25 avril – Sophia de Mello Breyner

Le 25 avril, ce sera toujours pour moi le 25 avril 1974. La révolution des Œillets (revolução dos cravos) au Portugal mettait fin à quarante-huit ans de dictature et permettait la fin des guerres et la décolonisation: Angola, Mozambique, Cap-Vert, Sao-Tomé-et-Principe et Guinée-Bissau.

Relisons Sophia de Mello Breyner, une des plus importantes poétesses portugaises.

25 de abril (Sophia de Mello Breyner)

Esta é a madrugada que eu esperava
O dia inicial inteiro e limpo
Onde emergimos da noite e do silêncio
E livres habitamos a substância do tempo

25 avril

Voici le matin que j’attendais
Le jour premier net et plein
Où nous émergeons de la nuit et du silence
et habitons libre la substance du temps

Malgré les ruines et la mort. Éditions de la Différence, 2000. Traduction Joaquim Vidal.

Revolução (Sophia de Mello Breyner)

Como casa limpa
Como chão varrido
Como porta aberta

Como puro início
Como tempo novo
Sem mancha nem vício

Como a voz do mar
Interior de um povo

Como página em branco
Onde o poema emerge

Como arquitectura
Do homem que ergue
Sua habitação

27 de Abril de 1974.

Révolution

Comme une maison propre
Comme un plancher balayé
Comme une porte ouverte

Comme le pur commencement
Comme le temps nouveau
Sans tache ni vice

Comme la voix de la mer
Intérieure d’un peuple

Comme la page blanche
D’où le poème émerge

Comme l’architecture
De l’homme qui construit
Son habitation

Malgré les ruines et la mort. Éditions de la Différence, 2000. Traduction Joaquim Vidal.

Revolução-Descobrimento (Sophia de Mello Breyner)

Revolução isto é: descobrimento
Mundo recomeçado a partir da praia pura
Como poema a partir da página em branco
— Katharsis emergir verdade exposta
Tempo terrestre a perguntar seu rosto

Révolution-Découverte

Révolution c’est à dire découverte
Monde qui recommence à partir de la plage pure
Comme le poème à partir de la page blanche
– Catharsis émergence vérité nue
Temps terrestre qui cherche son visage

Malgré les ruines et la mort. Éditions de la Différence, 2000. Traduction Joaquim Vidal.

Zeca Afonso (1929-1987) : Grândola, Vila Morena.

https://www.youtube.com/watch?v=gaLWqy4e7ls

Zeca Afonso.

Leopoldo Alas dit Clarín 1852 – 1901

Oviedo. Campo de San Francisco. Monument à Clarín (Víctor Hevia et Manuel Álvarez Laviada) 1931.

Leopoldo Alas (Leopoldo Enrique García-Alas y Ureña) est né le 25 avril 1852 à Zamora. Il publie sous le pseudonyme de Clarín des articles de presse (plus de deux mille), des critiques littéraires, des récits courts (une centaine de contes ou de nouvelles) et deux romans (La Regenta, 1884-1885 – Su único hijo, 1890). C’est le grand romancier espagnol du XIX ème siècle avec Benito Pérez Galdós. Il fait des études de droit à Oviedo (Licence en droit civil et canonique en 1871), puis à Madrid (Docteur en droit en 1878 ; titre de sa thèse : El Derecho y la Moralidad- Le Droit et la Moralité). Il suit les cours des professeurs krausistes de l’université de Madrid, Nicolás Salmerón et Francisco Giner de los Ríos. Leurs idées progressistes font naître en lui le doute et le scepticisme philosophique et religieux. Francisco Giner de los Ríos, fondateur en 1876 et directeur de l’Institution libre d’enseignement (Institución Libre de Enseñanza), sera le directeur de sa thèse. Leopoldo Alas obtient une chaire d’Économie Politique et de Statistique à Saragosse en 1882, puis de Droit Romain à Oviedo en 1883. Il enseignera à dans cette ville pendant dix-huit ans.

