Louis Guilloux a écrit un livre de souvenirs au titre emprunté à une vieille légende bretonne, L’Herbe d’oubli. Commencé au début des années 1960, poursuivi de manière plus intense en 1969 ce récit qu’il n’a jamais fini est paru seulement en 1984. Le texte a été établi et annoté par Françoise Lambert.
« Faire ses comptes, se mettre en règle, chercher à savoir qui on est, et ce que l’on pense, trouver son ordre et s’y maintenir – combien de fois au cours de ma vie ne me suis-je pas dit qu’il ne pouvait s’agir d’autre chose, que tant que cette entreprise n’aurait pas été menée à bonne fin, il n’y aurait rien de fait ni rien qui vaille, que je ne ferais que persévérer dans la confusion et vivre dans la suite de moi-même, c’ est-à-dire en acceptant tout ce que je refuse. Combien de fois n’ai-je pas pensé que j’allais me mettre en route, mais sans aller jamais bien loin, repris dans les pièges de la facilité, d’une certaine paresse peut-être, soumis, toujours hanté par le soupçon que rien n’est jamais comme on croit, que tous les problèmes ne sont pas faits pour chacun et qu’il ne faut pas se laisser tenter au-dessus de ses forces. Faire ses comptes c’est aussi chercher à revoir comme à travers un kaléidoscope, s’efforcer de remettre en ordre les pages d’un livre disloqué tout en sachant qu’il en manquera beaucoup, se demander sur ce qui s’est passé à telle ou telle période : comment était-ce ? Qu’est-ce que cela voulait dire ? Pourquoi ? Comment ai-je agi à ce moment-là ? Envers moi-même, envers les autres ? Se peut-il que l’on s’habitue à soi-même ? Que jusque dans la vieillesse on vive avec ses erreurs et ses remords comme avec ses maladies, qu’on finisse par se passer bien des choses ? Oui, mais on sait. Pour ce qui a compté il n’y a pas de prescription. »
Son professeur, au Lycée de Saint-Brieuc, M.Maumont faisait apprendre à ses élèves de nombreux poèmes par coeur.
” Quel but poursuivait M. Maumont en nous faisant apprendre des textes comme celui-là et des poèmes comme celui de Leconte de Lisle (… ). Les plus âgés d’entre nous avaient à peine quinze ans (…). Pourquoi faisait-il cela? Il me le dit lui-même, beaucoup plus tard, c’est qu’il avait été élevé par des prêtres et qu’il avait pris dès son enfance une horreur définitive de toute ” mysticité “.
Buste en bronze de Leconte de Lisle au lycée éponyme, Saint-Denis de la Réunion (Alexandre Guéry)
Le vent froid de la nuit (Charles-Marie Leconte de Lisle)
Le vent froid de la nuit souffle à travers les branches Et casse par moments les rameaux desséchés ; La neige, sur la plaine où les morts sont couchés, Comme un suaire étend au loin ses nappes blanches.
En ligne noire, au bord de l’étroit horizon, Un long vol de corbeaux passe en rasant la terre, Et quelques chiens, creusant un tertre solitaire, Entre-choquent les os dans le rude gazon.
J’entends gémir les morts sous les herbes froissées. Ô pâles habitants de la nuit sans réveil, Quel amer souvenir, troublant votre sommeil, S’échappe en lourds sanglots de vos lèvres glacées ?
Oubliez, oubliez ! Vos coeurs sont consumés ; De sang et de chaleur vos artères sont vides. Ô morts, morts bienheureux, en proie aux vers avides, Souvenez-vous plutôt de la vie, et dormez !
Ah ! dans vos lits profonds quand je pourrai descendre, Comme un forçat vieilli qui voit tomber ses fers, Que j’aimerai sentir, libre des maux soufferts, Ce qui fut moi rentrer dans la commune cendre !
Mais, ô songe ! Les morts se taisent dans leur nuit. C’est le vent, c’est l’effort des chiens à leur pâture, C’est ton morne soupir, implacable nature ! C’est mon coeur ulcéré qui pleure et qui gémit.
Tais-toi. Le ciel est sourd, la terre te dédaigne. À quoi bon tant de pleurs si tu ne peux guérir ? Sois comme un loup blessé qui se tait pour mourir, Et qui mord le couteau, de sa gueule qui saigne.
Encore une torture, encore un battement. Puis, rien. La terre s’ouvre, un peu de chair y tombe ; Et l’herbe de l’oubli, cachant bientôt la tombe, Sur tant de vanité croît éternellement.
Alfred Jarry. Portrait que possédait Pablo Picasso.
Alfred Jarry est né le 8 septembre 1873 à Laval.
Son œuvre la plus connue est Ubu roi. Cette pièce de théâtre en cinq actes est publiée le 25 avril 1895 dans la revue de Paul Fort Le Livre d’art, puis aux éditions du Mercure de France. Elle est représentée pour la première fois le 10 décembre 1896 par la troupe du théâtre de l’Œuvre au Nouveau-Théâtre. Il s’agit de la première pièce du cycle Ubu. Son titre semble être inspiré de la tragédie de Sophocle, Œdipe roi.
La pièce a connu de nombreux remaniements, suites et dérivés tout au long de la carrière de l’auteur (la plupart des titres sont des parodies de titres de tragédies grecques) : • Paralipomènes d’Ubu (1896). • Ubu cocu ou l’Archéoptéryx (1897). • Almanachs du Père Ubu (1899 et 1901). • Ubu enchaîné (1899, publié en 1900). • Almanach illustré du Père Ubu (1901). • Ubu sur la Butte (1906).
Véritable portrait de Monsieur Ubu (Alfred Jarry). 1896. Bois de 74 x 113 mm publié dans Le Livre d’Art, n°2, 25 avril 1896, dans l’édition originale d’Ubu Roi et la Revue Blanche du 15 août 1896.
Le 11 mai 1906, Alfred Jarry, extrêmement malade, se réfugie chez sa soeur Charlotte à Laval. Il reçoit les derniers sacrements, rédige son faire-part de décès avec la date en blanc, son testament et une lettre à son amie Rachilde, la femme d’Alfred Valette, le directeur du Mercure de France.
Jarry se rétablit pourtant. En juillet, il revient à Paris. Mais il est épuisé par ses excès (alcools divers, absinthe, éther). Son état s’aggrave à nouveau peu après. Le 29 octobre, ses amis Alfred Vallette et Jean Saltas, inquiets de ne pas l’avoir vu depuis plusieurs jours, se rendent chez lui, 7 rue Cassette. Le logement d’Alfred Jarry, détruit en 2019, se trouvait dans une ancienne réserve d’un marchand d’objets et vêtements liturgiques, d’où le nom de Grande Chasublerie donné par Jarry. L’écrivain est très faible. Il ne peut ouvrir la porte. Ses amis doivent appeler un serrurier et le faire transporter d’urgence à l’hôpital.
