Portrait d’Arthur Rimbaud (Jean-Louis Forain). 1872. Dessin au lavis redécouvert par Jean-Jacques Lefrère.
Je relis Rimbaud et je me plonge dans la biographie publiée par le regretté Jean-Jacques Lefrère (1954 – 2015 ). Ce médecin, hématologue, directeur général de l’Institut national de Transfusion sanguine était aussi un spécialiste de Rimbaud, de Lautréamont et de Jules Laforgue. Il a publié Arthur Rimbaud Biographie chez Fayard en 2001. On peut lire aussi cet ouvrage de référence dans la collection Bouquins de Robert Laffont (édition de 2020). Jean-Jacques Lefrère codirigeait la revue par abonnement Histoires littéraires avec l’universitaire canadien Michel Pierssens. Il a réussi à retrouver des photos et des documents inédits de Lautréamont, de Rimbaud, de Laforgue mais aussi de Boris Vian et même des photos de Che Guevara !
Je relis le superbe poème de Rimbaud Larme. Ce texte de mai 1872 se trouve dans le recueil Vers nouveaux.
Larme (Arthur Rimbaud) Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises, Je buvais, accroupi dans quelque bruyère Entourée de tendres bois de noisetiers, Par un brouillard d’après-midi tiède et vert.
Que pouvais-je boire dans cette jeune Oise, Ormeaux sans voix, gazon sans fleurs, ciel couvert. Que tirais-je à la gourde de colocase ? Quelque liqueur d’or, fade et qui fait suer.
Tel, j’eusse été mauvaise enseigne d’auberge. Puis l’orage changea le ciel, jusqu’au soir. Ce furent des pays noirs, des lacs, des perches, Des colonnades sous la nuit bleue, des gares.
L’eau des bois se perdait sur des sables vierges, Le vent, du ciel, jetait des glaçons aux mares… Or ! tel qu’un pêcheur d’or ou de coquillages, Dire que je n’ai pas eu souci de boire !
Mai 1872.
Vers nouveaux.
On peut remarquer l’utilisation de l’ hendécasyllable (vers de 11 syllabes), ce qui est assez rare dans la poésie française, mais on peut le trouver aussi chez Banville et Verlaine. Rimbaud, poète voyant, est un chercheur d’or, un pêcheur de perles. Mais le texte se termine sur un sentiment d’échec, de frustration.
Après le Bal, le fêtard (Jean-Louis Forain). 1882. Pastel sur papier. Memphis, Dixon Gallery and Gardens.
Le texte de l’autographe de ce poème a été donné au peintre Jean-Louis Forain (1852-1931) qui a 19 ans lorsqu’il rencontre Rimbaud en 1871. Il est surnommé Gavroche par la bande des zutistes. Le Cercle des poètes zutiques a été fondé par Charles Cros à partir de septembre-octobre 1871. Ils se retrouvent dans un local de l’hôtel des Étrangers, à l’angle des rues Racine et de l’École-de-Médecine. Forain héberge Rimbaud rue Campagne-Première de janvier à mars 1872 dans une chambre louée par Verlaine. Il sert aussi de messager entre les deux poètes. C’est un de leurs compagnons de bamboche. Leur intimité a aussi fait jaser. La femme de Verlaine, Mathilde Mauté (1853-1914), dans Mémoiresde mavie, publiés en 1935 après sa mort chez Flammarion, rapporte les propos suivants tenus par son mari : “Quand je vais avec la petite chatte brune, je suis bon, parce que la petite chatte brune est très douce ; quand je vais avec la petite chatte blonde, je suis mauvais, parce que la petite chatte blonde est féroce.” Elle ajoute : “J’ai su que la petite chatte brune, c’était Forain et la petite chatte blonde, Rimbaud.”
Proche d’Edgar Degas, Forain participe plus tard à quatre des huit expositions impressionnistes (1879, 1880, 1881 et 1886). Il se marie en 1891, est nommé chevalier de la Légion d’honneur en 1893 et devient membre de l’Institut en 1923. Opposé à la Troisième République, il est antidreyfusard comme Edgar Degas, Auguste Renoir, Auguste Rodin, Paul Cézanne ou Paul Valéry. Au plus fort de l’affaire Dreyfus, il crée, avec le dessinateur Caran d’Ache (1858-1909), Psst… !, un journal hebdomadaire satirique qui paraît en 1898 et 1899. Il y publie des caricatures atroces des juges ou d’Emile Zola. Plusieurs sont antisémites. Pendant la guerre de 1914-1918, il est nationaliste et patriotard. Sur la fin de sa vie, il n’évoque qu’avec réticence ses années de jeunesse.
Samedi, nous avons vu à la BnF François Mitterrand (Galeries 1 et 2) la très belle exposition Apocalypse Hier et demain (4 février – 8 juin 2025). Quelques 300 pièces. Des œuvres de Dürer, William Blake, Goya, Odilon Redon, Kandinsky, Ludwig Meidner, Natalia Gontcharova, Otto Dix, Antonin Artaud, Henri Michaux, Unica Zürn. Des contemporains aussi : Kiki Smith, Tacita Dean, Miriam Cahn, Abdelkader Benchamma, Anne Imhof.
Lettre du voyant (Arthur Rimbaud) à Paul Demeny. 15 mai 1871. Manuscrit. Paris, BnF. (CFA)
J’ai éprouvé une certaine émotion en voyant pour la première fois le manuscrit de la seconde lettre « du voyant ». Elle a été préemptée par la BnF en 1998 pour trois millions de francs. Ce texte de Rimbaud est touffu, parfois confus. Ses beaux éclairs sont très, très célèbres : « Je est un autre », « un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens », « le poète est vraiment voleur de feu ». C’est devenu quasiment un texte sacré de la poésie moderne. Pourtant le thème de la voyance dans la poésie précède Rimbaud. On le retrouve dans la Bible, chez Hugo, Gautier, Baudelaire.
Première lettre
La première ( « la petite ») de ces deux lettres fut écrite le 13 mai 1871 et adressée à Georges Izambard (1848-1931), ancien professeur de Rimbaud au collège de Charleville. Elle fut publiée la première fois par Izambard en octobre 1928 dans la Revue européenne. Il avait quitté l’enseignement public pour le journalisme. Cette lettre contient le poème Le Cœursupplicié. Arthur Rimbaud dépeint sa situation et définit une nouvelle poétique.
