005 à 95 ans.

Oeuvres :

El sentimiento de la pintura. Editorial Arion, Madrid, 1960.
Velázquez, pájaro solitario. Editorial R.M., Barcelona, 1969. Traduction : Vélasquez oiseau solitaire. Paris, Quai Voltaire, 2009.
Diario de un pintor, 1952–1953. Pre-Textos, Valencia, 1984.
Obra completa, tomo I. Pre-Textos, Valencia, 1990.
Obra completa, tomo II. Pre-Textos, Valencia, 1992.
Obra completa, tomo III. Pre-Textos, Valencia, 1994.
Obra completa, tomo IV (cartas a Juan Guerrero, con prólogo de Nigel Dennis). Pre-Textos, Valencia, 2000.
Ramón Gaya de viva voz (entrevistas, edición y prólogo de Nigel Dennis). Pre-Textos, Valencia, 2007.
Obra completa. Edición de Nigel Dennis e Isabel Verdejo, prólogo de Tomás Segovia, Pre-Textos, Valencia, 2010, 1.000 págs.
Cartas a sus amigos. Edición de Isabel Verdejo y Nigel Dennis, prólogo de Andrés Trapiello, Pre-Textos, Valencia, 2016, 728 págs.

Homenaje a Vincent, con un limón, 1987.

Diario de Ramón Gaya. 1953. París, viernes 16 de enero: “Van Gogh no buscó un estilo, sino una forma de expresión, una forma de expresión que tampoco era una manera. Cae, a veces, en una manera, pero, como los grandes artistas, huye enseguida; los otros, los pequeños, cuando caen en una manera creen haber encontrado un estilo. El gran artista huye del estilo también, porque el estilo es la no expresión, la inmovilidad, una especie de expresión, quieta, de sí mismo.”

Del Sentimiento de la pintura. 1959.

“Ser pintor no es gustar de lo pictórico -como supone un extendido error moderno- ser pintor no es más que una forma como otra de ser hombre, una de las encarnaciones posibles del hombre.”

“(para algunos de amigos pintores)… la pintura es un fin en sí misma, mientras que para mí no es más que un medio, claro está, que me tiraniza, que me ha tiranizado siempre, pero que nunca he podido considerar como un fin. Y no sólo la pintura; el arte todo, con su grandeza indudable, jamás pudo parecerme sino un tránsito que lo reclamaba todo del artista, que actuaba en él como una fatalidad, que lo minaba, que se lo comía entero, pero que no era un fin. En ese mismo carácter implacable veía yo su transitoriedad.”

El hombre moderno ha envejecido tanto que apenas si recuerda algunos trazos de su ser original y le es ya muy difícil reconocer y escuchar esa voz rica de la ignorancia y, sin embargo, hoy sabemos que es indispensable para él, pues sólo será un hombre vivo, es decir, actual, en la medida que pueda y sepa obedecer, ser fiel a esa voz de origen”.

Anotación sobre los problemas del artista.

“El artista se plantea problemas humanos, de conducta, de conciencia, porque en él, ser hombre es un deber más que una… fatalidad. En cambio, no debe plantearse problemas artísticos, porque lo artístico es en él un valor humano.”

Velázquez, pájaro solitario, 1969.

“En la obra de Velázquez la realidad ha entrado, con gustosa mansedumbre, como en un redil abierto, libre, y si permanece en él, no es porque haya quedado atrapada, encerrada, sino precisamente para poder dar testimonio continuado, constante, de su libertad.”

“El niño de Vallecas es todo él como una elevación, como una ascensión. Todos los retratos velazqueños vienen a ser como altares, pero El niño de Vallecas es el altar mayor de su obra, el escalón supremo de su obra desde donde poder saltar, pasar al otro lado de todo, más allá de todo. En ese rostro tierno, manso, santo, animado por una sutil mueca agridulce, es donde con más limpieza parece producirse el sacrificio de la realidad, y también el sacrificio del arte.”

El Niño de Vallecas, 1987.

“Pintar es asomarse a un precipicio,
entrar en una cueva, hablarle a un pozo
y que el agua responda desde abajo.
Pintura no es hacer, es sacrificio,
es quitar, desnudar, y trozo a trozo
el alma irá acudiendo sin trabajo”.