Il meurt à 34 ans le 1 novembre 1907 à 4 heures 15 de l’après-midi à l’Hôpital de la Charité, 47 rue Jacob. Sa dernière volonté : un cure-dent. Ses obsèques ont lieu le dimanche 3 novembre. Après une brève cérémonie à l’église Saint-Sulpice, il est enterré au cimetière de Bagneux où sa tombe, aujourd’hui anonyme et non entretenue, est toujours en place. Rachilde Paul Léautaud, Octave Mirbeau, Lucien Descaves, Jules Renard, Charles-Louis Philippe et Paul Valéry étaient présents.
Alfred Jarry à l’époque où il écrivit Ubu Roi (Lucien Lantier). Fasquelle éditeurs, 1921, Paris.
* Laval, 28 mai 1906.
Madame Rachilde,
Le père Ubu, cette fois, n’écrit pas dans la fièvre. (Ça commence comme un testament, il est fait d’ailleurs.) Je pense que vous avez compris, il ne meurt pas (pardon, le mot est lâché) de bouteilles et autres orgies. Il n’avait pas cette passion et il a eu la coquetterie de se faire examiner partout par les « merdecins ». Il n’a aucune tare ni au foie, ni au cœur, ni aux reins, pas même dans les urines ! Il est épuisé, simplement (fin curieuse quand on a écrit le Surmâle) et sa chaudière ne va pas éclater mais s’éteindre. Il va s’arrêter tout doucement, comme un moteur fourbu. Et aucun régime humain, si fidèlement (en riant en dedans) qu’il les suive, n’y fera rien. Sa fièvre est peut-être que son cœur essaye de le sauver en faisant du 150. Aucun être humain n’a tenu jusque-là. Il est, depuis deux jours, l’extrême oint du Seigneur et, tel l’éléphant sans trompe de Kipling, plein d’une insatiable curiosité. Il va rentrer un peu plus arrière dans la nuit des temps.
Comme il aurait son revolver dans sa poche-à-cul il s’est fait mettre au cou une chaîne d’or uniquement parce que ce métal est inoxydable et durera autant que ses os, avec des médailles auxquelles il croit s’il doit rencontrer des démons. Ça l’amuse autant que des poissons… Notons que s’il ne meurt pas, il sera grotesque d’avoir écrit tout cela… mais nous répétons que ceci n’est pas écrit dans la fièvre. Il a laissé de si belles choses sur la terre, mais disparaît dans une telle apothéose !… (Détail : prière à Vallette de prélever sur les souscriptions, s’il en reste, quelque chose pour l’[*] afin que je puisse vous léguer le portrait ; 2e legs, le Tripode, qu’en ferait ma sœur ? Et bien entendu après que les comptes restants seront payés sur le Pantagruel ou autre chose.) Et comme disait, sur son lit de mort, Socrate à Ctésiphon. « Souviens-toi que nous devons un coq à Esculape ». (Je désire, pour mon honneur, que Vallette se « couvre » des vieilles écritures passées.)
Et, maintenant, Madame, vous qui descendez des grands inquisiteurs d’Espagne, celui qui par sa mère est le dernier Dorset (pas folie des grandeurs, j’ai ici mes parchemins) se permet de vous rappeler sa double, devise : AUT NUNQUAM TENTES, AUT PERFICE (N’essaye rien où va jusqu’au bout ! J’y vais, Madame Rachilde). TOUJOURS LOYAL… et vous demande de prier pour lui ; la qualité de la prière le sauvera peut-être… mais il s’est armé devant l’Éternité et il n’a pas peur.
À propos : j’ai dicté hier à ma sœur le plan détaillé de la Dragonne. C’est sûrement un beau livre. L’écrivain que j’admire le plus au monde voudrait-il le reprendre, utiliser, à son gré, ce qu’il y aura de fait et le finir, soit pour lui, soit en collaboration posthume ? Elle vous enverra s’il y a lieu le manuscrit, aux trois quarts écrit, un gros carton de notes et le dit plan.
Le père Ubu a fait sa barbe, s’est fait préparer une chemise mauve, par hasard ! Il disparaîtra dans les couleurs du Mercure et il démarrera, pétri toujours d’une insatiable curiosité. Il a l’intuition que ce sera pour ce soir à cinq heures… S’il se trompe il sera ridicule, les revenants sont toujours ridicules.
Là-dessus, le père Ubu, qui n’a pas volé son repos, va essayer de dormir. Il croit que le cerveau, dans la décomposition, fonctionne au delà de la mort et que ce sont ses rêves qui sont le Paradis. Le père Ubu, ceci sous condition — il voudrait tant revenir au Tripode — va peut-être dormir pour toujours.
Alfred Jarry
La lettre dictée hier est presque un duplicata, mais j’ai donné ordre pour qu’on vous l’envoie après, ainsi, si vous le voulez bien, que ma bague mauve. A. J.
Je rouvre ma lettre. Le docteur vient de venir et croit me sauver. A. J.
* Mot effacé.
Portrait de Rachilde (Félix Vallotton). Le Livre des masques de Rémy de Gourmont. 1898.
À la fin de 1949, Nora Mitrani (1921-1961), écrivaine surréaliste et sociologue, visite pendant trois mois le Portugal, où vivait son oncle maternel. À l’invitation du Groupe Surréaliste de Lisbonne, elle fait une conférence au Jardin universitaire des Beaux-Arts le 12 janvier 1950. Celle-ci a été traduite par le poète portugais Alexandre O’Neill (1924-1986) et publiée sous forme de brochure : A Razão Ardente (do Romanticismo ao Surrealismo), Cuadernos Surrealistas, Lisboa, 1950. Ce texte n’a pas été inclus dans l’anthologie de ses écrits, Rose au coeur violet (Paris, Éditions Terrain Vague, collection Le Désordre, Losfeld, 1988), réunis par Dominique Rabourdin avec une préface de Julien Gracq. Il n’a été publié pour la première fois en français qu’en 2025 par les éditions le Retrait (La raison ardente Du romantisme au surréalisme).
Nora Mitrani et Alexandre O’Neill eurent une courte relation amoureuse. Mais, le poète portugais, privé de passeport par la Pide, la police politique du régime salazariste, ne pouvait pas sortir du pays. Il ne la revit plus. Il ne put jamais oublier cette brève mais intense rencontre et il lui dédia le poème Un adieu portugais (Um Adeus Português) en 1951. Il publia aussi Six poèmes confiés à la mémoire de Nora Mitrani, inclus dans son recueil Poemas con Endereço (Poèmes avec adresse, 1962). Nora Mitrani deviendra la compagne de Julien Gracq en 1953 et mourra d’un cancer à 39 ans le 22 mars 1961.