Seconde lettre La seconde lettre « du voyant » ( « la grande ») fut adressée le 15 mai 1871 au poète Paul Demeny (1844-1918), ami de Georges Izambard. Rimbaud avait fait sa connaissance lors de son séjour à Douai en septembre 1870. Il lui avait confié ses poèmes recopiés avec soin avec l’espoir d’être publié (cahier de Douai). Paterne Berrichon (1855-1922) (pseudonyme de Pierre-Eugène Dufour), beau-frère posthume du poète, l’a fait connaître dans La Nouvelle Revue française le 1 octobre 1912. Elle a été reprise ensuite dans Le Grand jeu par Roger Gilbert-Lecomte (1907 – 1943). Elle contient trois poèmes : Chant de guerre parisien, Mes petites amoureuses et Accroupissements. Elle est plus précise et plus complète que la lettre précédente.
Arthur Rimbaud. Dessin de Paul Verlaine extrait du recueil des Poésies complètes de Rimbaud. 1895.
Charleville, 15 mai 1871
J’ai résolu de vous donner une heure de littérature nouvelle. Je commence de suite par un psaume d’actualité : CHANT DE GUERRE PARISIEN
Le Printemps est évident, car Du cœur des Propriétés vertes Le vol de Thiers et de Picard Tient ses splendeurs grandes ouvertes.
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Ô Mai ! quels délirants cul-nus ! Sèvres, Meudon, Bagneux, Asnières, Écoutez donc les bienvenus Semer les choses printanières ! —————- Ils ont schako, sabre et tam-tam Non la vieille boîte à bougies Et des yoles qui n’ont jam, jam… Fendent le lac aux eaux rougies ! —————-
Plus que jamais nous bambochons Quand arrivent sur nos tanières Crouler les jaunes cabochons Dans des aubes particulières ! —————–
Thiers et Picard sont des Éros Des enleveurs d’héliotropes Au pétrole ils font des Corots : Voici hannetonner leurs tropes… ————— Ils sont familiers du grand Truc !… Et couché dans les glaïeuls, Favre Fait son cillement aqueduc, Et ses reniflements à poivre ! —————
La Grand Ville a le pavé chaud Malgré vos douches de pétrole Et décidément il nous faut Vous secouer dans votre rôle… —————
Et les Ruraux qui se prélassent Dans de longs accroupissements Entendront des rameaux qui cassent Parmi les rouges froissements !
A. RIMBAUD.
– Voici de la prose sur l’avenir de la poésie – Toute poésie antique aboutit à la poésie grecque, Vie harmonieuse. — De la Grèce au mouvement romantique, – moyen-âge, – il y a des lettrés, des versificateurs. D’Ennius à Théroldus, de Théroldus à Casimir Delavigne, tout est prose rimée, un jeu, avachissement et gloire d’innombrables générations idiotes : Racine est le pur, le fort, le grand. — On eût soufflé sur ses rimes, brouillé ses hémistiches, que le Divin Sot serait aujourd’hui aussi ignoré que le premier venu auteur d’Origines. — Après Racine, le jeu moisit. Il a duré deux mille ans. Ni plaisanterie, ni paradoxe. La raison m’inspire plus de certitudes sur le sujet que n’aurait jamais eu de colères un Jeune-France. Du reste, libre aux nouveaux ! d’exécrer les ancêtres : on est chez soi et l’on a le temps. On n’a jamais bien jugé le romantisme. Qui l’aurait jugé ? les critiques !! Les romantiques, qui prouvent si bien que la chanson est si peu souvent l’œuvre, c’est-à-dire la pensée chantée et comprise du chanteur ? Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène. Si les vieux imbéciles n’avaient pas trouvé du moi que la signification fausse, nous n’aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s’en clamant les auteurs ! En Grèce, ai-je dit, vers et lyres, rythment l’Action. Après, musique et rimes sont jeux, délassements. L’étude de ce passé charme les curieux : plusieurs s’éjouissent à renouveler ces antiquités : — c’est pour eux. L’intelligence universelle a toujours jeté ses idées, naturellement ; les hommes ramassaient une partie de ces fruits du cerveau ; on agissait par, on en écrivait des livres : telle allait la marche, l’homme ne se travaillant pas, n’étant pas encore éveillé, ou pas encore dans la plénitude du grand songe. Des fonctionnaires, des écrivains : auteur, créateur, poète, cet homme n’a jamais existé ! La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend. Dès qu’il la sait, il doit la cultiver ; cela semble simple : en tout cerveau s’accomplit un développement naturel ; tant d’égoïstes se proclament auteurs ; il en est bien d’autres qui s’attribuent leur progrès intellectuel ! — Mais il s’agit de faire l’âme monstrueuse : à l’instar des comprachicos, quoi ! Imaginez un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage. Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant ! — Car il arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu ; et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables : viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé ! – La suite à six minutes. – Ici j’intercale un second psaume hors du texte : veuillez tendre une oreille complaisante, – et tout le monde sera charmé. – J’ai l’archet en main, je commence :
MES PETITES AMOUREUSES
Un hydrolat lacrymal lave Les cieux vert-chou : Sous l’arbre tendronnier qui bave, Vos caoutchoucs
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Blancs de lunes particulières Aux pialats ronds, Entrechoquez vos genouillères Mes laiderons !
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Nous nous aimions à cette époque, Bleu laideron ! On mangeait des oeufs à la coque Et du mouron !
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Un soir, tu me sacras poète Blond laideron : Descends ici, que je te fouette En mon giron ;
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J’ai dégueulé ta bandoline, Noir laideron ; Tu couperais ma mandoline Au fil du front.
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Pouah ! mes salives desséchées, Roux laideron Infectent encor les tranchées De ton sein rond !
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Ô mes petites amoureuses, Que je vous hais ! Plaquez de fouffes douloureuses Vos tétons laids !
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Piétinez mes vieilles terrines De sentiments; Hop donc ! Soyez-moi ballerines Pour un moment !…
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Vos omoplates se déboîtent, Ô mes amours ! Une étoile à vos reins qui boitent, Tournez vos tours !
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Et c’est pourtant pour ces éclanches Que j’ai rimé ! Je voudrais vous casser les hanches D’avoir aimé !
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Fade amas d’étoiles ratées, Comblez les coins ! – Vous crèverez en Dieu, bâtées D’ignobles soins !
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Sous les lunes particulières Aux pialats ronds, Entrechoquez vos genouillères, Mes laiderons.
