Hannah Arendt – Bertolt Brecht – Walter Benjamin

Port Bou. Monument à Walter Benjamin. Passages (Dani Karavan) 1990-94.

Un jour avant l’entrée de l’armée allemande dans Paris, le 13 juin 1940, Walter Benjamin quitte la capitale et se rend à Lourdes où il arrive le 15 juin. Il y reste deux mois. De là, il part à Marseille à la mi-août et finalement arrive à Port-Vendres le 25 septembre 1940 avec l’intention de fuir en Espagne. Arrivé dans la petite commune des Pyrénées-Orientales, il se fait connaître auprès de Hans et Lisa Fittko (née Elizabeth Eckstein 1909-2005), deux Allemands passés dans la résistance au nazisme, qui peuvent lui faire franchir la frontière clandestinement. Walter Benjamin a quarante-huit ans, il souffre de multiples pathologies. Son dos (sciatique chronique), son cœur (myocardite) font qu’il prend de la morphine afin de soulager ses douleurs. Avec deux autres candidats à l’exil, Henny Gurland (1900-1952, femme photographe rencontrée à Marseille et future épouse du psychanalyste Erich Fromm) et son fils José, âgé de seize ans, conduits par Lisa, ils parviennent au bout d’une dizaine d’heures à Portbou. Il y écrit sa toute dernière lettre en français le 25 septembre 1940: «Dans une situation sans issue, je n’ai d’autre choix que d’en finir. C’est dans un petit village dans les Pyrénées où personne ne me connaît que ma vie va s’achever». Dans la soirée du 26 septembre 1940, après avoir franchi la frontière, Walter Benjamin se suicide à l’hôtel Fonda de Francia en absorbant une forte dose de morphine. Il meurt vers 22 heures.

D’après Lisa Fittko, les autorités espagnoles ont avisé les trois fuyards qu’une nouvelle directive du gouvernement espagnol préconisait la reconduite des apatrides en France, ce que Benjamin n’aurait pas supporté. La nouvelle réglementation ne fut toutefois jamais appliquée et était sans doute déjà annulée quand il se donna la mort.

Les papiers contenus dans la serviette en cuir de Benjamin qui incluait, disait-il, un manuscrit «plus important que sa vie», n’ont pas été retrouvés même s’ils ont été répertoriés comme liasse de manuscrit dans la main courante de la police de Portbou. Le philosophe a aussi écrit une lettre d’adieu à Theodor W. Adorno, dictée à sa compagne de fuite Henny Gurland.

Il est enterré dans le cimetière de Portbou (niche n°563) Son corps est jeté à la fosse commune le 24 décembre 1945, une fois le délai de location de l’emplacement de cinq ans dépassé.

Bien que sa dépouille n’ait jamais été retrouvée, un monument funéraire lui est dédié au cimetière de Portbou. Une œuvre commémorative du sculpteur israélien Dani Karavan intitulée Passages a été érigée en 1990-94 en hommage au philosophe dans le petit port catalan.

Son frère cadet qui exerça toujours la médecine à Berlin meurt dans le camp de concentration de Mauthausen le 26 août 1942.

Hannah Arendt.

(À l’automne 1942, Hannah Arendt écrit ce poême à la mémoire de Walter Benjamin )

Un jour le crépuscule reviendra,
La nuit tombera des étoiles,
Nous reposerons nos membres disloqués
Près d’ici, loin d’ici.

Dans les ténèbres on entend
Poindre de douces mélodies.
Écoutons bien, perdons nos habitudes,
Brisons enfin les rangs.

Voix lointaines, chagrin proche – :
La voix de chacun des morts,
Qui nous précède, messager envoyé
Pour nous conduire au sommeil.

Bertolt Brecht, Paris 1939. (Joseph Breitenbach)

Sur la libre mort de l’exilé W.B. (Bertolt Brecht)

J’apprends que tu as levé la main sur toi-même
Devançant ainsi le bourreau.

Après huit ans d’exil passés à observer le monde de l’ennemi
Rejeté à la fin vers une frontière infranchissable
Tu as franchi, me dit-on, une frontière infranchissable.

Des empires s’écroulent. Les chefs de bande
Paradent en jouant les hommes d’État. Les peuples
Disparaissent, invisibles sous les armements.

