Yves Tanguy I I 1900 – 1955

Yves Tanguy avec des traits de cadrage du photographe (Man Ray). 1928.

” Qu’est-ce que le Surréalisme ?
-C’est l’apparition d’Yves Tanguy, coiffé du paradisier grand émeraude. “

” Il est remarquable que sur les peintres apparus le plus récemment, l’influence moderne qui s’exerce d’une manière prépondérante soit celle de Tanguy. “
André Breton.

En 1939, Yves Tanguy fait la connaissance de Kay Sage (1898-1963), alors mariée avec un gentilhomme italien, le Prince Rainier de Faustino, à Chemillieu dans un grand manoir loué par le peintre anglais Gordon Onslow-Ford (1912-2003). Il y retrouve Roberto Matta, Esteban Francés et André Breton.
Celui-ci n’écrira durant son séjour qu’un seul texte : La maison d’Yves tandis que Tanguy peint le tableau Mes arrières pensées. Ce poème aurait dû paraître dans un numéro de Minotaure, jamais réalisé à cause de la déclaration de guerre, avec des reproductions d’oeuvres de Matta, Onslow Ford, Francés et Tanguy. Onslow Ford emmena le tout à Londres et le publia en juin 1940 dans le London Bulletin n°18-20.

La maison d’Yves (André Breton)
La maison d’Yves Tanguy
Où l’on n’entre que la nuit

Avec la lampe-tempête

Dehors le pays transparent
Un devin dans son élément

Avec la lampe-tempête
Avec la scierie si laborieuse qu’on ne la voit plus

Et la toile de Jouy du ciel
– Vous, chassez le surnaturel

Avec la lampe-tempête
Avec la scierie si laborieuse qu’on ne la voit plus
Avec toutes les étoiles de sacrebleu

Elle est de lassos, de jambages
Couleur d’écrevisse à la nage

Avec la lampe-tempête
Avec la scierie si laborieuse qu’on ne la voit plus
Avec toutes les étoiles de sacrebleu
Avec les tramways en tous sens ramenés à leurs seules antennes

L’espace lié, le temps réduit
Ariane dans sa chambre-étui

Avec la lampe-tempête
Avec la scierie si laborieuse qu’on ne la voit plus
Avec toutes les étoiles de sacrebleu
Avec les tramways en tous sens ramenés à leurs seules antennes
Avec la crinière sans fin de l’argonaute

Le service est fait par des sphinges
Qui se couvrent les yeux de linges

Avec la lampe-tempête
Avec la scierie si laborieuse qu’on ne la voit plus
Avec toutes les étoiles de sacrebleu
Avec les tramways en tous sens ramenés à leurs seules antennes
Avec la crinière sans fin de l’argonaute
Avec le mobilier fulgurant du désert

On y meurtrit on y guérit
On y complote sans abri

Avec la lampe-tempête
Avec la scierie si laborieuse qu’on ne la voit plus
Avec toutes les étoiles de sacrebleu
Avec les tramways en tous sens ramenés à leurs seules antennes
Avec la crinière sans fin de l’argonaute
Avec le mobilier fulgurant du désert
Avec les signes qu’échangent de loin les amoureux

C’est la maison d’Yves Tanguy

Signe ascendant, 1947. Éditions Gallimard.

Yves Tanguy I 1900 – 1955

En Première de couverture. Le palais aux rochers de fenêtres, 1942. Paris, Musée national d’art moderne – Centre de création industrielle, Centre Georges Pompidou.