A. R. Voilà. Et remarquez bien que, si je ne craignais de vous faire débourser plus de 60 c. de port, – moi pauvre effaré qui, depuis sept mois, n’ai pas tenu un seul rond de bronze ! – je vous livrerais encore mes Amants de Paris, cent hexamètres, Monsieur, et ma Mort de Paris, deux cents hexamètres ! Je reprends : Donc le poète est vraiment voleur de feu. Il est chargé de l’humanité, des animaux même ; il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions ; si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme : si c’est informe, il donne de l’informe. Trouver une langue ; – Du reste, toute parole étant idée, le temps d’un langage universel viendra ! Il faut être académicien, — plus mort qu’un fossile, — pour parfaire un dictionnaire, de quelque langue que ce soit. Des faibles se mettraient à penser sur la première lettre de l’alphabet, qui pourraient vite ruer dans la folie ! — Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant. Le poète définirait la quantité d’inconnu s’éveillant en son temps dans l’âme universelle : il donnerait plus – que la formule de sa pensée, que la notation de sa marche au Progrès ! Énormité devenant norme, absorbée par tous, il serait vraiment un multiplicateur de progrès ! Cet avenir sera matérialiste, vous le voyez ; — Toujours pleins du Nombre et de l’Harmonie, ces poèmes seront faits pour rester. — Au fond, ce serait encore un peu la Poésie grecque. L’art éternel aurait ses fonctions ; comme les poètes sont citoyens. La Poésie ne rythmera plus l’action, elle sera en avant. Ces poètes seront ! Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme, – jusqu’ici abominable, – lui ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi ! La femme trouvera de l’inconnu ! Ses mondes d’idées différeront-ils des nôtres ? – Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ; nous les prendrons, nous les comprendrons. En attendant, demandons aux poètes du nouveau, – idées et formes. Tous les habiles croiraient bientôt avoir satisfait à cette demande. – Ce n’est pas cela ! Les premiers romantiques ont été voyants sans trop bien s’en rendre compte : la culture de leurs âmes s’est commencée aux accidents : locomotives abandonnées, mais brûlantes, que prennent quelque temps les rails. – Lamartine est quelquefois voyant, mais étranglé par la forme vieille. – Hugo, trop cabochard, a bien du VU dans les derniers volumes ; LesMisérables sont un vrai poème. J’ai Les Châtiments sous la main ; Stella donne à peu près la mesure de la vue de Hugo. Trop de Belmontet et de Lamennais, de Jéhovahs et de colonnes, vieilles énormités crevées. Musset est quatorze fois exécrable pour nous, générations douloureuses et prises de visions, – que sa paresse d’ange a insultées ! Ô ! les contes et les proverbes fadasses ! ô les nuits ! ô Rolla, ô Namouna, ô la Coupe ! tout est français, c’est-à-dire haïssable au suprême degré ; français, pas parisien ! Encore une œuvre de cet odieux génie qui a inspiré Rabelais, Voltaire, jean La Fontaine, ! commenté par M. Taine ! Printanier, l’esprit de Musset ! Charmant, son amour ! En voilà, de la peinture à l’émail, de la poésie solide ! On savourera longtemps la poésie française, mais en France. Tout garçon épicier est en mesure de débobiner une apostrophe Rollaque ; tout séminariste en porte les cinq cents rimes dans le secret d’un carnet. A quinze ans, ces élans de passion mettent les jeunes en rut ; à seize ans, ils se contentent déjà de les réciter avec cœur ; à dix-huit ans, à dix-sept même, tout collégien qui a le moyen, fait le Rolla, écrit un Rolla ! Quelques-uns en meurent peut-être encore, Musset n’a rien su faire : il y avait des visions derrière la gaze des rideaux : il a fermé les yeux. Français, panadif, traîné de l’estaminet au pupitre de collège, le beau mort est mort, et, désormais, ne nous donnons même plus la peine de le réveiller par nos abominations ! Les seconds romantiques sont très voyants : Th. Gautier, Leconte de Lisle, Th. de Banville. Mais inspecter l’invisible et entendre l’inouï étant autre chose que reprendre l’esprit des choses mortes, Baudelaire est le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu. Encore a-t-il vécu dans un milieu trop artiste ; et la forme si vantée en lui est mesquine : les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles. Rompue aux formes vieilles, parmi les innocents, A. Renaud, – a fait son Rolla ; – L. Grandet, – a fait son Rolla ; – Les gaulois et les Musset, G. Lafenestre, Coran, Cl. Popelin, Soulary, L. Salles ; les écoliers, Marc, Aicard, Theuriet ; les morts et les imbéciles, Autran, Barbier, L. Pichat, Lemoyne, les Deschamps, les Desessarts ; les journalistes, L. Cladel, Robert Luzarches, X. de Ricard ; les fantaisistes, C. Mendès ; les bohèmes ; les femmes ; les talents, Léon Dierx, Sully-Prudhomme, Coppée, – la nouvelle école, dite parnassienne, a deux voyants, Albert Mérat et Paul Verlaine, un vrai poète. – Voilà. – Ainsi je travaille à me rendre voyant. – Et finissons par un chant pieux.
ACCROUPISSEMENTS
Bien tard, quand il se sent l’estomac écœuré, Le frère Milotus un œil à la lucarne D’où le soleil, clair comme un chaudron récuré, Lui darde une migraine et fait son regard darne, Déplace dans les draps son ventre de curé.
Il se démène sous sa couverture grise Et descend ses genoux à son ventre tremblant, Effaré comme un vieux qui mangerait sa prise, Car il lui faut, le poing à l’anse d’un pot blanc, À ses reins largement retrousser sa chemise !
Or, il s’est accroupi frileux, les doigts de pied Repliés grelottant au clair soleil qui plaque Des jaunes de brioche aux vitres de papiers ; Et le nez du bonhomme où s’allume la laque Renifle aux rayons, tel qu’un charnel polypier.
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Le bonhomme mijote au feu, bras tordus, lippe Au ventre : il sent glisser ses cuisses dans le feu Et ses chausses roussir et s’éteindre sa pipe ; Quelque chose comme un oiseau remue un peu À son ventre serein comme un monceau de tripe !
Autour, dort un fouillis de meubles abrutis Dans des haillons de crasse et sur de sales ventres ; Des escabeaux, crapauds étranges, sont blottis Aux coins noirs : des buffets ont des gueules de chantres Qu’entr’ouvre un sommeil plein d’horribles appétits.
