Paul Valéry, Regards sur la mer. Fata Morgana, 2021.
” Il n’est de site délectable – d’Alpe ni de forêt, de lieu monumental, de jardins enchantés – qui vaille à mon regard ce que l’on voit d’une terrasse bien exposée au-dessus d’un port. L’oeil possède la mer, la ville, leur contraste, et tout ce qu’enferme, admet, émet, à toute heure du jour, l’anneau brisé des jetées et des môles. Je respire fumée, vapeur, senteurs et brise avec délices. J’aime jusqu’à la poussière de charbon qui s’élève des quais ; jusqu’aux odeurs extraordinaires des docks et des hangars où les fruits, le pétrole, le bétail, les peaux vertes, les planches de sapin, les soufres, les cafés composent leurs valeurs olfactives. Je laisserais passer les jours à regarder ce que Joseph Vernet appelait les « différents travaux d’un port de mer ». De l’horizon jusqu’à la ligne nette du rivage construit, et depuis les monts transparents de la côte éloignée jusqu’aux candides tours des sémaphores et des phares, l’oeil humain embrasse à la fois l’humain et l’inhumain. N’est-ce point ici la frontière même où se rencontrent l’état éternellement sauvage, la nature physique brute, la présence toujours primitive et la réalité toute vierge, avec l’oeuvre des mains de l’homme, avec la terre modifiée, les symétries imposées, les solides rangés et dressés, l’énergie déplacée et contrariée, et tout l’appareil d’un effort dont la loi évidente est finalité, économie, appropriation, prévision, espérance ? Heureux les paresseux au soleil accoudés sur les parapets de cette pierre d’un blanc si pur dont les « Ponts et Chaussées » bâtissent leurs digues et brise-lames ! D’autres sont couchés à plat ventre sur les blocs avancés que le flot peu à peu ronge, fissure et désagrège. D’autres pêchent ; se piquent les doigts sous l’eau aux ambulacres des oursins, attaquent du couteau les coquilles collées aux roches. Il y a, tout autour des ports, une faune de tels oisifs, mi-philosophes, mi-mollusques. Point de compagnons plus agréables pour un poète. Ils sont les véritables amateurs du Théâtre Marin : rien de la vie du port qui leur échappe. Pour eux comme, pour moi, une entrée, une sortie sont des phénomènes toujours neufs. On discute sur les silhouettes découvertes au loin. Quelque singularité dans les formes ou dans le gréement engendre des hypothèses. On juge du caractère des capitaines à la manière dont le pilote qui se propose est accueilli… Mais je n’écoute plus ; ce que je vois m’éloigne de ce qu’ils disent. Un grand navire s’approche ; une voile de pécheur se gonfle et se détache vers la mer. L’énormité fumante croise la petitesse ailée dans la passe, pousse un étrange hurlement, et mouille ; l’écubier vomissant tout à coup sa coulée de maillons, avec les bruits argentins, les tonnerres et les cris très aigus d’une chaîne de fonte violemment tirée de son puits. Parfois comme le riche avec le pauvre se frôlent dans la rue, le Yacht très pur, très net, tout ordre et luxe, glisse le long d’ignobles caboteurs, barques et bricks sans âge chargés de briques ou de futailles, encombrés de choses rouillées, de pompes malades, dont les voiles sont des haillons ; les peintures, des accidents horribles ; les passagers, des poules et un chien de race incertaine. Mais il arrive que la vénérable coque qui porte toutes ces misères soit d’une ligne encore belle. Presque toutes les véritables beautés d’un navire sont sous l’eau ; le reste est œuvre morte. Allez sur les cales ou dans les bassins de radoub, considérez les grâces et les forces des carènes, leurs volumes, les modulations très délicates et minutieusement calculées de leurs formes qui doivent satisfaire à tant de conditions simultanées. L’art intervient ici ; il n’est point d’architecture plus sensible que celle qui fonde sur le mobile un édifice mouvant et moteur. ” (Pages 29-34)
J’ai trouvé chez Gibert un curieux petit livre illustré qui regroupe une nouvelle de Louis Chadourne et sept poèmes tirés des Cartes postales d’Henry Jean-Marie Levet.
L’indésirable. Nouvelle. Illustrations Albert Serq. Cahier intérieur: Cartes postales de H. J.-M. Levet. Éditions 2, 3 choses, 2025.
Résumé de la nouvelle : L’Intercolonial appareille dans la moiteur des tropiques. Jimmy Hollywood, voyageur étrange, parle une langue indéterminée et dissimule ses yeux morts sous une paire de lunettes aux verres jaunes. Nul ne sait d’où il vient ni où il va. Les passagers des premières jugent vite indésirable cet intrus pauvre et distingué dont la valise usée dit « toute la misère des errants sur la face des eaux et sur la face de la terre ». Le commissaire de bord aimerait bien s’en débarrasser mais au Surinam, à Trinidad ou Demerara, aucun port ne veut de lui. Nul ne sait ce qu’il peut bien penser, appuyé au bastingage à longueur de journée, vigie aveugle scrutant cette mer caraïbe dont il sait tous les charmes et tous les pièges. La nuit venue, sa canne martèle les ponts, sa haute silhouette se mêle aux ombres du paquebot qu’il semble hanter, errant des machines à la timonerie. Qui est vraiment l’Indésirable ? Espion, voyant déguenillé ou simplement notre semblable ?
Louis Chadourne est né à Brive le 7 juin 1890. Il est l’aîné de quatre frères (dont le romancier Marc Chadourne 1895-1975 et le dadaîste Paul Chadourne 1898-1981 ) Très jeune, il devient bachelier et agrégé (Lettres et Italien) en 1913. Il épouse Yvonne Dauby à Brive en 1913. Ami de Valery Larbaud, il écrit des poèmes et collabore à La NRF. Il participe à la Première guerre mondiale. le 16 juin 1915, il reste enseveli plusieurs heures lors de l’éboulement d’une tranchée à Metzeral , en Alsace. Cet épisode le marquera toute sa vie. Il est réformé, revient malade de la guerre, sa raison vacille. il divorce en 1916. Il fuit le réel dans les voyages et les livres. Neurasthénique, interné à la Maison de Santé d’Ivry, il meurt le 20 mars 1925.
Les éditions des Cendres ont publié en 1994 ses Carnets (1907-1925) dans un texte établi par Christiane F. Kopylov avec une préface de Benjamin Crémieux.
Louis Chadourne.
J’ajoute un des poèmes d’Henry J.-M. Levet qui ne figure pas dans ce petit livre.
Côte-d’Azur. – Nice (Henry Jean-Marie Levet)
A Francis Jourdain
L’Écosse s’est voilée de ses brumes classiques, Nos plages et nos lacs sont abandonnés ; Novembre, tribunal suprême des phtisiques, M’exile sur les bords de la Méditerranée…
J’aurai un fauteuil roulant ” plein d’odeurs légères “ Que poussera lentement un valet bien stylé : Un soleil doux vernira mes heures dernières, Cet hiver, sur la Promenade des Anglais…
Pendant que Jane, qui est maintenant la compagne D’un sain et farouche éleveur de moutons, Émaille de sa grâce une prairie australe De plus de quarante milles carrés, me dit-on,
Et quand le sang pâle et froid de mon crépuscule Aura terni le flot méditerranéen, Là-bas, dans la Nouvelle-Galles du Sud, L’aube d’un jour d’été l’éveillera… C’est bien !…
Patrick Abraham a publié dans La Cause Littéraire le 28 novembre 2024 une très bonne recension de la publication en Poésie/ Gallimard de Cartes postales et autres textes, Henry J.-M. Levet.
Marcel Proust a vingt-quatre ans quand il écrit Chardin et Rembrandt. Il propose cet article au directeur de La Revue hebdomadaire en novembre 1895. Le texte est inachevé et inédit de son vivant. Il est publié pour la première fois dans Le Figaro Littéraire du 27 mars 1954. On le trouve dans l’édition de la Pléiade de 1971 : Contre Sainte-Beuve précédé de Pastiches et mélanges et suivi de Essais et articles. Le Bruit du Temps a édité ce petit texte en 2009 avec des reproductions de tableaux de Chardin et de Rembrandt.