Je lis Yves Tanguy L’univers surréaliste ( Somogy. Éditions d’Art. 2007 ) que j’ai emprunté à la Médiathèque de la ferme du Buisson à Noisiel. C’est un beau catalogue d’une exposition qui fut présentée au Musée des Beaux-Arts de Quimper du 29 juin au 30 septembre 2007, puis au Museu Nacional d’Art de Catalunya de Barcelone du 25 octobre 2007 au 13 janvier 2008 . Je ne l’ai pas vue à l’époque. J’ai toujours beaucoup aimé ce peintre à qui Salvador Dalí a emprunté allègrement ces espaces flottants, incertains. Le peintre catalan connut rapidement le succès, Tanguy beaucoup moins.
Werner Spies, historien d’art allemand, qui fut directeur du musée national d’Art moderne de Paris de 1997 à 2000, rappelle dans son article Au fond de l’inconnu que Tanguy passait régulièrement ses vacances d’été dans la famille de sa mère à Locronan ( Finistère ). Elle y acheta même en 1912 une maison du XVI ème siècle, l’ancien Prieuré. Les alignements de pierres de Carnac l’ont aussi marqué, de même que le thème de la ville engloutie qui apparaît si fréquemment dans les légendes celtes et bretonnes.
Marcel Duhamel dirigeait un hôtel qui appartenait à son oncle. Il loua en 1923 une maison, aujourd’hui disparue, au 54 rue du Château ( Paris, XIV ). Tanguy s’y installa avec ses amis Jacques et Pierre Prévert et la maison devint un véritable phalanstère d’artistes.
Yves Tanguy s’occupa de la décoration. Il acheta des meubles simples en bois qu’il peignit en vert. Les murs étaient recouverts de collages et de tissus colorés. Des affiches de films côtoyaient des miroirs dans l’esprit du film expressionniste allemand Le Cabinet Docteur Caligari ( Robert Wiene-1920 ). En décembre 1925, Duhamel et Tanguy rencontrèrent André Breton. La maison devint alors un des lieux favoris du groupe surréaliste. Alberto Giacometti, Robert Desnos, Raymond Queneau y passaient, Benjamin Péret puis Aragon y vécurent une période. Beaucoup de réunions surréalistes s’y sont tenues. C’est là que Jacques Prévert aurait donné au jeu des petits papiers le nom de « cadavre exquis ».
Yves Tanguy choisit parmi les textes de ses amis surréalistes le poème d’Aragon, Les Frères Lacôte, pour le recopier sur un des murs de la maison… Ces vers évoquent un raz-de-marée qui submerge toutes choses.
Il mourut d’une hémorragie cérébrale à Woodbury (Connecticut). Il vivait aux États-Unis depuis novembre 1939.
Yves Tanguy voulut que ses cendres soient dispersées en baie de Douarnenez, non loin de Locronan. Son ami d’enfance Pierre Matisse fut son exécuteur testamentaire et respecta ce souhait. Il se rendit à Locronan en 1964 et emmena les urnes d’Yves Tanguy et de Kay Sage ( elle s’était suicidée le 8 janvier 1963 ). Il dispersa leurs cendres dans une flaque, à l’extrémité de la plage du Ris, au pied d’une falaise. Elle sera recouverte peu après, à la marée montante.

Jacques Prévert, Simone Prévert, André Breton, Pierre Prévert. 1925.

Les Frères Lacôte ( Louis Aragon )

à Malcolm Cowley

Le raz de marée entra dans la pièce
Où toute la petite famille était réunie
Il dit Salut la compagnie
Et emporta la maman dans le placard
Le plus jeune fils se mit à pousser de grands cris
Il lui chanta une romance de son pays
Qui parlait de bouts de bois
Comme ça
Le père lui dit Veuillez considérer
Mais le raz refusa de se laisser emmerder
Il mit un peu d’eau salée dans la bouche du malheureux géniteur
Et le digne homme expira
Dieu ait son âme
Alors vint le tour des filles
Par rang de taille
L’une à genoux
L’autre sur les deux joues
La troisième la troisième
Comme les animaux croyez-moi
La quatrième de même
La cinquième je frémis d’horreur
Ma plume s’arrête
Et se refuse à décrire de telles abominations
Seigneur Seigneur serez-vous moins clément qu’elle
Ah j’oubliais
Le poulet
Fut à son tour dévoré
Par le raz l’ignoble raz de marée

Le Mouvement perpétuel, Éditions Gallimard, 1925.

Ce poème fut publié d’abord dans La révolution surréaliste, n°4, 15 juillet 1925.

Le texte est dédié à Malcolm Cowley, poète et écrivain américain ( 1898-1989 ), ami de Matthew (1899-1978) et Hannah Josephson, Américains proches des dadaïstes. Il avait rencontré Aragon au début de 1922 à Berlin. C’est en sa compagnie que celui-ci a résidé en mai et juin 1923 à Giverny, chez M. Toulgouat, dans un moulin transformé en pension. Aragon s’y était retiré pour fuir l’hostilité du groupe surréaliste, suscitée par son activité journalistique à Paris-Journal. Cowley lui présenta le poète E.E.Cummings. Aragon s’inspirera de ce séjour dans son roman Aurélien ( 1944 ).

Louis Aragon.

Jean Giono

Un roi sans divertissement (François Leterrier) 1963 avec Claude Giraud.

Un roi sans divertissement. Gallimard. 1948. Incipit.
«Frédéric a la scierie sur la route d’Avers . Il y succède à son père, à son grand-père, à son arrière grand-père, à tous les Frédéric.
C’est juste au virage, dans l’épingle à cheveux , au bord de la route. Il y a là un hêtre ; je suis bien persuadé qu’il n’en existe pas de plus beau : c’est l’Apollon-citharède des hêtres. Il n’est pas possible qu’il y ait, dans un autre hêtre, où qu’il soit, une peau plus lisse, de couleur plus belle, une carrure plus exacte, des proportions plus justes, plus de noblesse, de grâce et d’éternelle jeunesse : Apollon exactement, c’est ce qu’on se dit dès qu’on le voit et c’est ce qu’on se redit inlassablement quand on le regarde. Le plus extraordinaire est qu’il puisse être si beau et rester si simple. Il est hors de doute qu’il se connaît et qu’il se juge. Comment tant de justice pourrait-elle être inconsciente ? Quand il suffit d’un frisson de bise, d’une mauvaise utilisation de la lumière du soir, d’un porte-à-faux dans l’inclinaison des feuilles pour que la beauté, renversée, ne soit plus du tout étonnante.»

