Louis Aragon

Louis Aragon. Années 50.

Première publication des huit premières strophes de La nuit de Moscou dans Les Lettres françaises n° 551, 13 janvier 1955 sous le titre “La nuit de Moscou/ Introduction à un petit essai sur le deuxième congrès des écrivains soviétiques” avec la précision “Fragment d’un poème en cours d’écriture”; elles étaient accompagnées d’un texte d’Aragon intitulé “Commentaire”, qui explique la déambulation nocturne et les liens unissant le poète à la capitale moscovite, croisant ainsi errance et notations politiques.

(Aragon. Oeuvres poétiques complètes. Tome II. Bibliothèque de la Pléiade. NRF. 2007. Edition publiée sous la direction d’Olivier Barbarant.)

La nuit de Moscou

Ah dans ses propres pas que marcher est étrange
Comme tout a changé et comme rien ne change
Cette ville n’est plus la même après vingt ans
Et c’est toujours la même et c’est la même neige
Les étoiles des tours les longs murs le Manège
Mais la nuit n’est plus noire et j’ai les cheveux blancs

Je ne reconnais plus les endroits où je passe
Pouchkine a traversé depuis longtemps la place
Et maladroitement comme des mots écrits
Les grilles des jardins sur la candeur d’hiver
Semblent recopier pour les couples ses vers
Le long des boulevards faits pour la flânerie

Devant Tchaïkovski la rue est jaune et blanche
Décembre a souligné sa carrure et sa manche
À peine les frimas ont-ils poudré son front
Et le geste d’airain vient à jamais suspendre
Un air que la sculpture est seule pour entendre
Qu’un glissement de Zim pas même n’interrompt

Des sautoirs de clarté tracent les perspectives
L’ombre fuit sur les toits à cette heure tardive
Et multiple Babel a 1’assaut du néant
Au-dessus du lacis familier des venelles
Des édifices blonds postés en sentinelle
Étoilent la ténèbre à leur front de géant

Ô maisons de rondins Auvents verts Palissades
Le voyageur ici reconnaît les façades
La cour où le dvornik alors fendait du bois
Le décor a gardé la même architecture
Mais tout y a changé d’échelle et de mesures
Jusqu’à l’homme de chair et le son de sa voix

Ici tout a grandi tout a changé de rôle
Les ponts mêmes ont pris de la largeur d’épaule
Pour passer par-dessus la nouvelle Moskva
Les quais majestueux dans la pierre l’escortent
La rivière est profonde aux vapeurs qu’elle porte
Et naturellement à la Volga s’en va

Moscou ne cesse pas de croître et de bâtir
Et comme sur son lit se retourne et s’étire
Une femme en rêvant qui trahit ses pensées
Et cherche en son sommeil de nouvelles amours
Moscou de tous côtés étend ses membres lourds
Par les chantiers échelonnés de ses chaussées

Elle tient dans ses bras qu’en tous sens elle allonge
L’avenir son amant l’avenir dans ses songes
Et d’où Napoléon Bonaparte l’a vue
Sur la Butte-aux-Moineaux aujourd’hui Monts Lénine
L’avenir son enfant lui rit et s’illumine
Dans l’Université porteuse de statues
Ici j’ai tant rêvé marchant de l’avenir
Qu’il me semblait parfois de lui me souvenir
Et ma fièvre prenait dans mes mains sa main nue
Il chantait avec moi les mêmes chansons folles
Je sentais son haleine et déjà nos paroles
Traduisaient sans effort les choses inconnues

Ici j’ai tant aimé la nuit et le silence
Tant de fois égaré mes pas comme une enfance
Tant de fois à plaisir j’ai perdu mon chemin
Tant de fois retrouvé mes fantômes en loques
Ombres de mon passé dans un pereoulok
Dont le nom m’échappait comme l’eau de la main

Que j’ai finalement au fond de ma rétine
Confondu ce qui vient et ce que j’imagine
Sans savoir que tout songe est le deuil d’aujourd’hui
Que l’homme voit la flamme et ne peut pas la dire
Et s’il ne se perd plus où nos yeux se perdirent
Plus tard par d’autres feux ses yeux seront séduits

L’histoire entre nos doigts file à telle vitesse
Que devant ce qui fut demain dira Qu’était-ce
Oublieux des refrains ou notre cœur s est plu
Comment s’habituer à ce qui nous dépasse
Nous avons appelé notre cage l’espace
Mais déjà ses barreaux ne nous contiennent plus

Pour borner l’existence à notre témoignage
En vain de nos tombeaux nous marquons les gagnages
La luzerne franchit la pierre et se déploie
Et nos miroirs polis auront à reconnaître
Non les flambeaux défunts mais ceux-là qui vont naître
Et non pas notre songe et non pas notre loi

Dans ce siècle où la guerre atteignait au solstice
Les hommes plus profonde et noire l’injustice
Vers l’étoile tournaient leurs yeux d’étonnement
Et j’étais parmi eux partageant leur colère
Croyant l’aube prochaine à toute ombre plus claire
A tout pas dans la nuit croyant au dénouement