Jean-Yves Pouilloux conclut ainsi son article Proust devant Chardin : ” L’article Chardin nous suggère que le face à face avec la peinture a joué un rôle essentiel dans cette révolution qui touche aussi bien la perception que l’entreprise d’écrire. À partir de là commence une nouvelle aventure. “
Autoportrait à l’abat-jour vert (L’Homme à la visière). 1775. Pastel sur papier gris. Paris, Louvre.
” Prenez un jeune homme de fortune modeste, de goûts artistes, assis dans la salle à manger au moment banal et triste où on vient de finir de déjeuner et où la table n’est pas encore complètement desservie. L’imagination pleine de la gloire des musées, des cathédrales, de la mer, des montagnes, c’est avec malaise et avec ennui, avec une sensation proche de l’écoeurement, un sentiment voisin du spleen, qu’il voit un dernier couteau traîner sur la nappe à demi relevée qui pend jusqu’à terre, à coté d’un reste de côtelette saignante et fade. Sur le buffet un peu de soleil, en touchant gaiement le verre d’eau que des lèvres désaltérées ont laissé presque plein, accentue cruellement, comme un rire ironique, la banalité traditionnelle de ce spectacle inesthétique. Au fond de la pièce le jeune homme voit sa mère, déjà assise au travail, qui dévide lentement, avec sa tranquillité quotidienne, un écheveau de laine rouge. Et derrière elle, perché sur une armoire, à côté d’un biscuit qu’on tient en réserve pour une “grande occasion”, un chat gros et court semble le génie mauvais et sans grandeur de cette médiocrité domestique. Le jeune homme détourne les yeux et voilà qu’ils tombent sur l’argenterie luisante et nette, plus bas sur les chenets flambants. Plus irrité de l’ordre de la chambre que du désordre de la table, il envie les financiers de goût qui ne se meuvent qu’au milieu de belles choses, dans des chambres où tout, jusqu’à la pincette de la cheminée et au bouton de la porte, tout est une oeuvre d’art. Il maudit cette laideur ambiante, et honteux d’être resté un quart d’heure à en éprouver, non pas la honte, mais le dégoût et comme la fascination, il se lève et, s’il ne peut pas prendre le train pour la Hollande ou pour l’Italie, va chercher au Louvre des visions de palais à la Véronèse, de princes à la Van Dyck, de ports à la Claude Lorrain, que ce soir, viendra de nouveau ternir et exaspérer le retour dans leur cadre familier des scènes journalières.
Si je connaissais ce jeune homme, je ne le détournerais pas d’aller au Louvre et je l’y accompagnerais plutôt ; mais le menant dans la galerie Lacaze et dans la galerie des peintres français du XVIIIe siècle, ou dans telle autre galerie française, je l’arrêterais devant les Chardin. Et quand il serait ébloui de cette peinture opulente de ce qu’il appelait la médiocrité, de cette peinture savoureuse d’une vie qu’il trouvait insipide, de ce grand art d’une nature qu’il croyait mesquine, je lui dirais : Vous êtes heureux ? Pourtant qu’avez-vous vu là qu’une bourgeoise aisée montrant à sa fille les fautes qu’elle a faites dans sa tapisserie (La Mère laborieuse), une femme qui porte des pains (La Pourvoyeuse), un intérieur de cuisine où un chat vivant marche sur des huîtres, tandis qu’une raie morte pend aux murs, un buffet déjà à demi dégarni avec des couteaux qui traînent sur la nappe (Fruitset Animaux), moins encore, des objets de table ou de cuisine, non pas seulement ceux qui sont jolis, comme des chocolatières en porcelaine de Saxe (Ustensiles variés), mais ceux qui vous semblent le plus laids, un couvercle reluisant, les pots de toute forme et toute matière (la Salière, l’Écumoire), les spectacles qui vous répugnent, poissons morts qui traînent sur la table (dans le tableau de La Raie), et les spectacles qui vous écœurent, des verres à demi vidés et trop de verres pleins (Fruits et Animaux).
La Mère laborieuse. 1740. Paris, Musée du Louvre.La Pourvoyeuse. 1738. Ottawa, Musée des Beaux-arts du Canada.La Raie. 1728. Paris, Musée du Louvre.Ustensiles de cuisine, Chaudron, Poêlon et Œufs. Vers 1733. Paris, Musée du Louvre.
Si tout cela vous semble maintenant beau à voir, c’est que Chardin l’a trouvé beau à peindre. Et il l’a trouvé beau à peindre parce qu’il le trouvait beau à voir. Le plaisir que vous donne sa peinture d’une chambre où l’on coud, d’une office, d’une cuisine. d’un buffet, c’est, saisi au passage. dégagé de l’instant, approfondi. éternisé. le plaisir que lui donnait la vue d’un buffet, d’une cuisine, d’un office, d’une chambre où l’on coud. Ils sont si inséparables l’un de l’autre que, s’il n’a pas pu s’en tenir au premier et qu’il a voulu se donner et donner aux autres le second, vous ne pourrez pas vous en tenir au second et vous reviendrez forcément au premier. Vous l’éprouviez déjà inconsciemment, ce plaisir que donne le spectacle de la vie humble et de la nature morte, sans cela il ne se serait pas levé dans votre coeur, quand Chardin avec son langage impératif et brillant est venu l’appeler. Votre conscience était trop inerte pour descendre jusqu’à lui. Il a dû attendre que Chardin vint le prendre en vous pour l’élever jusqu’à elle. Alors vous l’avez reconnu et pour la première fois vous l’avez goûté. Si en regardant un Chardin, vous pouvez vous dire cela est intime, est confortable, est vivant comme une cuisine, en vous promenant dans une cuisine. vous vous direz cela est beau comme un Chardin. Chardin n’aura été qu’un homme qui se plaisait dans sa salle à manger, entre les fruits et les verres, mais un homme d’une conscience plus vive, dont le plaisir trop intense aura débordé en touches onctueuses, en couleurs éternelles. Vous serez un Chardin, moins grand sans doute, grand dans la mesure où vous l’aimerez, où vous redeviendrez lui-même, mais pour qui, comme pour lui, les métaux et le grès s’animeront et les fruits parleront.
Voyant qu’il vous confie les secrets qu’il tient d’eux, ils ne se cacheront plus de vous les confier à vous-même. La nature morte deviendra surtout la nature vivante. Comme la vie, elle aura toujours quelque chose de nouveau à vous dire, quelque prestige à faire luire, quelque mystère à révéler ; la vie de tous les jours vous charmera, si pendant quelques jours vous avez écouté sa peinture comme un enseignement ; et pour avoir compris la vie de sa peinture vous aurez conquis la beauté de la vie. Dans les chambres où vous ne voyez rien que l’image de la banalité des autres et le reflet de votre ennui, Chardin entre comme la lumière, donnant à chaque chose sa couleur, évoquant de la nuit éternelle où ils étaient ensevelis tous les êtres de la nature morte ou animée, avec la signification de sa forme si brillante pour le regard, si obscure pour l’esprit. Comme la princesse réveillée, chacun est rendu à la vie, reprend des couleurs, se met à causer avec vous, à vivre, à durer. Sur ce buffet où, depuis les plis raides de la nappe à demi relevée jusqu’au couteau posé de côté, dépassant de toute la lame, tout garde le souvenir de la hâte des domestiques, tout porte le témoignage de la gourmandise des invités, le compotier aussi glorieux encore et dépouillé déjà qu’un verger d’automne se couronne au sommet de pêches joufflues et roses comme des chérubins, inaccessibles et souriantes comme des immortels. Un chien qui lève la tête ne peut arriver jusqu’à elles et les rend plus désirables d’être vainement désirées. Son oeil les goûte et surprend sur le duveté de leur peau qu’elle humecte, la suavité de leur saveur. Transparents comme le jour et désirables comme des sources, des verres où quelques gorgées de vin doux se prélassent comme au fond d’un gosier, sont à côté de verres déjà presque vides, comme à côté des emblèmes de la soif ardente, les emblèmes de la soif apaisée. Incliné comme une corolle flétrie un verre est à demi renversé ; le bonheur de son attitude découvre le fuseau de son pied, la finesse de ses attaches, la transparence de son vitrage, la noblesse de son évasement. À demi fêlé, indépendant désormais des besoins des hommes qu’il ne servira plus, il trouve dans sa grâce inutile la noblesse d’une buire de Venise. Légères comme des coupes nacrées et fraîches comme l’eau de la mer qu’elles nous tendent, des huîtres traînent sur la nappe, comme sur l’autel de la gourmandise ses symboles fragiles et charmants.
