Sophia de Mello Breyner

Lagos (Algarve). Peinture murale en l’honneur de Sophia de Mello Breyner Andresen.

Histoires de la terre et de la mer (Histórias da Terra e do Mar) est un livre d’une des plus importantes poétesses portugaises du XX ème siècle Sophia de Mello Breyner Andresen (1919-2004). Il a été publié en 1984 au Portugal et en France en 1990 aux Éditions de la Différence.

Il est composé de cinq nouvelles qui nous transporte dans le monde de l’enfance :

  • Histoire de Cendrillon (Historia da Gata Borralheira).
  • Le silence (O Silêncio).
  • La maison marine (A Casa do Mar).
  • Saga (Saga), histoire imaginaire des ancêtres danois de l’autrice.
  • Vila d’Arcos (Villa d’Arcos).

Les Éditions du Canoë, 2021 ont aussi édité en 2021 une très belle nouvelle: Il était une fois une plage atlantique, traduite du portugais et préfacée par Colette Lambrichs. Elle avait été publiée en 1998 au moment de l’Exposition Universelle de Lisbonne. Lors de la campagne de Mário Soares pour l’élection à la Présidence de la République en 1986, Sophia de Mello Breyner Andresen avait été chargée par l’homme politique socialiste d’animer une salle de militants déjà acquis à sa candidature. Elle s’était avancée sur l’estrade en disant : “Maintenant , vous avez assez entendu parler politique, je vais vous lire quelques poèmes.” Tous l’écoutèrent dans un silence extraordinaire.

Villa d’Arcos

Villa d’Arcos se trouve au nord un peu à l’est dans une région de montagnes. C’est une ville de province et petite, avec des rues pavées autour de la cathédrale énorme comme un navire pour d’éternels voyages. Ses vieilles maisons – nobles même quand elles sont pauvres – ont de justes proportions depuis la marche de l’escalier jusqu’à l’encadrement de la fenêtre, depuis la balustrade du balcon jusqu’à la surface du mur de granit sans mortier où seul le blason de pierre avec ses besants, griffons et lions est trop grand au-dessus des ferrures et des bois disjoints de la porte ; comme si dans le monde où nous sommes rien n’importait, ni le froid du granit, ni l’obscure exiguïté des pièces, ni la pauvreté monotone des jours, et seule importait la noblesse que nous exposons à la lumière et qui est le projet de notre âme.
C’est une ville ancienne où stagnante se désagrège et se dissout lentement une vie dévécue geste à geste, syllabe à syllabe.
Les voitures gémissent le long des rues pavées. Passent peu d’hommes et des femmes hâtives vêtues de noir et en mai les rosiers fleurissent sur les murs que l’hiver recouvre de mousse. Derrière la petite fenêtre à volet vert de la maison du coin une femme aux yeux perçants, bruns et très rapprochés, voit tout, maligne et sage, terriblement attentive, comme si son regard lisait et soutenait le desadvenir des choses. Il y a des jardins imprévus, plus subtils et complexes que dans notre imagination, où croissent de hauts magnolias, avec de grandes fleurs blanches aux pétales profonds et larges, doux et épais, et où l’eau d’argent qui jaillit des dauphins de pierre tombe dans les petits bassins octogonaux. Jardins de buis, de camélias et de violettes, au parfum de contemplation et de passion, d’oubli et de silence. Jardins doucement abandonnés à une solitude dansée par les brises, tandis qu’un long susurrement d’adieu fait signe de feuille en feuille dans les branches les plus hautes des arbres. Jardins où nous reconnaissons que la vie est un songe dont jamais nous ne nous réveillons, un songe où surgissent des apparitions prodigieuses comme le lis, l’aigle et l’inoubliable visage aimé avec passion, mais où tout se transforme en oubli, distance, débris et impossibilité. Jardins où nous reconnaissons que notre condition est de ne pas savoir. De ne pouvoir jamais trouver l’unité. Et trouver l’unité serait nous réveiller.

Histoires de la terre et de la mer, Éditions de la Différence, 1990. Traduction : Alice Caffarel et Claire Carayon.