La Regenta est un long roman qu’il publie en deux tomes en 1884 et 1885. L’action se déroule à Vetusta, une ville de province imaginaire qui ressemble beaucoup à Oviedo. Ana Ozores, à l’âme noble et au coeur pur, échoue là après avoir épousé le vieux Victor Quintanar, président du tribunal territorial (El Regente). Elle s’ennuie terriblement dans cette société bourgeoise et provinciale aux allures vertueuses. Désespérée par le vide et la monotonie de sa vie, en quête d’absolu, elle choisit de s’échapper de la réalité de deux façons, le mysticisme et une passion amoureuse effrénée, ce qui déclenche le scandale. Lors de sa publication, l’évêque d’Oviedo, Ramón Martínez Vigil, accuse l’écrivain de brigandage moral. Il dénonce « un roman saturé d’érotisme, et outrageant pour les pratiques chrétiennes. » Clarín fait une acerbe critique de la société de la Restauration de la Monarchie d’Alfonso XII (1874), de la corruption politique, de l’inculture sociale et une féroce dénonciation des mœurs cléricales. Il meurt le 13 juin 1901 d’une tuberculose intestinale à 49 ans.

Monument à la mémoire de Leopoldo Alas Argüelles près du lieu où il a été fusillé.

Son fils aîné, Leopoldo Alas Argüelles (Leopoldo García-Alas García-Argüelles), naît à Oviedo le 12 novembre 1883. Il obtient sa licence de droit en 1904. Il voyage en Allemagne pour améliorer sa formation et préparer sa thèse: Las fuentes del Derecho y el Código Civil alemán. Le déclenchement de la Première Guerre Mondiale le fait rentrer en Espagne. En 1920, il obtient la chaire de Droit civil de l’université d’Oviedo. Il est membre du Parti Socialiste (PSOE), puis du Partido Republicano Radical Socialista, et enfin d’ Izquierda Republicana, le parti de Manuel Azaña. Á l’avènement de la République, il est élu député en juin 1931 (Coalition entre républicains et socialistes). Il sera aussi sous-secrétaire du Ministère de la Justice. Il est recteur de l’université d’Oviedo de mai 1931 à 1936. Lors de la révolution d’octobre 1934 aux Asturies, l’Université et la Bibliothèque d’Oviedo sont détruites. Il s’emploie à les reconstruire : “Sin libros no hay Universidad”. Il est arrêté le 29 juillet 1936. Un conseil de guerre le condamne à mort le 21 janvier 1937. Il est fusillé le 20 février 1937 dans la prison d’Oviedo. La haine de certains secteurs, particulièrement les secteurs ecclésiastiques contre son père ne sont pas étrangers à cette vengeance même si Clarín est mort depuis plus de trente ans. « Matan en mí la memoria de mi padre. », aurait-il dit en prison à un ami.

Clarín connaissait sa ville à fond. Les lecteurs reconnaissaient parfaitement certaines familles, les lieux de pouvoir (la cathédrale, l’hôtel de ville, l’université) dans ce roman à clefs. Le pivot de la vie à Vetusta reste toujours la noblesse, représentée par la maison du marquis de Vegallana.

Ricardo Labra vient de publier El caso Alas «Clarín». La memoria y el canon literario.(Colección Luna de abajo Alterna n°7.)

Leopoldo Alas, Clarín. La Regenta.Incipit.

“La heroica ciudad dormía la siesta. El viento sur, caliente y perezoso, empujaba las nubes blanquecinas que se rasgaban al correr hacia el norte.En las calles no había más ruido que el rumor estridente de los remolinos de polvo, trapos, pajas y papeles, que iban de arroyo en arroyo, de acera en acera, de esquina en esquina, revolando y persiguiéndose, como mariposas que se buscan y huyen y que el aire envuelve en sus pliegues invisibles. Cual turbas de pilluelos, aquellas migajas de la basura, aquellas sobras de todo, se juntaban en un montón, parábanse como dormidas un momento y brincaban de nuevo sobresaltadas, dispersándose, trepando unas por las paredes hasta los cristales temblorosos de los faroles, otras hasta los carteles de papel mal pegados a las esquinas, y había pluma que llegaba a un tercer piso, y arenilla que se incrustaba para días, o para años, en la vidriera de un escaparate, agarrada a un plomo.
Vetusta, la muy noble y leal ciudad, corte en lejano siglo, hacia la digestión del cocido y de la olla podrida, y descansaba oyendo entre sueños el monótono y familiar zumbido de la campana del coro, que retumbaba allá en lo alto de la esbelta torre en la Santa Basílica. La torre de la catedral, poema romántico de piedra, delicado himno, de dulces líneas de belleza muda y perenne, era obra del siglo diez y seis, aunque antes comenzada, de estilo gótico, pero, cabe decir, moderado por un instinto de prudencia y armonía que modificaba las vulgares exageraciones de esta arquitectura. La vista no se fatigaba contemplando horas y horas aquel índice de piedra que señalaba al cielo; no era una de esas torres cuya aguja se quiebra de sutil, más flacas que esbeltas, amaneradas, como señoritas cursis que aprietan demasiado el corsé; era maciza sin perder nada de su espiritual grandeza, y hasta sus segundos corredores, elegante balaustrada, subía como fuerte castillo, lanzándose desde allí en pirámide de ángulo gracioso, inimitable en sus medidas y proporciones. Como haz de músculos y nervios la piedra enroscándose en la piedra trepaba a la altura, haciendo equilibrios de acróbata en el aire; y como prodigio de juegos malabares, en una punta de caliza se mantenía, cual imantada, una bola grande de bronce dorado, y encima otra más pequeña, y sobre esta una cruz de hierro que acababa en pararrayos.