Dans un seau de l’eau fraîche traîne à terre, toute poussée encore par le pied rapide qui l’a vivement dérangée. Un couteau qu’on y a vivement caché et qui marque la précipitation de la jouissance, soulève les disques d’or des citrons qui semblent posés là par le geste de la gourmandise, complétant l’appareil de la volupté.
Maintenant venez jusqu’à la cuisine dont l’entrée est sévèrement gardée par la tribu des vases de toute grandeur, serviteurs capables et fidèles, race laborieuse et belle. Sur la table les couteaux actifs, qui vont droit au but, reposent dans une oisiveté menaçante et inoffensive. Mais au-dessus de vous un monstre étrange, frais encore comme la mer où il ondoya, une raie est suspendue, dont la vue mêle au désir de la gourmandise le charme curieux du calme ou des tempêtes de la mer dont elle fut le formidable témoin, faisant passer comme un souvenir du Jardin des Plantes à travers un goût de restaurant. Elle est ouverte et vous pouvez admirer la beauté de son architecture délicate et vaste, teintée de sang rouge, de nerfs bleus et de muscles blancs, comme la nef d’une cathédrale polychrome. À côté, dans l’abandon de leur mort, des poissons sont tordus en une courbe raide et désespérée, à plat ventre, les yeux sortis. Puis un chat, superposant à la vie obscure de cet aquarium ses formes plus savantes et plus conscientes, l’éclat de ses yeux posé sur la raie, fait manoeuvrer avec une hâte lente le velours de ses pattes sur les huîtres soulevées et décèle à la fois la prudence de son caractère, la convoitise de son palais et la témérité de son entreprise. L’oeil qui aime à jouer avec les autres sens et à reconstituer à l’aide de quelques couleurs plus que tout un passé, tout un avenir, sent déjà la fraîcheur des huîtres qui vont mouiller les pattes du chat et on entend déjà, au moment où l’entassement précaire de ces nacres fragiles fléchira sous le poids du chat, le petit cri de leur fêlure et le tonnerre de leur chute.
Comme les objets coutumiers, les visages habituels ont leur charme. Il y a plaisir à voir une mère examiner la tapisserie de sa fille, les yeux pleins de passé de l’une qui sait, qui calcule et qui prévoit, les yeux ignorants de l’autre. Le poignet, la main ne sont pas moins significatifs que les autres, et, en face d’un spectateur digne de l’apprécier, un petit doigt est encore un excellent interprète qui joue son rôle dans le caractère, avec une agréable vérité. C’est un petit esprit un artiste qui en a tout au plus le langage et l’habit, qui cherche seulement dans la nature les êtres en qui il reconnaît l’harmonieuse proportion des figures allégoriques. Pour l’artiste véritable comme pour la naturaliste chaque genre est intéressant, et le plus petit muscle a son importance. Vous n’aimiez pas voir les vieilles gens qui n’ont pas une certaine régularité de traits pompeuse ou fine, les vieilles gens que la vieillesse a rongés ou rougis comme une rouille : allez voir, dans la galerie des Pastels, les portraits que Chardin fit de lui-même à soixante-dix ans. Au-dessus de l’énorme lorgnon descendu jusqu’au bout du nez qu’il pince de ses deux disques de verre tout neufs, tout en haut des yeux éteints les prunelles usées sont remontées, avec l’air d’avoir beaucoup vu, beaucoup raillé, beaucoup aimé, et de dire avec un ton fanfaron et attendri : Hé bien oui, je suis vieux. Sous la douceur éteinte dont l’âge les a saupoudrées elles ont de la flamme encore. Mais les paupières fatiguées comme un fermoir qui a trop servi sont rouges au bord ; Comme le vieil habit qui enveloppe son corps, sa peau elle aussi a durci et passé. Comme l’étoffe elle a gardé, presque avivé ses tons et par endroits s’est enduite d’une sorte de nacre dorée. Et l’usure de l’une rappelant à tous moments les tons de l’usure de l’autre, étant comme les tons de toutes les choses finissantes, depuis les tisons qui meurent, les feuilles qui pourrissent, les soleils se couchant, les habits qui s’usent et les hommes qui passent, infiniment délicats, riches et doux. On s’étonne en regardant comme le plissement de la bouche est exactement commandé par l’ouverture de l’oeil à laquelle obéit aussi le froncement du nez. Le moindre pli de la peau, le moindre relief d’une veine est la traduction très fidèle et très curieuse de trois originaux correspondants ; le caractère, la vie, l’émotion présente. Désormais dans la rue ou dans votre maison j’espère que vous vous pencherez avec un intérêt respectueux sur ces caractères usés qui, si vous savez les déchiffrer, vous diront infiniment plus de choses, plus saisissantes et plus vives que les vénérables manuscrits.
Dans le portrait dont nous venons de parler, la négligence du déshabillé de Chardin, la tête déjà coiffée d’un bonnet de nuit, le faisait ressembler à une vieille femme. Elle atteint dans l’autre pastel que Chardin nous a laissé de lui, à l’étrangeté cocasse d’un vieux touriste anglais. Depuis l’abat-jour vigoureusement enfoncé sur le front jusqu’au mazulipatan noué autour du cou, tout donne envie de sourire, sans qu’on songe à s’en cacher, devant ce vieil original qui doit être si intelligent, si fou, si doucement docile à accepter une raillerie. Si artiste surtout. Car chaque détail de cette toilette formidable et négligée, tout armée pour la nuit, semble autant qu’un défi à la correction un indice de goût. Si ce mazulipatan rose est si vieux, c’est que le vieux rose est plus doux. En voyant ces nœuds roses et jaunes dont la peau jaunie et rosée semble garder les reflets, en reconnaissant dans le rebord bleu de l’abat-jour le sombre éclat des bésicles d’acier, l’étonnement, que la mise surprenante du vieillard excite d’abord, se fond en un charme doux, dans le plaisir aristocratique aussi de retrouver jusque dans le désordre apparent du déshabillé d’un vieux bourgeois la noble hiérarchie des couleurs précieuses, l’ordre des lois de la beauté.
Mais en regardant mieux dans ce pastel la figure de Chardin, vous hésiterez, et dans l’incertitude de l’expression de cette figure vous vous troublerez, n’osant no sourire , ni vous justifier, ni pleurer. Il arrive souvent à un jeune homme devant un vieillard, ce qui ne lui arrive jamais auprès d’un jeune homme, je veux dire de ne pas comprendre clairement ce langage, figuré comme une image, mais rapide, direct, surprenant comme une réplique et que nous appelons le jeu de la physionomie. Chardin nous regarde-t-il ici avec la fanfaronnade d’un vieillard qui ne se prend pas au sérieux, exagérant pour nous amuser ou montrer qu’il n’en est pas dupe la gaillardise de sa bonne santé encore alerte, de son humeur encore brouillonne : « Ah ! vous croyez qu’il n’y a que vous autres jeunes ? » Ou bien notre jeunesse a-t-elle blessé son impuissance, se révolte-t-il dans un défi passionnée inutile et qui fait mal à voir ? On pourrait presque le croire, tant la vivacité des yeux, le frémissement de la bouche, ont l’air graves. Combien d’entre nous sont ainsi restés incertains sur le sens et sur l’intention de certaines paroles de vieillard, et surtout de certains regards d’yeux de vieillard, certain frémissement du nez, certain plissement de la bouche. Nous sourions quelquefois devant les vieillards comme devant de vieux et charmants fous. Mais quelquefois aussi nous avons peur devant eux comme devant des fous. Le sourire a tant de fois pendant une longue vie tourné sur les gonds de leur bouche, la colère ou la tendresse a tant de fois rallumé le feu de leurs yeux ou soufflé dans la trompette de leur voix, la vivacité d’un sang toujours prêt a tant de fois dû se porter si rapidement, tout entière, à la paroi transparente de leurs joues, que la bouche dont les ressorts sont usés ne s’ouvre plus sous l’effort du sourire, ou ferme mal quand le sérieux est rentré. Le feu des yeux ne prend plus, s’obscurcit de fumée ; les joues ne rougissent plus ou bien, stagnantes comme un lac de pourpre, rougissent trop. Aussi la figure ne traduisant plus exactement par une expression appropriée chaque pensée, chaque émotion de l’âme, mais en omettant ici l’émotion sans laquelle une assurance devient une plaisanterie, ici l’affectueuse ironie sans laquelle une bravade devient une menace, devient du langage figuré mais exact qu’elle était de nos sentiments, une sorte de radotage, attristant et obscur qui laisse parfois, entre deux expressions contraires et qui ne se rejoignent plus, une place soudaine à notre inquiétude, à nos commentaires, à notre rêverie.