Vila d’Arcos

Vila d’Arcos fica ao Norte, um pouco para Leste, numa região de montanhas. É uma cidade de província e pequena com ruas empedradas em torno da catedral enorme como um navio de eternas viagens. As suas casas antigas — nobres mesmo quando pobres — são proporcionadas com justeza desde o degrau da escada até ao quadrado da janela, desde a balaustrada da varanda até à superfície da parede de granito sem reboco onde só a pedra de armas com arruelas, grifos e leões é grande demais sobre os ferros e as madeiras desconjuntadas da porta; como se no mundo em que estamos nada importasse, nem o frio do granito, nem a estreiteza sombria dos quartos, nem a pobreza monótona dos dias, mas só importasse a nobreza que mostramos à luz e que é o projecto da nossa alma.
É uma cidade antiga onde estagnada se desagrega e se dissolve lentamente uma vida desvivida gesto por gesto, sílaba por sílaba.
Os carros gemem ao longo das ruas empedradas. Passam poucos homens e rápidas mulheres vestidas de preto e em Maio as roseiras florescem nos muros que o Inverno cobriu de musgo. Por trás da portada verde da pequena janela da casa de esquina uma mulher de olhos agudos, muito juntos e castanhos, vê tudo, sábia e arguta, terrivelmente atenta, como se o seu olhar lesse e amparasse o desacontecer das coisas. Há jardins imprevistos, mais subtis e complexos do que o imaginável, onde crescem altas magnólias, com grandes flores brancas de pétalas profundas e largas, macias e espessas e onde a água de prata que irrompe da boca dos golfinhos de pedra cai nos pequenos tanques oitavados. Jardins de buxo, camélias e violetas perfumados de contemplação e paixão, de esquecimento e silêncio. Jardins docemente abandonados a uma solidão dançada pelas brisas, enquanto um longo sussurro de adeus acena de folha em folha nos ramos mais altos das árvores. Jardins onde reconhecemos que a nossa condição é não saber. É não poder jamais encontrar a unidade. E encontrar a unidade seria acordar.

1972

Histórias da Terra e do Mar. Lisboa, Edições Salamandra, 1984.

El concurso de cante jondo de 1922

Affiche du premier Concurso de Cante Jondo, canto primitivo andaluz, Grenade, 1922 ( Manuel Ángeles Ortiz y Hermenegildo Lanz ).

En 1922, Manuel de Falla, qui vit à Grenade depuis deux ans, met sur pied, avec certains de ses amis , un événement musical exceptionnel. Il s’agit de sauver le chant primitif andalou (el cante jondo) qui était en train de disparaître en même temps que les vieux cantaores. Il était aussi menacé par la dérive commerciale de certaines tavernes.

Le 13 et le 14 juin 1922 a lieu sur la Place de los Aljibes de l’Alhambra un concours, ouvert seulement aux amateurs. Les prix s’élèvent à 8.500 pesetas. Selon l’idée un peu naïve de Falla, il va permettre de sauver cette musique pure et primitive.

Parmi les participants se trouvent Ignacio Zuloaga, Miguel Cerón Rubio, Manuel Ángeles Ortiz, Ramón Gómez de la Serna, Santiago Rusiñol et Federico García Lorca. Ce dernier lit sa conférence Importancia histórica y artística del primitivo canto andaluz, llamado cante jondo qu’il avait déjà présenté une première fois au Centre Artistique de Grenade le 19 février 1922. Il publiera en 1931 son recueil Poema del cante jondo dont les poèmes ont été rédigés en 1921. Tous ont dans l’idée de protéger cette musique populaire et pensent que le cante jondo peut être source de création innovante.

Pastora Pavón “La Niña de los Peines”, Antonio Chacón, Ramón Montoya, La Gazpacha, Manolo Caracol (Manuel Ortega Juárez), Manuel Torre sont présents. C’est Diego Bermúdez Cala “El Tenazas de Morón” qui remporte la plus haute récompense.

“Ce furent de grandes journées au cours desquelles non seulement des intellectuels de tout le pays, mais aussi des personnalités de grande influence dans la culture européenne se sont réunis dans la ville pour exalter et ennoblir la richesse de l’art flamenco et lui donner la visibilité et la valeur nécessaires pour promouvoir sa conservation et mettre une si belle manifestation culturelle au même niveau que les autres arts reconnus comme tels”.