La Régente. Fayard, 1987. Traduction : Albert Belot, Claude Bleton, Jean-François Botrel. Robert Jammes, Yvan Lissorgues (coordinateur). Incipit.

« L’héroïque cité faisait la sieste. Chaud et paresseux, le vent du sud poussait de pâles nuages qui se déchiraient dans leur course vers le nord. Dans les rues, point d’autre bruit que la rumeur stridente des tourbillons de poussière, de chiffons, de brins de paille et de papiers qui allaient de caniveau en caniveau, de trottoir en trottoir, d’un coin de rue à l’autre, voltigeant et se poursuivant comme des papillons qui se cherchent et se fuient et que l’air enveloppe dans ses plis invisibles. Tels des bandes de gosses, ces débris d’ordures, ces restes de n’importe-quoi s’amassaient, s’arrêtaient un moment, comme endormis, et, réveillés en sursaut, bondissaient à nouveau et se dispersaient, les uns grimpant le long des murs jusqu’aux carreaux branlants des réverbères, d’autres jusqu’aux affiches de papier mal collés au coin des rues et telle plume atteignait même un troisième étage, et tel grain de sable s’incrustait pour des jours, voire pour des années, dans la vitrine d’une devanture, accroché à un plomb.
Vetusta, la très noble et très loyale cité, ville de cour en un siècle lointain, digérait son pot-au-feu et son bouilli et se reposait en écoutant dans un demi-sommeil le tintement monotone et familier de la cloche du chapitre qui résonnait là-haut au sommet de la tour élancée, dans la Sainte Basilique. La tour de la cathédrale, romantique poème de pierre, hymne délicat, aux douces lignes d’une beauté muette et pérenne, ouvrage du seizième siècle, bien que commencé plus tôt, était de style gothique, mais modéré, si l’on peut dire, par un instinct de prudence et d’harmonie qui tempérait les outrances les plus vulgaires de cette architecture. Le regard ne se lassait pas de contempler, des heures durant, cet index de pierre, pointé vers le ciel ; ce n’était pas une de ces tours dont la flèche s’amenuise au point de se briser, une de ces tours plus grêles qu’élancées, maniérées, comme des mijaurées serrant trop leur corset ; elle était massive sans rien perdre de sa grandeur spirituelle et s’élevait comme une forteresse jusqu’aux deuxièmes galeries, élégantes balustrades, et de là, s’élançait en une pyramide à la pente gracieuse, aux mesures et proportions inimitables. Tel un faisceau de muscles et de nerfs, la pierre enlacée à la pierre s’élevait vers les hauteurs en des prouesses dignes d’équilibristes et, tour de force prodigieux, sur une pointe de calcaire se maintenait, comme aimantée, une grosse boule de bronze doré, avec au-dessus une autre boule plus petite, elle-même surmontée d’une croix de fer qui s’achevait en paratonnerre. »

La Regenta. Excipit.

« Celedonio sintió un deseo miserable, una perversión de la perversión de su lascivia: y por gozar un placer extraño, o por probar si lo gozaba, inclinó el rostro asqueroso sobre el de la Regenta y le besó los labios.
Ana volvió a la vida rasgando las nieblas de un delirio que le causaba náuseas.
Había creído sentir sobre la boca el vientre viscoso y frío de un sapo. »

La Régente. Excipit.