Hêtre pourpre (Fagus sylvatica purpurea).

Honoré de Balzac

Honoré de Balzac (Félix Vallotton). 1895. Paris, BNF.

Illusions perdues, roman publié en trois parties entre 1837 et 1843. Incipit.

PREMIÈRE PARTIE.

LES DEUX POÈTES.
«À l’époque où commence cette histoire, la presse de Stanhope et les rouleaux à distribuer l’encre ne fonctionnaient pas encore dans les petites imprimeries de province. Malgré la spécialité qui la met en rapport avec la typographie parisienne, Angoulême se servait toujours des presses en bois, auxquelles la langue est redevable du mot faire gémir la presse, maintenant sans application. L’imprimerie arriérée y employait encore les balles en cuir frottées d’encre, avec lesquelles l’un des pressiers tamponnait les caractères. Le plateau mobile où se place la forme pleine de lettres sur laquelle s’applique la feuille de papier était encore en pierre et justifiait son nom de marbre. Les dévorantes presses mécaniques ont aujourd’hui si bien fait oublier ce mécanisme, auquel nous devons, malgré ses imperfections, les beaux livres des Elzevier, des Plantin, des Alde et des Didot, qu’il est nécessaire de mentionner les vieux outils auxquels Jérôme-Nicolas Séchard portait une superstitieuse affection; car ils jouent leur rôle dans cette grande petite histoire.»

Ce roman vu par Marcel Proust (Contre Sainte-Beuve, 1954) :
“La lecture de cet admirable livre qui s’appelle Les Illusions perdues restreint et matérialise plutôt ce beau titre : Illusions perdues . Il signifie que Lucien de Rubempré venant à Paris s’est rendu compte que Mme de Bargeton était ridicule et provinciale, que les journalistes étaient des fourbes, que la vie était difficile. Illusions toutes particulières, toutes contingentes, dont la perte peut l’acculer au désespoir et qui donnent une puissante marque de réalité au livre, mais qui font rabattre un peu de la poésie philosophique du titre. Chaque titre doit être ainsi pris au pied de la lettre : Un Grand Homme de Province à Paris, Splendeurs et Misères des Courtisanes, A combien l’Amour revient aux Vieillards, etc. Dans La Recherche de l’Absolu, l’absolu est plutôt une formule, une chose, alchimique que philosophique. Du reste il n’en est peu question. Et le sujet du livre est bien plutôt les ravages que l’égoïsme d’une passion étend dans une famille aimante qui la subit, quelque soit d’ailleurs l’objet de cette passion. Balthazar Claës est le frère des Hulot, des Grandet…
…Le style est tellement la marque de la transformation que la pensée de l’écrivain fait subir à la réalité, que dans Balzac, il n’y a pas à proprement parler de style… le style ne suggère pas, ne reflète pas : il explique. Il explique d’ailleurs à l’aide des images les plus saisissantes, mais non fondues avec le reste, qui font comprendre ce qu’il veut dire, comme on le fait comprendre dans la conversation, si on a une conversation géniale, mais sans se préoccuper de l’harmonie du tout et de ne pas intervenir…. “Le rire de M. de Bargeton était comme des boulets endormis qui se réveillent…” ” On ne pouvait pas ne pas comparer M. X… à une vipère gelée.”

Joseph Conrad

J’ai vu d’abord le film Lord Jim de Richard Brooks avec Peter O’Toole. Il date de 1965. Je n’ai lu le roman que bien plus tard. Richard Brooks se demandait pourquoi il avait passé plus de trois ans à réaliser son adaptation du roman de Joseph Conrad.

«Parmi les différents thèmes utilisés dans Lord Jim, expliquait-il, un en particulier demeure présent en ma mémoire depuis que j’ai lu pour la première fois le livre au lycée : c’est le thème de l’homme qui cherche et trouve une seconde chance. C’est un thème commun à la plupart des hommes. (…) C’est l’épine dorsale du film.»

Film intéressant de 154 minutes. Richard Brooks a peut-être eu du mal à maîtriser la grosse machine hollywoodienne: une équipe de techniciens britanniques, une bonne distribution, plus de 4 tonnes d’équipement transportées dans les ports et les jungles d’Asie du Sud-Est. Le livre, lui, est, passionnant

http://www.institut-lumiere.org/manifestations/lord-jim.html

Joseph Conrad. Lord Jim. Traduction: Philippe Neel. Édition de la nouvelle revue française. 1924. Incipit.

I

“Il avait six pieds, moins un ou deux pouces, peut-être; solidement bâti, il s’avançait droit sur vous, les épaules légèrement voûtées et la tête en avant, avec un regard fixe venu d’en dessous, comme un taureau qui va charger. Sa voix était profonde et forte, et son attitude trahissait une sorte de hauteur morose, qui n’avait pourtant rien d’agressif. On aurait dit d’une réserve qu’il s’imposait à lui-même autant qu’il l’opposait aux autres. D’une impeccable netteté, et toujours vêtu, des souliers au chapeau, de blanc immaculé, il était très populaire dans les divers ports d’Orient, où il exerçait son métier de commis maritime chez les fournisseurs de navires.”