Étoile on oubliait les douleurs et la crainte
Le minotaure à ce détour du labyrinthe
Étoile comme une eau dans notre aridité
Toi qu’on pouvait toucher en montant la colline
Étoile si lointaine étoile si voisine
Étoile sur la terre étoile à ma portée

Je mettais son contraire au lieu de toute chose
J’imaginais la vie et ses métamorphoses
Comme une féerie énorme et machinée
C’était un jardin bleu tintant comme un cristal
Où les pieds fabuleux marchaient sur des pétales
Et cependant les fleurs jamais n’étaient fanées

J’attendais un bonheur aussi grand que la mer
Et de l’aube au couchant couleur de la chimère
Un amour arraché de ses chaînes impies
Mais la réalité l’entend d’une autre oreille
Et c’est à sa façon qu’elle fait ses merveilles
Tant pis pour les rêveurs tant pis pour l’utopie

Le printemps s’il fleurit et l’homme enfin s’il change
Est-ce opération des elfes ou des anges
Ou lignes de la main pour les chiromancies
On sourira de nous comme de faux prophètes
Qui prirent l’horizon pour une immense fête
Sans voir les clous perçant les paumes du Messie

On sourira de nous pour le meilleur de l’âme
On sourira de nous d’avoir aimé la flamme
Au point d’en devenir nous-mêmes l’aliment
Et comme il est facile après coup de conclure
Contre la main brûlée en voyant sa brûlure
On sourira de nous pour notre dévouement

Quoi je me suis trompé cent mille fois de route
Vous chantez les vertus négatives du doute
Vous vantez les chemins que la prudence suit
Eh bien j’ai donc perdu ma vie et mes chaussures
Je suis dans le fossé je compte mes blessures
Je n’arriverai pas jusqu’au bout de la nuit

Qu’importe si la nuit à la fin se déchire
Et si l’aube en surgit qui la verra blanchir
Au plus noir du malheur j’entends le coq chanter
Je porte la victoire au cœur de mon désastre
Auriez-vous crevé les yeux de tous les astres
Je porte le soleil dans mon obscurité

Le Roman inachevé, 1956.

René Descartes 1596 – 1650

D’après Frans Hals, Portrait de René Descartes, 1649. Paris, Musée du Louvre.

8 juin 1637.

René Descartes publie anonymement à Leyde le Discours de la méthode (sous-titré Pour bien conduire sa raison, et chercher la vérité dans les sciences) chez Jean Maire, un Français originaire de Valenciennes. Il a été rédigé directement en français, langue vulgaire, Descartes voulant s’opposer à la tradition scolastique. L’acte de naissance du sujet de la connaissance a été dressé par un Français. Mais c’est en Allemagne que Descartes l’a conçu, en rêve, et aux Pays-Bas qu’il l’a rédigé.

«Le bon sens est la chose la mieux partagée car chacun pense en être si bien pourvu, que même ceux qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont. En quoi il n’est pas vraisemblable que tous se trompent; mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger, et de distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tout homme; et qu’ainsi la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est l’appliquer bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices, aussi bien que des plus grandes vertus; et ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup davantage, s’ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent, et qui s’en éloignent.» (Première partie)

Aïcha Goblet – Samuel Granowsky

Aïcha (Félix Vallotton), 1922. Hambourg, Hamburger Kunsthalle.

Nous avons vu l’exposition Le Modèle noir de Géricault à Matisse le dimanche 19 mai avec nos amis E. , P., J.L. et E. Lycée de Montgeron, 1969, il y a cinquante ans le baccalauréat. Exposition très riche, très complète. Le Musée d’Orsay fait presque toujours du très bon travail.

En revoyant les photos prises et la Revue Connaissance des Arts, le tableau Aïcha de Félix Valloton (1865-1925) a de nouveau attiré mon attention. Aïcha Goblet était antillaise. Elle avait commencé sa vie comme artiste de cirque. Elle devint célèbre à Montparnasse comme modèle professionnel. Compagne du peintre Samuel Granowsky (1899-1942), elle a posé pour presque tous les artistes de l’École de Paris (Pascin, Foujita, Kisling, Van Dongen, Modigliani). Le turban qu’elle portait en permanence a contribué à sa célébrité.
Félix Vallotton a capturé l’élégance de cette jeune femme. Son visage hiératique ignore le peintre et donc le spectateur. Elle regarde ailleurs, l’air mélancolique, vers la source de lumière (le soleil ?), à l’extérieur du tableau. Le peintre a particulièrement réussi les reflets sur le turban, sur la soie de la robe verte et la peau cuivrée. Le contraste entre le collier rouge et les zones vertes ajoute encore de la luminosité. Vallotton évite la mode de l’orientalisme ou le primitivisme. Le peintre suisse, qui était anarchiste, rend peut-être l’exotique banal et s’éloigne des visions racistes habituelles à l’époque. Man Ray a aussi fait le portrait d’Aïcha en 1922.

Sam Granowsky venait d’ Ekaterinoslav (Ukraine). Il était arrivé à Paris en 1909 et s’était installé à Montparnasse. Sa silhouette originale était très connue dans le quartier. On le surnommait le Cow-boy de Montparnasse. Il se mit à peindre des nus, des portraits, à sculpter, à décorer des meubles. Il rencontra Aïcha, très appréciée par les peintres. Elle devint sa compagne.