« Celedonio éprouva un désir ignoble, une perversion de sa perversion lascive: pour jouir d’un plaisir nouveau ou pour voir s’il en tirerait jouissance, il pencha son visage répugnant sur celui de la régente et baisa ses lèvres.
Ana revint à la vie, déchirant les brumes d’un délire qui lui donnait la nausée.
Elle avait cru sentir sur sa bouche le ventre froid et visqueux d’un crapaud. »

Paul Preston II

Le colonel Antonio Vallejo-Nágera (1889-1960) dirigea les Services Psychiatriques de l’armée franquiste et créa le 23 août 1938 avec l’accord du général Franco le Cabinet d’investigations psychologiques (Gabinete de Investigaciones Psicológicas). Cet organisme n’avait pas d’autre précédent que L’Ahnenerbe (ou plus exactement Ahnenerbe Forschungs und Lehrgemeinschaft, c’est-à-dire la Société pour la recherche et l’enseignement sur l’héritage ancestral ), institut de recherches pluridisciplinaire nazi, créé par Heinrich Himmler, Herman Wirth et Walther Darré le 1er juillet 1935. On surnomme parfois Vallejo-Nágera, qui sera aussi professeur de psychiatrie à l’Université de Madrid de 1947 à 1959, le “Mengele espagnol”.

Paul Preston. Une guerre d’extermination. Espagne, 1936-1945 (The Spanish : Inquisition and Extermination in Twentieth-Century Spain, 2012). Éditions Tallandier. Collection Texto. 2019. Pages 779-781.

” En 1943, plus de dix mille enfants sont placés dans des orphelinats religieux. La justification de cette politique est fournie par le chef des services psychiatriques de l’armée rebelle, le commandant Antonio Vallejo-Nágera.

Obsédé par un besoin de pureté raciale, Vallejo a écrit en 1934 un livre défendant la castration des psychopathes. Membre du corps médical de l’armée, il a servi au Maroc et a passé du temps en Allemagne pendant la Première Guerre mondiale pour visiter les camps de prisonniers. Il a aussi rencontré les psychiatres allemands Ernst Kretschmer, Julius Schwalbe et Hans Walter Gruhle, dont le travail l’influence profondément. Pendant la guerre civile, il est nommé chef des services psychiatriques de l’armée rebelle. En août 1938, il demande à Franco la permission de créer le Laboratoire des enquêtes psychologiques. Deux semaines plus tard, il en reçoit l’autorisation. Son but est de pathologiser les idées de gauche. Pour le plus grand bonheur du haut commandement militaire, ses travaux fournissent des arguments « scientifiques » justifiant l’idée que les adversaires sont des sous-hommes, et il est promu colonel.

Vallejo est à la recherche des facteurs environnementaux qui favorisent “le gène rouge” et des liens entre marxisme et déficience mentale; cette quête prend la forme de tests psychologiques réalisés sur des prisonniers déjà épuisés et mentalement angoissés. Son équipe se compose de deux médecins, d’un criminologue et de deux conseillers scientifiques allemands. Ses cobayes sont des membres des Brigades internationales capturés à san Pedro de Cardeña et cinquante détenues républicaines de Málaga, dont trente ont été condamnées à mort. Partant du principe qu’elles sont dégénérées et donc enclines à la criminalité marxiste, il explique la “criminalité révolutionnaire féminine” en référence à la nature animale de la psyché féminine et la “nature sadique marquée” qui se donne libre cours quand les circonstances politiques permettent aux femmes de “satisfaire leurs appétits sexuels latents”.

Les théories de Vallejo sont utilisées pour justifier la séquestration d’enfants républicains et sont rassemblées dans un livre intitulé Eugénisme de l’hispanité et régénération de la race (Burgos, Talleres gráficos El Noticiero, 1937). Plus écologique que biologique ce racisme eugéniste postule qu’une race est constituée par une série de valeurs culturelles. En Espagne, ces valeurs, bases indispensables de la santé nationale, sont hiérarchiques, militaires et patriotiques. Tout ce que la République et la gauche représentent leur est hostile et doit donc être éradiqué. Obsédé par ce qu’il appelle “la tâche transcendante de purification de la race”, son modèle est l’Inquisition qui a autrefois protégé l’Espagne l’Espagne des doctrines nocives. Il préconise “une Inquisition modernisée, avec d’autres orientations, buts, moyens et une autre organisation; mais une Inquisition” tout de même. La santé de la race exige que ses enfants soient séparés de leur mère “rouge”.