L’écœurante chaleur gorge la chambre étroite ; Le cerveau du bonhomme est bourré de chiffons. Il écoute les poils pousser dans sa peau moite, Et parfois en hoquets fort gravement bouffons S’échappe, secouant son escabeau qui boite…
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Et le soir, aux rayons de lune qui lui font Aux contours du cul des bavures de lumière, Une ombre avec détails s’accroupit, sur un fond De neige rose ainsi qu’une rose trémière… Fantasque, un nez poursuit Vénus au ciel profond.
Vous seriez exécrable de ne pas répondre : vite car dans huit jours je serai à Paris, peut-être. Au revoir. A. RIMBAUD.
Lettre du Voyant. Rimbaud à Paul Demeny. Charleville, 15 mai 1871. Paris, BnF.
D’août 1922 à juillet 1924, Paul Éluard, Gala et Max Ernst vivent ensemble à Saint-Brice, puis à Eaubonne (Val d’Oise). Aragon est un témoin privilégié de l’hiver 1923-1924 pendant lequel Éluard est désespéré et fuit souvent le domicile conjugal.
Nudité de la vérité (Paul Eluard)
” Je le sais bien. “
Le désespoir n’a pas d’ailes, L’amour non plus, Pas de visage, Ne parlent pas, Je ne bouge pas, Je ne les regarde pas, Je ne leur parle pas Mais je suis bien aussi vivant que mon amour et que mon désespoir.
Avril 1924.
Capitale de la douleur. Mourir de ne pas mourir. Gallimard, 1926.
« Paul Éluard quitta Paris brutalement le 24 mars 1924, avec l’idée de tout quitter et de faire le tour du monde. Il rentrera des mers du Sud en octobre de la même année. L’auteur de Roman inachevé avait évoqué cet épisode deux ans plus tôt, non sans erreurs de dates, dans le numéro des Lettres françaises du 20 novembre 1952, paru en hommage à Eluard après sa mort : « En 1926, est-ce que c’était bien en 1926 ? Il était déjà parti une fois. Ce petit univers de clameurs lui était devenu insupportable. Il m’avait pris pour confident, moi, de tous ses amis. Le dernier soir, la dernière nuit, nous les avions passées ensemble. Ce qu’il m’a dit alors, au juste, je ne l’ai jamais répété, je ne le répéterai jamais. C’était au temps où régnait le romantisme des départs. Il allait partir, il savait qu’on dirait, qu’on interpréterait… cela lui faisait horreur. Il m’avait laissé cette mission : casser les pattes à l’idéalisation de ce départ, ne pas permettre qu’on en fît un plat… Il disait ces mots avec rage. Tous simplement, il allait voyager, voyager. Ici, il ne voyait plus devant lui. » (repris dans L’Homme communiste II. Gallimard, 1953) » (Aragon, Oeuvres poétiques complètes II. Bibliothèque de la Pléiade, 2007).
« …Éluard a fini par choisir les mers du Sud. Il part pour Nice, ne s’embarque à Marseille, à bord de l’Antinoüs (!) que le 15 avril à destination de Tahiti où il débarquera le 30 mai. » (Olivier Barbarant, Victor Laby. Paul Eluard comme un enfant devant le feu. Editions Seghers, 2024.
Puis ce sera les îles Cook, la Nouvelle Zélande, Java, Sumatra, Ceylan. Max Ernst et Gala le rejoignent à Singapour. Paul Eluard et Gala débarquent seuls à Marseille le 27 septembre 1924. Un voyage peu glorieux , mais qui aura mis fin à une pente suicidaire pour le poète.
Monumento a Gala. La Punta de Torremolinos. Costa del Sol.
Le Mot « vie » (Aragon)
Nous avions parlé notre nuit Je l’ai mené jusqu’à la gare Paul Éluard quittait Paris et sa vie un matin hagard On ne connaîtra jamais du film que la scène des adieux
Adieu tu ne retourneras jamais à Sarcelles-Saint-Brice Paul une maison peinte dans Ithaque attendait-elle Ulysse Tandis qu’autour de son esquif la mer se faisait mélopée
À toi de t’en aller par les atolls hantés de la Sirène Tu ne monteras plus ici dans les balançoires foraines Tu ne reverras plus les Gertrud Hoffman Girls croisant l’épée
L’aurore tous les jours se lèvera sans toi rue des Martyrs Ne te retourne pas sur cette ville en feu Tu peux partir Comme un faucheur derrière lui qui laisse les foins et la faux
Tu m’as dit en dernier je ne veux pour rien au monde qu’on brode Sur les raisons de mon départ Va-t’en tranquille aux antipodes C’est juré Je rirai de tout Je t’injurierai s’il le faut
Nous avons vu samedi 30 novembre 2024 au Musée d’Art Moderne de Paris la très riche exposition L’Âge atomique. Les artistes à l’épreuve de l’histoire. (du 11 octobre 2024 au 09 février 2025).
Malgré son refus de toute forme de littérature engagée, en 1965-1966, René Char participe activement au mouvement contre l’installation de missiles à tête nucléaire sur le plateau d’Albion, non loin d’Apt et de Céreste, où depuis les années de résistance le poète garde de fortes attaches.
La Provence Point Oméga. 1965. Livre. Imprimerie Union. Paris, Centre Pompidou. Bibliothèque Kandinsky.
En novembre 1965, il manifeste son refus de cette implantation en Haute-Provence. Il n’hésite pas à organiser rapidement des manifestations contre le projet et fait éditer à 2 000 exemplaires une petite brochure (avec 60 exemplaires tirés à part et signés) dans laquelle il dénonce violemment le danger atomique. L’affiche homonyme est imprimée en février 1966 avec un texte remanié et une illustration de Pablo Picasso.
La Provence point Oméga (Pablo Picasso). 19 février 1966.