Vous avez vu les objets et fruits vivants comme des personnes, et la figure des personnes, d’une peau, d’un duvet, d’une couleur curieuse à considérer comme des fruits. Chardin va plus loin encore en réunissant objets et personnes dans ces chambres qui sont plus qu’un objet et peut-être aussi qu’une personne, qui sont le lieu de leur vie, la loi de leurs affinités ou de leurs contrastes, le parfum flottant et contenu de leur charme, confident silencieux et pourtant indiscret de leur âme, le sanctuaire de leur passé. Comme entre êtres et choses qui vivent depuis longtemps ensemble avec simplicité, ayant besoin les uns des autres, goûtant aussi des plaisirs obscurs à se trouver les uns avec les autres, tout ici est amitié. L’orgueil des vieux chenets, comme de bons serviteurs où reluit l’honneur de leurs maîtres, s’attendrit quand les regarde la flamme d’une douceur cordiale et l’attitude digne des fauteuils immobiles est hospitalière, dans cette chambre où s’écoule leur vie, où tous les matins, quand pour les battre à l’air on les approche de la fenêtre, s’accomplit, exactement à la même heure, leur ponctuelle promenade de vieillards ou leur lente révolution.
Le Bénédicité. 1744. Saint Petersbourg, Musée de l’ Ermitage.
Combien d’amitiés particulières nous apprendrons à connaître dans une chambre en apparence monotone, comme dans un courant d’air qui passe ou qui dort à côté de nous on peut distinguer, si le soleil le traverse, d’infinis tourbillons vivants. Regardez La Mère laborieuṣe ou Le Bénédicité. C’est l’amitié qui règne entre cette pelote et le vieux chien qui vient tous les jours, à la place accoutumée, dans une pose habituelle, adosser contre sa molle étoffe rembourrée son dos paresseux et douillet. C’est l’amitié qui porte si naturellement vers le vieux rouet, où ils seront si bien, les pieds mignons de cette femme distraite, dont le corps obéit sans qu’elle le sache à des habitudes et à des affinités qu’elle ignore et qu’elle subit. Amitié encore, ou mariage, entre les couleurs du devant de feu et les couleurs de la pelote et de l’écheveau de laine, entre le corps penché, les mains heureuses de la femme qui prépare la table, la nappe antique et les assiettes encore intactes, dont depuis tant d’années elle sent la fermeté douce résister toujours à la même place entre ses mains soigneuses, entre cette nappe et la lumière qui lui donne, en souvenir de ses visites de chaque jour, la douceur de crème ou d’une toile de Flandres, entre la lumière et toute cette chambre qu’elle caresse, où elle s’endort, où tantôt elle se promène lentement, tantôt elle entre gaiement à l’improviste, si tendrement depuis tant d’années, entre la chaleur et les étoffes, entre les êtres et les choses, entre le passé et la vie, entre le clair et l’obscur.
Nous sommes ici au terme de ce voyage d’initiation à la vie ignorée de la nature morte que chacun de nous peut accomplir en se laissant guider par Chardin, comme Dante se laissa jadis guider par Virgile. Pour aller plus loin, il faudrait maintenant nous confier à un autre maître… “
Médaillon en hommage à Tristan Corbière sur une habitation à Roscoff. Place Lacaze-Duthiers.
Après Jules Laforgue et Charles Cros, je lis et relis d’autres poètes de cette époque. Tristan Corbière fait partie de ces auteurs rebelles (comme Lautréamont, Mallarmé, Rimbaud, Nouveau) qui ont révolutionné la poésie française dans la seconde partie du XIX e siècle. Après 1870, ils expriment autrement leur dégoût du monde tel qu’il va.
Autoportrait caricatural (Tristan Corbière). Non daté.
Cinq poèmes choisis dans Les Amours jaunes (1873) :
Le Crapaud
Un chant dans une nuit sans air… – La lune plaque en métal clair Les découpures du vert sombre.
… Un chant ; comme un écho, tout vif Enterré, là, sous le massif… – Ça se tait : Viens, c’est là, dans l’ombre…
– Un crapaud ! – Pourquoi cette peur, Près de moi, ton soldat fidèle ! Vois-le, poète tondu, sans aile, Rossignol de la boue… – Horreur ! –
… Il chante. – Horreur !! – Horreur pourquoi ? Vois-tu pas son œil de lumière… Non : il s’en va, froid, sous sa pierre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Bonsoir – ce crapaud-là c’est moi.
( Ce soir, 20 juillet.
Paria
Qu’ils se payent des républiques, Hommes libres ! – carcan au cou – Qu’ils peuplent leurs nids domestiques !… – Moi je suis le maigre coucou.
– Moi, – coeur eunuque, dératé De ce qui mouille et ce qui vibre… Que me chante leur Liberté, À moi ? toujours seul. Toujours libre.
– Ma Patrie… elle est par le monde ; Et, puisque la planète est ronde, Je ne crains pas d’en voir le bout… Ma patrie est où je la plante : Terre ou mer, elle est sous la plante De mes pieds – quand je suis debout.
– Quand je suis couché : ma patrie C’est la couche seule et meurtrie Où je vais forcer dans mes bras Ma moitié, comme moi sans âme ; Et ma moitié : c’est une femme… Une femme que je n’ai pas.
– L’idéal à moi : c’est un songe Creux ; mon horizon – l’imprévu – Et le mal du pays me ronge… Du pays que je n’ai pas vu.
Que les moutons suivent leur route, De Carcassonne à Tombouctou… – Moi, ma route me suit. Sans doute Elle me suivra n’importe où.
Mon pavillon sur moi frissonne, Il a le ciel pour couronne : C’est la brise dans mes cheveux… Et, dans n’importe quelle langue ; Je puis subir une harangue ; Je puis me taire si je veux.
Ma pensée est un souffle aride : C’est l’air. L’air est à moi partout. Et ma parole est l’écho vide Qui ne dit rien – et c’est tout.
Mon passé : c’est ce que j’oublie. La seule chose qui me lie C’est ma main dans mon autre main. on souvenir – Rien – C’est ma trace. Mon présent, c’est tout ce qui passe Mon avenir – Demain… demain
Je ne connais pas mon semblable ; Moi, je suis ce que je me fais. – Le Moi humain est haïssable… – Je ne m’aime ni ne me hais.
– Allons ! la vie est une fille Qui m’a pris à son bon plaisir… Le miens, c’est : la mettre en guenille, La prostituer sans désir.
– Des dieux ?… – Par hasard j’ai pu naître ; Peut-être en est-il – par hasard… Ceux-là, s’ils veulent me connaître, Me trouveront bien quelque part.
– Où que je meure : ma patrie S’ouvrira bien, sans qu’on l’en prie, Assez grande pour mon linceul… Un linceul encor : pour que faire ?… Puisque ma patrie est en terre Mon os ira bien là tout seul…
Heures
Aumône au malandrin en chasse Mauvais oeil à l’oeil assassin ! Fer contre fer au spadassin ! – Mon âme n’est pas en état de grâce ! –
Je suis le fou de Pampelune, J’ai peur du rire de la Lune, Cafarde, avec son crêpe noir… Horreur ! tout est donc sous un éteignoir.
