Louis Aragon (1897-1982)

Marguerite Toucas-Massillon et son fils, Louis Aragon.

Le Domaine privé

    I.Le Mot 

Le mot n’a pas franchi mes lèvres
Le mot n’a pas touché mon cœur
Est-ce un lait dont la mort nous sèvre
Est-ce une drogue une liqueur

Jamais je ne l’ai dit qu’en songe
Ce lourd secret pèse entre nous
Et tu me vouais au mensonge
A tes genoux

Nous le portions comme une honte
Quand mes yeux n’étaient pas ouverts
Et les tiens à la fin du compte
Demandaient pardon d’être verts

Te nommer ma sœur me désarme
J’ai trop respecté ton chagrin
Le silence a le poids des larmes
Et leur refrain

Puisque tu dors et que leurs rires
Ne peuvent blesser ton sommeil
Permets-moi devant tous de dire
Que le soleil est le soleil

Que si j’ai feint c’est pour toi seule
Jusqu’à la fin fait l’innocent
Pour toi seule jusqu’au linceul
Caché mon sang

J’avais naissant le tort de vivre
J’irai jusqu’au bout de mes torts

La vie est une histoire à suivre
Et la mort en est le remords

Ceux peut-être qui me comprennent
Ne feront pas les triomphants
Car une morte est une reine
A son enfant

II. Le temps des cerises

Lorsqu’une voix chante au loin le Temps des Cerises
C’est vous deux que j’entends les mots que vous disiez
Et je vous vois fleurir tout un printemps de chemises
Au soleil de Solliès entre les cerisiers

Il fallait écouter ce garçon ta jeunesse
Il était comme nous de terre et de chanson
Qui donc t’en détourna qui voulait que je naisse
Et les arbres neigeaient quand il t’a dit Dansons
Il était comme nous sensible aux moindres choses
Qu’importait avec lui de vivre pauvrement
L’armoire de bois blanc que tu couvris de roses
Pour lui tu l’aurais peinte et non pour moi Maman

Il pleurait au théâtre Il aimait les histoires
Il était comme nous trop crédule et je crains
Qu’il aurait lançant ses sous sur le comptoir
Pour te plaire acheté leurs mouchoirs aux forains

Un soir tu m’as parlé de lui de ce jeune homme
Je ne demandais rien Que ne l’as-tu suivi
Pas plus que lui pourtant tu n’étais économe
Tu m’as donné ta vie en me donnant la vie

C’est un cadeau trop lourd. Que veux-tu que j’en fasse
Que ne l’as-tu repris cet univers volé
Et tes yeux se fermant à tout jamais s’efface
Le toit couleur de pain sur les coteaux brûlés

Le bois des cerisiers laisse très peu de cendres
Il saigne sur mon coeur des larmes de grenat
Un beau printemps tous deux nous n’irons plus descendre
Du côté des Toucas ou des Caffarena

 III. Marguerite

Ici repose un coeur en tout pareil au temps
Qui meurt à chaque instant de l’instant qui commence
Et qui se consumant de sa propre romance
Ne se tait que pour mieux entendre qu’il attend

Rien n’a pu l’apaiser jamais ce coeur battant
Qui n’a connu du ciel qu’une longue apparence
Et qui n’aura vécu sur la terre de France
Que juste assez pour croire au retour du printemps

Avait-elle épuisé l’eau pure des souffrances
Sommeil ou retrouvé ses rêves de vingt ans
Qu’elle s’est endormie avec indifférence

Qu’elle ne m’attend plus et non plus ne m’entend
Lui mrumurer les mots secrets de l’espérance
Ici repose enfin celle que j’aimais tant

Paru d’abord dans la revue de Pierre Seghers Poésie 43, n°12 janvier-février 1943 et repris en 1946 dans En étrange pays dans mon pays lui-même.

 

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