Samuel Granowsky était juif. Le 17 juillet 1942, il fut arrêté à Paris par le police française lors de la rafle du Vel d’Hiv’. Le 22 juillet, le convoi n° 9 partit vers le camp de concentration d’Auschwitz, en Pologne. Samuel Granowsky en faisait partie. Il fut assassiné par les nazis dans ce camp.

Samuel Granowsky à Montparnasse. La Rotonde. 1925.

Henri Fertet 1926 – 1943

Henri Fertet.

Henri Claude Fertet est né le 27 octobre 1926 à Seloncourt (Doubs). Lycéen, résistant FTPF, c’ est l’un des plus jeunes Compagnons de la Libération.

On a beaucoup parlé de ce très jeune résistant ces derniers jours puisque le Président de la République a lu une partie de sa lettre d’adieu lors des cérémonies du 75 ème anniversaire du débarquement en Normandie.

“Je meurs pour ma Patrie. Je veux une France libre et des Français heureux. Non pas une France orgueilleuse et première nation du Monde, mais une France travailleuse, laborieuse et honnête. Que les Français soient heureux, voilà l’essentiel. Dans la vie il faut savoir cueillir le bonheur[…] Adieu, la mort m’appelle, je ne veux ni bandeau ni être attaché. Je vous embrasse tous. C’est quand même dur de mourir. Mille baisers!Vive la France!
Un condamné à mort de 16 ans. Henri Fertet.”

Il fut exécuté le 26 septembre 1943 par les Allemands à la Citadelle de Besançon avec 15 autres membres des groupes Francs-Tireurs et Partisans (FTP) “Guy Mocquet” et “Marius Vallet”. Ils avaient été jugés quelques jours auparavant par le Tribunal militaire allemand. Ces deux groupes, communistes, étaient formés de résistants d’origines très différentes, unis dans l’action clandestine. Ils avaient trouvé dans ces formations FTP l’occasion de développer leur engagement et leur action autour de Besançon. C’étaient de jeunes agriculteurs catholiques, des militants communistes aguerris, des jeunes lycéens et étudiants ou des républicains espagnols arrivés dans la région en 1939.

Furent exécutés ce jour-là:

– 4 membres du groupe FTP Marius Vallet (du nom du premier fusillé de la citadelle): Jean Compagnon (né le 24 décembre 1922), Balthazar Robledo (fondateur du groupe, né le 12 septembre 1908), Saturnino Trabado (né le 18 août 1911) et Paul Paqueriaud (né le 12 mars 1908) qui faisait le lien avec les membres du groupe Guy Mocquet.

– 12 membres du groupe FTP Guy Mocquet (mal orthographié, du nom de Guy Môquet) : Raymond Aymonnin (né le 7 janvier 1923), Henri Fertet (Compagnon de la Libération), Philippe Gladoux (né le 10 janvier 1926) , Jean-Paul Grappin (né le 8 mai 1922), René Paillard (né le 13 avril 1925) , Marcellin Puget (né le 6 février 1914), Roger Puget ((né le 23 janvier 1921), Marcel Reddet (né le 17 mars 1926), Gaston Retrouvey (né le 20 novembre 1924), Georges Rothamer (né le 16 mars 1919) , René Roussey (né le 17 août 1917) et Marcel Simon (né le 27 février 1920), le chef du groupe.

Marcel Simon, responsable local de la jeunesse agricole catholique.

Le lendemain de leur exécution, les fosses communes des deux cimetières de Besançon où leurs corps avaient été provisoirement enterrés, disparaissaient sous des monceaux de fleurs apportées par la population de la ville malgré l’interdiction allemande. Gestes de solidarité auxquels s’ajouta la reproduction et la circulation de la dernière lettre d’Henri Fertet, lue à la BBC par Maurice Schumann le 9 décembre 1943. Elle fut aussi largement reproduite dans la presse clandestine national (France d’abord! n° 38 de novembre 1943, Libération n°151 du 19 octobre 1943, les Cahiers du Témoignage chrétien n°18-19 de août-septembre 1943.
Henri Fertet a été fait Compagnon de la Libération. Son père Henri, directeur d’école à Besançon, a reçu la distinction des mains du général de Gaulle en 1947. Une stèle, inaugurée le dimanche 18 mai 1947, rend hommage à ces fusillés en forêt d’Aveney, au lieu connu comme Rocher de Valmy.
Cette mémoire (et ce traumatisme) est entretenue très tôt. En 1945, Henri Bon publie une première étude, Les seize fusillés de Besançon. En 1974, Raymond Tourrain, membre du groupe, devenu député du Doubs, publie une “Histoire du groupe Guy Mocquet”. Un documentaire revient en 1980 sur l’histoire de ce groupe.

https://www.ina.fr/video/I07297732

Le 27 novembre 1980, dans la forêt de Chailluz, près de Besançon, Pierre Fertet, instituteur âgé de cinquante-et-un ans et sa mère octogénaire se suicident en s’asphyxiant avec les gaz de leur véhicule. Le cadet d’Henri Fertet était resté très affecté par la mort de son frère. Il voua toute sa vie une dévotion quasi mystique à sa mémoire.