L’historien Maurice Legendre (1878-1955), un des initiateurs de l’hispanisme, ami de Miguel de Unamuno et proche de Manuel Falla, declare dans la revue catholique Le Correspondant du 10 juillet 1922 : “Ahora podemos decir que el canto hondo de España está salvado. El gramófono ha grabado lo que nuestra notación musical no puede captar”.

Banquet du 16 juin 1922 dans les locaux de la Asociación de Periodistas de Granada.

Miguel Hernández – Ramón Sijé

Elegía a Ramón Sijé

Miguel Hernández à Orihuela. 14 avril 1936. Inauguration de la Place Ramón Sijé.

José Marín Gutiérrez (Ramón Sijé) (Orihuela, 16 novembre 1913 – Orihuela, 24 décembre 1935), est un écrivain, essayiste, journaliste et avocat espagnol. Tout jeune, il est l’ ami de Miguel Hernández (1910-1942). Ils partagent les mêmes intérêts pour la littérature et la politique. Ramón Sijé fonde à Orihuela (Alicante) la revue Voluntad et El Gallo Crisis. Il est l’auteur d’un essai antiromantique La decadencia de la flauta y el reinado de los fantasmas, publié en 1973. Il est marqué par une idéologie catholique conservatrice. Le 13 décembre 1935, il tombe malade (infection intestinale, septicémie) et meurt onze jours plus tard. Le 14 avril 1936, Miguel Hernández lit sa célèbre élégie pour l’inauguration de la Place Ramón Sijé dans leur ville natale, Orihuela. ( Voir Miguel Hernández. Evocando a Sijé. En el ambiente de Orihuela, La Verdad, Murcia, 7 mai 1936 ).

Elegía a Ramón Sijé

(En Orihuela, su pueblo y el mío, se me ha muerto como del rayo Ramón Sijé,
a quien tanto quería…)

Yo quiero ser llorando el hortelano
de la tierra que ocupas y estercolas,
compañero del alma, tan temprano.

Alimentando lluvias, caracolas
y órganos mi dolor sin instrumento,
a las desalentadas amapolas

daré tu corazón por alimento.
Tanto dolor se agrupa en mi costado
que por doler me duele hasta el aliento.

Un manotazo duro, un golpe helado,
un hachazo invisible y homicida,
un empujón brutal te ha derribado.

No hay extensión más grande que mi herida,
lloro mi desventura y sus conjuntos
y siento más tu muerte que mi vida.

Ando sobre rastrojos de difuntos,
y sin calor de nadie y sin consuelo
voy de mi corazón a mis asuntos.

Temprano levantó la muerte el vuelo,
temprano madrugó la madrugada,
temprano estás rodando por el suelo.

No perdono a la muerte enamorada,
no perdono a la vida desatenta,
no perdono a la tierra ni a la nada.

En mis manos levanto una tormenta
de piedras, rayos y hachas estridentes
sedienta de catástrofes y hambrienta.

Quiero escarbar la tierra con los dientes,
quiero apartar la tierra parte a parte
a dentelladas secas y calientes.

Quiero minar la tierra hasta encontrarte
y besarte la noble calavera
y desamordazarte y regresarte.

Volverás a mi huerto y a mi higuera:
por los altos andamios de las flores
pajareará tu alma colmenera
de angelicales ceras y labores.
Volverás al arrullo de las rejas
de los enamorados labradores.

Alegrarás la sombra de mis cejas,
y tu sangre se irá a cada lado
disputando tu novia y las abejas.
Tu corazón, ya terciopelo ajado,
llama a un campo de almendras espumosas
mi avariciosa voz de enamorado.

A las aladas almas de las rosas
del almendro de nata te requiero,
que tenemos que hablar de muchas cosas,
compañero del alma, compañero.

10 de enero de 1936.

El rayo que no cesa, 1936.

Miguel Hernández. El rayo que no cesa. Première édition: Madrid, Ediciones Héroe, 1936.

Élégie

(Á Orihuela, son village et le mien, j’ai perdu Ramón Sijé, foudroyé avec qui j’aimais tant.)