L’application de ces théories est facilitée par les liens de Vallejo avec Franco (dont l’épouse, Carmen Polo, est une amie de sa femme) et avec la Phalange. Reprenant ses travaux sur les liens entre marxisme et déficience mentale, il consacre un livre à la psychopathologie de la guerre, qu’il dédie “en hommage respectueux et admiratif à l’impérial et invaincu Caudillo”. Vallejo a aussi un lien direct avec l’organisation du régime qui veille sur les orphelins de guerre, Auxilio social, par le biais de son ami le psychiatre Jesús Ercilla Ortega (1907-1984). Ami proche d’Onésimo Redondo, Ercilla est l’un des fondateurs des JONS (Juntas de Ofensiva Nacional-Sindicalista), membre du comité exécutif d’Auxilio social, il en est le conseiller médical et assure la liaison avec d’autres groupes. Après la guerre, Ercilla est nommé directeur médical de la clinique psychiatrique de San José, à Ciempozuelos, que dirige officiellement Vallejo Nágera. Franco lui-même est enthousiasmé par le travail d’Auxilio social avec les orphelins républicains, et y voit une contribution majeure à la “rédemption” à long terme des espagnols après leurs erreurs inspirées par la gauche. Un élément-clé du processus est la loi du 14 décembre 1941, qui légalise le changement de nom des orphelins républicains, des enfants de prisonniers incapables de veiller sur eux, et des bébés retirés (souvent par la force) à leur mère aussitôt après leur naissance en prison.”

Paul Preston I

J’ai passé plusieurs jours à lire un livre de l’historien anglais Paul Preston, professeur d’études contemporaines en espagnol à la London School of Economics, maintenant à la retraite: Une guerre d’extermination. Espagne, 1936-1945 (The Spanish : Inquisition and Extermination in Twentieth-Century Spain, 2012). Première édition Belin/ Humensis, 2016. En poche: Éditions Tallandier. Collection Texto, 2019. On remarquera la traduction du titre en français qui évite l’emploi du terme Holocauste utilisé en France seulement dans le cadre de l’extermination nazie.

Cette lecture a été très douloureuse car elle décrit dans le détail la terreur et les atrocités innombrables de la guerre civile espagnole.

L’historien anglais insiste sur l’idée d’une guerre d’extermination dans laquelle la violence de droite a débouché sur un plan d’élimination systématique des adversaires de gauche. Il montre ce que fut la réalité de la violence politique et de la guerre dans toute l’Espagne. Il met en lumière la violence profondément enracinée dans les rapports sociaux et dans les pratiques militaires, notamment celles ayant cours dans le Maroc colonisé par l’Espagne: viols systématiques, tortures, sadisme, mépris des cadavres, assassinat de femmes enceintes.

Néanmoins, il ne montre pas de complaisance pour les massacres perpétrées par les républicains. Ainsi, à Paracuellos de Jarama, par exemple, au nord-est de Madrid, 2 500 prisonniers politiques furent tués par les républicains entre le 7 novembre et le 4 décembre 1936.

“Pendant la guerre civile espagnole, près de 200 000 hommes et femmes périrent derrière les lignes de combats, victimes d’exécutions sommaires ou après un semblant de procès. Ils furent tués à la suite du coup d’État militaire des 17 et 18 juillet 1936 contre la seconde République. De plus, près de 200 000 hommes périrent sur les différents fronts. Un nombre inconnu d’hommes, de femmes et d’enfants furent tués par des bombardements et dans l’exode qui suivit l’occupation par les forces militaires de Franco. Après la victoire des rebelles, fin mars 1939, environ 20 000 Républicains furent exécutés dans toute l’Espagne. Bien d’autres moururent de maladie et de malnutrition dans des prisons surpeuplées et des camps de concentration aux conditions d’hygiène déplorables. Certains succombèrent au travail forcé dans des bataillons de travail. Plus d’un demi-million de réfugiés furent contraints à l’exil et nombre d’entre eux moururent dans les camps français. Dans le maelström du passage de la frontière puis de l’internement improvisé en France, pas moins de 14 000 civils et militaires espagnols périrent des suites de blessures de guerre, mais aussi de malnutrition et de maladie, pour l’essentiel dans les premières semaines de la Retirada. Plusieurs milliers furent tués au travail dans les camps nazis.” (Prologue, page 9)

Ludmila Oulitskaïa

Ludmila Oulitskaïa.