Pour plus d’informations, consulter le Maitron en ligne et le site de l’Ordre de la Libération.

http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article49958

https://www.ordredelaliberation.fr/fr/compagnons/henri-fertet

Je remercie l’historienne Cécile Vast (Docteur en histoire, Université de Franche-Comté) qui a mis beaucoup de ces informations sur Twitter ces derniers jours.

Aveney (Doubs). Stèle du rocher de Valmy.

Michel Serres 1930 – 2019

Michel Serres.

A l’occasion de la sortie de son livre «Ecrivains, savants et philosophes font le tour du monde» (Le Pommier) en 2009, Michel Serres avait répondu aux questions des lecteurs de Libération.

Michel Serres: «La marchandise, c’est l’équilibre. La culture, c’est l’accroissement». (Libération, 28/04/2009)

Quelques échanges:
“Le Voyage” doit-il être le propre de tout grand écrivain?
Cela dépend de ce qu’on appelle voyage. Dans mon cas précis, il s’agit d’un écrivain-philosophe. Dans ce cas-là, et je le dis dans mon livre, la condition c’est de faire trois voyages. Le voyage autour du monde, avoir vu le plus de choses possibles, puis avoir su le plus de choses possibles, c’est faire le tour du savoir. Et le troisième tour, c’est le tour des hommes et des cultures. Avoir rencontrer le plus d’hommes possibles et le plus de cultures possibles. Ce sont les trois tours du monde qui commencent mon livre.

Que peuvent apporter les philosophes à nos sociétés essentiellement préoccupées par l’économique?
L’anticipation, des conduites et des savoirs à venir. Le métier de philosophie, c’est d’anticiper. D’autre part, je crois que l’idée d’une société fondée essentiellement sur l’économie est tout simplement une erreur, et je l’ai dit depuis très longtemps.

Selon vous, un scientifique devrait-il être aussi philosophe?
Un scientifique qui invente est forcément philosophe, parce qu’il indique par son invention les voies d’anticipation. Inversement, un philosophe doit aussi être un scientifique, sinon il ne comprend pas le monde dans lequel il vit.

Quelle est la place du philosophe «moderne», coincé entre les «coups» et icônes médiatiques de notre civilisation contemporaine ? Doit-il se tourner vers d’autres contrées plus ou moins inaccessibles ?
Les médias font leur travail, ils parlent de l’actualité. Le philosophe doit prendre du recul et trier dans l’actualité ce qui est réellement nouveau. Les médias qui parlent d’actualité se voient obligés de mélanger des choses très anciennes et des choses nouvelles, souvent cachées. Il est très difficile de découvrir le nouveau dans l’actualité, qui peut être souvent archaïque, répétitive. Le philosophe a pour objet la nouveauté, mais la nouveauté ne fait pas de bruit, elle est souvent inaudible.

Avez-vous un auteur préféré? Celui vers qui vous aimez revenir à différents temps de votre vie?
Oui, j’ai plusieurs auteurs préférés selon la discipline (musique, peinture, littérature). En philosophie, je suis assez content d’avoir commencé ma vie avec Leibniz, parce qu’il a parfaitement anticipé le monde contemporain, et aide vraiment à le comprendre.

L’espace philosophique dans une société marchande peut-il se trouver en dehors de la culture, laquelle est aussi une «marchandise»?
En effet, la culture est devenue, assez récemment, une marchandise. Il est possible que la vraie culture, si elle existe, serait en dehors de l’échange marchand, et je peux le démontrer.
Si vous avez du pain, et si moi j’ai un euro, si je vous achète le pain, j’aurai le pain et vous aurez l’euro et vous voyez dans cet échange un équilibre, c’est-à-dire : A a un euro, B a un pain. Et dans l’autre cas B a le pain et A a l’euro. Donc, c’est un équilibre parfait. Mais, si vous avez un sonnet de Verlaine, ou le théorème de Pythagore, et que moi je n’ai rien, et si vous me les enseignez, à la fin de cet échange-là, j’aurai le sonnet et le théorème, mais vous les aurez gardés. Dans le premier cas, il y a un équilibre, c’est la marchandise, dans le second il y a un accroissement, c’est la culture.»

Federico García Lorca

Federico García Lorca.

Le 5 juin 1898, naissance de Federico García Lorca.

El 5 de junio de 1898 nacía Federico García Lorca.

LA AURORA

La aurora de Nueva York tiene
cuatro columnas de cieno
y un huracán de negras palomas
que chapotean las aguas podridas.
La aurora de Nueva York gime
por las inmensas escaleras
buscando entre las aristas
nardos de angustia dibujada.
La aurora llega y nadie la recibe en su boca
porque allí no hay mañana ni esperanza posible:
A veces las monedas en enjambres furiosos
taladran y devoran abandonados niños.
Los primeros que salen comprenden con sus huesos
que no habrá paraíso ni amores deshojados:
saben que van al cieno de números y leyes,
a los juegos sin arte, a sudores sin fruto.
La luz es sepultada por cadenas y ruidos
en impúdico reto de ciencia sin raíces.
Por los barrios hay gentes que vacilan insomnes
como recién salidas de un naufragio de sangre.