CHAPTER 1

“He was an inch, perhaps two, under six feet, powerfully built, and he advanced straight at you with a slight stoop of the shoulders, head forward, and a fixed from-under stare which made you think of a charging bull. His voice was deep, loud, and his manner displayed a kind of dogged self-assertion which had nothing aggressive in it. It seemed a necessity, and it was directed apparently as much at himself as at anybody else. He was spotlessly neat, apparelled in immaculate white from shoes to hat, and in the various Eastern ports where he got his living as ship-chandler’s water-clerk he was very popular.»

Federico García Lorca – Walt Whitman II

Walt Whitman. 1879.

Ode à Walt Whitman

Par l’East River et le Bronx
les garçons chantaient, montrant leur ceinture
avec la roue, l’huile, le cuir et le marteau.
Quatre-vingt dix mille mineurs tiraient l’argent des rochers
et les enfants dessinaient des escaliers et des perspectives.

Mais aucun ne s’endormait,
aucun ne voulait être rivière,
aucun n’aimait les larges feuilles
ni la langue bleue de la plage.

Par l’East River et le Queensboro
les garçons luttaient avec l’industrie
les Juifs vendaient au faune du fleuve
la rose de la circoncision,
et le ciel lâchait sur les ponts et les toits
des troupeaux de bisons poussés par le vent.

Mais aucun ne s’arrêtait,
aucun ne voulait être nuage,
aucun ne cherchait les fougères
ni la roue jaune du tambourin.

Au lever de la lune
les poulies tourneront pour brouiller le ciel ;
une frontière d’aiguilles cernera la mémoire
et les cercueils emporteront ceux qui ne travaillent pas.

New York de fange,
New York de fil de fer et de mort,
Quel ange portes-tu caché dans ta joue?
Quelle voix parfaite dira la vérité des blés?
Qui dira le sommeil terrible de tes anémones souillées?

Pas un seul instant, beau Walt Whitman,
Je n’ai cessé de voir ta barbe pleine de papillons,
ni tes épaules de panne usées par la lune,
ni tes cuisses d’Apollon virginal,
ni ta voix comme une colonne de cendres,
vieillard beau comme le brouillard
qui gémissait à l’égal d’un oiseau
sexe transpercé d’une aiguille.
Ennemi du satyre,
ennemi de la vigne,
et amant des corps sous la toile grossière.

Pas un seul instant, beauté virile,
qui, parmi les montagnes de charbon, les réclames et les chemins de fer,
rêvait d’être un fleuve et de dormir comme un fleuve
avec ce camarade qui aurait mis dans ta poitrine
cette petite douleur d’innocent léopard.
Pas un seul instant, Adam de sang, mâle,
homme seul sur la mer, beau vieillard Walt Whitman,
parce que sur les terrasses,
groupés dans les bars,
sortant en grappes des égouts,
tremblant entre les jambes des chauffeurs,
ou tournant sur les plates-formes de l’absinthe,
les efféminés, Walt Whitman te suivaient.

Lui aussi! Lui aussi ! et ils se précipitent
sur ta barbe lumineuse et chaste,
Blonds du nord, Noirs du désert,
multitude de cris et de gestes,
comme les chats et comme les serpents,
les efféminés, Walt Whitman, les efféminés,
brouillés de larmes, chair pour le fouet,
la botte ou la morsure du dompteur.

Lui aussi! Lui aussi ! Leurs doigts teints
tintent à l’orée de ton rêve
quand l’ami mange ta pomme
au léger goût de pétrole
et le soleil chante sur le nombril
des garçons qui jouent sous les ponts.

Mais tu ne cherchais pas les yeux égratignés,
ni le sombre marais où dorment les enfants,
ni la salive glacée,
ni les blessures courbes comme des panses de crapaud
que portent les efféminés dans les voitures et aux terrasses
quand la lune les fouette au coin de la terreur.

Tu cherchais un nu qui fût comme un fleuve.
Taureau et songe qui joignît l’algue à la roue,
père de ton agonie, camélia de ta mort,
qui gémirait dans les flammes de ton équateur secret.

Parce qu’il est juste que l’homme ne cherche pas sa jouissance
dans la forêt de sang du proche lendemain.
Le ciel a des plages où éviter la vie
et il y a des corps qui ne doivent pas se répéter dans l’aurore.

Agonie, l’agonie, rêve, ferment et rêve.
Voici le monde ami, agonie, agonie.
Les morts se décomposent sous l’horloge des villes
la guerre passe en pleurant, avec un million de rats gris,
les riches offrent à leurs bien-aimées
de petits moribonds illuminés,
et la vie n’est ni noble, ni bonne, ni sacrée.