Ainsi l’avenir est dans la nuit et les forces des bons
Sont chétives. Tout cela tu le vis
Quand tu détruisis ton corps torturable.

1941. Poèmes VI. 1941-47.

A Walter Benjamin, qui se suicida alors qu’il fuyait devant Hitler (Bertolt Brecht)

Fatiguer l’adversaire était ta tactique préférée
Lors des parties d’échecs à l’ombre du poirier
L’ennemi qui t’a fait quitter tous tes papiers
Par des gens comme nous ne se laisse pas fatiguer.

Bertolt Brecht, Walter Benjamin 1934.

Jorge Luis Borges

Jorge Luis Borges.

Posesión de las cosas

Sé que he perdido tantas cosas que no podria contarlas y que esas perdiciones, ahora, son lo que es mío. Sé que he perdido el amarillo y el negro y pienso en esos imposibles colores como no piensan los que ven. Mi padre ha muerto y está siempre a mi lado. Cuando quiero escandir versos de Swinburne, lo hago, me dicen, con su voz. Sólo el que ha muerto es nuestro, sólo es nuestro lo que perdimos. Ilión fue, pero Ilión perdura en el hexámetro que la plañe. Israel fue cuando era una antigua nostalgia. Todo poema, con el tiempo, es una elegía. Nuestras son las muejeres que nos dejaron, ya no sujeto a la víspera, que es zozobra, y a las alarmas y terrores de la esperanza. No hay otros paraísos que los paraísos perdidos.

Los conjurados, 1985.

Possession de l’hier

J’ai perdu tant de choses que je serais incapable d’en faire le compte, et je sais que j’ai perdu le jaune et le noir, et je pense à ces couleurs impossibles comme n’y pensent guère ceux qui voient. Mon père est mort et il continue d’exister auprès de moi. Lorsqu’il m’arrive de scander quelques vers de Swinburne, je le fais me dit-on avec sa voix. Celui-là seul qui est mort est nôtre, seul est nôtre ce que nous avons perdu. Ilion fut, mais Ilion perdure dans l’hexamètre qui la pleure. Israël fut lorsqu’il était une antique nostalgie. Tout poème, avec le temps, devient une élégie. Nôtres sont les femmes qui nous ont laissés, étrangers enfin à l’attente, qui est angoisse, et aux alarmes et aux terreurs de l’espérance. Il n’y a d’autres paradis que les paradis perdus.

Les conjurés, 1985.
Bibliothèque de la Pléiade, tome II, page 945, trad. Claude Esteban.

Juan Rulfo 1917-1986

Juan Rulfo.

Juan Rulfo (1917-1986), le célèbre écrivain mexicain (El llano en llamas, 1953, Pedro Páramo, 1955), rencontre Clara Aparicio au café Nápoles de Guadalajara vers 1941, alors qu’elle n’a que treize ans. Leurs rapports furent dans un premier temps uniquement épistolaires. Mais très rapidement, Juan Rulfo lui déclare qu’il veut l’épouser. Ils se marient le 24 avril 1948. Sa veuve a publié les 81 lettres qu’il lui a envoyées entre 1944 y 1950. Aire de las colinas: Cartas a Clara (Editorial Sudamericana, 2000, Buenos Aires; Plaza Janés, México; Debate, Espagne). Juan Rulfo était aussi un extraordinaire photographe.

México, Enero 10 de 1945
Muchachita:
No puedo dejar pasar un día sin pensar en ti. Ayer soñé que tomaba tu carita entre mis manos y te besaba. Fue un dulce y suave sueño. Ayer también me acordé de que aquí habías nacido y bendije esta ciudad por eso, porque te había visto nacer.
No sé lo que está pasando dentro de mí; pero a cada momento siento que hay algo grande y noble por lo que se puede luchar y vivir. Ese algo grande, para mí, lo eres tú. Esto lo he sabido desde hace mucho, más ahora que estoy lejos lo he ratificado y comprendido.
Estuve leyendo hace rato a un tipo que se llama Walt Whitman y encontré una cosa que dice:
El que camina un minuto sin amor,
Camina amortajado hacia su propio funeral.
Y esto me hizo recordar que yo siempre anduve paseando mi amor por todas partes, hasta que te encontré a ti y te lo di enteramente.
Clara, mi madre murió hace 15 años; desde entonces, el único parecido que he encontrado con ella es Clara Aparicio, alguien a quien tú conoces, por lo cual vuelvo a suplicarte le digas me perdone si la quiero como la quiero y lo difícil que es para mí vivir sin ese cariño que ella tiene guardado en su corazón.
Mi madre se llamaba María Vizcaíno y estaba llena de bondad, tanta que su corazón no resintió aquella carga y reventó.
No, no es fácil querer mucho.
Juan