Poeta en Nueva York, 1940.

L’AURORE

L’aurore de New York
a quatre colonnes de vase
et un ouragan de noires colombes
qui barbotent dans l’eau pourrie.
L’aurore de New York gémit
dans les immenses escaliers,
cherchant parmi les angles vifs
les nards de l’angoisse dessinée.
L’aurore vient et nul ne la reçoit dans sa bouche
parce qu’il n’y a là ni matin ni possible espérance.
Parfois les pièces de monnaie en essaims furieux
percent et dévorent des enfants abandonnés.
Les premiers qui sortent comprennent dans leurs os
qu’il n’y aura ni paradis ni amours effeuillés;
ils savent qu’ils vont à la fange des nombres et des lois,
aux jeux sans art, aux sueurs sans fruit.
La lumière est ensevelie sous les chaînes et les bruits
en un défi impudique de science sans racines.
Il y a par les faubourgs des gens qui titubent d’insomnie
comme s’ils venaient de sortir d’un naufrage de sang.

Poète à New York.

Michel Serres 1930 – 2019

Michel Serres en 2010 lors d’une promenade sur les bords de la Garonne à Agen.

Le philosophe et académicien Michel Serres est décédé à Vincennes le samedi 1 juin à 88 ans. Il était né le 1 septembre 1930 à Agen. Ecrivain et historien des sciences, passionné par l’écologie et l’éducation, ce membre de l’Académie française s’est intéressé à toutes les formes du savoir, scientifique comme littéraire, anticipant les bouleversements liés aux nouvelles technologies de la communication.

Je ne connais pas trop ses textes. je n’ai dû lire que certains articles de lui. Manuel, mon fils, a insisté sur l’importance de ses ouvrages qui font autorité en matière d’histoire des sciences, de philosophie des sciences et d’épistémologie. En 1968, il avait soutenu une thèse de doctorat de lettres, intitulée Le Système de Leibniz et ses modèles mathématiques (Paris, Presses universitaires de France ; réédition en 1982). En 1977, il avait publié La Naissance de la physique dans le texte de Lucrèce (Paris, Éditions de Minuit). Ce livre présente le De rerum natura de Lucrèce, philosophe latin, comme un ouvrage scientifique, à l’encontre de sa lecture habituelle comme poème métaphysique.

Robert Maggiori a publié un bel article nécrologique dans Libération: Mort de Michel Serres, penseur de la nature. Il rappelle l’article que ce dernier avait écrit pour le “Libé des philosophes” le 18 novembre 2009: «Je connais pas mal de Michel Serres: j’appartiens à ce groupe, comme à celui des gens qui sont nés en Lot-et-Garonne. Bref, sur ma carte d’identité, rien ne dit mon identité, mais plusieurs appartenances. Deux autres y figurent: les gens qui mesurent 1,80 m, et ceux de la nation française. Confondre l’identité et l’appartenance est une faute de logique, réglée par les mathématiciens. Ou vous dites “a est a”, “je suis je”, et voilà l’identité; ou vous dites “a appartient à telle collection”, et voilà l’appartenance. Cette erreur expose à dire n’importe quoi. Mais elle se double d’un crime politique: le racisme. Dire, en effet, de tel ou tel qu’il est noir ou juif ou femme est une phrase raciste parce qu’elle confond l’appartenance et l’identité. Je ne suis pas français ou gascon, mais j’appartiens aux groupes de ceux qui portent dans leur poche une carte rédigée dans la même langue que la mienne et de ceux qui, parfois, rêvent en occitan. Réduire quelqu’un à une seule de ses appartenances peut le condamner à la persécution. Or cette erreur, or cette injure nous les commettons quand nous disons: identité religieuse, culturelle, nationale… Non, il s’agit d’appartenances. Qui suis-je, alors? Je suis je, voilà tout; je suis aussi la somme de mes appartenances que je ne connaîtrai qu’à ma mort, car tout progrès consiste à entrer dans un nouveau groupe: ceux qui parlent turc, si j’apprends cette langue, ceux qui savent réparer une mobylette ou cuire les œufs durs, etc. Identité nationale: erreur et délit.»

Libé des philosophes, 19 novembre 2009.

Franz Kafka

Franz Kafka. Photo d’identité. Vers 1915.

Franz Kafka est mort le 3 juin 1924 au sanatorium de Kierling (Autriche), près de Vienne, de malnutrition et de tuberculose. Sa dernière compagne, Dora Diamant, se trouvait à ses côtés. Il avait 40 ans.

Sa correspondance (149 lettres et cartes postales) avec la journaliste et femme de lettres Milena Jesenská est passionnante. Aucune des lettres qu’elle lui a écrites ne nous est parvenue. Elles ont été brûlées par leur destinataire ou ont disparu lors de l’entrée des troupes allemandes à Prague en 1939. Il s’agit sans doute de la relation amoureuse la plus importante de la vie de Kafka. Milena a deux particularités : elle n’est pas juive et c’est une intellectuelle. Elle a su reconnaître tout de suite le génie de Kafka. Elle lui a proposé de le traduire en langue tchèque. Après l’occupation de la Tchécoslovaquie par l’armée nazie, Milena Jesenská entre dans une organisation de résistance militaire secrète. La Gestapo l’arrête en novembre 1939 . Elle meurt en déportation le 17 mai 1944 à 47 ans dans le camp de Ravensbrück en Allemagne.