Je veux être le jardinier en pleurs
De cette terre que tu occupes et que tu nourris,
Compagnon de mon âme si tôt parti.

Alimentant de pluies, de coquillages
Et d’orgues ma douleur sans instrument,
Aux coquelicots découragés,

Je donnerai ton cœur an pâture.
Tant de douleur se ramasse en mon flanc,
Que j’en ai mal jusqu’à mon souffle.

Le coup d’une main dure, un coup glacé,
Un coup de hache invisible et homicide,
Une poussée brutale t’as abattu.

Nulle étendue n’est plus grande que ma blessure,
Je pleure ma misère et tout ce qu’elle entraîne
Et je ressens ta mort plus que ma propre vie.

Je marche sur des chaumes de défunts,
Sans chaleur de personne et sans consolation,
Je vais de mon cœur à ma vie quotidienne.

Très tôt se leva le vol de la mort,
Très tôt apparut la pointe du jour,
Très tôt te voilà roulant sur le sol.

Je ne pardonne pas à la mort amoureuse,
Je ne pardonne pas à la vie indifférente,
Je ne pardonne ni à la terre ni au néant.

Dans mes mains, je soulève un orage
De pierres, d’éclairs et de haches stridents,
Affamé et assoiffé de catastrophes.

Je veux fouiller la terre avec mes dents,
Je veux écarter la terre bloc par bloc
Á force de morsures sèches et chaudes.

Je veux miner la terre jusqu’à te retrouver
Et embrasser ton humble crâne
T’enlever le bâillon, te faire revenir.

Tu reviendras à mon jardin, à mon figuier:
Sur les hauts échafaudages des fleurs
Oisellera ton âme butineuse
De cire et de besognes angéliques.
Tu reviendras aux murmures des grilles
Des paysans amoureux.

Tu égaieras l’ombre de mes sourcils,
Et ton sang te sera disputé
Moitié par ta fiancée, moitié par les abeilles.
Ton coeur, maintenant velours fané,
Ma voix avare d’amoureux
L’appelle vers un champ d’amandes écumeuses.

Aux âmes ailées des roses
De l’amandier de crème viens sans tarder,
Nous avons à parler de tant de choses,
Compagnon de mon âme, compagnon.

10 janvier 1936.

Anthologie bilingue de la poésie espagnole. NRF Gallimard. Bibliothèque de la Pléiade. Traduction: Yves Aguila.

Max Jacob 1876-1954

Penmarc’h. Pointe de Saint-Pierre. Phare d’Eckmühl (Paul Marbeau), 1897.

Le phare d’Eckmühl

Le phare d’Eckmühl est une grosse lanterne.
Si tu as perdu ta route sur la lande tu regardes à droite ou à gauche et tu vois où est
Saint-Guénolé.
Depuis que je vous connais, Marie Guiziou, j’ai cherché vos yeux sur toutes les mers de cette terre-ci.
Mais vos yeux tournent de côté et d’autre partout où il y a des amoureux.
Marie Guiziou, Marie Guiziou ! La vie est comme la lande pour moi et vous êtes pour moi comme le phare d’Eckmühl.
Marie Guiziou ! Ma vie est comme l’océan autour de Penmarch ! et si je ne vois vos yeux je suis un naufragé sur les rochers.

Poèmes de Morvan le Gaëlique, Gallimard, 1953.

Portrait de Max Jacob, 1915. Paris, Musée Picasso.

Federico García Lorca

Federico García Lorca. Huerta de San Vicente.

Le premier recueil de poèmes de Federico García Lorca (Libro de Poemas) a été publié à Madrid en 1921, il y a un peu plus de cent ans. Il comprend 67 poèmes, écrits alors qu’il sortait de l’adolescence. Le poète andalou évoque un paradis perdu, la crise de l’âge adulte, le désenchantement. Il dialogue avec le paysage de son enfance (La Vega de Granada) et exprime une tension évidente. Les éléments naturels (animaux, plantes, rivières, fontaines) ont une forte charge symbolique. On y trouve aussi l’influence du folklore populaire, des chansons enfantines, de la religiosité populaire. Les poètes modernistes (Juan Ramón Jiménez, Antonio Machado) l’ont marqué, mais certaines images annoncent déjà une poésie d’avant-garde.