L’homme peut s’il le veut conduire son désir
par une veine de corail ou un nu céleste.
Demain, les amours seront des rochers, et le temps
une brise qui vient dormante sous les branches.

C’est pourquoi je n’élève pas la voix, vieux Walt Whitman,
contre l’enfant qui écrit
un nom de fille sur son oreiller
ni contre l’adolescent qui s’habille en mariée
dans l’obscurité de sa chambre,
ni contre les solitaires des casinos
qui boivent avec dégoût l’eau de la prostitution,
ni contre les hommes au regard vert
qui aiment l’homme et brûlent leurs lèvres en silence.
Mais bien contre vous, efféminés des villes
à la chair tuméfiée et aux pensées immondes,
mères de la fange, harpies, ennemies sans trêve
de l’Amour qui partage des couronnes de joie.

Contre vous toujours, qui donnez aux garçons
des gouttes de mort sale et du venin amer.
Contre vous toujours,
Faeries de l’Amérique
Pajaros de La Havane,
Jotos de Mexico,
Sarasas de Cadix,
Apios de Séville,
Cancos de Madrid,
Floras d’Alicante,
Adelaidas du Portugal..

Efféminés du monde entier, assassins de colombes !
Esclaves de la femme, chiens de leurs boudoirs,
ouverts sur les places avec des fièvres d’éventail
ou embusqués dans des paysages desséchés de ciguë.

Pas de quartier ! La mort
sourd de vos yeux
et rassemble ses fleurs grises aux frontières de la fange.
Pas de quartier ! Alerte !
Que les confondus, les purs,
les classiques, les insignes, les suppliants
vous ferment les portes de l’orgie.

Et toi, beau Walt Whitman, dors au rivage de l’Hudson,
la barbe vers le pôle, et les mains ouvertes.
Argile tendre ou neige, ta langue appelle
tes camarades qui veillent ta gazelle sans corps.

Dors, rien ne subsiste.
Une danse de murs agite les prairies
et l’Amérique est submergée de machines et de larmes.
Je veux que l’air violent de la nuit la plus profonde
arrache fleurs et lettres à l’arche où tu dors
et qu’un enfant noir annonce aux blanc de l’or
la venue du règne de l’épi.

Poète à New York suivi de Chant funèbre pour Ignacio Sanchez Mejías et de Divan du Tamarit.
Traduit de l’espagnol par André Belamich. Nouvelle édition en 2016 de Poésies, III.
Collection Poésie/Gallimard n° 30, Gallimard. 1968.

Federico García Lorca – Walt Whitman I

Federico García Lorca.

Federico García Lorca a écrit une magnifique ode au grand Walt Whitman, poète américain qui a eu une influence certaine sur sa vie et son œuvre. Le manuscrit indique comme date de rédaction le 15 juin 1930. Le poète n’a jamais publié l’ode entière en Espagne. Une version a été tirée à trente exemplaires au Mexique en 1933. Une partie de l’ode (les 52 premiers vers) figure dans la seconde édition de la célèbre Poesía española. Antología (Contemporáneos) de Gerardo Diego. (Editorial Signo 1934).  L’ode figure bien sûr dans Poeta en Nueva York, recueil publié dans deux éditions différentes en 1940, une bilingue préparée par Rolfe Humphries chez Norton, et une espagnole préparée par José Bergamín chez Séneca.

On sait que le voyage de García Lorca à New York et à Cuba en 1929 et 1930 fut pour lui une libération sexuelle et littéraire. Il a lu ou relu Walt Whitman à New York. Il a rencontré là-bas le poète León Felipe (1884-1968) qui y vivait depuis 6 ans. Ce dernier connaissait bien l’anglais et traduisait alors le poète américain qu’il a publié en 1941: Canto a mí mismo (Song of myself). Editorial Losada, Buenos Aires.

Selon le biographe de León Felipe, une bonne relation s’établit entre aux deux, malgré leurs différences (Luis Rius, León Felipe, poeta de barro, México, Colección Málaga, 1974.) León Felipe lui a dit : « Él no quería estar dentro del grupo de maricas, de gentes…Él sabía que había otra…y que él tenía otra actitud, porque era de una gran simpatía, lo quería todo el mundo ; hombres, mujeres, niños, y él se sentía querido por todos, y debía de tener la tragedia de que un hombre tan afectuoso como él, y a quien le querían todos, no poder expresar de una manera…, de alguna manera…Luego…de eso sí quisiera…, si habría que hablar con cuidado. »

L’évocation de Walt Whitman est magnifique, mais on a reproché parfois à cette ode d’être homophobe, d’être une croisade contre les « tantes ». Elle reprend, en effet, les préjugés homophobes de l’époque dont Federico García Lorca avait lui-même souffert. Le poète de Grenade craignait qu’on le prenne pour un homme efféminé. On trouve le même type de processus contradictoire et autodestructeur chez Marcel Proust, qui parlait de “race maudite”. Walt Whitman, en revanche, est présenté par García Lorca comme un “bon” homosexuel, viril et non pervers. Luis Cernuda, dans un texte de 1957 Federico García Lorca (1898-1936), recueilli dans Prosa I, Obra completa (Madrid, Siruela. 1994), affirme: « Por eso puede lamentarse que dicho poema sea tan confuso, a pesar de su fuerza expresiva ; pero el autor no quiso advertir que, asumiendo ahí una actitud contradictoria consigo mismo y con sus propias emociones, el poema resultaría contraproducente. Para quien conociese bien a Lorca, el efecto de la Oda a Walt Whitman es de ciertas esculturas inacabadas porque el bloque de mármol encerraba una grieta.»