Clara Aparicio (Juan Rulfo) v 1948.

Shelby Foote (1916-2005)

Shelby Foote, 1978.

Shiloh de Shelby Foote. Editions Rivages. 20 euros. Sortie le 6 février 2019.

“Immense romancier américain, dans la lignée de William Faulkner, Shelby Foote est un auteur encore assez méconnu en France. Un de ses livres les plus importants en Amérique s’appelle Shiloh, épopée miniature qui raconte la guerre de Sécession en 200 pages à travers la voix de soldats ou lieutenants des deux camps. Chaque chapitre est ciselé à la perfection, explorant la nature humaine, l’absurdité des combats, l’étrange ivresse de la cause et la détresse inévitable devant le spectacle de la violence et la mort. Tous les paradoxes à l’œuvre dans une guerre. On pense à James Lee Burke, à William March. Shiloh, qui date de 1952, est traduit pour la première fois en français.”

E.Harrington, “Interview with Shelby Foote“, in Conversation with Shelby Foote, ed. W.C. Carter, UP of Mississippi, 1989.

“Je pense que l’influence de Proust est plus profonde mais celle de Faulkner est plus apparente. Je reconnais que Proust m’a plus profondément influencé que Faulkner.(…) Mais ma dette à l’égard de Faulkner est énorme. Il m’a appris à regarder le monde qui existe dans l’atmosphère confinée du roman (…) Ce que j’entends de captivant vient de Faulkner. Ma compréhension des êtres humains vient davantage de Proust. Quant à la technique du roman et à celle du style, que Proust appelait “qualité du regard”, c’est Faulkner qui me les a données. Ce fut le premier bon écrivain à éveiller en moi des résonances très personnelles.” “J’ai dit un jour à Faulkner que j’avais lieu de croire que je serais un meilleur écrivain que lui, parce qu’il était principalement influencé par Conrad et Anderson, et que moi, je l’étais par Proust et Faulkner, qui étaient tous deux de meilleurs écrivains. Il a pris ça avec beaucoup de courtoisie. Il ne m’a pas fait remarquer que la personne ainsi influencée pouvait avoir quelque incidence sur le résultat.”

Les écrivains qui l’ont particulièrement marqués sont William Faulkner et Marcel Proust (dont il a lu l’oeuvre sept ou huit fois), mais aussi Dickens, Thomas Mann, James Joyce, Flaubert et pour l’histoire, Thucydide, E. Burke, E.Gibbon et Michelet.

Autres romans publiés en français: L’enfant de la fièvre (Jordan County, 1954) Gallimard 1975. « L’Imaginaire » n° 174, 1986.

L’amour en saison sèche (Love in a Dry Season, 1951), Denoël, 1978. 10/18 n° 1679, 1984

Tourbillon (Follow Me Down, 1950) Gallimard, 1978. « L’Imaginaire » no°536, 2006.

Septembre en noir et blanc (September September, 1977), Denoël, 1981. 10/18 n° 1680, 1984

Eric Holder (1960-2019)

Eric Holder.

Éric Holder est décédé à Queyrac en Gironde le 23 janvier 2019. J’aimais ses livres et son style.

En compagnie des femmes, 1996. Le Dilettante.

La compagnie des femmes: ” On ne sait pas ce que c’est, la vie. On sait seulement ceci: elle ressemble – de très près – à ce que les femmes racontent, en juin, dans la cuisine, tandis qu’il monte des bassines un parfum chargé de sucre, tout à la fois âcre et fade, trop puissant.

Car nous ne savons plus, parfois, qui nous sommes. A force de boire, ou d’errer, nous avons perdu le fil.