Un tirage réimposé à 45 exemplaires, sur papier Auvergne, est réalisé, imprimé par l’imprimerie Union. Elle est publiée le 7 mai 1966 dans Le Provençal et le 1er juin 1966 dans La Marseillaise, journal communiste. Avec le rassemblement organisé à Fontaine-de-Vaucluse le 5 juin 1966 autour du poète, cette affiche est restée un symbole. Les partisans de la militarisation sont des adeptes déclarés d’une certaine forme de modernisation économique, technique et militaire, leurs adversaires ont d’autres discours. C’est notamment le cas de René Char, qui, en s’élevant contre la « ruine d’Albion », s’érige aussi en critique de ces croyances. « La science ne peut fournir à l’homme dévasté qu’un phare aveugle, une arme de détresse, des outils sans légende. Au plus dément : le sifflet de manœuvres » La Provence point oméga sera distribué sous forme de tracts et paraîtra en quatrième de couverture, en avril 1966, dans la revue Partisans, édité par François Maspéro.
La Provence point oméga (René Char)
Que les perceurs de la noble écorce terrestre d’Albion
mesurent bien ceci : nous ne nous battons pour un site où la
neige n’est pas seulement la louve de l’hiver mais aussi
l’aulne du printemps. Le soleil s’y lève sur notre sang
exigeant et l’homme n’est jamais en prison chez son
semblable. À nos yeux ce site vaut mieux que notre pain, car
il ne peut être, lui, remplacé.
La Provence Point Oméga, d’après un dessin original de Pablo Picasso. Texte de René Char. 1966. Affiche. Paris BnF.
Je lis les Souvenirs désordonnés de José Corti (… – 1965). Éditions José – Corti, 1983. 10-18, 2003.
Une anecdote a retenu mon attention. Le grand éditeur raconte sa brouille avec Paul Éluard dont il était l’ami depuis au moins vingt ans. La cause : “… J’avais persiflé Aragon. ” Paul Éluard lui avait répondu ainsi : ” Attaquer Aragon, c’est m’attaquer moi-même. ” Plus tard, le poète refusa d’écrire un hommage à Dominique Corti, mort en camp de concentration que lui avait demandé Yvonne Desvignes (1901-1981), responsable des Éditions de Minuit. José Corti s’adressa alors à René Char. Dominique Corticchiato figure au Panthéon dans la liste des 158 Écrivains morts pour la France pendant la guerre de 1939-1945.
[ Le portrait de Dominique Corti 13 janvier 1925 – 1944]
[Sous lieutenant Joco dans le réseau Marco-Polo, Dominique Corti est arrêté à 19 ans et déporté à Buchenwald puis Ellrich où il meurt. René Char lui rend hommage dans ce texte publié en 1947 dans le recueil Cinq parmi d’autres publié aux Editions de Minuit en 1947]
Dominique Corticchiato (Dominique Corti)
Ceux qui pensent que l’exagération et l’outrance sont toujours de rigueur dans les comptes rendus de la vie politique des peuples ont, durant onze années, haussé les épaules quand on leur affirmait que dans le plus grand quartier de l’Europe (l’Allemagne) on s’occupait à dresser, on installait dans sa fonction un formidable abattoir humain tel que l’imagination biblique se serait montrée incapable de le concevoir pour y loger ses impérissables démons et leurs lamentables victimes. La réalité est la moins saisissable des vérités. Une sorte de vertu originelle pèse à ce point sur nous que nous accordons à l’instinct que le délire a consacré sous le nom de cruauté le bénéfice de la faute et, partant, du remords. Le bourreau ne sera qu’un passant d’exception. Rares seront ceux qui l’apercevront. À la main du diable préventivement, nous opposerons les deux doigts de Dieu… Mais LÀ-BAS?
Là-bas triomphe une horreur qui atteint d’emblée son âge d’or par la chute calculée en poussières vivantes du corps de l’homme vivant et de sa conscience vivante. L’infaillible nouvelle nature d’une race de monstres a pris sa place parmi les mortels. Plus contagieuse que l’inondation, la chose court le monde, reconnaissant et annexant les siens. Cependant au cœur de notre brouillard, aussi peu discernable que les feux follets de la mousse, une poignée de jeunes êtres part à l’assaut de l’impossible.
Dominique Corti est né à Paris, le 13 janvier 1925. Discrètement ce jeune homme, cet enfant, va atteindre l’âge d’homme avec déjà autour de lui cette fugue de lumière propre à ceux dont la mission – qui prête à sourire – est d’« indiquer le chemin ». II ose ce qu’il veut, il sent ce qu’il doit faire.
À dix-neuf ans, il agit. II habite Paris, où le risque est le même au soleil que dans l’ombre. Dominique Corti, qui a traduit Le Château d’ Orante de Walpole, qui a écrit, en anglais, un texte étonnant : « La Littérature terrifiante en Angleterre, De Horace Walpole à Ann Radcliffe », se détourne de la réussite littéraire et fixe les yeux sur l’occupant auquel il va porter ses coups. Il adhère au réseau «Marco-Polo» et dès lors son destin est tracé. Son intelligence, son audace, son intuition militaire le font distinguer. Le 2 mai 1944, il est arrêté. Son père José Corti, et son admirable mère ne pourront désormais que tendre leurs mains vers la nuit où leur fils est enfermé. Fresnes, du 2 mai au 15 août. Puis Buchenwald, Ellrich… le dernier train de déportés parti de France a emporté dans ses wagons l’un des meilleurs fils du vieux pays disloqué…
Dominique Corti, toi sur qui l’avenir comptait tant, tu n’as pas craint de mettre le feu à ta vie… Nous errerons longtemps autour de ton exemple. II faut revenir. « J’adresse mon salut à tous les hommes libres », t’es-tu écrié. II faut revenir. Tout est à recommencer. »
1946
Cinq parmi d’autres 47. Éditions de Minuit, 1947.
Repris dans Recherche de la base et du somme I. Pauvreté et privilège. Gallimard, 1955.
Ribera Ténèbres et lumière. Paris, Petit Palais. Du 5 novembre 2024 au 23 février 2025.
« Le Petit Palais présente la première rétrospective française jamais consacrée à Jusepe de Ribera (1591-1652), peintre d’origine espagnole qui fit toute sa carrière en Italie, qualifié comme l’héritier terrible du Caravage.
Pour Ribera, toute peinture – qu’il s’agisse d’un mendiant, d’un philosophe ou d’une Pietà – procède de la réalité, qu’il transpose dans son propre langage. La gestuelle est théâtrale, les coloris noirs ou flamboyants, le réalisme cru et le clair-obscur dramatique. Avec une même acuité, il traduit la dignité du quotidien aussi bien que des scènes de torture bouleversantes. Ce ténébrisme extrême lui valut au XIXe siècle une immense notoriété, de Baudelaire à Manet.