Um Adeus Português (Alexandre O’Neill)
Nos teus olhos altamente perigosos vigora ainda o mais rigoroso amor a luz de ombros puros e a sombra de uma angústia já purificada
Não tu não podias ficar presa comigo à roda em que apodreço apodrecemos a esta pata ensanguentada que vacila quase medita e avança mugindo pelo túnel de uma velha dor
Não podias ficar nesta cadeira onde passo o dia burocrático o dia-a-dia da miséria que sobe aos olhos vem às mãos aos sorrisos ao amor mal soletrado à estupidez ao desespero sem boca ao medo perfilado à alegria sonâmbula à vírgula maníaca do modo funcionário de viver
Não podias ficar nesta cama comigo em trânsito mortal até ao dia sórdido canino policial até ao dia que não vem da promessa puríssima da madrugada mas da miséria de uma noite gerada por um dia igual
Não podias ficar presa comigo à pequena dor que cada um de nós traz docemente pela mão a esta pequena dor à portuguesa tão mansa quase vegetal
Não tu não mereces esta cidade não mereces esta roda de náusea em que giramos até à idiotia esta pequena morte e o seu minucioso e porco ritual esta nossa razão absurda de ser
Não tu és da cidade aventureira da cidade onde o amor encontra as suas ruas e o cemitério ardente da sua morte tu és da cidade onde vives por um fio de puro acaso onde morres ou vives não de asfixia mas às mãos de uma aventura de um comércio puro sem a moeda falsa do bem e do mal
*
Nesta curva tão terna e lancinante que vai ser que já é o teu desaparecimento digo-te adeus e como um adolescente tropeço de ternura por ti
Publié dans la revue Unicórnio (Juin 1951), puis dans le livre Tempo de Fantasmas (Tempsde fantômes) (novembre 1951).
Un adieu portugais
Dans tes yeux hautement dangereux l’amour le plus rigoureux revigore toujours la lumière par ombres pures et l’ombre par une angoisse déjà bien purifiée
Non toi tu ne pouvais rester prise avec moi à cette roue où je pourris nous pourrissons à cette patte ensanglantée toute frissons presque méditation qui avance en mugissant dans le tunnel d’une vieille douleur
Tu ne pouvais rester fixée à cette chaise où je passe mes jours bureaucratiques cet au-jour-le-jour du malheur qui monte aux yeux arrive aux mains aux sourires à l’amour à peine épelé à la stupidité au désespoir sans bouche à la peur profilée à la joie somnambule à la virgule maniaque du mode fonctionnaire de vie
Tu ne pouvais rester dans ce lit avec moi dans un transit mortel jusqu’au sordide jour jour canin policier jusqu’au jour qui ne vient pas de la promesse si pure et plus que pure de l’aurore mais du malheur d’une nuit engendrée par un jour identique
Tu ne pouvais tester prise avec moi à l’infime douleur que chacun d’entre nous porte doucement dans sa main à cette infime douleur-à-la-portugaise si moelleuse presque végétale
Non toi tu ne mérites pas cette cité tu ne mérites pas cette roue de nausée où nous tournons jusqu’à la bêtise cette petite mort avec son minutieux rituel de gros porcs cette absurde raison que nous avons à être Non toi tu es de la cité aventureuse de la cité en qui l’amour trouve ses rues et le cimetière ardent de sa mort tu es de la cité où tu vis sur un fil de pur hasard où tu meurs et vis non pas d’asphyxie mais dans les mains d’une aventure d’un commerce pur sans la fausse monnaie du bien et du mal * Dans ce tournant si tendre et lancinant que va être, qu’est déjà ta disparition je te dis adieu comme un adolescent je balbutie de tendresse pour toi
Traduction de Patrick Quillier.
La Poésie du Portugal des origines au XX e siècle. Chandeigne, 2021.
Statue d’Alexandre O’Neill. .Oeiras. Parque dos Poetas. (Vitor Oliveira).
Je lis André Breton, Julien Gracq, Correspondance. 1939-1966. Paris, Gallimard, 2025.
Lettre de Julien Gracq à André Breton. 5 novembre 1939.
” Ma situation fait que je relis avec une certaine attention le petit nombre de textes que j’ai sous la main. par exemple Radiguet. Et – lisant la Petite anthologie poétique du surréalisme – je regrette – je dois le dire – d’avoir été très injuste en vous parlant de mon in // compréhension de la poésie d’Éluard. Elle m’a paru dans le recueil prendre un singulier relief (“La Dame de carreau, par exemple). (…) “
Les deux écrivains sont à ce moment-là mobilisés.
La Dame de carreau (Paul Éluard)
Tout jeune, j’ai ouvert mes bras à la pureté. Ce ne fut qu’un battement d’ailes au ciel de mon éternité, qu’un battement de cœur amoureux qui bat dans les poitrines conquises. Je ne pouvais plus tomber. Aimant l’amour. En vérité, la lumière m’éblouit. J’en garde assez en moi pour regarder la nuit, toute la nuit, toutes les nuits. Toutes les vierges sont différentes. Je rêve toujours d’une vierge. À l’école, elle est au banc devant moi, en tablier noir. Quand elle se retourne pour me demander la solution d’un problème, l’innocence de ses yeux me confond à un tel point que, prenant mon trouble en pitié, elle passe ses bras autour de mon cou. Ailleurs, elle me quitte. Elle monte sur un bateau. Nous sommes presque étrangers l’un à l’autre, mais sa jeunesse est si grande que son baiser ne me surprend point. Ou bien, quand elle est malade, c’est sa main que je garde dans les miennes, jusqu’à en mourir, jusqu’à m’éveiller. Je cours d’autant plus vite à ses rendez-vous que j’ai peur de n’avoir pas le temps d’arriver avant que d’autres pensées me dérobent à moi-même. Une fois, le monde allait finir et nous ignorions tout de notre amour. Elle a cherché mes lèvres avec des mouvements de tête lents et caressants. J’ai bien cru, cette nuit-là, que je la ramènerais au jour. Et c’est toujours le même aveu, la même jeunesse, les mêmes yeux purs, le même geste ingénu de ses bras autour de mon cou, la même caresse, la même révélation. Mais ce n’est jamais la même femme. Les cartes ont dit que je la rencontrerai dans la vie, mais sans la reconnaître. Aimant l’amour.
Les Dessous d’une vie ou la pyramide humaine. Les Cahiers du Sud, 1926.
Paul Éluard, Poèmes. Livre de poche n° 1003-1004. 1963.
J’ai acheté hier chez Gibert Cézanne Des toiles rouges de Marie-Hélène Lafon en Livre de Poche (n°37980, 2025) (Première publication Flammarion, 2023).
Dans son introduction, elle rappelle :
« J’entends aussi les échos d’Aragon chanté par Ferré,
Tout le monde n’est pas Cézanne Nous nous contenterons de peu […] On écrit des vers de la prose On doit trafiquer quelque chose En attendant le jour qui vient »
J’ai recherché et relu le poème d’Aragon dans l’édition de La Pléiade.