Pas elles.”

Exergue de L’homme de chevet, 1995, Flammarion.

“Le premier jour après une mort, la neuve absence
Est toujours la même; nous devrions avoir souci

Les uns des autres, nous devrions avoir de la bonté,
Pendant qu’il en est encore temps.»

Philip Larkin, La Tondeuse. Traduction de Jacques Nassif.

(The Mower

“The first day after a death, the new absence
Is always the same; we should be careful
Of each other, we should be kind
Where there is still time.»

Autumn 1979)

Hervé Prudon (1950-2017)

Hervé Prudon.

Hervé Prudon est mort le 15 octobre 2017 d’un cancer à 66 ans. Il a consacré les deux derniers mois de sa vie à l’écriture d’une centaine de courts poèmes, «instantanés d’une existence qui se défait», comme le dit Olivier Rolin dans la préface à Devant la mort. Il s’agit de la transcription de ses carnets. Le livre est paru en septembre 2018 aux éditions Gallimard. Dans ce livre, j’ai trouvé aussi de la légereté, de la beauté et beaucoup de sincérité.

Né le 27 décembre 1950, à Sannois, dans le Val-d’Oise, Hervé Prudon a d’abord connu l’univers de la banlieue et des HLM. Après une maîtrise de lettres sur Céline obtenue à la faculté de Censier de Paris, désenchanté par les suites de Mai 68, il prend la route comme beaucoup de jeunes de sa génération. Il parcourt en routard l’Asie, l’Australie, l’Inde.

De retour à Paris, après avoir échoué à l’agrégation, il accumule les petits boulots (déménageur, manutentionnaire, accessoiriste de théâtre, etc.).

Cet écrivain, révélé par le néo-polar en 1978, aux côtés de Jean-Patrick Manchette, Frédéric Fajardie, Thierry Jonquet, Jean-Bernard Pouy ou Jean Vautrin, s’était fait une spécialité des petits boulots avant de devenir journaliste au Nouvel Observateur, au Monde, à Libération,

Son parcours me rappelle celui de beaucoup de gens de ma génération.

il ne fera ni jour ni nuit
ni chaud ni froid
je ne serai ni moi
ni un autre
sans âme et sans substance
je ne serai ni le feu ni le vent
ni la pierre ni l’arbre ni l’animal
ni la lumière ni les ténèbres
de moins en moins l’absence
et rien de plus en plus
jusqu’à ce que rien ne dure

__________________________

j’en bave
tout me coûte
tout me gave
que me foutent
le cap Fréhel
et Valparaíso
je vois le ciel chagrin
Paris
la tour Eiffel
et les oiseaux
je respire moins
jusqu’à rien
et la mort m’époumonne
en voiture Simone

________________________________________

Je ne rêve pas de plage, d’arbres, de cocotiers
de neige, ni d’îles désertes
je ne rêve pas de fêtes, de faste ou de triomphe
je ne rêve pas d’ailleurs
Je suis très bien ici dans mon corps
immobile impuissant
à regarder le ciel et le vent
les nuances de la pluie
les nuages et le temps
que je façonne à ma façon

Romans
Mardi gris, Gallimard, «Série noire» n°1724 1978
Tarzan malade, Éditions des autres (1979); réédition, Gallimard,«Série noire» n°2457 1997
Banquise, Fayard«Fayard noir» n°3 (1981); réédition, Édito-Service,«Les Classiques du crime» (1983); nouvelle édition revue et corrigée, Éditions La Table ronde,«La Petite Vermillon» (2009)
Les Yeux doux, Mazarine (1983)
Champs-Élysées, Mazarine (1984)
Plume de nègre, Mazarine (1987)
Sainte Extase, Édition Le Dernier Terrain Vague (1989)
Nadine Mouque, Gallimard,«Série noire»n°2401 (1995) Prix Louis-Guilloux
La Revanche de la colline, Gallimard,«Série noire»n°2411 (1996)
Vinyle Rondelle ne fait pas le printemps, Gallimard,«Série noire»n°2418 (1996)
Ouarzazate et mourir, Éditions Baleine,«Le Poulpe»n°20 (1996); réédition, EJL,«Librio noir»n°288 (1999)
La Femme du chercheur d’or, Flammarion (1998)
Les hommes s’en vont, Grasset (1998)
Cochin, Flammarion (1999)
Venise attendra, Grasset (2000), écrit en collaboration avec Sylvie Péju
Les Inutiles, Grasset (2002)
Ours et Fils, Grasset (2004)
La Sainte journée, Après la Lune, Collection «La Maîtresse en maillot de bain»n°9 (2006)
Ze big Slip, Éditions La Branche,«Suite noire»n°6 (2006)
La Langue chienne, Gallimard,«Série noire» (2008)
Autres publications
Le Bourdon, J.L. Lesfargues,«Traboule» (1982), en collaboration avec Pierre Marcelle
Au matin j’explose, poèmes, Éditions Le Ricochet (1999), dessins de Muzo
Devant la mort, poèmes, Gallimard,«Blanche» (2018)
Théâtre
Comme des malades (1998)