Avec plus d’une centaine de peintures, dessins et estampes venus du monde entier, l’exposition retrace pour la première fois l’ensemble de la carrière de Ribera : les intenses années romaines, redécouvertes depuis peu, et l’ambitieuse période napolitaine, à l’origine d’une ascension fulgurante. Il en ressort une évidence : Ribera s’impose comme l’un des interprètes les plus précoces et les plus audacieux de la révolution caravagesque, et au-delà comme l’un des principaux artistes de l’âge baroque. »
On sait que le peintre, fils de cordonnier, est né à Xátiva (Játiva), près de Valence, le 12 janvier 1591. On le surnomme lo Spagnoletto (« l’Espagnolet ») à cause de sa petite taille. On ne sait rien de sa formation. Il a dû arriver à Rome vers 1605-1606. Il séjourne quelques mois à Parme en 1611, puis à Rome en 1613. Il voit la peinture de Guido Reni, d’Annibale Carracci et surtout du Caravage.
Il s’installe définitivement à Naples au cours de l’été 1616 et épouse la même année Caterina Azzolino, fille d’un peintre renommé, Bernardino Azzolino. Il reçoit le soutien du duc d’Osuna (Pedro Téllez-Girón y Velasco) (1574-1624), vice-roi du royaume de Naples de 1616 à 1620, puis de ses successeurs.
On peut dire qu’il n’a jamais connu Le Caravage. Quand celui-ci s’est enfui après l’assassinat de Ranuccio Tomassoni le 28 mai 1606, Rivera avait tout juste 15 ans. Le Caravage allait mourir 4 ans plus tard le 18 juillet 1610 à Porto Ercole. Pourtant l’influence de celui-ci sur Ribera est très grande.
Allégorie de l’odorat. Vers 1615-16. Madrid, Collection Abelló.
Il acquiert une grande réputation en Italie, mais aussi en Espagne. Il peut rencontrer de nombreux artistes de passage, notamment Diego Velázquez qui lui achète plusieurs toiles pour le roi d’Espagne Philippe IV en 1629, puis, à nouveau en 1649, pour le palais de l’Escurial.
Il est mort à Naples le 2 septembre 1652. C’est aussi un grand dessinateur et un grand graveur.
Le Musée du Prado à Madrid prévoit de mieux mettre en valeur à partir du printemps 2025 les dessins et gravures qu’il possède.
En France, sa peinture est très appréciée au XIXe siècle par Manet, Baudelaire et Théophile Gautier… ” C’est une furie de pinceau, une sauvagerie de touche, une ébriété de sang dont on n’ a pas idée. ” (Théophile Gautier, Collection de tableaux espagnols. La Presse 24 septembre 1837).
Ribeira (Théophile Gautier)
Il est des cœurs épris du triste amour du laid. Tu fus un de ceux-là, peintre à la rude brosse Que Naples a salué du nom d’Espagnolet.
Rien ne put amollir ton âpreté féroce, Et le splendide azur du ciel italien N’a laissé nul reflet dans ta peinture atroce.
Chez toi, l’on voit toujours le noir Valencien, Paysan hasardeux, mendiant équivoque, More que le baptême à peine a fait chrétien.
Comme un autre le beau, tu cherches ce qui choque : Les martyrs, les bourreaux, les gitanos, les gueux Étalant un ulcère à côté d’une loque ;
Les vieux au chef branlant, au cuir jaune et rugueux, Versant sur quelque Bible un flot de barbe grise, Voilà ce qui convient à ton pinceau fougueux.
Tu ne dédaignes rien de ce que l’on méprise ; Nul haillon, Ribeira, par toi n’est rebuté : Le vrai, toujours le vrai, c’est ta seule devise !
Et tu sais revêtir d’une étrange beauté Ces trois monstres abjects, effroi de l’art antique, La Douleur, la Misère et la Caducité.
Pour toi, pas d’Apollon, pas de Vénus pudique ; Tu n’admets pas un seul de ces beaux rêves blancs Taillés dans le paros ou dans le pentélique.
Il te faut des sujets sombres et violents Où l’ange des douleurs vide ses noirs calices, Où la hache s’émousse aux billots ruisselants.
Tu sembles enivré par le vin des supplices, Comme un César romain dans sa pourpre insulté, Ou comme un victimaire après vingt sacrifices.
Avec quelle furie et quelle volupté Tu retournes la peau du martyr qu’on écorche, Pour nous en faire voir l’envers ensanglanté !
Aux pieds des patients comme tu mets la torche ! Dans le flanc de Caton comme tu fais crier La plaie, affreuse bouche ouverte comme un porche !
D’où te vient, Ribeira, cet instinct meurtrier ? Quelle dent t’a mordu, qui te donne la rage, Pour tordre ainsi l’espèce humaine et la broyer ?
Que t’a donc fait le monde, et, dans tout ce carnage, Quel ennemi secret de tes coups poursuis-tu ? Pour tant de sang versé quel était donc l’outrage ?
Ce martyr, c’est le corps d’un rival abattu ; Et ce n’est pas toujours au cœur de Prométhée Que fouille l’aigle fauve avec son bec pointu.
De quelle ambition du ciel précipitée, De quel espoir traîné par des coursiers sans frein, Ton âme de démon était-elle agitée ?
Qu’avais-tu donc perdu pour être si chagrin ? De quels amours tournés se composaient tes haines, Et qui jalousais-tu, toi, peintre souverain ?
Les plus grands cœurs, hélas ! ont les plus grandes peines ; Dans la coupe profonde il tient plus de douleurs ; Le ciel se venge ainsi sur les gloires humaines.
Un jour, las de l’horrible et des noires couleurs, Tu voulus peindre aussi des corps blancs comme neige, Des anges souriants, des oiseaux et des fleurs,
Des nymphes dans les bois que le satyre assiège, Des amours endormis sur un sein frémissant, Et tous ces frais motifs chers au moelleux Corrège ;
Mais tu ne sus trouver que du rouge de sang, Et quand du haut des cieux apportant l’auréole, Sur le front de tes saints l’ange de Dieu descend,
Monument à Paul Verlaine, 1911. Paris, Jardin du Luxembourg. (Auguste de Niederhausern , dit Rodo de Niederhausern 1863-1913).
Chanson d’automne
Les sanglots longs Des violons De l’automne Blessent mon coeur D’une langueur Monotone.