Le Nouvel Observateur, 25/02/2022

Ludmila Oulitskaïa contre la guerre en Ukraine : « Le destin du pays est dirigé par la folie d’un seul homme »

Aujourd’hui, 24 février 2022, la guerre a éclaté. Je pensais que ma génération, celle qui est née pendant la Seconde Guerre mondiale, avait de la chance, et que nous allions vivre sans avoir connu de guerre jusqu’à notre mort qui serait, comme promis dans les Évangiles, « paisible, sans douleur et sans reproche ». Mais non. On dirait bien que ce ne sera pas le cas. Et nul ne sait à quoi vont aboutir les événements de cette journée dramatique.

Le destin du pays est dirigé par la folie d’un seul homme et de ses complices dévoués. On ne peut que faire des suppositions sur ce que les manuels d’histoire en diront dans cinquante ans. De la douleur, de la peur, de la honte – voilà les sentiments que l’on éprouve aujourd’hui.

De la douleur, parce que la guerre s’en prend au vivant, à l’herbe et aux arbres, aux animaux et à leur descendance, aux êtres humains et à leurs enfants.

De la peur, parce qu’il existe chez tous les êtres vivants un instinct de conservation biologique qui les pousse à protéger leur vie et celle de leur descendance.

De la honte, parce que la responsabilité des dirigeants de notre pays dans le développement de cette situation pouvant entraîner d’immenses malheurs pour toute l’humanité est évidente.

Cette responsabilité, nous la partageons tous nous aussi, qui sommes contemporains de ces événements dramatiques et qui n’avons pas su les prévoir ni les arrêter. Il faut absolument stopper cette guerre qui se déchaîne de plus en plus à chaque minute qui passe, et résister à la propagande mensongère dont tous les médias inondent notre population.

(Texte traduit du russe par Sophie Benech)

Ce n’était que la peste. Scénario. Traduction: Sophie Benech. Hors série Littérature, Gallimard, 2021.
Moscou, 1939. Le biologiste Rudolf Mayer a parcouru plus de huit cents kilomètres pour présenter aux autorités ses recherches sur une souche hautement virulente de la peste. Ce n’est qu’après cette réunion qu’il comprend qu’il a été contaminé, et que toutes les personnes qu’il a croisées peuvent l’être également.
La police soviétique déploie alors un très efficace plan de mise en quarantaine. Mais en ces années de Grandes Purges, une mise à l’isolement ressemble à une arrestation politique, et les réactions des uns et des autres peuvent être surprenantes.
Ce texte date de 1988. Ludmila Oulitskaïa donne à voir ce qui peut se passer lorsqu’une épidémie éclate au cœur d’un régime totalitaire. Ce texte inédit a été découvert en Russie au printemps 2020.

(Site Gallimard)

Gabriel Boric – Vicente Huidobro

Gabriel Boric.

Gabriel Boric, 36 ans, est devenu hier officiellement le plus jeune président de l’histoire du Chili.
L’ancien leader étudiant, héritier de la révolte sociale de 2019, a fait de sa cérémonie d’investiture à Valparaíso, siège du Parlement, un symbole de son projet de changement en profondeur. Il a rendu hommage à l’ancien président Salvador Allende :
« Comme l’avait prédit Salvador Allende il y a presque cinquante ans, nous voici de nouveau, chers compatriotes, en train d’ouvrir de grandes avenues où passeront l’homme et la femme libres pour construire une société meilleure. Vive le Chili ! »
Son gouvernement est majoritairement composé de femmes (14 sur 24), notamment aux postes régaliens de l’intérieur, la défense ou des affaires étrangères. La moyenne d’âge est de 42 ans.
La tâche est immense et très difficile.

Le 11 septembre 1973, jour du coup d’état militaire, à 10h15, Salvador Allende fit à Radio Magallanes son dernier discours à la nation chilienne:

«Sigan ustedes sabiendo que, mucho más temprano que tarde, se abrirán las grandes alamedas por donde pase el hombre libre para construir una sociedad.  ¡Viva Chile, viva el pueblo, vivan los trabajadores!»