Quelques citations de cette correspondance retraduite par Robert Kahn aux éditions Nous en 2015:

Merano, probablement les 25 et 29 mai 1920, mardi et samedi.

«Il y a quelques années je faisais beaucoup de skiff (manas) sur la Moldau, je la remontais à la pagaie et je la redescendais ensuite avec le courant, étendu de tout mon long, passant sous les ponts. Vu du pont, cela devait paraître très comique, à cause de ma maigreur. Un jour cet employé me vit depuis un pont. Il résuma son impression, après avoir suffisamment insisté sur le comique: cela ressemblait à l’ultime moment avant le Jugement dernier, quand le couvercle des cercueils est déjà levé, mais que les morts y reposent encore.»

Merano, 11 juin 1920, vendredi.

«Quand remettra-t-on enfin ce monde à l’envers un peu d’aplomb?»

Merano, 23 juin 1920, mercredi.

«Il est difficile de dire la vérité car elle est certes unique, mais elle est vivante et du coup elle a un visage vivant et changeant (Absolument pas belle, vraiment pas, peut-être parfois jolie.)»

Prague, 2 septembre 1920, jeudi.

«Mais une des choses les plus insensées sur ce globe terrestre est le traitement sérieux de la question de la culpabilité, à ce qu’il me semble en tout cas. Il ne me semble pas insensé que des reproches soient faits , il est certain que dans la peine on lance des reproches dans tous les sens (même s’il ne s’agit pas de la peine la plus extrême, car dans celle-là on ne fait pas de reproches), et que l’on prenne à coeur de tels reproches dans une période d’émotion et de bouleversements est aussi bien compréhensible, mais que l’on croie pouvoir négocier cela comme n’importe quelle situation comptable habituelle, qui est si claire qu’elle entraîne des conséquences pour le comportement quotidien, cela je ne le comprends pas du tout. Il est certain que Tu es coupable, mais ton mari est aussi coupable et ensuite de nouveau Toi et puis à nouveau lui, comme il ne peut en aller autrement dans une vie humaine à deux et la culpabilité s’accumule en un tas infini jusqu’au gris péché originel, mais en quoi cela peut-il m’être utile dans mon quotidien d’aujourd’hui ou pour la visite chez le médecin de Bad Ischl de remuer dans le péché originel?»

Franz Kafka. Ottilie “Ottla” Kafka.

Kafka avait trois sœurs plus jeunes que lui : Gabrielle (Elli) (1889-1941), Valérie (Valli) (1890-1942) et Ottilie (Ottla) (1892-1943). Elli et Valli seront envoyées avec leurs familles dans le Ghetto de Łódź, où tous périrent. Ottla, elle, se retrouvera au camp de concentration de Theresienstadt. Le 5 octobre 1943, Ottla accompagnera volontairement un groupe d’enfants. Lorsque le transport atteindra le camp de concentration d’Auschwitz deux jours plus tard, ils seront tous assassinés.

Ottilie “Ottla” Kafka.

Arthur Rimbaud

Pourquoi ne pas mettre sur ce blog des poèmes que presque tout le monde connaît?

Arthur Rimbaud le crane rasé à la mi-décembre 1875 (Ernest Delahaye 1853-1930). La tronche à Machin.

Roman


I

On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.
– Un beau soir, foin des bocks et de la limonade,
Des cafés tapageurs aux lustres éclatants!
– On va sous les tilleuls verts de la promenade.

Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin!
L’air est parfois si doux, qu’on ferme la paupière;
Le vent chargé de bruits, – la ville n’est pas loin, –
A des parfums de vigne et des parfums de bière…

II

-Voilà qu’on aperçoit un tout petit chiffon
D’azur sombre, encadré d’une petite branche,
Piqué d’une mauvaise étoile, qui se fond
Avec de doux frissons, petite et toute blanche…

Nuit de juin! Dix-sept ans! – On se laisse griser.
La sève est du champagne et vous monte à la tête…
On divague ; on se sent aux lèvres un baiser
Qui palpite là, comme une petite bête…

III

Le coeur fou Robinsonne à travers les romans,
– Lorsque, dans la clarté d’un pâle réverbère,
Passe une demoiselle aux petits airs charmants,
Sous l’ombre du faux-col effrayant de son père…

Et, comme elle vous trouve immensément naïf,
Tout en faisant trotter ses petites bottines,
Elle se tourne, alerte et d’un mouvement vif…
– Sur vos lèvres alors meurent les cavatines…

IV

Vous êtes amoureux. Loué jusqu’au mois d’août.
Vous êtes amoureux. – Vos sonnets La font rire.
Tous vos amis s’en vont, vous êtes mauvais goût.
– Puis l’adorée, un soir, a daigné vous écrire…!