«El arte no es una religión sino una fe, y el artista no es un sacerdote sino un creyente. Ser artista no es oficiar sino creer».

Balcón español Madrid

«El encanto de Madrid es muy secreto. Se ha pensado en la simpatía, en la gracia, hasta en el agua de Lozoya; todo esto es verdad y, claro, contribuye a conquistarnos, pero lo que hace de Madrid una ciudad única es el aire, el aire de sierra, de montería, de lugar de caza. Su frío es muy limpio, no subterráneo como el de París, sino de piedra viva, de piedra cumbre. En París —una de las ciudades más bellas que existen— nunca he podido librarme de una penosa sensación de sótano, de rata húmeda, de cañería, de alcantarilla, de tinta, de mancha ciudadana, de albañal romántico, mientras que Madrid, a pesar de sus barrios bajos, de sus pobres, de sus traperos, de sus almonedas, no nos da nunca; todo lo salva, lo levanta eso: el aire. Pero un elemento así, tan incorpóreo, es muy difícil de ver; sin la ayuda de Velázquez creo que nunca lo habría descubierto del todo. Delante de sus retratos de caza fue donde se me reveló Madrid; recuerdo que venía de contemplar en Goya algo mucho más visible, o sea, el madrileñismo, un madrileñismo que es cierto, pero que no es esencial. El madrileñismo no es Madrid, sino su marco, el marco que lo caracteriza, que lo facilita, pero el carácter no es nunca la esencia de nada. La esencia de Madrid es el aire. Y sólo el gran sevillano —la sensibilidad más serena, más invulnerable que ha existido— podía darnos esa versión tan desnuda. Porque Velázquez nunca se dejó deslumbrar por esa primer corteza que tiene el mundo —esa corteza que permite a las cosas vivir su intemperie—, sino que su mirada llegó hasta el centro mismo de la vida. Por eso, en su retrato de Madrid no hay nada, sino aire, un aire azulado, aristocrático, de altura. Velázquez comprendió y nos hizo comprender que Madrid es el Guadarrama.»

Charlotte Delbo

Charlotte Delbo. Paris. Boulevard Arago. Résistantes. Femmes dans la Résistance française. (C215 – Christian Guémy)

J’ai écouté en podcast sur France Culture l’émission de Marie Richeux Le Book Club : Dans la bibliothèque de la pianiste Anne Quéffelec. Elle évoque un passage d’Aucun de nous ne reviendra de Charlotte Delbo.

” Il y a beaucoup de textes de Charlotte Delbo que je ne pourrais pas lire tellement ils sont saisissants. Je n’oserais même pas le faire, parce que j’ai le sentiment qu’on ne peut que les lire en silence avec le texte ou les yeux. “

Il faut lire et relire Charlotte Delbo (Vigneux-sur-Seine, 10 août 1913 – Paris, 1 mars 1985).

Auschwitz et après.

I. Aucun de nous ne reviendra (Éditions Gonthier 1965. Éditions de Minuit, 1970)

II. Une connaissance inutile ( Éditions de Minuit, 1970)

III. Mesure de nos jours ( Éditions de Minuit, 1971)

IV. La mémoire et les jours (Berg International, 1985 . Éditions de Minuit, 1970)

Le convoi du 24 janvier (Éditions de Minuit, 1965)

Prière aux vivants pour leur pardonner d’être vivants et autres poèmes (Éditions de Minuit, 2024)

Auschwitz et après. Tome I. Aucun de nous ne reviendra. Éditions de Minuit, 1970. Pages 97-99.

La tulipe

Au loin se dessine une maison. Sous les rafales, elle fait penser à un bateau, en hiver. Un bateau à l’ancre dans un port nordique. Un bateau à l’horizon gris.

Nous allions la tête baissée sous les rafales de neige fondu qui cinglaient au visage, piquaient comme grêle. Á chaque rafale, nous redoutions la suivante et courbions davantage la tête. La rafale s’abattait, giflait, lacérait. Une poignée de gros sel lancée à toute violence en pleine figure. Nous avancions, poussant devant nous une falaise de vent et de neige.

Où allions-nous ?