J’entends comme un bruit de crécelle… C’est la male heure qui m’appelle. Dans le creux des nuits tombe : un glas… deux glas
J’ai compté plus de quatorze heures… L’heure est une larme – Tu pleures, Mon coeur !… Chante encor, va – Ne compte pas.
Rescousse
Si ma guitare Que je répare, Trois fois barbare : Kriss indien,
Cric de supplice, Bois de justice, Boîte à malice, Ne fait pas bien…
Si ma voix pire Ne peut te dire Mon doux martyre… – Métier de chien ! –
Si mon cigare, Viatique et phare, Point ne t’égare ; – Feu de brûler…
Si ma menace, Trombe qui passe, Manque de grâce; – Muet de hurler…
Si de mon âme La mer en flamme N’a pas de lame ; – Cuit de geler…
Vais m’en aller !
Rondel
Il fait noir, enfant, voleur d’étincelles ! Il n’est plus de nuits, il n’est plus de jours ; Dors… en attendant venir toutes celles Qui disaient : Jamais ! Qui disaient : Toujours !
Entends-tu leurs pas ?… Ils ne sont pas lourds : Oh ! les pieds légers ! – l’Amour a des ailes… Il fait noir, enfant, voleur d’étincelles ! Entends-tu leurs voix ?… Les caveaux sont sourds.
Dors : il pèse peu, ton faix d’immortelles ; Ils ne viendront pas, tes amis les ours, Jeter leur pavé sur tes demoiselles… Il fait noir, enfant, voleur d’étincelles !
Sources
Tristan Corbière. Les Amours jaunes. Paris, GF Flammarion, 2018. Présentation par Jean-Pierre Bertrand.
Jean-Luc Steinmetz. Tristan Corbière. Une vie à-peu-près. Fayard, 2011.
Tristan Corbière (Édouard-Joachim Corbière) est né le 18 juillet 1845 au manoir de Coat-Congar à Ploujean (qui fait partie aujourd’hui de Morlaix, dans le Finistère). C’est le fils aîné de Marie-Angélique Aspasie Puyo (1826-1891) et d’Édouard Corbière (1793-1875), célèbre marin, aventurier, journaliste et romancier maritime. Dès 14 ans, il souffre de rhumatisme articulaire. Il fréquente le lycée impérial de Saint-Brieuc, puis celui de Nantes. C’est un élève médiocre et indocile qui ne passera pas le baccalauréat pour raisons de santé, semble-t-il. De 1863 à 1870, il vit dans la maison de vacances de ses parents à Roscoff, à une trentaine de kilomètres de Morlaix. Il vit seul, dessine, écrit et fréquente les marins. Il navigue sur son cotre, Le Négrier (titre du plus célèbre roman de son père, publié en 1834) et sur son yacht, Le Tristan. Il rêve de devenir marin. Il se livre à des excentricités. Les habitants du village le surnomment l’« Ankou », c’est-à-dire le spectre de la mort, en raison de sa maigreur et de son allure disloquée. C’est entre armor, amor et la mort qu’il écrit des poèmes. En 1871, il fréquente le comte Rodolphe de Battine et sa maîtresse d’origine italienne, Josefina Armida Cuchiani (nom de théâtre : Herminie). Le poète s’éprend d’elle. Elle sera Marcelle dans ses poèmes. Il voyage à Paris et en Italie. Il adopte le prénom de Tristan, pour « Triste en corps bière ». On donne parfois une autre interprétation possible : Triste en Corbière, triste en lui-même. En 1873, il publie neuf poèmes dans La Vie parisienne et en août de la même année, il confie à Glady frères éditeurs, obscurs libraires spécialisés dans les écrits érotiques, la publication à compte d’auteur d’un recueil de cent un poèmes, Les Amours jaunes, tiré à quatre cent quatre-vingt-dix exemplaires. La presse n’en rend quasiment pas compte. En décembre 1874, il est retrouvé inanimé dans son appartement parisien à Montmartre. Il est emmené à la clinique Dubois. Il souffre de pneumonie et de rhumatisme. Il écrit à sa famille : « Je suis à Dubois dont on fait les cercueils. » Il meurt, peut-être tuberculeux, le 1 mars 1875 à Morlaix. Il n’a pas trente ans. Jules Laforgue, lui, est mort à 27 ans.
Huit ans plus tard, Verlaine publie deux séries des Poètes maudits dans la revue Lutèce le 24 août 1883, puis en volume chez Vanier l’année suivante. Trois poètes font l’objet de longues notices : Tristan Corbière, Arthur Rimbaud et Stéphane Mallarmé. En 1884, Joris-Karl Huysmans inscrit dans À rebours, par l’intermédiaire de son héros Des Esseintes, Corbière parmi les grands poètes de son temps. C’est le début d’une reconnaissance posthume. Les surréalistes, tout comme Julien Gracq, n’aiment pas Jules Laforgue, mais revendiquent la poésie de Tristan Corbière.
Portrait de Tristan Corbière (Félix Vallotton). Paru dans Le Livre des masques de Remy de Gourmont. 1896.
J’ai écouté en podcast lundi l’émission de France Culture Le Bookclub ( Dans la bibliothèque d’Annie Le Brun. Épisode 43/82. Première diffusion le vendredi 30 août 2024)
Le 29 juillet 2024, mourait en Croatie la poète et essayiste Annie Le Brun, spécialiste de l’œuvre de Victor Hugo et du Marquis de Sade ( Soudain un bloc d’abîme, Sade : introduction aux œuvres complètes, Paris, Éditions Pauvert. Réédition : Soudain un bloc d’abîme, Sade. Paris, Folio. Essais n°593, 2014 ). Elle avait rejoint le groupe surréaliste en 1963 et participé aux dernières années du mouvement jusqu’à sa dissolution officielle en 1969. Elle était aussi commissaire d’exposition.
Parmi d’autres textes, elle a lu dans cette émission le poème Vocation de Charles Cros (1842 – 1888).
Vocation
Á Étienne Carjat
Jeune fille du caboulot, De quel pays es-tu venue Pour étaler ta gorge nue Aux yeux du public idiot ?
Jeune fille du caboulot, Il te déplaisait au village De voir meurtrir, dans le bel âge Ton pied mignon par un sabot.
Jeune fille du caboulot, Tu ne pouvais souffrir Nicaise Ni les canards qu’encor niaise Tu menais barboter dans l’eau.
Jeune fille du caboulot, Ne penses-tu plus à ta mère, À la charrue, à ta chaumière ?… Tu ne ris pas à ce tableau.
Jeune fille du caboulot, Tu préfères à la charrue Écouter les bruits de la rue Et nous verser l’absinthe à flot.
Jeune fille du caboulot, Ta mine rougeaude était sotte, Je t’aime mieux ainsi, pâlotte, Les yeux cernés d’un bleu halo.
Jeune fille du caboulot, Dit un sermonneur qui t’en blâme, Tu t’ornes le corps plus que l’âme, Vers l’enfer tu cours au galop.
Jeune fille du caboulot, Que dire à cet homme qui plaide Qu’il faut, pour bien vivre, être laide, Lessiver et se coucher tôt ?
Jeune fille du caboulot, Laisse crier et continue À charmer de ta gorge nue Les yeux du public idiot.
Le Coffret de santal, 1873.
Collection Poésie/Gallimard n° 78.
Annie Le Brun a dit ensuite :
” Ce texte me plaît énormément, car c’est un manifeste contre le puritanisme, le moralisme, qui reviennent à chaque fois que les choses se referment et que les gens essaient de s’accrocher à quelque chose qui va contre les autres. Le puritanisme et le moralisme reposent sur la frustration, alors que, ce qui caractérise la poésie de Charles Cros, c’est son extraordinaire grâce d’être. “
Portrait posthume de Jules Laforgue (Félix Vallotton). Le Livre des masques II de Remy de Gourmont (1898). Mercure de France.