-Ce soir-là,… – vous rentrez aux cafés éclatants,
Vous demandez des bocks ou de la limonade…
– On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans
Et qu’on a des tilleuls verts sur la promenade.

29 septembre 1870.
Le cahier de Douai.

Xavier Grall 1930 – 1981

Yvon le Men a lu le poème Solo sur Radio-Armorique, le jour de l’Ascension, en 1981, quelques mois avant la mort de Xavier Grall. Depuis, il déclame souvent les poèmes du poète breton.

Prologue de Besoin de poème, Editions du Seuil, 2006.

“Je fus le premier lecteur et diseur de ce poème. j’ai fait corps avec lui sans aucune distance, sans aucune protection. Vingt ans plus tard, je confirme ma chance de l’avoir lu, mon choix de l’avoir dit. Jamais prière ne fut plus juste, plus humble, plus incarnée par un corps aussi désincarné, par un homme aussi épuisé. A chaque phrase, Xavier lampait une gorgée d’air puis rejetait une gorgée de mots. jamais poème ne fut plus inspiré, jamais le mot respiration ne prit autant sa place entre inspiration et expiration. jamais souffle ne fut aussi essoufflé.”

Pont-Aven. Monument à Xavier Grall.

Solo


Seigneur me voici c’est moi
je viens de petite Bretagne
mon havresac est lourd de rimes
de chagrins et de larmes
j’ai marché
Jusqu’à votre grand pays
ce fut ma foi un long voyage
trouvère
j’ai marché par les villes
et les bourgades
François Villon
dormait dans une auberge
à Montfaucon
dans les Ardennes des corbeaux
et des hêtres
Rimbaud interpellait les écluses
les canaux et les fleuves
Verlaine pleurait comme une veuve
dans un bistrot de Lorraine
Seigneur me voici c’est moi
de Bretagne suis
ma maison est à Botzulan
mes enfants mon épouse y résident
mon chien mes deux cyprès
y ont demeurance
m’accorderez-vous leur recouvrance ?
Seigneur mettez vos doigts
dans mes poumons pourris
j’ai froid je suis exténué
O mon corps blanc tout ex-voté
j’ai marché
les grands chemins chantaient
dans les chapelles
les saints dansaient dans les prairies
parmi les chênes erraient les calvaires
O les pardons populaires
O ma patrie
j’ai marché
j’ai marché sur les terres bleues
et pèlerines
j’ai croisé les albatros
et les grives
mais je ne saurais dire
jusqu’aux cieux
l’exaltation des oiseaux
tant mes mots dérivent
et tant je suis malheureux

Seigneur me voici c’est moi
je viens à vous malade et nu
j’ai fermé tout livre
et tout poème
afin que ne surgisse
de mon esprit
que cela seulement
qui est ma pensée
Humble et sans apprêt
ainsi que la source primitive
avant l’abondance des pluies
et le luxe des fleurs

Seigneur me voici devant votre face
chanteur des manoirs et des haies
que vous apporterai-je
dans mes mains lasses
sinon les traces et les allées
l’âtre féal et le bruit des marées
les temps ont passé
comme l’onde sous le saule
et je ne sais plus l’âge
ni l’usage du corps
je ne sais plus que le dit
et la complainte
telle la poésie
mon âme serait-elle patiente
au bout des galantes années?

Seigneur me voici c’est moi
de votre terre j’ai tout aimé
les mers et les saisons
et les hommes étranges
meilleurs que leurs idées
et comme la haine est difficile
les amants marchent dans la ville
souvenez-vous de la beauté humaine
dans les siècles et les cités
mais comme la peine est prochaine!

Seigneur me voici c’est moi
j’arrive de lointaine Bretagne
O ma barque belle
parmi les bleuets et les dauphins
les brumes y sont plus roses
que les toits de l’Espagne
je viens d’un pays de marins
les rêves sur les vagues
sont de jeunes rameurs
qui vont aux îles bienheureuses
de la grande mer du Nord

Je viens d’un pays musicien
liesses colères et remords
amènent les vents hurleurs
sur le clavier des ports

je viens d’un pays chrétien
ma Galilée des lacs et des ajoncs
enchante les tourterelles
dans les vallons d’avril
me voici Seigneur devant votre face
sainte et adorable
mendiant un coin de paradis
parmi les poètes de votre extrace
si maigre si nu
je prendrai si peu de place
que cette grâce
je vous supplie de l’accorder
au pauvre hère que je suis
ayez pitié Seigneur
des bardes et des bohémiennes
qui ont perdu leur vie
sur le chemin des auberges
nulle orgue grégorienne
n’a salué leur trépas
pour ceux qui meurent
dans les fossés
une feuille d’herbe dans la bouche
le cœur troué d’une vielle peine
de lourdes larmes dans le paletot
et dans les veines des lais et des rimes
Seigneur ayez pitié!