Oda a Walt Whitman

Por el East River y el Bronx
los muchachos cantaban enseñando sus cinturas,
con la rueda, el aceite, el cuero y el martillo.
Noventa mil mineros sacaban la plata de las rocas
y los niños dibujaban escaleras y perspectivas.

Pero ninguno se dormía,
ninguno quería ser el río,
ninguno amaba las hojas grandes,
ninguno la lengua azul de la playa.

Por el East River y el Queensborough
los muchachos luchaban con la industria,
y los judíos vendían al fauno del río
la rosa de la circuncisión
y el cielo desembocaba por los puentes y los tejados
manadas de bisontes empujadas por el viento.

Pero ninguno se detenía,
ninguno quería ser nube,
ninguno buscaba los helechos
ni la rueda amarilla del tamboril.

Cuando la luna salga
las poleas rodarán para tumbar el cielo;
un límite de agujas cercará la memoria
y los ataúdes se llevarán a los que no trabajan.

Nueva York de cieno,
Nueva York de alambre y de muerte.
¿Qué ángel llevas oculto en la mejilla?
¿Qué voz perfecta dirá las verdades del trigo?
¿Quién el sueño terrible de sus anémonas manchadas?

Ni un solo momento, viejo hermoso Walt Whitman,
he dejado de ver tu barba llena de mariposas,
ni tus hombros de pana gastados por la luna,
ni tus muslos de Apolo virginal,
ni tu voz como una columna de ceniza;
anciano hermoso como la niebla,
que gemías igual que un pájaro
con el sexo atravesado por una aguja,
enemigo del sátiro,
enemigo de la vid,
y amante de los cuerpos bajo la burda tela.

Ni un solo momento, hermosura viril
que en montes de carbón, anuncios y ferrocarriles,
soñabas ser un río y dormir como un río
con aquel camarada que pondría en tu pecho
un pequeño dolor de ignorante leopardo.
Ni un sólo momento, Adán de sangre, macho,
hombre solo en el mar, viejo hermoso Walt Whitman,
porque por las azoteas,
agrupados en los bares,
saliendo en racimos de las alcantarillas,
temblando entre las piernas de los chauffeurs
o girando en las plataformas del ajenjo,
los maricas, Walt Whitman, te señalan.

¡También ése! ¡También! Y se despeñan
sobre tu barba luminosa y casta,
rubios del norte, negros de la arena,
muchedumbres de gritos y ademanes,
como los gatos y como las serpientes,
los maricas, Walt Whitman, los maricas
turbios de lágrimas, carne para fusta,
bota o mordisco de los domadores.

¡También ése! ¡También! Dedos teñidos
apuntan a la orilla de tu sueño
cuando el amigo come tu manzana
con un leve sabor de gasolina
y el sol canta por los ombligos
de los muchachos que juegan bajo los puentes.

Pero tú no buscabas los ojos arañados,
ni el pantano oscurísimo donde sumergen a los niños,
ni la saliva helada,
ni las curvas heridas como panza de sapo
que llevan los maricas en coches y terrazas
mientras la luna los azota por las esquinas del terror.

Tú buscabas un desnudo que fuera como un río,
toro y sueño que junte la rueda con el alga,
padre de tu agonía, camelia de tu muerte,
y gimiera en las llamas de tu ecuador oculto.

Porque es justo que el hombre no busque su deleite
en la selva de sangre de la mañana próxima.
El cielo tiene playas donde evitar la vida
y hay cuerpos que no deben repetirse en la aurora.

Agonía, agonía, sueño, fermento y sueño.
Éste es el mundo, amigo, agonía, agonía.
Los muertos se descomponen bajo el reloj de las ciudades,
la guerra pasa llorando con un millón de ratas grises,
los ricos dan a sus queridas
pequeños moribundos iluminados,
y la vida no es noble, ni buena, ni sagrada.

Puede el hombre, si quiere, conducir su deseo
por vena de coral o celeste desnudo.
Mañana los amores serán rocas y el Tiempo
una brisa que viene dormida por las ramas.
Por eso no levanto mi voz, viejo Walt Whítman,
contra el niño que escribe
nombre de niña en su almohada,
ni contra el muchacho que se viste de novia
en la oscuridad del ropero,
ni contra los solitarios de los casinos
que beben con asco el agua de la prostitución,
ni contra los hombres de mirada verde
que aman al hombre y queman sus labios en silencio.
Pero sí contra vosotros, maricas de las ciudades,
de carne tumefacta y pensamiento inmundo.
Madres de lodo, Arpías, Enemigos sin sueño
del Amor que reparte coronas de alegría.