J’ai relu ces derniers jours des poèmes de Jules Laforgue. Comme Isidore Ducasse (Comte de Lautréamont) et Jules Supervielle, il est né à Montevideo, en Uruguay. J’en ai choisi trois aujourd’hui pour ce blog.
La cigarette
Oui, ce monde est bien plat ; quant à l’autre, sornettes. Moi, je vais résigné, sans espoir, à mon sort, Et pour tuer le temps, en attendant la mort, Je fume au nez des dieux de fines cigarettes.
Allez, vivants, luttez, pauvres futurs squelettes. Moi, le méandre bleu qui vers le ciel se tord Me plonge en une extase infinie et m’endort Comme aux parfums mourants de mille cassolettes.
Et j’entre au paradis, fleuri de rêves clairs Où l’on voit se mêler en valses fantastiques Des éléphants en rut à des choeurs de moustiques.
Et puis, quand je m’éveille en songeant à mes vers, Je contemple, le coeur plein d’une douce joie, Mon cher pouce rôti comme une cuisse d’oie.
Méditation grisâtre
Sous le ciel pluvieux noyé de brumes sales, Devant l’Océan blême, assis sur un ilôt, Seul, loin de tout, je songe au clapotis du flot, Dans le concert hurlant des mourantes rafales.
Crinière échevelée ainsi que des cavales, Les vagues se tordant arrivent au galop Et croulent à mes pieds avec de longs sanglots Qu’emporte la tourmente aux haleines brutales.
Partout le grand ciel gris, le brouillard et la mer, Rien que l’affolement des vents balayant l’air. Plus d’heures, plus d’humains, et solitaire, morne,
Je reste là, perdu dans l’horizon lointain, Et songe que l’Espace est sans borne, sans borne, Et que le Temps n’aura jamais… jamais de fin.
26 octobre 1880.
Soir de carnaval
Paris chahute au gaz. L’horloge comme un glas Sonne une heure. Chantez ! Dansez ! la vie est brève, Tout est vain, – et, là-haut, voyez, la Lune rêve Aussi froide qu’aux temps où l’Homme n’était pas.
Ah ! quel destin banal ! Tout miroite et puis passe, Nous leurrant d’infini par le Vrai, par l’Amour ; Et nous irons ainsi, jusqu’à ce qu’à son tour La terre crève aux cieux, sans laisser nulle trace.
Où réveiller l’écho de tous ces cris, ces pleurs, Ces fanfares d’orgueil que l’Histoire nous nomme, Babylone, Memphis, Bénarès, Thèbes, Rome, Ruines où le vent sème aujourd’hui des fleurs ?
Et moi, combien de jours me reste-t-il à vivre ? Et je me jette à terre, et je crie et frémis Devant les siècles d’or pour jamais endormis Dans le néant sans cœur dont nul dieu ne délivre !
Et voici que j’entends, dans la paix de la nuit, Un pas sonore, un chant mélancolique et bête D’ouvrier ivre-mort qui revient de la fête Et regagne au hasard quelque ignoble réduit.
Oh ! la vie est trop triste, incurablement triste ! Aux fêtes d’ici-bas, j’ai toujours sangloté : « Vanité, vanité, tout n’est que vanité ! » – Puis je songeais : où sont les cendres du Psalmiste ?
Oeuvres complètes II. Mercure de France, 1902.
Livre de poche n°2109. Belle et complète édition de Pascal Pia. 1970. 672 pages.
Jules Laforgue est né 16 août 1860 à Montevideo (Uruguay). C’est le deuxième enfant d’une famille de onze.
Son père, Charles Laforgue, originaire de Tarbes, a émigré en Amérique du Sud espérant y faire fortune. Il a ouvert un modeste établissement éducatif libre, dispensant des cours de français, de latin et de grec. Il se marie avec la fille d’un fabriquant de chaussures français installé en Uruguay, Pauline Lacolley, née au Havre. Il se fait embaucher ensuite comme caissier à la banque Duplessis qui a comme clientèle la colonie française de Montevideo.
En 1866, Jules arrive à Tarbes avec sa mère, ses grands-parents maternels et ses cinq frères et sœurs. En 1868, sa mère retourne en Uruguay. Elle confie Jules et son frère aîné Émile à un cousin, Pascal Darré. Entre 1868 et 1875, Jules est pensionnaire au lycée Théophile Gautier de Tarbes.
En octobre 1876, il rejoint à Paris sa famille, qui est revenue d’Uruguay en mai 1875 et s’est installée au 66, rue des Moines, dans le quartier des Épinettes. Sa mère meurt le 6 avril 1877 à trente-huit ans d’une pneumonie. Peu avant, elle avait fait une fausse couche.
Il poursuit ses études au lycée Fontanes (l’actuel lycée Condorcet) Il échoue au baccalauréat de philosophie — il aurait essayé à trois reprises —. En partie à cause de sa timidité, il est incapable d’assurer l’oral.
Il fréquente le club des Hydropathes avec ses amis Gustave Kahn, Charles Henry. Il fréquente aussi ceux que l’on appellera plus tard les symbolistes (Charles Cros, Stéphane Mallarmé).
Pour vivre et faire vivre les siens, il est employé comme secrétaire de Charles Ephrussi, célèbre critique et futur directeur de La Gazette des Beaux-Arts. Ce collectionneur d’art l’ouvre à la peinture des impressionnistes.
Son père meurt le 18 novembre 1881. Il ne peut se rendre à Tarbes car il doit partir pour Coblence le 29 novembre. En effet, grâce aux recommandations de Paul Bourget et de Charles Ephrussi, il devient « lecteur de français » de l’impératrice d’Allemagne Augusta de Saxe-Weimar-Eisenach, princesse libérale et francophile, qu’il suit dans tous ses déplacements de 1881 à 1886.
Son travail consiste à lui lire, deux heures par jour, les meilleures pages des articles de la presse française et des romans français .
Il publie en juillet 1885 chez Léon Vanier à compte d’auteur Les Complaintes et en décembre L’Imitation de Notre-Dame de la Lune. Il traduit 10 poèmes de Walt Whitman. Il quitte la cour le 9 septembre 1886.
Il se marie le 31 décembre 1886 à Londres avec une jeune anglaise Leah Lee (née en 1861) qu’il a rencontrée en janvier 1886. Elle lui donnait des cours d’anglais. Il rentre à Paris le 2 octobre 1886.
Il meurt d’une phtisie pulmonaire à Paris le 20 août 1887, à l’âge de 27 ans. On l’enterre au cimetière de Bagneux. Neuf personnes suivent son corbillard. Son épouse décède à Londres du même mal le 6 juin 1888. Le 5 novembre 1887 sont publiées les Moralités légendaires. Félix Fénéon et Édouard Dujardin rassemblent ses œuvres complètes et les publient chez Vanier en 1894.
Biographie de Jules Laforgue (Jean-Jacques Lefrère). Fayard, 2005.
Oeuvres. Éditions Gallimard, 2014. Bibliothèque de la Pléiade. P. 1331-1332.
Le texte qui s’appelle Des morts a d’abord été publié avec deux autres proses : Deux mères et Couleur de terre (alors intitulé Chemins) dans la revue Europe n° 955-956, novembre-décembre 2008, p. 30-33, qui a consacré un dossier à Philippe Jaccottet.
Des morts
« …Je pourrais écrire une liste de prénoms et de noms comme on en trace sur des monuments de pierre ou de marbre après les guerres : note bien celui-ci, et n’oublie pas, pour être équitable, pour que la liste soit constamment « à jour », et encore celui-ci du mois dernier, et cet autre, du commencement de la semaine, écris plus vite, parce que tout semble s’accélérer, comme quand la pente se fait plus forte, mais quoi de plus beau qu’une cascade, de plus vivant, de plus lumineux quand le soleil la traverse ? Alors que toutes ces chutes dans le noir…
On n’enterre plus guère, aujourd’hui, on brûle ; non pas à la vue de tous comme en Inde et dans une sorte de fête, mais de façon cachée, furtive – il faut surtout ne pas choquer -, cela glisse sans aucun bruit sur des rails invisibles, l’affaire expédiée en quelques minutes et même la vue de la fumée qui ne peut pas s’élever de là épargnée aux survivants. Le plus souvent, des paroles embarrassées, mises ensemble tant bien que mal, des musiques empruntées ajoutent encore leurs ornements en toc, leurs oripeaux inutiles ; comme on tirerait au plus vite un rideau haillonneux dans un théâtre de fortune, sur une pièce ratée.