Spectacle à la lanterne magique
I. Quatorzième arrondissement
Chanté
Lieux sans visage que le vent Ô ma jeunesse rue de Vanves Passants passés Printemps d’avant Vous me revenez bien souvent
Quartier pauvre où je me promène Reconnais celui qui t’aima La sonnette du cinéma S’entendait avenue du Maine
Très tôt tes maisons s’aveuglaient Je m’enfonçais dans tes façades Les affiches des palissades Avaient des loques et des plaies
J’arrivais au chemin de fer Qui bordait la ville et la vie Au fossé tant de fois suivi Sans savoir vraiment pour quoi faire
Les trains n’y passaient presque plus C’était un lieu d’herbe et de flâne Où dans l’ortie et le pas d’âne Des papiers ornaient les talus
Les amants guère n’y séjournent Aujourd’hui plus qu’en ce temps-là Comme alors j’en suis vite las Et dans la rue Didot je tourne
Je vivais la plupart du temps Dans un hôpital fantastique Où l’obscénité des cantiques Oubliait la mort en chantant
Les carabins c’est leur manière Ils n’ont pas le cadavre exquis Je n’y jouais qu’avec ceux qui Leur succédaient dans ma tanière
Car comme on change de veston À vêpres la lueur des lampes Pour des visiteurs d’autre trempe Inaugurait un autre ton
Qui s’en souvient Tous des pareils L’air m’échappe à vous la chanson Ô mes amis perdus ce sont Choses qui sortent par l’oreille
Plusieurs sont morts plusieurs vivants On n’a pas tous les mêmes cartes Avant l’autre il faut que je parte Eux sortis je restais rêvant
Décor de la salle de garde Le soir était sombre à Broussais Et dans son faux jardin dansait La nuit solitaire et hagarde
Jeune homme qu’est-ce que tu crains Tu vieilliras vaille que vaille Disait l’ombre sur la muraille Peinte par un Breughel forain
Tout le monde n’est pas Cézanne Nous nous contenterons de peu L’on pleure et l’on rit comme on peut Dans cet univers de tisanes
On veille on pense à tout à rien On écrit des vers de la prose On doit trafiquer quelque chose En attendant le jour qui vient
On sonne II faut bien que j’y aille Tout ce sang Qu’est-ce qu’il y a C’est sous le pont d’Alésia Que l’on a fait ce beau travail
Dix jeunes hommes tailladés Le front la nuque les épaules Tous récitent le même rôle A quoi bon rien leur demander
Il est donc des filles si douces Que seulement pour y toucher Ce ne semble plus un péché Messieurs de vous égorger tous
J’ai peu dormi rêvé beaucoup Était-il tôt Était-il tard Je me tournais sur mon brancard Tâtant les muscles de mon cou
Ça fait-il mal quand on les tranche En tout cas c’est bizarre après Ça pend tout autour On croirait Du vulgaire corail en branche
Sommeil qui me frappe massue Tu fais nos yeux noirs pour l’éclipse Les sabots d’une apocalypse Au galop me passent dessus
La lune éteint son anémone Sur le seuil béant du néant Et dans un branle de géants Les démons baisent les démones
Je ne vois plus la lampe bleue Dans les pavillons de morphine Où la mort entre ses mains fines Prend ses amants tuberculeux
Les doigts sur le linge s’agitent À l’approche de pas feutrés II sort d’un petit front muré Le doux cri sourd des méningites
Brouillard brouillard de l’infini Ça sent l’iode et la gangrène Sur les lits de fer où s’égrènent Les courts sanglots de l’agonie
Le satin de l’homme se lustre Et pâlit et pareillement Se ferment au dernier moment Les yeux sans nom les yeux illustres
La brume quand point le matin Retire aux vitres son haleine Il en fut ainsi quand Verlaine Ici doucement s’est éteint
Qu’est-ce à la fin que l’être emporte Dans la fixité de ses yeux Qu’y reste-t-il qui fut les cieux Avec lui quelle étoile avorte
Il est là pâle sur son dos Ses mains ont froissé les draps jaunes Et dans le parc noir le vieux faune N’entend plus jouer les jets d’eau
Ni le bruit que fait sur le marbre L’éventail tombé d’une main La bouche qui dit À demain Ni les pas fuyants sous les arbres
Comme un dérisoire secret Comme un rythme impair de mandore Le voilà pour de bon qui dort Sous le faux ciel d’or de Lancret
Ô fontaine à mi-voix qui pleure Le voilà ce cour sous la pluie Nul ici-bas n’est plus que lui Dénué lorsque sonne l’heure
Et qu’on le porte dans un trou L’égal enfin de tout le monde Il verra que la mort est ronde Où l’on repose n’importe où
Ce Lélian du bout du compte Nous on lui préférait Rimbaud Comme la grand’route au tombeau Le ricanement à la honte
Ceux qui font métier d’être bons C’est la honte qui les arrange Ils donnent une robe à l’ange Une cellule au vagabond
Les gens les gens Dieu les emmerde Naître qui me le demanda C’était l’époque de Dada Qu’importe que l’on gagne ou perde
Renverse ta vie et ton vin Tout nous paraissait ridicule À nous sans soleil ni calculs Enfants damnés des années vingt
Nous étions comme un rire amer Au seuil de ce siècle sans voix Ô mes compagnons je vous vois Et vos bouteilles à la mer
Peut-être étions-nous un naufrage Peut-être étions-nous des noyés L’avenir a ses envoyés Dont l’épaule est faite à l’outrage
Un jour ou l’autre nous serons Le lys sur ceux qui nous marquèrent Et vos certitudes précaires Rouleront comme des marrons
De Montparnasse vers Plaisance Ou la Porte de Châtillon La réponse et la question Semblant une égale Byzance
Ce que vous avez jamais cru Déjà décroît comme un faubourg Dans un bruit lointain de tambours On a changé le nom des rues
L’histoire a passé dans son van Votre grain songes décevants Et voici que dorénavant Il n’y a plus de rue de Vanves
Les Poètes. Gallimard, 1960. Repris dans Il ne m’est Paris que d’Elsa. Robert Laffont, 1964. Anthologie de poèmes d’Aragon consacrés à Paris. Photographies de Jean Marquis.
Les strophes 11, 13 à 15 et 27 du poème, déplacées et répétées, ont été mises en musique et interprétées en 1961 par Léo Ferré sous le titre Blues. Aragon a commenté la chanson dans Digraphe n°5, avril 1975. D’autres fragments, sur une musique de Marc Robine, ont donné lieu à une chanson fidèle au titre du poème, interprétée par Marc Ogeret en 1992.
Portrait de Jules Laforgue (Émile Laforgue). Couverture « Les Hommes d’aujourd’hui ».
En 1970, Pascal Pia a publié en Livre de Poche une très belle édition des Poésies complètes de Jules Laforgue avec 66 poèmes inédits.
Jean-Jacques Lefrère, grand spécialiste de Rimbaud, évoque Pascal Pia dans de nombreux passages de sa biographie de Jules Laforgue, publiée chez Fayard en 2005. J’en ai choisi deux.
« C’est l’un des plus beaux poèmes de Laforgue, l’un de ceux où sa « sensibilité qui se raille » – l’expression est de Léautaud – vibre à chaque vers :
Complainte d’un autre dimanche
C’était un très-au vent d’octobre paysage, Que découpe, aujourd’hui dimanche, la fenêtre, Avec sa jalousie en travers, hors d’usage, Où sèche, depuis quand ! une paire de guêtres Tachant de deux mals blancs ce glabre paysage.
Un couchant mal bâti suppurant du livide ; Le coin d’une buanderie aux tuiles sales ; En plein, le Val-de-Grâce, comme un qui préside ; Cinq arbres en proie à de mesquines rafales Qui marbrent ce ciel crû de bandages livides.