La sombra de mi alma

Diciembre de 1919

(Madrid)

La sombra de mi alma
huye por un ocaso de alfabetos,
niebla de libros
y palabras.

¡La sombra de mi alma!

He llegado a la línea donde cesa
la nostalgia,
y la gota de llanto se transforma
alabastro de espíritu.

(¡La sombra de mi alma!)

El copo del dolor
se acaba,
pero queda la razón y la sustancia
de mi viejo mediodía de labios,
de mi viejo mediodía
de miradas.

Un turbio laberinto
de estrellas ahumadas
enreda mi ilusión
casi marchita.

¡La sombra de mi alma!

Y una alucinación
me ordeña las miradas.
Veo la palabra amor
desmoronada.

¡Ruiseñor mío!
¡Ruiseñor!
¿Aún cantas?

Libro de poemas. 1921.

L’ombre de mon âme

Décembre 1919

(Madrid)

L’ombre de mon âme
s’enfuit dans un couchant d’alphabets,
Brouillard de livres
Et de paroles.

L’ombre de mon âme!

J’ai atteint la ligne où cesse
La nostalgie,
Où se fige la goutte des larmes,
Albâtre de l’esprit.
(L’ombre de mon âme!)

Le flocon de la peine
S’efface,
Mais en moi demeure, substance et motif,
Un ancien midi de lèvres,
Un ancien midi
De regards.

Un trouble labyrinthe
D’étoiles obscurcies
S’enlace à mes regrets
Presque fanés.

L’ombre de mon âme!

Une hallucination
Aspire mes regards.
Je vois le mot amour
Qui se délabre.

Rossignol!
Mon rossignol!
Chantes-tu toujours?

Poésies I. (Livre de poèmes. Mon village). Traduction : André Belamich, Claude Couffon.

Raymond Carver

Raymond Carver est né Le 25 mai 1938 à Clatskanie (Oregon). Il est mort le 2 août 1888 à Port Angeles (état de Washington) d’un cancer du poumon. « Je souhaite que, sur ma tombe, on grave les mots “Poète, nouvelliste, essayiste”, dans cet ordre précis », a-t-il dit. La poésie occupe une place fondamentale dans son œuvre.

Rain

Woke up this morning with
a terrific urge to lie in bed all day
And read. Fought against it for a minute.

Then looked out the window at the rain.
And gave over. Put myself entirely
in the keep of this rainy morning.

Would I live my life over gain?
Make the same unforgivable mistakes?
Yes, given half a chance. Yes.

Where Water comes Together with Other Water, 1985.

Pluie

Me suis réveillé ce matin avec
un besoin terrible de passer la journée au plumard
à lire. Y ai résisté une minute.

Puis j’ai regardé par la fenêtre la pluie.
Et abandonné. Me suis entièrement confié
à la garde de ce matin pluvieux.

Est-ce que je revivrais ma vie ?
Commettrais-je les mêmes erreurs impardonnables ?
Oui, à la moindre occasion. Oui.

Oeuvres complètes 9. Poésie. Traduction: Jacqueline Huet, Jean-Pierre Carasso et Emmanuel Moses.

Rubén Darío

Buste de Rubén Darío. Square de l’Amérique Latine, Paris XVII.

Rubén Darío est né le 18 janvier 1867 à Metapa (aujourd’hui Ciudad Darío). Il est mort le 6 février 1916 à León au Nicaragua . Il avait 49 ans. Ce poète est le père du modernisme littéraire en langue espagnole. Il a eu une grande influence tout au long du XX ème siècle. On l’a surnommé «príncipe de las letras castellanas». Il a été marqué par Victor Hugo, les poètes symbolistes français et Walt Whitman. Il a eu une grande influence sur Juan Ramón Jiménez, Ramón del Valle Inclán et Antonio Machado. On la retrouve aussi chez Federico García Lorca et Pablo Neruda.

Lo fatal
A René Pérez

Dichoso el árbol, que es apenas sensitivo,
y más la piedra dura, porque ésa ya no siente,
pues no hay dolor más grande que el dolor de ser vivo
ni mayor pesadumbre que la vida consciente.