C’était une direction que n’avions jamais prise. Nous avions tourné avant le ruisseau. La route en remblai longeait un lac. Un grand lac gelé.

Vers quoi allions-nous ? Que pouvions-nous faire par là ? La question que nous posait l’aube à chaque aube. Quel travail nous attend ? Marais, wagonnets, briques, sable. Nous ne pouvions penser ces mots-là sans que le coeur nous manquât.

Nous marchions. Nous interrogions le paysage. Un lac gelé couleur d’acier. Un paysage qui ne répond pas.

La route s’écarte du lac. Le mur de vent et de neige se déplace de côté. C’est là qu’apparaît la maison. Nous marchons moins durement. Nous allons vers une maison.

Elle est au bord de la route. En briques rouges. La cheminée fume. Qui peut habiter cette maison perdue ? Elle se rapproche. On voit des rideaux blancs. Des rideaux de mousseline. Nous disons « mousseline » avec du doux dans la bouche. Et, devant les rideaux, dans l’entre-deux des doubles fenêtres, il y a une tulipe.

Les yeux brillent comme à une apparition. « Vous avez vu ? Vous avez vu ? Une tulipe. » Tous les regards se portent sur la fleur. Ici, dans le désert de glace et de neige, une tulipe. Rose entre deux feuilles pâles. Nous la regardons. Nous oublions la grêle qui cingle. La colonne ralentit. « Weiter », crie le SS. Nos têtes sont encore tournées vers la maison que nous l’avons depuis longtemps dépassée.

Tout le jour nous rêvons à la tulipe. La neige fondue tombait, collait au dos notre veste trempée et raidie. La journée était longue, aussi longue que toutes les journées. Au fond du fossé nous creusions, la tulipe fleurissait dans sa corolle délicate.

Au retour, bien avant d’arriver à la maison du lac, nos yeux la guettaient. Elle était là, sur le fond des rideaux blancs. Coupe rose entre les feuilles pâles. Et pendant l’appel, à des camarades qui n’étaient pas avec nous, nous disions : « Nous avons vu une tulipe. »

Nous ne sommes plus retournées à ce fossé. D’autres ont dû l’achever. Le matin, au croisement d’où partait la route du lac, nous avions un moment d’espoir.

Quand nous avons appris que c’était la maison du SS qui commandait la pêcherie, nous avons haï notre souvenir et cette tendresse qu’ils n’avaient pas encore séchée en nous.

Henri et Marguerite Matisse

Matisse et Marguerite. Musée d’art moderne de Paris, 11, avenue du Président-Wilson, Paris XVI. 4 avril – 24 août 2025.

Cette exposition présente plus de 110 œuvres dont près d’une centaine de portraits que le peintre a faits de sa fille, Marguerite Duthuit-Matisse (1894-1982).

Marguerite Matisse est née le 31 août 1894 de la rencontre de Caroline Joblaud (dite Camille 1872-1954) et d’Henri Matisse (1869-1954), alors étudiant aux Beaux-Arts. Camille fut sa compagne de 1893 à 1897. Il reconnaît la paternité de cette enfant, mais se sépare de la mère.

Le peintre épouse le 8 janvier 1898 Amélie Parayre (1872-1958), fille du directeur d’un journal radical. Ils ont deux fils, Jean, en 1899, et Pierre, en 1900. Fin 1899, Amélie propose à Camille Joblaud d’accueillir Marguerite comme sa propre fille, ce que la mère accepte. Les trois enfants vivront en famille jusqu’à la fin de leur adolescence.

Marguerite lisant. 1906. Musée de Grenoble.

En 1901, Marguerite est atteinte d’une angine diphtérique et subit une trachéotomie qui lui laisse une cicatrice à la gorge, qu’elle va dissimuler sous un ruban noir. Elle sera toujours de santé fragile, mais cette épreuve forgera son caractère. A cette époque-là, elle est le modèle de prédilection de Matisse qui peint sa fille souffrante, malade, En 1919, grâce aux progrès de la chirurgie, elle est réopérée. Son larynx est progressivement restauré et sa cicatrice effacée. A partir de 1921, elle peut enfin avoir une vie moins douloureuse et enlever le ruban. Mais, dès lors, Matisse cesse de la peindre.