Puis les squelettes de glycines aux ficelles, En proie à des rafales encor plus mesquines ! Ô lendemains de noce ! ô brides de dentelles ! Montrent-elles assez la corde, ces glycines Recroquevillant leur agonie aux ficelles !
Ah ! Qu’est-ce que je fais, ici, dans cette chambre ! Des vers. Et puis, après ! ô sordide limace ! Quoi ! La vie est unique, et toi, sous ce scaphandre, Tu te racontes sans fin, et tu te ressasses ! Seras-tu donc toujours un qui garde la chambre ?
Ce fut un bien au vent d’octobre paysage…
Dans une chronique parue dans Carrefour du 30 mars 1960, Pascal Pia commenta bien joliment ce poème :
« Vers 1920, il m’arrivait souvent d’aller rue Berthollet, soit chez Marcel Sauvage, soit chez Jean Dubuffet, et de refaire ainsi le chemin que faisait Laforgue, quarante ans plus tôt, quand la nostalgie le ramenait devant la maison qu’avait habitée sa famille. Je me répétais sa Complainte d’un autre dimanche :
C’était un très-au vent d’octobre paysage…
Je me la répète encore quand le hasard me conduit dans les mêmes parages. Et ce n’est pas le seul poème de Laforgue que j’ai retenu. Ces vers allant exprès de guingois, cette pudeur habillée d’ironie, ces tours qu’après Laforgue, Tinan, seul, a su attraper et qu’il a, lui, mis dans sa prose, pour qui les aime, ce sont des fêtes. » (Pages 346-347)
Marcel Sauvage habitait au 3, rue Berthollet. Jules Laforgue, lui, a habité au numéro 5 de 1879 à juillet 1881.
Plaque Rue Berthollet. Voie située dans le 5e arrondissement de Paris dans le quartier du Val-de-Grâce.
« En janvier 1970, Pascal Pia qui avait été dans sa jeunesse, entre autres multiples activités, le secrétaire de Dujardin, fit paraître, dans une collection du Livre de Poche dont le directeur lui avait passé commande, un volume regroupant les vers déjà publiés de Laforgue et une soixantaine de poèmes inédits ou présentant des variantes nouvelles. Il avait bénéficie de l’apparition, sur le marché parisien, d’une nouvelle marée de manuscrits inconnus, qui circulèrent à partir de 1965 et tout au long de l’année 1966. ils venaient cette fois des archives du Mercure de France : un des fils du directeur Paul Hartmann, successeur de Vallette – sans rapport avec le disciple de Schopenhauer -, augmentait ses revenus en bradant chez des libraires ces papiers oubliés dans l’immeuble de la rue de Condé. Á l’origine, ces manuscrits avaient été transmis à Mauclair en vue de l’établissement des Oeuvres complètes des années 1900, puis avaient regagné les bureaux du mercure pour un sommeil de plus d’un demi-siècle. Même en 1922, lorsque Jean-Aubry avait entrepris son édition d’Oeuvres complètes, la disponibilité de ce fonds ne paraît pas lui avoir été signalée, comme si Vallette en avait alors oublié l’existence. Ayant retrouvé ces manuscrits en 1947, Paul Hartmann les avait emportés en quittant le Mercure, mais sans jamais en faire usage. Ce fut après son décès que son fils, âgé d’une soixantaine d’années, les dispersa page à page, avec une désinvolture froide, chez des marchands d’autographes tels que Poulain (librairie Gallimard), Bernard et Marc Loliée, Vigneron (librairie des Argonautes, Lambert (librairie de l’Abbaye), Coulet-Faure. Ainsi fut éparpillée une bonne partie du manuscrit du sanglot de la terre et de nombreux textes en prose. L’entreprise de reconstitution que mena Pia fut délicate : un libraire proposait l’autographe du début d’un poème sur son catalogue, tandis qu’un de ses confrères mettait en vente au même moment l’autographe qui donnait la fin. Pia n’eut parfois que quelques minutes pour prendre copie d’un ensemble de vers, et certains manuscrits, dont l’écriture tenait souvent du gribouillis, étaient raturés et chargés de retouches, de remaniements, de repentirs. Le fruit de cette quête endurante fut une édition en partie originale, qui, selon le critique René Lacôte, contraignit les bibliophiles à faire figurer un volume de la collection du Livre de Poche à côté d’éditions rares à tirage numéroté. » (Pages 615-616)
Les Complaintes suivi de Premiers poèmes. Édition de Pascal Pia. Collection Poésie/Gallimard n°129.
Les Chimères – La Bohême galante – Petits châteaux de Bohême. Poésie/Gallimard n°409. 2005.
Deux poèmes de Gérard de Nerval :
Une allée du Luxembourg
Elle a passé, la jeune fille Vive et preste comme un oiseau : À la main une fleur qui brille À la bouche un refrain nouveau
C’est peut-être la seule au monde Dont le coeur au mien répondrait Qui venant dans ma nuit profonde D’un seul regard l’éclaircirait !…
Mais non ! Ma jeunesse est finie… Adieu, doux rayon qui m’as lui, Parfum, jeune fille, harmonie … Le bonheur passait, – Il a fui !
1832.
Odelettes 1853.
On pense au poème À une Passante de Charles Baudelaire.
À une Passante
La rue assourdissante autour de moi hurlait. Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse, Une femme passa, d’une main fastueuse Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;
Agile et noble, avec sa jambe de statue. Moi, je buvais, crispé comme un extravagant, Dans son oeil, ciel livide où germe l’ouragan, La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.
Un éclair… puis la nuit ! – Fugitive beauté Dont le regard m’a fait soudainement renaître, Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?
Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être ! Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais, Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !
Les fleurs du mal. Tableaux Parisiens. 1861.
Épitaphe(Gérard de Nerval)
Il a vécu tantôt gai comme un sansonnet, Tour à tour amoureux insoucieux et tendre, Tantôt sombre et rêveur comme un triste Clitandre, Un jour il entendit qu’à sa porte on sonnait.
C’était la Mort ! Alors il la pria d’attendre Qu’il eût posé le point à son dernier sonnet ; Et puis sans s’émouvoir, il s’en alla s’étendre Au fond du coffre froid où son corps frissonnait.
Il était paresseux, à ce que dit l’histoire, Il laissait trop sécher l’encre dans l’écritoire. Il voulait tout savoir mais il n’a rien connu.
Et quand vint le moment où, las de cette vie, Un soir d’hiver, enfin l’âme lui fut ravie, Il s’en alla disant : « Pourquoi suis-je venu ? »
Poésies diverses, 1877.
Tombe de Gérard de Nerval au cimetière du Père-Lachaise. Paris XX.
Je relis à nouveau les poètes français du XIX e siècle. La lecture d’Aurélia ou le Rêve de la vie m’avait beaucoup impressionné lorsque j’étais étudiant.