 

Eugenio Montejo (1938-2008)

Eugenio Montejo.

Les temps sont particulièrement durs au Vénézuela. Il faut donc relire les poèmes du grand Eugenio Montejo. Beauté et clarté de son écriture.

Ce poète et essayiste est né le 19 octobre 1938 à Caracas. Il est mort le 5 juin 2008 à Valencia (Vénézuela). Professeur d’université et animateur de plusieurs revues, il reçoit en 1998 le Prix national de littérature du Venezuela et en 2004 le Prix international Octavio Paz de Poésie. Il a été aussi conseiller culturel à l’ambassade du Venezuela au Portugal. Un de ses poèmes (La tierra giró para acercarnos) est cité dans le film 21 grammes (2003) du metteur en scène mexicain Alejandro González Iñarritu (Scénario de Guillermo Arriaga). Sean Penn récite a Naomi Watts les trois premiers vers.

La tierra giró para acercarnos

La tierra giró para acercarnos,
giró sobre sí misma y en nosotros,
hasta juntarnos por fin en este sueño,
como fue escrito en el Simposio.
Pasaron noches, nieves y solsticios;
pasó el tiempo en minutos y milenios.
Una carreta que iba para Nínive
llegó a Nebraska.
Un gallo cantó lejos del mundo,
en la previda a menos mil de nuestros padres.
La tierra giró musicalmente
llevándonos a bordo;
no cesó de girar un solo instante,
como si tanto amor, tanto milagro
sólo fuera un adagio hace mucho ya escrito
entre las partituras del Simposio.

Adiós al siglo XX,1992.

The Earth Turned to Bring Us Closer

The earth turned to bring us closer,
it spun on itself and within us,
and finally joined us together in this dream
as written in the Symposium.

Soy esta vida 

Soy esta vida y la que queda,
la que vendrá en otros días,
en otras vueltas de la tierra.

La que he vivido tal como fue escrita
hora tras hora
en el gran libro indescifrable;
la que me anda buscando en una calle,
desde un taxi
y sin haberme visto me recuerda.

Ya no sé cuándo llegará, qué la detiene;
no conozco su rostro, su cuerpo, su mirada;
no sé si llegará de otro país
-es un tapiz volante-
o de otro continente.

Soy esta vida que he vivido o malvivido
pero más la que aguardo todavía
en las vueltas que la tierra me debe.
La que seré mañana cuando venga
en un amor, una palabra;
la que trato de asir cada segundo
sin saber si está aquí, si es ella la que escribe
llevándome la mano.

Terredad, 1978.

Dura menos un hombre que una vela

Dura menos un hombre que una vela
pero la tierra prefiere su lumbre
para seguir el paso de los astros.
Dura menos que un árbol,
que una piedra,
se anochece ante el viento más leve,
con un soplo se apaga.
Dura menos un pájaro,
que un pez fuera del agua,
casi no tiene tiempo de nacer,
da unas vueltas al sol y se borra
entre las sombras de las horas
hasta que sus huesos en el polvo
se mezclan con el viento,
y sin embargo, cuando parte
siempre deja la tierra más clara.

Muerte y memoria,1972.

https://www.youtube.com/watch?v=5Q1QvwkDXMo

Walter Benjamin (1892-1940)

Walter Benjamin à Pontigny (Gisèle Freund), Mai 1939.