Contra vosotros siempre, que dais a los muchachos
gotas de sucia muerte con amargo veneno.
Contra vosotros siempre,
Faeries de Norteamérica,
Pájaros de la Habana,
Jotos de Méjico,
Sarasas de Cádiz,
Ápios de Sevilla,
Cancos de Madrid,
Floras de Alicante,
Adelaidas de Portugal.

¡Maricas de todo el mundo, asesinos de palomas!
Esclavos de la mujer. Perras de sus tocadores.
Abiertos en las plazas con fiebre de abanico
o emboscadas en yertos paisajes de cicuta.

¡No haya cuartel! La muerte
mana de vuestros ojos
y agrupa flores grises en la orilla del cieno.
¡No haya cuartel! ¡¡Alerta!!
Que los confundidos, los puros,
los clásicos, los señalados, los suplicantes
os cierren las puertas de la bacanal.

Y tú, bello Walt Whitman, duerme a orillas del Hudson
con la barba hacia el polo y las manos abiertas.
Arcilla blanda o nieve, tu lengua está llamando
camaradas que velen tu gacela sin cuerpo.

Duerme: no queda nada.
Una danza de muros agita las praderas
y América se anega de máquinas y llanto.
Quiero que el aire fuerte de la noche más honda
quite flores y letras del arco donde duermes
y un niño negro anuncie a los blancos del oro
la llegada del reino de la espiga.

Dibujo de Federico García Lorca para la Oda a Walt Whitman.

Rubén Darío – Walt Whitman

Walt Whitman autour de la cinquantaine.

Walt Whitman est né le 31 mai 1819 à West Hills, New York (Long Island). Il est mort le 26 mars 1892 à Camden. L’influence du grand poète lyrique américain a été grande sur la littérature en langue espagnole, d’abord à travers Rubén Darío, fondateur du mouvement littéraire moderniste.

Walt Whitman

En su país de hierro vive el gran viejo,
bello como un patriarca, sereno y santo.
Tiene en la arruga olímpica de su entrecejo
algo que impera y vence con noble encanto.

Su alma del infinito parece espejo;
son sus cansados hombros dignos del manto;
y con arpa labrada de un roble añejo,
como un profeta nuevo canta su canto.

Sacerdote que alienta soplo divino,
anuncia en el futuro tiempo mejor.
Dice al águila: «¡Vuela!»; «¡Boga!», al marino,

y «¡Trabaja!», al robusto trabajador.
¡Así va ese poeta por su camino,
con su soberbio rostro de emperador!

Medallones, III, in Azul [1888]

Walt Whitman

Dans son pays de fer vit le grand vieillard,
beau comme un patriarche, saint et serein.
Il y a dans la ride olympique de sa gabelle
quelque chose de noble, de conquérant et d’enchanteur.

Son âme est comme le miroir de l’infini ;
ses épaules éreintées sont dignes de la mante ;
et d’une harpe ouvrée dans du chêne vieilli
tel un nouveau prophète il chante son chant.

Aruspice soufflant un souffle divin,
il annonce pour l’avenir un temps meilleur.
Il dit à l’aigle ; «Vole!»; «Vogue!» au marin,

et «travaille!», au robuste travailleur.
Ainsi va ce poète sur son chemin
avec son visage superbe d’empereur !

Médaillons, III, in Azul, suivi d’un choix de textes, Éditions José Corti, 2012, pp. 117-118. Traduit de l’espagnol (Nicaragua) par Jean-Luc Lacarrière.

La vida de Lazarillo de Tormes

Incipit

La vida de Lazarillo de Tormes (auteur anonyme-1554), édition bilingue, traduction par Bernard Sesé, Paris, Garnier-Flammarion, 1993.

“Pues sepa V.M. ante todas cosas que a mí llaman Lázaro de Tormes, hijo de Tomé González y de Antona Pérez, naturales de Tejares, aldea de Salamanca. Mi nacimiento fue dentro del río Tormes, por la cual causa tome el sobrenombre, y fue desta manera. Mi padre, que Dios perdone, tenía cargo de proveer una molienda de una aceña, que esta ribera de aquel río, en la cual fue molinero mas de quince años; y estando mi madre una noche en la aceña, preñada de mí, tomóle el parto y parióme allí: de manera que con verdad puedo decir nacido en el río.

Pues siendo yo niño de ocho años, achacaron a mi padre ciertas sangrías mal hechas en los costales de los que allí a moler venían, por lo que fue preso, y confesó y no negó y padeció persecución por justicia. Espero en Dios que está en la Gloria, pues el Evangelio los llama bienaventurados.”