…Toutes ces chutes dans le noir, les unes après les autres, et pour nous qui vieillissons, de plus en plus fréquentes et de plus en plus proches. Pendant que les verdures s’accroissent encore, comme en chaque mois de mai qu’on aura vécu.
Que signifie avoir vu cela, puis avoir dit, ou écrit, qu’on l’a vu ? Et l’écrire alors que la glissade, serait-elle même presque indolore, continue, et que la pente s’aggrave ; et quand, avant nous, le même mouvement – qui est celui du temps -, les mêmes successions d’épanouissement, d’usure et de disparition, n’avaient produit aucune parole, comme si tout, alors, pendant des millions d’années, s’était produit dans un monde fermé, alors qu’avec nous commencerait, aurait commencé un entrebâillement, tout de même, en fin de compte, prodigieux ? Une espèce de souffrance, mais aussi de joie, une espèce de combat, d’odyssée inimaginables avant cela ; toutes nos histoires, innombrables, à cause d’un regard enfin ouvert et d’une bouche enfin ouverte pour parler de ce qui commence à être vu.
*
(Un seul poème, pour peu qu’on en fût encore capable, suffirait à annuler ce flot de réflexions vagues et sans doute vaines.)
On ne peut pas porter sur ses épaules tout le fardeau de la douleur du monde. Suffit (?) qu’on n’aggrave pas celui des proches et en soulage une petite part quand cela se peut. Suffit (?) qu’on essaie au moins de porter seul le sien. Mais on peut, mais sûrement on doit porter le non-fardeau des moindres éclaircies encore aperçues, le contre-fardeau des lueurs pour les encore vivants.
C’était tout de même très beau, ce temps où l’on allumait quelques cierges, ou ne fût-ce qu’une seule bougie, dans la chambre du mort ou de la morte ; cela ne les ferait pas revenir à la vie, cela ne les accompagnerait peut-être même pas dans l’inconnaissable où ils venaient de glisser, mais c’était comme attester quelque chose en dépit de leur chute, tout à côté d’eux commençant à se décomposer dans leur boîte cadenassée, quelque chose concernant la lumière que rien ne pouvait faire qu’ils ne l’eussent vue aussi luire quelquefois autour d’eux, quand ils marchaient entre deux rangs de trembles et en tant d’autres occasions – dans l’incompréhensible et miraculeux intervalle entre deux nuits pires que des nuits.) »
Merci à l’enseignante de ma petite-fille S. qui fait apprendre ce poème à ses élèves de CM2.
Demain
Âgé de cent mille ans, j’aurais encor la force De t’attendre, ô demain pressenti par l’espoir. Le temps, vieillard souffrant de multiples entorses, Peut gémir : le matin est neuf, neuf est le soir.
Mais depuis trop de mois nous vivons à la veille, Nous veillons, nous gardons la lumière et le feu, Nous parlons à voix basse et nous tendons l’oreille Á maint bruit vite éteint et perdu comme au jeu.
Or, du fond de la nuit, nous témoignons encore De la splendeur du jour et de tous ses présents. Si nous ne dormons pas c’est pour guetter l’aurore Qui prouvera qu’enfin nous vivons au présent.
État de veille, 1942. in Destinée arbitraire. NRF Poésie/Gallimard n°112. Octobre 1975.
Charlotte Delbo. Paris. Boulevard Arago. Résistantes. Femmes dans la Résistance française. (C215 – Christian Guémy)
J’ai écouté en podcast sur France Culture l’émission de Marie Richeux Le Book Club : Dans la bibliothèque de la pianiste Anne Quéffelec. Elle évoque un passage d’Aucun de nous ne reviendra de Charlotte Delbo.
” Il y a beaucoup de textes de Charlotte Delbo que je ne pourrais pas lire tellement ils sont saisissants. Je n’oserais même pas le faire, parce que j’ai le sentiment qu’on ne peut que les lire en silence avec le texte ou les yeux. “
Il faut lire et relire Charlotte Delbo (Vigneux-sur-Seine, 10 août 1913 – Paris, 1 mars 1985).
Auschwitz et après.
I. Aucun de nous ne reviendra (Éditions Gonthier 1965. Éditions de Minuit, 1970)
II. Une connaissance inutile ( Éditions de Minuit, 1970)
III. Mesure de nos jours ( Éditions de Minuit, 1971)
IV. La mémoire et les jours (Berg International, 1985 . Éditions de Minuit, 1970)
Le convoi du 24 janvier (Éditions de Minuit, 1965)
Prière aux vivants pour leur pardonner d’être vivants et autres poèmes (Éditions de Minuit, 2024)
Auschwitz et après. Tome I. Aucun de nous ne reviendra. Éditions de Minuit, 1970. Pages 97-99.
La tulipe
Au loin se dessine une maison. Sous les rafales, elle fait penser à un bateau, en hiver. Un bateau à l’ancre dans un port nordique. Un bateau à l’horizon gris.
Nous allions la tête baissée sous les rafales de neige fondu qui cinglaient au visage, piquaient comme grêle. Á chaque rafale, nous redoutions la suivante et courbions davantage la tête. La rafale s’abattait, giflait, lacérait. Une poignée de gros sel lancée à toute violence en pleine figure. Nous avancions, poussant devant nous une falaise de vent et de neige.
Où allions-nous ?
C’était une direction que n’avions jamais prise. Nous avions tourné avant le ruisseau. La route en remblai longeait un lac. Un grand lac gelé.
Vers quoi allions-nous ? Que pouvions-nous faire par là ? La question que nous posait l’aube à chaque aube. Quel travail nous attend ? Marais, wagonnets, briques, sable. Nous ne pouvions penser ces mots-là sans que le coeur nous manquât.
Nous marchions. Nous interrogions le paysage. Un lac gelé couleur d’acier. Un paysage qui ne répond pas.
La route s’écarte du lac. Le mur de vent et de neige se déplace de côté. C’est là qu’apparaît la maison. Nous marchons moins durement. Nous allons vers une maison.
Elle est au bord de la route. En briques rouges. La cheminée fume. Qui peut habiter cette maison perdue ? Elle se rapproche. On voit des rideaux blancs. Des rideaux de mousseline. Nous disons « mousseline » avec du doux dans la bouche. Et, devant les rideaux, dans l’entre-deux des doubles fenêtres, il y a une tulipe.
Les yeux brillent comme à une apparition. « Vous avez vu ? Vous avez vu ? Une tulipe. » Tous les regards se portent sur la fleur. Ici, dans le désert de glace et de neige, une tulipe. Rose entre deux feuilles pâles. Nous la regardons. Nous oublions la grêle qui cingle. La colonne ralentit. « Weiter », crie le SS. Nos têtes sont encore tournées vers la maison que nous l’avons depuis longtemps dépassée.
Tout le jour nous rêvons à la tulipe. La neige fondue tombait, collait au dos notre veste trempée et raidie. La journée était longue, aussi longue que toutes les journées. Au fond du fossé nous creusions, la tulipe fleurissait dans sa corolle délicate.
Au retour, bien avant d’arriver à la maison du lac, nos yeux la guettaient. Elle était là, sur le fond des rideaux blancs. Coupe rose entre les feuilles pâles. Et pendant l’appel, à des camarades qui n’étaient pas avec nous, nous disions : « Nous avons vu une tulipe. »
Nous ne sommes plus retournées à ce fossé. D’autres ont dû l’achever. Le matin, au croisement d’où partait la route du lac, nous avions un moment d’espoir.
Quand nous avons appris que c’était la maison du SS qui commandait la pêcherie, nous avons haï notre souvenir et cette tendresse qu’ils n’avaient pas encore séchée en nous.