La mort vient tôt frapper
à notre porte
les vents d’hiver emportent
les poitrinaires
et pour flétrir les pâles primevères
il suffit que l’ondée se conforte
d’un peu de givre et de Galerne
la vie s’en va la vie s’en vient
ma belle passante mon étrangère
la vie s’en vient la vie s’en va
lonla lonlaine et caetera
S
SOL
L
O
ma rose des vents
mon signe de croix
S
O
ILE
O
Mon ex-voto
dans la crypte marine
chantez saxos
S
O
L
FOL
stèle et fanal
flamme
amer du littoral
signe vertical
de la raison
face aux fatales démences
de la mer et des lames
 
J’aurais aimé chanter le triomphe
des marées à la corne des caps
et la douceur des plages
dans les criques pélagiennes
un orchestre de pianistes
et de harpeurs
eût repris le thème de l’antienne
car je portais dans mon sang
mystique
des hymnes marins
et des fureur liturgiques
j’aurais aimé chanter
les varechs verts
les germons bleus
les daurades d’or
les couleurs et les chaos
par la harpe et le saxo
mon Dieu je vous adore
Orgues de Benjamin Britten
Cuivres de Ludwig Van Beethoven
Les symphonies fusent
dans les rocs d’Ouessant
les tintamarres furieux
fracassent les brisants
qui dira les sonorités multicolores
dans la gorge des rias
les corps morts dansent
les cormorans fustigent les amarres
les coques des naufrages
cognent dans les baies
des oiseaux hurleurs
descendent dans mes veines
mon âme est cette porte battante
ouverte sur la mer
j’attends la fuite des vents
à la renverse
paix sur les noyés et les goémons
paix sur les îles et les quais
mon cœur
tranquille caboulot
à la bonne brise
au-dessus des limons
affiche son enseigne
«Au repos du marin»

                    

Solo

Solo de mes noyades
solo de mes sanglots
j’agite des violons brisé
sur mes amours mortes
mes barques chavirées
accrochent des grelots
aux chagrins sourds
qui lentement m’emportent
Solo
Solo d’oraisons ferventes
il m’arrive de prier
dans les églises défuntes
Notre-Dame des poètes
mère des Atlantes
pitié pour ce voilier perdu
au large des pâles limbes
Solo
Solo de mes années passantes
haleurs et musiciens
désertent les bordées
mon âme est cette Marie-Galante
que défoncent les vins
et les rhums boucanés

Solo

Solo de mes pensées dolentes
musiques enfuies motets anciens
tout périt dans les marées violentes
l’Océan tracasse des pianos
à la gueule des chiens
Seigneur me voici c’est moi
je viens à vous issu d’un pays de mer
les tempêtes ont réjoui mon amère jeunesse
la liesse des alizés roulait dans les collèges
les goélands croisaient dans mes classes latines
des Maris Stella à matines
éclataient dans les nefs
les noroîts jouaient de l’harmonium
délirium du graduel
cantique des grèves ivres
O les navires et les chapelles
Etoile de la mer
Qu’ai-je fait de ma chère jeunesse?
Seigneur me voici c’est moi
dans les bonnes auberges
j’ai traîné ma détresse
les bouteilles entonnaient des pavanes
dans les verres je buvais des rengaines
les bars roulaient comme des rivières
j’ai prié comme jamais dans les ivresses
faisant des femmes des suzeraines
qu’elles fussent allemandes
bretonnes françaises
leur beauté glorifiée par l’absinthe
dissolvait la bassesse
c’était ma tournée aux tables saintes
Seigneur
les bars chantent toujours dans les villes
ma santé trop vile les déserte
je ne vois plus les Belles
qu’au fond de ma mémoire
Brestoises Rhénanes ou Parisiennes
elles ont quitté mon domaine
fermons les persiennes
sur mes cinquante et une années
j’écrase les feuilles mortes
dans les allées
les temps ronge les vies et les grimoires
adieu les Reines les bars et camarades
je tiens comme un pourboire
votre souvenir
adieu mes fêtes et mes délires
adieu mes désirades
……………………………………………………….
Seigneur Dieu
A mes frères et amis
Aux femmes que j’ai aimées
A tous ceux que mon cœur à croisés
Avant que d’entrer dans les ténèbres
Transmettez je vous prie mon espérance testamentaire
Nul chant nul solo
Nulle symphonie nul concerto
Qui porte nostalgie d’amour
Et soif et faim de tendresse
Ne sera perdu dans la détresse de lamer
Voilà et puis encore ceci

Par la dernière larme
Par l’ultime halètement
Par le dernier frémissement
Par le moineau qui s’envole
Par le geai sur la branche
Par la dernière chanson
Par la joie dans la grange
Par le vent qui se lève
Par le matin qui vient
Tout simplement
Je vous rends grâce
D’avoir été dans le bondissement incroyable
De votre création
Et misérable
Oui
Tout simplement
Un être humain
Parmi les milliards et les milliards
De vos créatures
A présent que les feuilles et les mains
De douce Nature
Me closent les yeux !
Mais Seigneur Dieu
Comme la vie était jolie
En ma Bretagne bleue !”

Solo et autres poèmes, Editions Calligrammes, 29000 Quimper 1981.

Xavier Grall , sa femme Françoise, et ses cinq filles (Catherine, Geneviève, Isabelle, Véronique, Lucie) , à Nizon, près de Pont-Aven, dans la ferme de Bossulan.