Dans la seconde quinzaine de mai  1939, Walter Benjamin se rend à Pontigny, hors décades. Ce qui l’amène là est prosaïque. Craignant d’être privé de tous subsides après que Max Horkheimer, directeur de l’Institut de Recherches Sociales, lui a annoncé que l’Institut exsangue ne peut plus le payer, il se met en quête de mécènes. Son espoir Pontigny, Paul Desjardins (1859-1940), la NRF. Mais, il est déçu. Paul Desjardins n’est plus que l’ombre de lui-même et Pontigny aussi. Walter Benjamin qualifie ce séjour de “naufrage”. A cette occasion, il donne une petite conférence sur Baudelaire dans la belle bibliothèque, conférence qui fut prise en sténo.

Walter Benjamin, Ecrits français. Folio essais, Gallimard 1991.

Notes sur les Tableaux parisiens de Baudelaire.

«Il paraît que par échappées, Baudelaire ait saisi certains traits de cette inhumanité à venir. On lit dans les Fusées; «Le monde va finir… Je demande à tout homme qui pense de me montrer ce qui subsiste de la vie…Ce n’est pas particulièrement par des institutions politiques que se manifestera la ruine universelle…Ce sera par l’asservissement des coeurs. Ai-je besoin de dire que le peu qui restera de politique se débattra péniblement dans les étreintes de l’animalité générale, et que les gouvernants seront forcés, pour se maintenir et créer un fantôme d’ordre, de recourir à des moyens qui feraient frissonner notre humanité actuelle, pourtant si endurcie?…Ces temps sont peut-être bien proches; qui sait même s’ils ne sont pas venus, et si l’épaississement de notre nature n’est pas le seul obstacle qui nous empêche d’apprécier le milieu dans lequel nous respirons?»
Nous ne sommes déjà pas si mal placés pour convenir de la justesse de ces phrases. Il y a bien des chances qu’elles gagneront en sinistre. Peut-être la condition de la clairvoyance dont elles font preuve, était-elle beaucoup moins un don quelconque d’observateur que l’irrémédiable détresse du solitaire au sein des foules. Est-il trop audacieux de prétendre que ce sont ces mêmes foules qui, de nos jours, sont pétries par les mains des dictateurs? Quant à la faculté d’entrevoir dans ces foules asservies des noyaux de résistance – noyaux que formèrent les masses révolutionnaires de quarante- huit et les communards- elle n’était pas dévolue à Baudelaire. Le désespoir fut la rançon de cette sensibilité qui, la première abordant la grande ville, la première en fut saisie d’un frisson que nous, en face des menaces multiples, par trop précises, ne savons même plus sentir.»

Illustration de Georges Rochegrosse aux Fleurs du mal. Ferroud. 1917.

Paul Claudel (1868-1955)

Paul Claudel enlaçant le Buste de Camille Claudel aux cheveux courts par Rodin.

Le 28 novembre 1943, lors d’un dîner avec Brassaï, Henri Michaux livre une opinion sur Paul Claudel: “Il a écrit une ode au Maréchal, mais n’a-t-il pas aussi adressé une lettre au grand rabbin, pour défendre les Juifs? Qui a osé le faire?”

(Henri Michaux, Oeuvres complètes I Gallimard NRF Bibliothèque de la Pléiade. 1998. Chronologie)

10 mai 1941:  Il publie dans le Figaro Paroles au Maréchal (désignées couramment comme l’Ode à Pétain)

24 décembre 1941: Lettre au grand-rabbin de France Isaïe Schwartz pour protester contre la législation anti-juive.

23 décembre 1944, il publie dans le Figaro Un poème au général de Gaulle.

Henri Michaux 1943-45 à sa table de travail (Brassaï).

Henri Michaux (1899-1984) lu par Delphine Seyrig

Delphine Seyrig. L’Année dernière à Marienbad (1961), Alain Resnais.

Les Nuits de France Culture. Les chemins de la connaissance. Hécube (1 ère diffusion).

