Charles Baudelaire – Gustave Flaubert

Charles Baudelaire avec estampes (Étienne Carjat) 1863.

LXV- Tristesses de la Lune (Charles Baudelaire)

Ce soir, la lune rêve avec plus de paresse;
Ainsi qu’une beauté, sur de nombreux coussins,
Qui d’une main distraite et légère caresse
Avant de s’endormir le contour de ses seins,

Sur le dos satiné des molles avalanches,
Mourante, elle se livre aux longues pâmoisons,
Et promène ses yeux sur les visions blanches
Qui montent dans l’azur comme des floraisons.

Quand parfois sur ce globe, en sa langueur oisive,
Elle laisse filer une larme furtive,
Un poète pieux, ennemi du sommeil,

Dans le creux de sa main prend cette larme pâle,
Aux reflets irisés comme un fragment d’opale,
Et la met dans son coeur loin des yeux du soleil.

Les Fleurs du Mal. 1857.

Flaubert et Baudelaire se connaissent et s’apprécient. Le premier remercie ainsi le poète le 13 juillet 1857 après avoir reçu Les Fleurs du Mal.

À CHARLES BAUDELAIRE
Croisset, 13 juillet 1857.
Mon cher Ami,
J’ai d’abord dévoré votre volume d’un bout à l’autre comme une cuisinière fait d’un feuilleton. et maintenant depuis huit jours je le relis, vers à vers, mot à mot et, franchement cela me plaît et m’enchante.
Vous avez trouvé le moyen de rajeunir le romantisme. Vous ne ressemblez à personne (ce qui est la première de toutes les qualités). L’originalité du style découle de la conception. La phrase est toute bourrée par l’idée à en craquer.
J’aime votre âpreté, avec ses délicatesses de langage qui la font valoir, comme des damasquinures sur une lame fine.
Voici les pièces qui m’ont le plus frappé: le sonnet XVIII: La Beauté; c’est pour moi une œuvre de la plus haute valeur; — et puis les pièces suivantes: L’Idéal, La Géante (que je connaissais déjà), la pièce XXV:
“Avec ses vêtements ondoyants et nacrés, “
Une charogne, Le Chat (p. 79), Le Beau Navire, À une dame créole, Spleen (p. 140), qui m’a navré, tant c’est juste de couleur! Ah! vous comprenez l’embêtement de l’existence, vous! Vous pouvez vous vanter de cela, sans orgueil. Je m’arrête dans mon énumération, car j’aurais l’air de copier la table de votre volume. Il faut que je vous dise pourtant que je raffole de la pièce LXXV, Tristesses de la lune:
“ […] Qui d’une main distraite et légère caresse
Avant de s’endormir, le contour de ses seins […] “

et j’admire profondément le Voyage à Cythère, etc., etc.
Quant aux critiques, je ne vous en fais aucune, parce que je ne suis pas sûr de les penser moi-même dans un quart d’heure. J’ai, en un mot, peur de dire des inepties dont j’aurais un remords immédiat. Quand je vous reverrai, cet hiver, à Paris, je vous poserai seulement, sous forme dubitative et modeste, quelques questions.
En résumé, ce qui me plaît avant tout dans votre livre, c’est que l’art y prédomine. Et puis vous chantez la chair sans l’aimer, d’une façon triste et détachée qui m’est sympathique. Vous êtes résistant comme le marbre et pénétrant comme un brouillard d’Angleterre.
Encore une fois, mille remerciements du cadeau. Je vous serre la main très fort.
À vous.
Gustave Flaubert

Une semaine plus tard, Sainte-Beuve écrit à Baudelaire : « J’aime plus d’une pièce de
votre volume, ces Tristesses de la Lune, par exemple, joli sonnet qui semble de quelque
poète anglais contemporain de Shakespeare. »

Gustave Flaubert. 1867.

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