Tout suffocant Et blême, quand Sonne l’heure, Je me souviens Des jours anciens Et je pleure ;
Et je m’en vais Au vent mauvais Qui m’emporte Deçà, delà, Pareil à la Feuille morte.
Poèmes saturniens, 1866.
J. m’ a rappelé hier ce poème si connu. Il a été chanté par Charles Trenet, Georges Brassens, Léo Ferré et d’autres. Il traîne dans ma tête ce matin.
” Sa première strophe, légèrement altérée, a été utilisée par Radio Londres au début du mois de juin 1944 pour ordonner aux saboteurs ferroviaires du réseau VENTRILOQUIST de Philippe de Vomécourt, agent français du Special Operations Executive, de faire sauter leurs objectifs. Il s’agissait d’un message parmi les 354 qui furent alors adressés aux différents réseaux du SOE en France. Ces vers de Verlaine étaient destinés à VENTRILOQUIST uniquement, chaque réseau ayant reçu des messages spécifiques.
Le 1er juin, « Les sanglots longs des violons d’automne » indique aux saboteurs membres du réseau de se tenir prêts. Le 5 juin, à 21 h 15, sont envoyées les deuxièmes parties des messages, ordonnant le passage à l’acte : pour VENTRILOQUIST, il s’agit de « Bercent mon cœur d’une langueur monotone ». Il est à noter que les deux messages reçus par VENTRILOQUIST diffèrent du texte de Verlaine, qui écrit « de l’automne » et « blessent » (Radio Londres aurait remplacé « blessent » par « bercent » sous l’influence de la version mise en musique et chantée par Charles Trenet en 1941).
Une légende tenace, popularisée dans les années 1960 par le journaliste Cornelius Ryan, présente ce message en deux parties comme l’annonce qui aurait été faite à l’ensemble de la Résistance française que le débarquement de Normandie aurait lieu dans les heures suivantes. En référence à cette légende, les deux premières strophes du poème de Verlaine sont présentes sur l’avers de la pièce de 2 euros commémorative française émise en 2014 à l’occasion de la célébration du 70e anniversaire du débarquement de Normandie le 6 juin 1944. ” (Wikipédia)
Premier recueil poétique de Paul Verlaine publié à compte d’auteur en 1866 chez l’éditeur Alphonse Lemerre.
Je lis les Maximes et autres pensées remarquables des moralistes français de François Dufay (Éditions Jean-Claude Lattès, 1998. CNRS Éditions, 2009).
Pascal (« Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. ») me renvoie au poème de Baudelaire Le gouffre.
Le gouffre
Á Théophile Gautier
Pascal avait son gouffre, avec lui se mouvant. – Hélas ! tout est abîme, action, désir, rêve, Parole ! et sur mon poil qui tout droit se relève Maintes fois de la Peur je sens passer le vent.
En haut, en bas, partout, la profondeur, la grève, Le silence, l’espace affreux et captivant… Sur le fond de mes nuits Dieu de son doigt savant Dessine un cauchemar multiforme et sans trêve.
J’ai peur du Sommeil comme on a peur d’un grand trou Rempli de vague horreur, menant on ne sait où ; Je ne vois qu’Infini par toutes les fenêtres,
Et mon esprit, toujours du vertige hanté, Jalouse du Néant l’insensibilité. – Ah ! ne jamais sortir des Nombres et des Êtres !
Trois poèmes publiés dans L’Artiste, 1 mars 1862.
Baudelaire publie dans la revue L’Artiste du 1 mars 1862 trois poèmes : La Lune offensée, La Voix et Le Gouffre. Le Gouffre sera repris dans La Revue nouvelle le 1 mars 1864, puis dans Le Parnasse contemporain le 31 mars 1866.
On peut aussi rapprocher ce poème d’un texte d’Hygiène (Écrits septembre 1862 – novembre 1863).Oeuvres complètes de Baudelaire. Tome II Bibliothèque de la Pléiade, 2024. Page 373.
« Au moral comme au physique, j’ai toujours eu la sensation du gouffre, non seulement du gouffre du sommeil, mais du gouffre de l’action, du rêve, du souvenir, du désir, du regret, du remords, du beau, du nombre, etc. J’ai cultivé mon hystérie avec jouissance et terreur. Maintenant j’ai toujours le vertige et aujourd’hui, [23 janvier 1862], j’ai subi un singulier avertissement, j’ai senti passer sur moi le vent de l’aile de l’Imbécilité. »
Les Fleurs du Mal, 1890. Edité par Edmond Deman. Bruxelles, 1891. Eau-forte. Planche n°VI. ” Sur le fond de mes nuits, Dieu, de son doigt savant, dessine un cauchemar multiforme et sans trêve “
François Dufay est né le 15 décembre 1962 à Suresnes (Hauts-de-Seine). Normalien, agrégé de lettres modernes, il était écrivain et journaliste (Le Point, l’Express). Il est mort accidentellement à 46 ans, le 25 février 2009 à Molines-en-Queyras (Hautes-Alpes). Il passait des vacances avec sa famille dans les Alpes, quand il a été fauché par une voiture. Il a été tué sur le coup.
On peut aussi lire de lui : Le voyage d’automne : octobre 1941, des écrivains français en Allemagne. Paris, Plon, 2000. Le soufre et le moisi : la droite littéraire après 1945 : Chardonne, Morand et les Hussards. Paris, Perrin, 2006.
C’est le second fils de Daniel Itkine, juif originaire de Kaunas en Lituanie, ouvrier joaillier, et de Rachel Braunstein, Française née à Paris, d’origine russe. Il a un frère aîné, Lucien Itkine (1905-1945), ingénieur-chimiste, et une sœur cadette, Georgette Itkine (1918-1981)
Élève au Lycée Condorcet à Paris, il interrompt ses études à la fin de la troisième à quatorze ans et entre en apprentissage. Passionné de théâtre il quitte son atelier pour intégrer le cours Simon à dix-sept ans. Il participe ensuite à des tournées théâtrales (groupe Mars, proche du groupe Octobre de Jacques Prévert) et milite dans des groupes trotskistes. Avec ses amis, passionné d’agit-prop, Il joue dans les usines occupées lors des grèves de juin 1936. Sylvain Itkine crée ensuite sa propre troupe, Le Diable Écarlate. En 1937, il met en scène Ubu enchaîné d’ Alfred Jarry, son auteur-favori (avec des décors de Max Ernst ) .