Delphine Seyrig lit Henri Michaux : “Je vous écris d’un pays lointain” (1ère diffusion : 17/08/1985) 16/06/1989) PODCAST.

https://goo.gl/52P2jf

Delphine Seyrig (1932-1990) joue le rôle Fabienne Tabard dans Baisers volés (1968) de François Truffaut. Elle est à la fois l’incarnation de la femme romantique et inaccessible, mais aussi la représentation de la femme réaliste et maîtresse de son destin. Antoine Doinel, dans Baisers volés, dit du personnage interprété par Delphine Seyrig: «Madame Tabard est une femme exceptionnelle, Madame Tabard, c’est… c’est une apparition!».

Elle est morte en 1990, à 58 ans, des suites d’un cancer des poumons. Sa tombe se trouve au cimetière du Montparnasse à Paris.

Je vous écris d’un pays lointain 
I
Nous n’avons ici, dit-elle, qu’un soleil par mois, et pour peu de temps. On se frotte les yeux des jours en avance. Mais en vain. Temps inexorable. Soleil n’arrive qu’en son heure.
Ensuite on a un monde de choses à faire, tant qu’il y a de la clarté, si bien qu’on a à peine le temps de se regarder un peu.
La contrariété, pour nous, dans la nuit, c’est quand il faut travailler, et il le faut : il naît des nains continuellement.

II

Quand on marche dans la campagne, lui confie-t-elle encore, il arrive que l’on rencontre sur son chemin des masses considérables. Ce sont des montagnes, et il faut tôt ou tard se mettre à plier les genoux. Rien ne sert de résister, on ne pourrait plus avancer, même en se faisant du mal.

Ce n’est pas pour blesser que je le dis. Je pourrais dire d’autres choses, si je voulais vraiment blesser.

III
L’aurore est grise ici, lui dit-elle encore. Il n’en fut pas toujours ainsi. Nous ne savons qui accuser.

Dans la nuit le bétail pousse de grands mugissements, longs et flûtes pour finir. On a de la compassion, mais que faire?

L’odeur des eucalyptus nous entoure : bienfait, sérénité, mais elle ne peut préserver de tout, ou bien pensez-vous qu’elle puisse réellement préserver de tout?

IV
Je vous ajoute encore un mot, une question plutôt.
Est-ce que l’eau coule aussi dans votre pays? (je ne me souviens pas si vous me l’avez dit) et elle donne aussi des frissons, si c’est bien elle.
Est-ce que je l’aime? Je ne sais. On se sent si seule dedans, quand elle est froide. C’est tout autre chose quand elle est chaude. Alors? Comment juger? Comment jugez-vous, vous autres, dites-moi, quand vous parlez d’elle sans déguisement, à cœur ouvert?

V
Je vous écris du bout du monde. Il faut que vous le sachiez. Souvent les arbres tremblent. On recueille les feuilles. Elles ont un nombre fou de nervures. Mais à quoi bon ? Plus rien entre elles et l’arbre, et nous nous dispersons, gênées.
Est-ce que la vie sur terre ne pourrait pas se poursuivre sans vent? Ou faut-il que tout tremble, toujours, toujours?
Il y a aussi des remuements souterrains, et dans la maison comme des colères qui viendraient au-devant de vous, comme des êtres sévères qui voudraient arracher des confessions.
On ne voit rien, que ce qu’il importe si peu de voir. Rien, et cependant on tremble. Pourquoi?

VI
Nous vivons toutes ici la gorge serrée. Savez-vous que, quoique très jeune, autrefois j’étais plus jeune encore, et mes compagnes pareillement. Qu’est-ce que cela signifie? Il y a là, sûrement, quelque chose d’affreux.
Et autrefois quand, comme je vous l’ai déjà dit, nous étions encore plus jeunes, nous avions peur.
On eût profité de notre confusion. On nous eût dit : « Voilà, on vous enterre. Le moment est arrivé. » Nous pensions, c’est vrai, nous pourrions aussi bien être enterrées ce soir, s’il est avéré que c’est le moment.
Et nous n’osions pas trop courir : essoufflées, au bout d’une course, arriver devant une fosse toute prête, et pas le temps de dire mot, pas le souffle.
Dites-moi, quel est donc le secret à ce propos ?