.Marguerite au ruban de velours noir. Issy-les-Moulineaux, 1916. New York, The Metropolitan Museum of Art

En 1923, elle épouse l’historien d’art et critique Georges Duthuit (1891-1973), dont elle a un fils, Claude, en 1931. À partir de 1921, elle prend en charge toutes les questions techniques, administratives et les relations publiques concernant l’oeuvre d’Henri Matisse. Elle organise les expositions dans les galeries et dans les musées, dont celle du MoMA, à New York, en 1931. Elle défend avec une grande efficacité les intérêts de son père. Elle travaille en direction de l’étranger : Japon, Royaume-Uni, Scandinavie, États-Unis. Elle a conscience que leurs efforts doivent être continus et internationaux.

Marguerite endormie. Étretat, été 1920. Collection particulière.

Pendant l’Occupation, Henri Matisse s’est séparé d’Amélie et vit désormais avec Lydia Délectorskaya (1910-1998). Il est opéré d’un cancer. Marguerite, en dépit du divorce et d’autres désaccords familiaux, vient le voir à Nice. Elle continue à travailler pour lui. Mais elle ne lui dit pas qu’en janvier 1944, elle s’est engagée dans la Résistance auprès des FTP (Francs-tireurs et partisans) du département de la Seine. Son nom de réseau est Monique. Le 13 avril 1944, trahie, elle est arrêtée par la Gestapo à Rennes. Elle subit des coups de nerf de bœuf et le supplice de la baignoire. Elle ne livre aucun secret, aucun nom. Elle est mise dans un train vers les camps le 3 août. Pendant ce temps, pour les mêmes raisons, Amélie, qui tape des rapports pour les FTP, destinés aux services de renseignement britanniques, est incarcérée pendant six mois à Fresnes. Marguerite est relâchée à Belfort, le 26 août 1944, dans le désordre de la défaite allemande. Elle parvient à gagner la Suisse. Le 15 janvier 1945, elle vient voir son père à Vence où il s’est retiré. Elle lui raconte ce qu’elle a enduré et pose pour lui comme autrefois.

On peut remarquer le caractère de Matisse, son égocentrisme d’artiste génial, son indifférence à ce qui n’a pas trait à son œuvre. En janvier 1940, il écrit ainsi à sa fille n’avoir qu’une règle, « le respect de [s]a carrière à laquelle [il] [a] réservé tout [s]on temps et toute [s]on énergie ». Les événements – la guerre – ne l’intéressent que du point de vue de la préservation de ses toiles, qu’il espère protégées par leur « valeur marchande ». En 1943, il conseille à sa fille de se tenir à l’écart, comme il le fait lui-même. Elle lui répond ainsi : « Je suis heureuse pour toi que tu aies pu gagner ce calme dont tu es très fier – mais je m’étonne que tu me conseilles d’y tendre. Pour moi ce serait l’effondrement général. Si nous avons des tempéraments assez voisins, la vie a fait de nous deux êtres différents au point que je ne te reconnais ni ne te comprends plus – tu me dis de ne pas m’alourdir par les erreurs du passé, mais ne sais-tu pas que chaque jour les conséquences de ces erreurs me prennent à la gorge et que les miennes ne sont pas celles qui me serrent le plus fort et rendent le présent lourd, lourd sans que l’avenir s’en trouve éclairé – car pour l’avenir la tête me tourne si j’y pense. J’ai été obligée de me raidir pour rester rester droite – chaque nouvelle épreuve m’a raidie un peu plus – sur quoi s’appuyer aujourd’hui ou par quoi s’aveugler pour gagner une sphère de sérénité, si on ne s’est pas d’abord refermé sur soi-même et n’est pas devenu insensible à tout ce qui étreint l’humanité. On ne peut ni ne doit se désintéresser à ce point de l’époque dans laquelle on vit – de ceux qui souffrent, qui meurent. La tension des esprits n’est pas force négative, ni passive. Moi, je suis de la substance des guerriers, des fanatiques, des ardents. Même si j’y perds des plumes – et si je ne puis plus écrire avec calme tant la plupart des choses me paraissent sans importance. Si je t’écris sur les sujets qui me tiennent au coeur, je le fais avec flamme et tu me réponds que tu n’aspires plus qu’au couvent. Tu vois, comme nous sommes éloignés, car ton couvent à toi est l’endroit où l’on admettrait la haute fantaisie et où il n’y aurait ni confesseur ni pénitence. Je n’ai malheureusement aucun don car je suis persuadée que les valeurs se trouvent augmentées de la palpitation humaine devant le drame. » (23 novembre 1943)

Marguerite. Vence, janvier 1945. Fusain sur papier. Collection particulière.