Ser, y no saber nada, y ser sin rumbo cierto,
y el temor de haber sido y un futuro terror…
¡Y el espanto seguro de estar mañana muerto,
y sufrir por la vida y por la sombra y por

lo que no conocemos y apenas sospechamos,
y la carne que tienta con sus frescos racimos,
y la tumba que aguarda con sus fúnebres ramos,
¡y no saber adónde vamos,
ni de dónde venimos!…

Cantos de vida y esperanza, 1905.

Fatalité
A René Pérez

Heureux l’arbre presque insensible,
et plus encor la pierre qui elle ne sent rien,
car il n’est douleur plus grande que celle d’exister
ni plus pesant fardeau que la vie consciente.

Être, et ne rien savoir, aller sans but certain,
la peur d’avoir été, la terreur à venir…
La certitude horrible de mourir demain,
et souffrir pour la vie, pour les ténèbres et pour

l’inconnu, ce que nous pressentons à peine,
et puis la chair qui tente avec ses fraîches grappes
et la tombe béante aux funèbres rameaux,
et ne savoir où nous allons,
ni d’où nous sommes venus…

Chants de vie et d’espérance. Traduction Lionel Igersheim. Paris, éditions Sillage, 2012.

Yvon Le Men

Plovan. Ruines de la chapelle de Languidou. Fin XIV – début XV siècle.

« Quand j’entre dans une cathédrale – il y en a sept en Bretagne – dans une église ou dans une chapelle – il y en a foison et dans tous les coins – je m’interroge. Qui l’ a bâtie ? Pourquoi ? Quand ? Pendant combien de temps ? À quel saint, quelle sainte est-elle vouée ? Quelle fut la vie de cet homme qui a écrit dans le cahier de prières ? Pourquoi a-t-il fait grincer la pénombre de cet église ?
Mais d’abord je pénètre à l’intérieur du silence des pierres, puis je cherche quelque chose, à défaut de quelqu’un qui aurait l’oeil ouvert, l’oreille creusée. Je compte sur la chance qui pourrait changer, même d’une virgule, le cours d’une journée. Lui donner sa verticale. Ainsi ce touriste qui, en passant par sa prière, passe par le ciel pour retourner sur la terre et poursuivre son voyage.
J’imagine un homme d’un certain âge, mais pas trop vieux, pas trop pressé. Plutôt honnête et même généreux. Nous sommes au printemps, à Pâques, il fait un temps à buissonner, à suivre ses panneaux intérieurs, à se souvenir de cette étrange chapelle aux mille clochetons dont on lui a parlé un jour et de la danse macabre, peinte comme si elle avait été peinte hier. Elle résiste sur son mur, se souvient de la Grande Peste de 1347 qui dévasta l’Asie et l’Europe jusqu’à la pointe bretonne. Cette danse macabre remonte au Moyen-Âge. Comme l’oeuvre du poète François Villon. »

La Bretagne sans permis. Éditions Ouest-France. 2021.

Plozévet. Chapelle de Saint-Ronan. 1720.

Juan Rulfo

Autoportrait de Juan Rulfo. Années 40.

Juan Rulfo (Juan Nepomuceno Carlos Pérez Rulfo Vizcaíno) est né à Apulco, district de Sayula ( état de Jalisco), le 16 mai 1917.

Enfant, il a assisté à la très violente Guerre des Cristeros (Cristiada, 1926-1929). Son père fut assassiné en juin 1923 et sa mère est morte peu après, en novembre 1927. Il se retrouve orphelin à 10 ans.

Cet écrivain mexicain est célèbre pour son recueil de nouvelles El Llano en llamas (1953) et son roman Pedro Páramo (1955). Son influence a été essentielle sur les écrivains latino-américains du XX ème siècle.

Jorge Luis Borges a dit : ” Pedro Páramo es una de las mejores novelas de las literaturas de lengua hispánica, y aun de toda la literatura. ” Gabriel García Márquez a raconté ainsi sa découverte de cet auteur : « Álvaro Mutis subió a grandes zancadas los siete pisos de mi casa con un paquete de libros, separó del montón el más pequeño y corto, y me dijo muerto de risa: ¡Lea esa vaina, carajo, para que aprenda! Era Pedro Páramo. Aquella noche no pude dormir mientras no terminé la segunda lectura. Nunca, desde la noche tremenda en que leí la Metamorfosis de Kafka en una lúgubre pensión de estudiantes de Bogotá —casi diez años atrás— había sufrido una conmoción semejante. Al día siguiente leí El llano en llamas, y el asombro permaneció intacto. » (Breves nostalgias sobre Juan Rulfo in Juan Rulfo. Toda la obra. Archivos, CSIC, Madrid, 1992.)