Gérard Labrunie est né à Paris le 22 mai 1808. Il est mis nourrice à Loisy dans le Valois, puis pris en charge par l’oncle de sa mère, Antoine Boucher, à Mortefontaine. Il n’a pas connu sa mère, Marie-Antoinette Laurent, morte à Gross-Glogau en Silésie en 1810. Elle avait accompagné son mari, Étienne Labrunie, médecin militaire de la Grande Armée. Celui-ci ne revient en France qu’en 1814. Le futur poète devient célèbre dès 19 ans en 1827. Il traduit le Faust de Goethe. L’auteur apprécie cette traduction (Conversations avec Eckermann). À partir de ce moment-là, il publie de nombreux textes dans les journaux et les revues. Il traduit aussi beaucoup. Le pseudonyme de Nerval est attesté pour la première fois en 1836 dans LeFigaro. Il a pour origine le clos de Nerval à Mortefontaine, hérité de ses grands-parents en 1834.
Le poète se complaît dans les rêveries amoureuses et les amours platoniques : c’est le cas avec Jenny Colon, actrice et chanteuse lyrique, qui meurt de phtisie le 5 juin 1842, et aussi avec Marie Pleyel, pianiste.
Il traverse sa première grave crise psychique en 1841. On le conduit le 18 février chez Mme Sainte-Colombe qui tient une maison de santé au 6 rue de Picpus. Diagnostic : méningite. Le critique Jules Janin révèle la folie de son « ami » dans le Journal des débats. Le 18 mars, il sort de la clinique. Le 21 mars, après une nouvelle crise, il est emmené à Montmartre chez le docteur Esprit Blanche. Celui-ci a racheté en 1820 au Docteur Prost la Folie-Sandrin, située sur les hauteurs de Montmartre, au 4 rue Trainée (actuelle 22 rue Norvins), pour en faire une maison de santé. Son fils, Émile Blanche, alors étudiant, entre à ce moment en contact avec le poète malade. Il n’est plus question de méningite. Dès le 5 juin 1841, ils diagnostiquent une « manie aiguë ». Nerval est jugé « incurable ». Le poète est très agité. On lui impose « les fers aux pieds et la camisole de force ». Il sort de la clinique le 21 novembre 1841, huit mois après son entrée. Il semble avoir maîtrisé son mal par l’écriture. Au bas d’un portrait photographique de lui, il écrit : « Je suis l’autre ».
« On ne peut pas dire que c’est la folie qui l’a fait poète. Poète, il l’était, de naissance. […] Mais les conditions auxquelles était assujettie la poésie française empêchaient le Nerval profond de se révéler. La folie a brisé ses entraves. » (Claude Pichois et Michel Brix, Gérardde Nerval. Fayard, 1995.)
Pendant son enfermement, il prépare aussi un voyage en Orient qui se veut thérapeutique. Il part en 1843 et séjourne en Égypte, au Liban, en Syrie, en Turquie.
En 1846, la réputation de la maison du docteur Esprit Blanche a grandi. La clinique est installée Hôtel de Lamballe à Passy. Le psychiatre partage assez vite la direction médicale avec son fils, devenu médecin en 1848. Émile Blanche prend la direction de la clinique à la mort de son père en 1852. Il la conserve jusqu’en 1872.
Douze ans séparent donc le premier internement de Gérard de Nerval à Montmartre du second à Passy.
Après une forte crise, le 23 janvier 1852, il entre à la maison municipale Dubois (aujourd’hui hôpital Fernand-Widal), 110 rue du Faubourg Saint-Denis. Il y reste jusqu’au 15 février. L’année suivante, il est à nouveau hospitalisé à la maison Dubois (6 février-27 mars 1852) Le 27 août, une nouvelle crise le mène chez le Dr Émile Blanche (27 août-fin septembre 1853). Il rechute le 12 octobre en état de « délire furieux ». Comme en 1841, on retrouve chez Nerval à la fin de 1853 la même alternance de crises graves et de grande lucidité. Il y a chez lui interaction entre la maladie et la production poétique. Le Docteur Émile Blanche, médecin de Nerval, le suit jusqu’à sa mort, en 1855. Il encourage Nerval à écrire Aurélia ou le Rêve de la vie et une partie de Pandora, œuvres dans lesquelles il retranscrit ses hallucinations, pour l’aider à mieux comprendre sa ” folie ” et faire avancer la science. Les lettres qu’ils échangent montrent une vraie proximité, mêlée parfois de crainte chez l’écrivain, qui redoute d’être interné de force. Leur « coopération » de médecin à patient traduit une manière innovante d’associer le malade au traitement de la maladie mentale.
Aurélia est l’une des rares œuvres à constituer un document scientifique et un monument littéraire. Francesc Tosquelles (1912-1994), le grand psychiatre catalan, l’a analysée dans sa thèse, Le Vécu de la fin du monde dans la folie. De nombreux psychiatres ont établi un diagnostic rétrospectif : psychose maniaco-dépressive.
A la fin du printemps 1854, il obtient l’autorisation du Dr. Blanche de sortir de la clinique. Il voyage en Allemagne (27 mai-vers le 20 juillet 1854), puis retourne à l’hôtel de Lamballe (8 août-19 octobre 1854). Finalement, seule de la famille Labrunie, Mme veuve Alexandre Labrunie, tante du poète, accepte de le recevoir chez elle jusqu’à ce qu’il ait trouvé un logement. Dans la nuit du 25 au 26 janvier 1855, on le trouve pendu aux barreaux d’une grille qui ferme un égout de la rue de la Vieille-Lanterne (voie aujourd’hui disparue, qui était parallèle au quai de Gesvres et aboutissait place du Châtelet). Le lieu de son suicide se trouvait probablement à l’emplacement du Théâtre de la Ville – Sarah-Bernhardt actuel.
La première partie d’Aurélia est publiée dans la Revue de Paris le 1 janvier 1855. La seconde est en épreuves non définitives à la mort du poète. Elle paraît le 15 février 1855 dans la même revue.
Gérard de Nerval est surréaliste avant la lettre. Lui disait ” surnaturaliste “. Aurélia annonce Nadja d’André Breton.
Monument à Gérard de Nerval. Square de la tour Saint-Jacques. Paris IV. (CFA)
Sources
Claude Pichois et Michel Brix, Gérard de Nerval. Fayard, 1995. Laure Murat, La maison du docteur Blanche, histoire d’un asile et de ses pensionnaires, de Nerval à Maupassant. Hachette littératures, 2002. Florence Delay, Dit Nerval. Gallimard, Collection L’un et l’autre, 1999. Folio n° 4066, 2004. François Tosquelles, Le vécu de la fin du monde dans la folie : Le témoignage de Gérard de Nerval. Jérôme Millon éditeur, 2012. Olivier Weber, Ma vie avec Gérard de Nerval. Gallimard, Collection Ma vie avec, 2024.
Louis Aragon. Vers 1917-19. Matricule : 5725 (Classe : 1917).