Lors de l’occupation allemande, il se réfugie en « zone libre » et crée à Marseille avec des amis et des membres de sa famille une société coopérative alimentaire, « Le Fruit mordoré ». Ils fabriquent une barre de friandises, le « Croque-Fruits » amalgame de dattes, noisettes, amandes et pistaches. L’entreprise est fondée sur l’égalité des salaires et connaît un grand succès. Elle emploie environ 150 personnes, dont de nombreux clandestins juifs. Son activité prend fin avec l’arrivée des Allemands en zone non occupée le 11 novembre 1942.
Les frères Itkine rejoignent ensuite la Drôme, puis Lyon où ils participent à la Résistance. Ils font partie de la branche politique du service de renseignement régional des Mouvements Unis de la résistance (MUR). Son frère Lucien (pseudonyme Villon) est arrêté le 27 juillet 1944 par la Milice. Il fait partie du dernier convoi de déportation qui quitte Lyon le 11 août 1944 pour Auschwitz-Birkenau. Quand le camp est évacué par les allemands, il participe à la « marche de la mort » vers Mauthausen où il meurt le 25 février 1945.
Sylvain (pseudonyme Maxime) est arrêté le 1 août à Lyon avec une bonne partie de son réseau. Ils ont été dénoncés par Claire Hettiger (alias Dany), agent infiltré par la Gestapo, condamnée à mort à la libération, puis graciée. On dit que Sylvain Itkine a été exécuté par les allemands le 20 août 1944 dans le cimetière de Saint-Genis-Laval (Rhône). En fait, il est probablement mort sous la torture ou des conséquences de la torture au siège de la Gestapo, place Bellecour à Lyon, sans avoir parlé. Son corps n’a pas été retrouvé.
On se souvient de son rôle dans La grande illusion (1937) de Jean Renoir. Il est le lieutenant Demolder, seul intellectuel parmi les officiers français. Jean Gabin lui demande : ” Mais qu’est-ce que c’est que ton Pindare ? “. Demolder – Itkine fait face avec brio au grand acteur populaire.
Je viens de finir le livre de Yannis Kiourtsakis : Camus et Séféris, Une affaire de lumière. La tête à l’envers, 2024. Je cite ici les dernières pages (74 et 75). On les retrouve aussi sur le site Terre de femmes (la revue de poésie & de critique d’Angèle Paoli)
Telle est pour Camus comme pour Séféris, la triade sacrée, œuvre de la nature ou de la divinité, peu importe. Et à l’image de cette œuvre, la créature qu’est l’être humain est conçue par eux, loin de tout humanisme abstrait, dans sa présence la plus concrète, la plus charnelle, la plus humble. Parions donc, avec Camus, pour la renaissance. Deux incidents, tout à fait menus, mais qu’ils prennent soin de narrer l’un et l’autre, nous y aideront :
Juin 1958. Camus et ses amis français déjeunent, après leur baignade, en plein air dans une taverne de Samos. Un groupe « de beaux enfants » viennent les observer. « L’une des petites filles, Matina, aux yeux dorés, touche, écrit-il, mon cœur ». Quand les amis quittent la taverne, Matina vient près de la voiture, et alors, note Camus, « je prends sa petite main ».
Novembre 1967. Séféris déjeune en compagnie près de la mer dans un village du Magne. Son attention est attirée par une petite vieille, mince, agile, vivace, qui marche au loin très vite en faisant jouer sa canne en l’air, sans s’y appuyer. « C’est ma tante, elle a 102 ans », dit un des convives. Cette apparition hante, il ne sait pourquoi, son esprit pendant plusieurs jours ; et il finit par écrire : « Cette créature est restée dans ma mémoire comme un don de Dieu. »
C’est à la lumière de tels faits, apparemment insignifiants, mais ô combien significatifs, que j’aimerais clore cet essai en lisant les deux pensées suivantes. Séféris – conférence sur Dante (1966) : « S’il est vrai que l’enfer c’est les autres, comme l’affirme l’un de nos maîtres penseurs, il est non moins vrai que le paradis c’est les autres. Et les autres sont aussi nous-mêmes […] Paradis et enfer ne peuvent, je crois, être séparés, et, si nous le pouvons, ne mettons pas en pièces l’âme humaine.»
Camus, Retour à Tipasa : « Il y a seulement de la malchance à ne pas être aimé ; il y a du malheur à ne point aimer. Nous tous, aujourd’hui mourons de ce malheur. »
Georges Séféris (Giorgios Stylianou Séfériadès) est un des grands poètes grecs contemporains. Il est né à Smyrne (aujourd’hui Izmir en Turquie) le 29 février 1900.
Son père est professeur d’université et un traducteur renommé.
Georges Séféris suit sa famille à Athènes en 1914 où il termine sa scolarité secondaire. Il fait ensuite des études de droit et de littérature à Paris. Il y reste jusqu’en 1924.
Il s’engage dans la carrière diplomatique en 1926. En 1941, il s’exile avec le gouvernement grec libre pour échapper à l’occupation nazie. Il est envoyé dans divers pays pendant la Seconde Guerre mondiale. Il sert son pays en Crète, au Caire, en Afrique du Sud, en Turquie et au Moyen-Orient.
Il est ambassadeur à Londres de 1957 à 1962. Il prend sa retraite en 1962. Il retourne alors à Athènes et se consacre entièrement à son oeuvre.
Il reçoit le prix Nobel de littérature en 1963. Après le coup d’état militaire du 21 avril 1967, il fait une déclaration publique contre la junte des colonels.
Il meurt à Athènes le 20 septembre 1971. 30 000 personnes suivent son cercueil le lendemain et font de ses obsèques une manifestation spontanée contre la dictature.
Bibliographie
Journal 1945-1951. Traduction : Lorand Gaspar. Mercure de France, 1973.
Essais, Hellénisme et création. Traduction : Denis Kohler. Mercure de France, 1987.
Poèmes (1933-1955) suivi de Trois poèmes secrets. NRF Poésie/Gallimard n°229. 1989. Traduction : Jacques Lacarrière, Égérie Mavraki, Yves Bonnefoy et Lorand Gaspar.
Six Nuits sur l’Acropole. Traduction Gilles Ortlieb. Calmann-Lévy, 1994. Le bruit du temps, 2013.
Journées 1925-1944. Traduction Gilles Ortlieb. Le bruit du temps, 2021.
Les poèmes. Traduction Michel Volkovitch. Le miel des anges, 2023.