VII
Il y a constamment, lui dit-elle encore, des lions dans le village, qui se promènent sans gêne aucune.
Moyennant qu’on ne fera pas attention à eux, ils ne font pas attention à nous.
Mais s’ils voient courir devant eux une jeune fille, ils ne veulent pas excuser son émoi. Non! aussitôt ils la dévorent.
C’est pourquoi ils se promènent constamment dans le village où ils n’ont rien à faire, car ils bâilleraient aussi bien ailleurs, n’est-ce pas évident?

VIII
Depuis longtemps, longtemps, lui confie-t-elle, nous sommes en débat avec la mer.
De très rares fois, bleue, douce, on la croirait contente. Mais cela ne saurait durer. Son odeur du reste le dit, une odeur de pourri (si ce n’était son amertume).
Ici, je devrais expliquer l’affaire des vagues. C’est follement compliqué, et la mer… Je vous prie, ayez confiance en moi. Est-ce que je voudrais vous tromper? Elle n’est pas qu’un mot.
Elle n’est pas qu’une peur. Elle existe, je vous le jure; on la voit constamment.
Qui? mais nous, nous la voyons. Elle vient de très loin pour nous chicaner et nous effrayer.
Quand vous viendrez, vous la verrez vous-même, vous serez tout étonné. « Tiens ! » direz-vous, car elle stupéfie.
Nous la regarderons ensemble. Je suis sûre que je n’aurai plus peur. Dites-moi, cela n’arrivera-t-il jamais ?

IX
Je ne veux pas vous laisser sur un doute, continue-t-elle, sur un manque de confiance. Je voudrais vous reparler de la mer. Mais il reste l’embarras. Les ruisseaux avancent; mais elle, non. Écoutez, ne vous fâchez pas, je vous le jure, je ne songe pas à vous tromper. Elle est comme ça. Pour fort qu’elle s’agite, elle s’arrête devant un peu de sable. C’est une grande embarrassée. Elle voudrait sûrement avancer, mais le fait est là.

Plus tard peut-être, un jour elle avancera.

X

«Nous sommes plus que jamais entourées de fourmis», dit sa lettre. Inquiètes, ventre à terre elles poussent des poussières. Elles ne s’intéressent pas à nous.»
Pas une ne lève la tête.
C’est la société la plus fermée qui soit, quoiqu’elles se répandent constamment au dehors. N’importe, leurs projets à réaliser, leurs préoccupations…elles sont entre elles…partout.
Et jusqu’à présent pas une n’a levé la tête sur nous. Elle se ferait plutôt écraser.

XI

Elle lui écrit encore:
«Vous n’imaginez pas tout ce qu’il y a dans le ciel, il faut l’avoir vu pour le croire. Ainsi, tenez les…mais je ne vais pas vous dire leur nom tout de suite.»
Malgré des airs de peser très lourd et d’occuper presque tout le ciel, ils ne pèsent pas, tout grands qu’ils sont, autant qu’un enfant nouveau né.
Nous les appelons des nuages.
Il est vrai qu’il en sort de l’eau, mais pas en les comprimant, ni en les triturant. Ce serait inutile, tant ils ont en peu.
Mais, à condition d’occuper des longueurs et des longueurs, des largeurs et des largeurs, des profondeurs aussi et des profondeurs et de faire les enflés, ils arrivent à la longue à laisser tomber quelques gouttelettes d’eau, oui, d’eau. Et on est bel et bien mouillé. On s’enfuit, furieuses d’avoir été attrapées; car personne ne sait le moment où ils vont lâcher leurs gouttes; parfois ils restent des jours sans les lâcher. Et on resterait en vain chez soi à attendre.

XII

L’éducation des frissons n’est pas bien faite dans ce pays. Nous ignorons les vraies règles et quand l’événement apparaît, nous sommes prises au dépourvu.
C’est le Temps, bien sûr. (Est-il pareil chez vous?) Il faudrait arriver plus tôt que lui; vous voyez, ce que je veux dire, rien qu’un tout petit peu avant. Vous connaissez l’histoire de la puce dans le tiroir? Oui, bien sûr. Et comme c’est vrai, n’est-ce pas! Je ne sais plus que dire. Quand allons-nous nous voir enfin?

Plume précédé de Lointain intérieur, 1938.

Henri Michaux (Claude Cahun), Jersey 1938.