La Vie de Lazarillo de Tormès

“Sachez, Monsieur, avant toute chose, que mon nom est Lazare de Tormès, fils de Thomas Gonzalez et d’Antona Perez, natifs de Tejares, village de Salamanque. Ma naissance eut lieu dans la rivière Tormes, ce qui me valut mon surnom. Voici ce qui advint : mon père (Dieu lui pardonne) avait la charge de pourvoir la mouture d’un moulin situé sur le bord de cette rivière, où il fut meunier plus de quinze ans. Une nuit que ma mère, enceinte de moi, se trouvait au moulin, les douleurs la prirent, et c’est là qu’elle me mit au monde. De telle sorte qu’en vérité je peux dire que je suis né dans le ruisseau.

Or, comme j’avais atteint l’âge de huit ans, mon père fut accusé de certaines saignées malicieusement faites aux sacs de ceux qui venaient moudre au moulin. Il fut alors mis en prison, il confessa, ne nia point, et il souffrit persécution à cause de la justice. J’espère en Dieu qu’il est dans la gloire éternelle, car ceux-là, selon l’Évangile, sont déclarés bienheureux.”

Présentation de l’édition Garnier-Flammarion.

Courte biographie anonyme, La Vida de Lazarillo de Tormès (1554) est une œuvre surprenante qui retrace non les amours d’un berger ou les exploits d’un chevalier, mais la vie d’un va-nu-pieds. Après un triomphe initial, l’ouvrage va figurer sur la liste des livres interdits. Peine perdue : le succès ne s’est pas démenti, jusqu’à nos jours.

Lazare, le héros, est un type de personnage nouveau, un gueux, un pícaro. Il tourne en dérision les valeurs fondamentales de la société espagnole : la foi et l’honneur. Lazare est un Espagnol pauvre qui porte un regard ironique sur la société et met à nu la dureté, l’hypocrisie et le cynisme du monde.

Voleur d’andouilles ou perceur de coffres, le pícaro ne se paye pas de mots : la vérité n’est pas celle qu’on dit. Pour survivre, il lui faut aller voir de l’autre côté de la vie, selon l’expression de Céline.

El Lazarillo de Tormes (antes llamado El garrotillo) (Francisco de Goya) 1808-12. Collection particulière.

Gustave Flaubert

Gustave Flaubert à Nohant (Maurice Sand 1823-1889), 1869.

Après le succès de Salammbô (1862), Gustave Flaubert écrit un roman d’amour qui a pour cadre la monarchie de Juillet et la IIe République. L’Éducation sentimentale, dont le sous-titre est Histoire d’un jeune homme, est le récit de l’échec d’une génération, celle de l’auteur. «Je veux faire l’histoire morale des hommes de ma génération; sentimentale serait plus vrai. C’est un livre d’amour, de passion; mais de passion telle qu’elle peut exister maintenant, c’est-à-dire inactive.», dit Gustave Flaubert dans une lettre à Mlle Leroyer de Chantepie, le 6 octobre 1864. Il commence le roman en septembre 1864 et l’ achève le 16 mai 1869, après 56 mois de rédaction et 4 000 pages de notes et de brouillons. Le livre est publié le 17 novembre 1869 chez Michel Lévy frères. La critique est négative. Seuls Théodore de Banville, Émile Zola et George Sand le défendent. Ce roman d’apprentissage est le fruit de trois essais de jeunesse de Flaubert: Mémoires d’un fou (1838), Novembre (1842) et la première Éducation sentimentale (1843-45) .

Incipit:

« Le 15 septembre 1840, vers six heures du matin, la Ville-de-Montereau, près de partir, fumait à gros tourbillons devant le quai Saint-Bernard.

Des gens arrivaient hors d’haleine ; des barriques, des câbles, des corbeilles de linge gênaient la circulation; les matelots ne répondaient à personne; on se heurtait; les colis montaient entre les deux tambours, et le tapage s’absorbait dans le bruissement de la vapeur, qui, s’échappant par des plaques de tôle, enveloppait tout d’une nuée blanchâtre, tandis que la cloche, à l’avant, tintait sans discontinuer.

Enfin le navire partit; et les deux berges, peuplées de magasins, de chantiers et d’usines, filèrent comme deux larges rubans que l’on déroule.

Un jeune homme de dix-huit ans, à longs cheveux et qui tenait un album sous son bras, restait auprès du gouvernail, immobile. À travers le brouillard, il contemplait des clochers, des édifices dont il ne savait pas les noms; puis il embrassa, dans un dernier coup d’œil, l’île Saint-Louis, la Cité, Notre-Dame; et bientôt, Paris disparaissant, il poussa un grand soupir.

M. Frédéric Moreau, nouvellement reçu bachelier, s’en retournait à Nogent-sur-Seine, où il devait languir pendant deux mois, avant d’aller faire son droit. Sa mère, avec la somme indispensable, l’avait envoyé au Havre voir un oncle, dont elle espérait, pour lui, l’héritage; il en était revenu la veille seulement; et il se dédommageait de ne pouvoir séjourner dans la capitale, en regagnant sa province par la route la plus longue.»