Sources :

Le Monde, 6 avril 2025. Marguerite Matisse, fille modèle et essentielle à son père (Philippe Dagen).
Les Matisse père et fille, une relation conflictuelle (Philippe Dagen).

Libération, 15 avril 2025. Henri Matisse, de mal en père (Philippe Lançon).

Isabelle Monod-Fontaine et Hélène de Talhouët. Marguerite Matisse, la jeune fille au ruban. Grasset, 2025.

Geneviève Asse 1923 – 2021

Deux expositions mettent Geneviève Asse à l’honneur : Le bleu prend tout ce qui passe, au musée Soulages de Rodez, du 25 janvier au 18 mai 2025 et Geneviève Asse, Carnets à la BNF, du 18 février au 25 mai 2025 (Galerie des donateurs, site François-Mitterrand).

Vingt-cinq carnets de cette artiste ont été donnés par sa veuve, Silvia Baron Supervielle, au département des Estampes et de la photographie de la BnF où est conservée la quasi-totalité de son oeuvre gravé, entrée par don de l’artiste et par dépôt légal de ses éditeurs et imprimeurs.

Sans titre. 2008. Carnet à dessins relié et toilé. Huile et crayon rouge sur papier.

” Ce sont de petits livres de poche peints, sans texte, sur des papiers de toutes sortes. C’est une autre écriture : un langage de couleur et d’espace. J’y peins des verticales et des horizontales. J’écris alors sans inciser. Ce sont des notes, jour après jour, des éventails qui s’ouvrent. J’utilise de l’encre de Chine, sur ces carnets, ou des crayons de couleur, des sanguines. ” (Geneviève Asse)

Après la visite de l’exposition, j’ai acheté à la librairie de la BnF un petit livre de Silvia Baron Supervielle : Un été avec Geneviève Asse. L’Échoppe. 1996. Il s’agit d’un entretien entre les deux femmes au cours de plusieurs rencontres d’été dans la maison bretonne de l’artiste sur l’Île aux Moines.

Celle-ci parle de sa vie et de son action pendant la Seconde Guerre mondiale. Geneviève Asse a été élève de l’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs de 1940 à 1942. Elle a côtoyé à Montparnasse le groupe de L’Échelle. En 1944, elle a rejoint son frère jumeau Michel dans la Résistance. Elle s’est engagée dans le 15ème bataillon médical de la 1ère division blindée comme conductrice ambulancière. Elle a participé à tous les combats des campagnes d’Alsace et d’Allemagne. Elle est intervenue en première ligne afin d’évacuer les blessés vers les premiers postes de secours. Au printemps 1945, elle s’est portée volontaire pour l’évacuation du camp de concentration de Theresienstadt (Terezin). Elle a participé au rapatriement des déportés juifs qui ont survécu. En juin 1945, Geneviève Asse a demandé à être démobilisée. Elle a reçu la Croix de guerre à Karlsruhe en 1945. Elle s’est alors consacrée à son art, à la lumière, au silence et à la couleur.

« Étiez-vous au courant des camps de concentration avant de partir ?

J’avais entendu parler des camps par des amis qui faisaient partie de la résistance. Et nous avions des amis juifs. Eux, ils étaient au courant, à l’évidence, et tentaient d’échapper à la délation, aux collaborateurs zélés, à la persécution, à la folie nazie. Ceux qui avaient les moyens gagnaient l’Espagne ou des pays plus éloignés, mais pour les gens démunis, il n’y avait aucune issue possible. J’en ai connu plusieurs, malheureusement. Je n’étais pas la seule à savoir ces abominations qui avaient lieu : il était impossible de ne pas se révolter.