La guerre et ce qui s’ensuivit
Les ombres se mêlaient et battaient la semelle Un convoi se formait en gare à Verberie Les plates-formes se chargeaient d’artillerie On hissait les chevaux les sacs et les gamelles
Il y avait un lieutenant roux et frisé Qui criait sans arrêt dans la nuit des ordures On s’énerve toujours quand la manoeuvre dure et qu’au-dessus de vous éclatent les fusées
On part Dieu sait pour où Ça tient du mauvais rêve On glissera le long de la ligne de feu Quelque part ça commence à n’être plus du jeu Les bonshommes là-bas attendent la relève
Le train va s’en aller noir en direction Du sud en traversant les campagnes désertes Avec ses wagons de dormeurs la bouche ouverte Et les songes épais des respirations
Il tournera pour éviter la capitale Au matin pâle On le mettra sur une voie De garage Un convoi qui donne de la voix Passe avec ses toits peints et ses croix d’hôpital
Et nous vers l’est à nouveau qui roulons Voyez La cargaison de chair que notre marche entraîne Vers le fade parfum qu’exhalent les gangrènes Au long pourrissement des entonnoirs noyés
Tu n’en reviendras pas toi qui courais les filles Jeune homme dont j’ai vu battre le cœur à nu Quand j’ai déchiré ta chemise et toi non plus Tu n’en reviendras pas vieux joueur de manille
Qu’un obus a coupé par le travers en deux Pour une fois qu’il avait un jeu du tonnerre Et toi le tatoué l’ancien Légionnaire Tu survivras longtemps sans visage sans yeux
Roule au loin roule le train des dernières lueurs Les soldats assoupis que ta danse secoue Laissent pencher leur front et fléchissent le cou Cela sent le tabac la laine et la sueur
Comment vous regarder sans voir vos destinées Fiancés de la terre et promis des douleurs La veilleuse vous fait de la couleur des pleurs Vous bougez vaguement vos jambes condamnées
Vous étirez vos bras vous retrouvez le jour Arrêt brusque et quelqu’un crie Au jus là-dedans Vous bâillez Vous avez une bouche et des dents Et le caporal chante Au pont de Minaucourt
Déjà la pierre pense où votre nom s’inscrit Déjà vous n’êtes plus qu’un nom d’or sur nos places Déjà le souvenir de vos amours s’efface Déjà vous n’êtes plus que pour avoir péri
Le roman inachevé, 1956.
Verberie (Oise). La Gare.
***
Dominos d’ossements que les jardiniers trient Pelouses vertes à l’entour des sépultures Sous les pierres d’Arras fils d’une autre patrie
Dont les noms sont tracés d’une grosse écriture Blanc sur blanc les voilà nos hôtes désormais Où la mort a fixé leur villégiature
La Manche pleure entre eux et ceux qui les aimaient Mon oncle d’Angleterre est là dans cette foule Entend-il comme nous le rossignol en mai
Lorette que l’odeur d’Afrique gorge et saoule Cimetière en plein ciel pâle aux Sénégalais L’oubli comme un burnous aux Marocains s’enroule
Les sables ont couvert les larmes et les plaies Les lamentations ont cessé dans la brume Il n’est pas de palmiers dans le Pas-de-Calais
Ces hauteurs d’un vin noir encore au matin fument Le vent foule à leur toit les raisins vendangés Et ses dansants pieds nus de leur sang se parfument
Demeurez dispersés dans nos champs saccagés Vous gisants que des croix blanches perpétuèrent Et vous à Douaumont engrangés et rangés
L’ordre est mis à jamais dans les grands ossuaires Spectres de mon pays reposez reposez Laissez sur vous tomber la dalle et le suaire
Ne faites plus chez nous ce bruit du cœur brisé Ne revendiquez plus au foyer votre place Et ne gémissez plus le soir à la croisée
N’arrêtez plus les enfants qui s’en vont en classe Les pauvres survivants ont le droit d’être heureux Ne les réveillez pas de vos bouches de glace
Ne venez pas troubler le pas des amoureux Laissez l’oiseau chanter laissez l’ombre être douce Laissez les jeunes gens s’en aller deux par deux
Que la tombe s’apaise et se couvre de mousses Que la terre mouillée en étouffe les bruits Voyez l’herbe se lève et le taillis repousse
Les myrtes ont des rieurs les cyprès ont des fruits Bonheur ô braconnier tends tes pièges de toile Les cyprès ont des fruits qui démentent la nuit
Les myrtes ont des fleurs qui parlent des étoiles Et c’est de mes douleurs qu’est fait le jour qui vient Plus profonde est la mer et plus blanche est la voile
Le Roman inachevé. Première parution 1956. Poésie / Gallimard n°7. 1966.Monument aux morts de Plozévet (Finistère) (René Quillivic) 1922 (CFA).Monument aux morts de Plozévet (Finistère) (René Quillivic) 1922 (CFA).Monument aux morts de Plozévet (Finistère) (René Quillivic) 1922 (CFA).
Selon un décompte effectué par Edgar Morin et André Burgière, 30 % des hommes de la commune ayant entre 18 et 48 ans ont été tués. (Edgar Morin, Commune en France. La métamorphose de Plozévet, Le Livre de poche, Biblio Essais, 1967. Réédition. Fayard, Pluriel, 2013)
William Shakespeare (Martin Droeshout 1601-avant 1650). 1622. C’est l’un des seuls portraits de l’auteur identifiés de manière certaine.
Peut-on traduire de la poésie ?
Dante, Convivio. Cité par Georges Mounin, 1955, in Les Belles infidèles, Paris, Cahiers du Sud, p. 28.
« Aucune chose de celles qui ont été mises en harmonie par lien de poésie ne peut se transporter de sa langue en une autre sans qu’on rompe sa douceur et son harmonie, et c’est la raison pourquoi Homère ne doit pas être mis du grec en latin. »
En 1957, lors d’une conférence de presse, un journaliste suédois avait demandé à Albert Camus s’il avait de l’admiration pour un écrivain français. Il avait cité René Char. Il invita son auditoire à découvrir Char, mais ajoutait : ” Malheureusement, la poésie ne se traduit pas. “
Maurice Blanchot insistait sur cette impossibilité en disant ceci :
“Le sens du poème est inséparable de tous les mots, de tous les mouvements, de tous les accents du poème. Il n’existe que dans cet ensemble et il disparaît dès qu’on cherche à le séparer de cette forme qu’il a reçue. Ce que le poème signifie coïncide exactement avec ce qu’il est.”
Pourtant, la liste des poètes qui s’y sont essayés est impressionnante : Gérard de Nerval, Charles Baudelaire, Jules Laforgue, Stéphane Mallarmé, Valery Larbaud, Pierre Jean Jouve, Eugène Guillevic, Henri Thomas, Philippe Jaccottet, André du Bouchet, Yves Bonnefoy, Paul Celan, Jacques Darras, Claude Esteban, Jacques Ancet …
Un exemple, le Sonnet XXIII de William Shakespeare. 5 traductions en français.
As an unperfect actor on the stage Who with his fear is put besides his part, Or some fierce thing replete with too much rage, Whose strength’s abundance weakens his own heart, So I, for fear of trust, forget to say The perfect ceremony of love’s rite, And in mine own loves’s strength seem to decay, O’ercharged with burden of mine one love’s might. O ! let my books be then the eloquence And dumb presagers of my speaking breast, Who plead for love and look for recompense More than that tongue that more hath more express’d. O ! learn to read what silent love hath writ: To hear with eyes belongs to love’s fine writ.