Je n’ai jamais rougi, même devant les jeunes écrivains de mon siècle, de mon admiration pour Buffon ; mais aujourd’hui ce n’est pas l’âme de ce peintre de la nature pompeuse que j’appellerai à mon aide. Non. Bien plus volontiers je m’adresserais à Sterne, et je lui dirais : « Descends du ciel, ou monte vers moi des champs Élyséens, pour m’inspirer en faveur des bons chiens, des pauvres chiens, un chant digne de toi, sentimental farceur, farceur incomparable ; reviens à califourchon sur ce fameux âne qui t’accompagne toujours dans la mémoire de la postérité ; et surtout que cet âne n’oublie pas de porter, délicatement suspendu entre ses lèvres, son immortel macaron ! » Arrière la Muse académique ! Je n’ai que faire de cette vieille bégueule. J’invoque la Muse familière, la citadine, la vivante, pour qu’elle m’aide à chanter les bons chiens, les pauvres chiens, les chiens crottés, ceux-là que chacun écarte, comme pestiférés et pouilleux, excepté le pauvre dont ils sont les associés, et le poète qui les regarde d’un œil fraternel. Fi du chien bellâtre, de ce fat quadrupède, danois, king-charles, carlin ou gredin, si enchanté de lui-même qu’il s’élance indiscrètement dans les jambes ou sur les genoux du visiteur, comme s’il était sûr de plaire, turbulent comme un enfant, sot comme une lorette, quelquefois hargneux et insolent comme un domestique ! Fi surtout de ces serpents à quatre pattes, frissonnants et désœuvrés, qu’on nomme levrettes, et qui ne logent même pas dans leur museau pointu assez de flair pour suivre la piste d’un ami, ni dans leur tête aplatie assez d’intelligence pour jouer au domino ! À la niche, tous ces fatigants parasites ! Qu’ils retournent à leur niche soyeuse et capitonnée ! Je chante le chien crotté, le chien pauvre, le chien sans domicile, le chien flâneur, le chien saltimbanque, le chien dont l’instinct, comme celui du pauvre, du bohémien et de l’histrion, est merveilleusement aiguillonné par la nécessité, cette si bonne mère, cette vraie patronne des intelligences ! Je chante les chiens calamiteux, soit ceux qui errent, solitaires, dans les ravines sinueuses des immenses villes, soit ceux qui ont dit à l’homme abandonné, avec des yeux clignotants et spirituels : « Prends-moi avec toi, et de nos deux misères nous ferons peut-être une espèce de bonheur ! » « Où vont les chiens » disait autrefois Nestor Roqueplan dans un immortel feuilleton qu’il a sans doute oublié, et dont moi seul, et Sainte-Beuve peut-être, nous nous souvenons encore aujourd’hui. Où vont les chiens, dites-vous, hommes peu attentifs ? Ils vont à leurs affaires. Rendez-vous d’affaires, rendez-vous d’amour. À travers la brume, à travers la neige, à travers la crotte, sous la canicule mordante, sous la pluie ruisselante, ils vont, ils viennent, ils trottent, ils passent sous les voitures, excités par les puces, la passion, le besoin ou le devoir. Comme nous, ils se sont levés de bon matin, et ils cherchent leur vie ou courent à leurs plaisirs. Il y en a qui couchent dans une ruine de la banlieue et qui viennent, chaque jour, à heure fixe, réclamer la sportule à la porte d’une cuisine du Palais-Royal ; d’autres qui accourent, par troupes, de plus de cinq lieues, pour partager le repas que leur a préparé la charité de certaines pucelles sexagénaires, dont le cœur inoccupé s’est donné aux bêtes, parce que les hommes imbéciles n’en veulent plus. D’autres qui, comme des nègres marrons, affolés d’amour, quittent, à de certains jours, leur département pour venir à la ville, gambader, pendant une heure, autour d’une belle chienne, un peu négligée dans sa toilette, mais fière et reconnaissante. Et ils sont tous très exacts, sans carnets, sans notes et sans portefeuilles. Connaissez-vous la paresseuse Belgique, et avez-vous admiré comme moi tous ces chiens vigoureux attelés à la charrette du boucher, de la laitière ou du boulanger, et qui témoignent, par leurs aboiements triomphants, du plaisir orgueilleux qu’ils éprouvent à rivaliser avec les chevaux ? En voici deux qui appartiennent à un ordre encore plus civilisé ! Permettez-moi de vous introduire dans la chambre du saltimbanque absent. Un lit, en bois peint, sans rideaux, des couvertures traînantes et souillées de punaises, deux chaises de paille, un poêle de fonte, un ou deux instruments de musique détraqués, oh ! le triste mobilier ! Mais regardez, je vous prie, ces deux personnages intelligents, habillés de vêtements à la fois éraillés et somptueux, coiffés comme des troubadours ou des militaires, qui surveillent, avec une attention de sorciers l’œuvre sans nom qui mitonne sur le poêle allumé, et au centre de laquelle une longue cuiller de bois se dresse, plantée comme un de ces mâts aériens qui annoncent que la maçonnerie est achevée. N’est-il pas juste que de si zélés comédiens ne se mettent pas en route sans avoir lesté leur estomac d’une soupe puissante et solide ? Et ne pardonnerez-vous pas un peu de sensualité à ces pauvres diables qui ont à affronter tout le jour l’indifférence du public et les injustices d’un directeur qui se fait la grosse part et mange à lui seul plus de soupe que quatre comédiens ? Que de fois j’ai contemplé, souriant et attendri, tous ces philosophes à quatre pattes, esclaves complaisants, soumis ou dévoués, que le dictionnaire républicain pourrait aussi bien qualifier d’officieux, si la république trop occupée du bonheur des hommes, avait le temps de ménager l’honneur des chiens. Et que de fois j’ai pensé qu’il y avait peut-être quelque part (qui sait, après tout ?), pour récompenser tant de courage, tant de patience et de labeur, un paradis spécial pour les bons chiens, les pauvres chiens, les chiens crottés et désolés. Swedenborg affirme bien qu’il y en a un pour les Hollandais et un pour les Turcs ! Les Bergers de Virgile et de Théocrite attendaient, pour prix de leur chant alterné, un bon fromage, une flûte du meilleur faiseur, ou une chèvre aux mamelles gonflées. Le poète qui a chanté les pauvres chiens a reçu pour récompense un beau gilet, d’une couleur, à la fois riche et fanée, qui fait penser aux soleils d’automne, à la beauté des femmes mûres et aux étés de la Saint-Martin. Aucun de ceux qui étaient présents dans la taverne de la rue Villa-Hermosa n’oubliera avec quelle pétulance le peintre s’est dépouillé de son gilet en faveur du poète, tant il a bien compris qu’il était bon et honnête de chanter les pauvres chiens. Tel un magnifique tyran italien, du bon temps, offrait au divin Arétin soit une dague enrichie de pierreries, soit un manteau de cour, en échange d’un précieux sonnet ou d’un curieux poème satirique. Et toutes les fois que le poète endosse le gilet du peintre, il est contraint de penser aux bons chiens, aux chiens philosophes, aux étés de la Saint-Martin et à la beauté des femmes très mûres.
Le Spleen de Paris, 1869.
Paris. Cimetière du Montparnasse. Cénotaphe de Baudelaire (José de Charmoy) 1902.
” Les bons chiens est un hommage au peintre animalier Joseph Stevens (1816-1892), frère du marchand d’art Arthur Stevens et du peintre de genre Alfred Stevens. Baudelaire a fréquenté les trois frères durant son séjour en Belgique (avril 1864-juin 1866). Il a vu des peintures de Joseph Stevens et des ” chiens habillés ” dans la collection Crabbe. (…)
L‘Indépendance belge du 21 juin 1865 révèle que Joseph Stevens avait offert son gilet à Baudelaire ” sous la condition qu’il écrirait quelque chose sur les chiens des pauvres “.
(Baudelaire, Oeuvres complètes II. Bibliothèque de la Pléiade. NRF. 2024. Notices, notes et variantes. Page 1586.)