C’est pourquoi vous avez été volontaire pour vous rendre au camp de Terezin…

La guerre arrivait à son terme, lorsqu’on demanda des volontaires pour aller chercher les juifs français qui se trouvaient au camp de Terezin, à quarante kilomètres de Prague. La croix Rouge ne pouvait s’y rendre. Nous nous portâmes volontaires, Suzanne [Lavigne] et moi. Le convoi comportait quatre voitures, chargées, en outre, d’un médecin militaire et de quelques soldats. Nous franchîmes avec difficulté les lignes russes. (…) Ensuite, nous arrivâmes en Tchécoslovaquie où les chemins de terre remplaçaient les autoroutes. Plusieurs camps avaient été libérés par l’armée américaine : celui de Terezin était occupé par les Russes et dirigé par une femme. Il faisait chaud et, traversant de violents orages, nous atteignîmes une ville accueillante, Leitmeritz, où de jeunes officiers tchèques, s’exprimant dans un français impeccable, sont venus à notre rencontre. (…)
Terezin, un peu plus loin, était un ancien ghetto qui faisait partie de la ville. Nous arrivâmes devant de grandes portes au-dessus desquelles se dressait un panneau noir arborant un crâne. On y lisait : Typhus. Lorsque les portes s’ouvrirent, la vision était digne de l’apocalypse. Á moitié nus, les prisonniers étaient d’une maigreur indescriptible. Certains, dépourvus de pantalons, vêtus seulement de vestes ; d’autres en tenues rayées, la tête creusée, les yeux énormes, les jambes comme des bâtons. On ne peut pas le décrire. Ils se jetaient sur nous parce qu’ils avaient faim. Nous avions du lait condensé, mais le médecin nous mit en garde : ils soufraient de dysenterie. On leur donna à boire, le moins possible ; ils étaient désespérés, violents, ce n’était pas facile. Lorsqu’ils montèrent dans la voiture, les femmes se mirent à hurler, en empêchant d’entrer certains d’entre eux qui étaient des Kapos polonais. Cela occasionna encore un combat plein de haine. Nous fîmes plusieurs évacuations, allant jusqu’à Strasbourg et revenant à Leitmeritz. Dans la voiture, les malades nous racontaient ce qu’ils avaient vécu. Ils étaient très affaiblis par la dysenterie.

Ces gens que vous rameniez, vous les remettiez à qui ?

Aux hôpitaux. Á Strasbourg, il y avait un centre pour accueillir les déportés. La guerre était une chose, ce camp en fut une autre. Nous y vîmes les baraquements, le four crématoire, la cendre. Dans le bureau du chef allemand, on remarqua des livres : ils étaient reliés avec de la peau humaine qui portait le numéro des déportés.

Robert Desnos ne se trouvait-il pas interné à Terezin ?

Lorsque nous arrivâmes au camp, sachant que nous étions français, un jeune garçon tchèque, je crois, et qui parlait bien le français, nous dit : « Savez-vous qu’un grand poète de votre pays, Robert Desnos, est mort ici il y a quelques jours ? » Je fus bouleversée. Des amis m’avaient parlé de Desnos et j’avais lu ses poèmes qui m’avaient enchantée ; ils étaient empreints d’un côté populaire, simple, plus lyrique à mon sens que surréaliste. Un jour je l’ai rencontré non loin de chez lui, dans un café qui faisait l’angle de la rue Mazarine et qu’il fréquentait souvent. Je l’ai reconnu, je me souviens parce que j’avais vu chez Jean Bauret un tableau de Labisse, où il figurait parmi des écrivains comme Breton, Éluard et Labisse lui-même. Il fut très accueillant et généreux. Après, je le revis au Flore plusieurs fois, il aimait les peintes, il dessinait. Je savais qu’il avait été arrêté par la Gestapo, mais j’ignorais qu’il fût interné à Terezin. Nous étions arrivés trop tard. Le jeune Tchèque me mena jusqu’au baraquement et me fit entrer dans la baraque de Desnos. Les murs étaient noirâtres et il y avait une paillasse retournée. L’image de cette baraque m’a suivie longtemps et me suivra toujours.

Ceux qui vous accompagnaient le connaissaient-ils aussi ?

Non, j’étais la seule à le connaître. “

Geneviève Asse. Grand-Croix de la Légion d’honneur. 2014.