Sonnet XXIII
Comme un mauvais acteur sur scène, qui par sa peur est mis hors de son rôle, ou comme une créature sauvage emplie de trop de rage, qu’une surabondance de force affaiblit dans son propre coeur ;
Ainsi moi, n’ayant eu confiance, ai failli à dire le parfait cérémonial des rites d’amour, et la force dans mon propre amour semble faillir, écrasée du fardeau de mon propre pouvoir.
Oh que mes livres alors soient l’éloquence, et les muets annonceurs de mon sein parlant, qui plaide pour l’amour et attend récompense – bien plus que cette langue qui plus a plus parlé.
Apprends à lire ce qu’écrit l’amour silencieux : au fin esprit d’amour, d’entendre par les yeux.
Sonnets. Traduction Pierre Jean Jouve. Mercure de France, 1969. Poésie / Gallimard n°110 1975.
Sonnet XXIII
Comme le comédien mal préparé Dont la frayeur va déranger le jeu, Comme la passion qu’emporte tant de rage Que l’excès de sa force la paralyse,
Ainsi, moi, faute de confiance, j’oublie les mots Qui sont la liturgie du rite d’amour Et sous le poids trop grand de mon amour C’est mon ardeur qui semble se défaire.
Ah, que mes yeux soient alors l’éloquence, Les messagers muets de ma voix profonde, Eux qui te crient qu’ils t’aiment, et veulent récompense Plus que ces vers qui s’exclament tant plus !
Apprends à déchiffrer ce qu’écrit le silence, Écouter par les yeux, c’est l’intelligence du cœur.
Les Sonnets précédé de Vénus et Adonis, Le Viol de Lucrèce et de Phénix et Colombe. Poésie / Gallimard n°437 2007. Traduction Yves Bonnefoy.
Sonnet XXIII
Comme en scène un mauvais acteur, que sa frayeur Met tout hors de son rôle, ou quelque être farouche De trop de rage plein et dont l’excès de force Affaiblit le corps même ; ainsi moi tout tremblant
D’inconfiance, je ne sais plus les paroles Du cérémonial parfait des coeurs aimants, Et semble dépérir au fort de mon amour Par tout le poids de mon propre amour accablé.
Ah, que mes livres alors soient les orateurs, Et les mimes sans voix de mon coeur éloquent, Plaidant pour mon amour, et cherchant récompense, Mieux que tel autre dont la langue exprima plus.
Ce qu’écrivit l’amour taciturne, ah, lis-le, Écouter par les yeux, c’est finesse d’amour.
Sonnets. 10-18, 1965. Le temps qu’il fait, 1995. Traduction Henri Thomas.
Sonnet XXIII
Tel un acteur novice entrant en scène Et qui oublie son rôle dans sa peur Ou un fauve rageant de trop de haine Et dont l’excès de force éteint le cœur, Perdant tous mes moyens, j’oublie de dire Les mots qu’attend la courtise d’amour Et, au plus haut, je parais défaillir Sous le fardeau de cet amour trop lourd. Oh, que mes écrits soient mon éloquence, Les messagers sans voix du cœur en moi, Parlant d’amour et cherchant récompense Mieux que jamais ne le fit cette voix. Lis ce qu’amour en silence a écrit. Entendre par les yeux : là est l’esprit.
Les sonnets. Mesures, 2023. Traduction Françoise Morvan.
Sonnet XXIII
Comme l’acteur imparfait sur la scène d’un théâtre Que le trac, de son rôle, soudain fait dérailler ; Ou comme la bête féroce qu’emplit l’excès de rage Voit son coeur affaibli par son surcroît de force ; Moi, mon manque d’assurance m’amène à oublier De dire à perfection le rituel de l’amour, Car ma force d’amour semble me faire trébucher, Tant je suis écrasé du poids de son pouvoir : Ô puissent mes livres avec toute leur éloquence Se faire hérauts muets des paroles de mon coeur, Qui font assaut d’amour et cherchent récompense, Plus que la langue bavarde qui s’est plus exprimée : Ah ! Savoir lire les mots silencieux de l’amour ! Ouïr avec les yeux : sa grande subtilité.
Sonnets. Grasset, 2013. Traduction Jacques Darras.
J’ai relu avec plaisir Profils perdus de Philippe Soupault (Mercure de France, 1963 – Folio n° 3165, 1999). À 66 ans, l’écrivain revient sur son passé. Il flâne avec Guillaume Apollinaire ou René Crevel, rencontre Marcel Proust à Cabourg, dialogue avec Georges Bernanos à Paris ou à Rio de Janeiro, observe James Joyce cherchant un mot, traduit avec lui des passages de Finnegans Wake, fréquente le café de Flore… L’auteur fait revivre de manière originale de grandes figures artistiques du XX e siècle.
« Tous les mercredis, au printemps de 1917, Guillaume Apollinaire, vers six heures du soir, attendait ses amis, au café de Flore, voisin de son logis. Blaise Cendrars “s’amenait” (c’est le moins que l’on puisse dire) régulièrement. Je me souviens des visages de Max Jacob, de Raoul Dufy, de Carco, d’André Breton et de quelques fantômes dont il vaut mieux oublier les noms. Le café de Flore n’était pas à cette époque aussi célèbre que de nos jours. On pouvait y respirer, y parler sans crier. Une atmosphère provinciale. Remy de Gourmont y venait lire les journaux. Blaise Cendrars, le feutre en bataille, le mégot à la bouche, ne paraissait pas tellement content. »
Je me souvenais surtout du récit qu’il faisait de sa rencontre avec Marcel Proust à Cabourg.
Philippe Soupault m’a incité aussi à relire un poème de Calligrammes : Ombre qu’Apollinaire aurait écrit devant lui avec une grande facilité.
Ombre
Vous voilà de nouveau près de moi Souvenirs de mes compagnons morts à la guerre L’olive du temps Souvenirs qui n’en faites plus qu’un Comme cent fourrures ne font qu’un manteau Comme ces milliers de blessures ne font qu’un article de journal Apparence impalpable et sombre qui avez pris La forme changeante de mon ombre Un Indien à l’affût pendant l’éternité Ombre vous rampez près de moi Mais vous ne m’entendez plus Vous ne connaîtrez plus les poèmes divins que je chante Tandis que moi je vous entends je vous vois encore Destinées Ombre multiple que le soleil vous garde Vous qui m’aimez assez pour ne jamais me quitter Et qui dansez au soleil sans faire de poussière Ombre encre du soleil Écriture de ma lumière Caisson de regrets Un dieu qui s’humilie
Calligrammes. Poèmes de la paix et de la guerre (1913-1916). Avec un portrait de l’auteur par Pablo Picasso. Mercure de France, 1918.
L’ombre est un thème récurrent dans la poésie d’Apollinaire. Dans ce poème, l’ombre se fait principe poétique d’une adresse aux compagnons morts à la guerre.