C’était aussi un excellent photographe. Il a également été scénariste et adaptateur pour le cinéma et la télévision. À partir de 1962 il a travaillé à l’Instituto indigenista de Mexico, organisation au service des communautés primitives indiennes dont il a dirigé ensuite le département éditorial.

Il est mort à Mexico le 8 janvier 1986.

Juan Rulfo, Pedro Páramo.

“No lo sé, Juan Preciado. Hacía tantos años que no alzaba la cara, que se me olvidó el cielo. Y aunque lo hubiera hecho, ¿qué habría ganado? El cielo está tan alto, y mis ojos tan sin mirada, que vivía contenta con saber dónde quedaba la tierra. ”

« Je n’en sais rien, Juan Preciado ; je n’ai plus levé la tête depuis tant d’années que j’ai oublié le ciel. D’ailleurs, si je l’avais fait, qu’y aurais-je gagné ? Le ciel était si haut et ma vue si basse que je m’estimais déjà heureuse de savoir où se trouvait la terre. »

Voir sur ce blog:

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2019/10/02/juan-rulfo-1917-1986-3/

Juan Rulfo, Clocher devant Zempoaltépetl (Oaxaca) 1955.

Federico García Lorca

Juan Remírez de Lucas à 18 ans. Dessin de Gregorio Prieto (1897-1992)

Juan Ramírez de Lucas (Albacete, 1917-Madrid, 2010) aurait été à l’origine des Sonnets de l’amour obscur. Celui que Federico surnommait “El rubio de Albacete” avait alors 19 ans. Il était étudiant et apprenti-acteur dans le Club théâtral Anfistora. Il fut plus tard critique d’art et d’architecture pour les revues Arquitectura de Madrid et Arte y Cemento de Bilbao et le journal ABC.

Juan Remírez de Lucas.

La famille du poète n’a autorisé la publication en espagnol de ces onze sonnets que le 17 mars 1984 dans le journal conservateur ABC. En 1981, André Belamich avait publié en deux tomes les oeuvres complètes de Federico García Lorca dans la Bibliothèque de La Pléiade. Dans cette édition française figuraient les Sonnets de l’amour obscur.

Noche del amor insomne

Noche arriba los dos con luna llena,
yo me puse a llorar y tú reías.
Tu desdén era un dios, las quejas mías
momentos y palomas en cadena.

Noche abajo los dos. Cristal de pena,
llorabas tú por hondas lejanías.
Mi dolor era un grupo de agonías
sobre tu débil corazón de arena.

La aurora nos unió sobre la cama,
las bocas puestas sobre el chorro helado
de una sangre sin fin que se derrama.

Y el sol entró por el balcón cerrado
y el coral de la vida abrió su rama
sobre mi corazón amortajado.

Sonetos del amor oscuro. Écrits entre 1935 et 1936. Recueil inachevé et inédit jusqu’en 1984.

Nuit de l’amour insomnieux

Nous remontions tous deux la nuit de pleine lune.
Je me mis à pleurer, et toi à rire.
Ton dédain me semblait un dieu, et mes soupirs
des colombes et des moments en chaîne.

Nous descendions tous deux la nuit. Cristal de peine,
toi, tu pleurais des lointains infinis
et ma douleur groupait des agonies
parmi le sable de ton cœur trop faible.

L’aurore nous unit sur le lit, toute blanche,
bouche appuyée contre le jet glacé
d’un sang interminable qui s’épanche.

Et le soleil entra par les volets fermés,
et le corail de vie ouvrit ses branches
sur le linceul de mon coeur consumé.

Poésies IV. Suites. Sonnets de l’amour obscur. Collection Poésie/Gallimard n°185, 1984. Traduction Albert Belamich.