Il se suicida quelques heures plus tard.

https://twitter.com/Presidencia_cl/status/1502441779479543808

Gabriel Boric a cité dans son discours un vers du grand poète chilien, Vicente Huidobro (1893-1948) , un des quatre grands de la poésie chilienne du XX ème siècle (avec Pablo Neruda, Gabriela Mistral et Pablo de Rokha), le fondateur du “Créationnisme”: ” el adjetivo, cuando no da vida, mata.”

Vicente Huidobro (Pablo Picasso) 1921. Biblioteca Nacional de Chile.

Arte poética (Vicente Huidobro)

Que el verso sea como una llave
que abra mil puertas.
Una hoja cae; algo pasa volando;
cuanto miren los ojos creado sea,
y el alma del oyente quede temblando.

Inventa mundos nuevos y cuida tu palabra;
el adjetivo, cuando no da vida, mata.
Estamos en el ciclo de los nervios.
El músculo cuelga,
como recuerdo, en los museos;
mas no por eso tenemos menos fuerza :
el vigor verdadero reside en la cabeza.

Por qué cantáis la rosa, ¡ oh Poetas !
hacedla florecer en el poema;
sólo para nosotros
viven todas las cosas bajo el Sol.

El poeta es un pequeño Dios.

El espejo de agua, 1916.

Vicente Huidobro.

Luis Cernuda

1936

Recuérdalo tú y recuérdalo a otros,
Cuando asqueados de la bajeza humana,
Cuando iracundos de la dureza humana:
Este hombre solo, este acto solo, esta fe sola.
Recuérdalo tú y recúerdalo a otros.

En 1961 y en ciudad extraña,
Más de un cuarto de siglo
Después. Trivial la circunstancia,
Forzado tú a pública lectura,
Por ella con aquel hombre conversaste:
Un antiguo soldado
En la Brigada Lincoln.

Veinticinco años hace, este hombre,
Sin conocer tu tierra, para él lejana
Y extraña toda, escogió ir a ella
Y en ella, si la ocasión llegaba, decidió apostar su vida,
Juzgando que la causa allá puesta al tablero
Entonces, digna era
de luchar por la fe que su vida llenaba.

Que aquella causa aparezca perdida,
Nada importa;
Que tantos otros, pretendiendo fe en ella
Sólo atendieran a ellos mismos,
Importa menos.
Lo que importa y nos basta es la fe de uno.

Por eso otra vez hoy la causa te aparece
Como en aquellos días:
Noble y tan digna de luchar por ella.
Y su fe, la fe aquella, él la ha mantenido
A tráves de los años, la derrota,
Cuando todo parece traicionarla.
Mas esa fe, te dices, es lo que sólo importa.

Gracias, Compañero, gracias
Por el ejemplo. Gracias porque me dices
que el hombre es noble.
Nada importa que tan pocos lo sean:
Uno, uno tan sólo basta
Como testigo irrefutable
de toda la nobleza humana.

Desolación de la químera. Joaquín Mortiz, México, 1962.

Luis Cernuda séjourne à San Francisco en 1961-1962. Il donne des cours à l’Université de Californie et récite ses poèmes en public. Á la fin d’une de ces séances au San Francisco State College, un ancien brigadiste est venu le saluer.

Il a commencé à écrire ce poème à San Francisco en décembre 1961 et il le termine en avril 1962. Fatigué et triste, il meurt le 5 novembre 1963 (à 61 ans) à Mexico.

La Brigade Abraham Lincoln ou XVe Brigade internationale a été constituée par des volontaires des États-Unis qui ont servi dans la guerre civile espagnole dans les Brigades internationales.

Luis García Montero évoque aujourd’hui ce poème dans un article de Infolibre: Buen momento para volver a ver Maixabel.

https://www.infolibre.es/opinion/columnas/verso-libre/buen-momento-volver-ver-maixabel_129_1219832.html

Edith Bruck

Cette semaine, j’ai acheté les trois livres disponibles d’Edith Bruck :

Edith Bruck, Le pain perdu. Traduction: René de Ceccatty. Éditions du sous-sol.

Edith Bruck, Pourquoi aurais-je survécu ? Choix de textes, traduction de l’italien et préface de René de Ceccatty. Rivages poche, collection « Petite Bibliothèque ».

Edith Bruck, Qui t’aime ainsi (Chi ti ama cosi). Traduction: Patricia Amardeil. Points.

Edith Steinschreiber est née le 3 mai 1931 dans un petit village de Hongrie, Tiszabercel. Elle fait partie d’une famille juive pauvre de huit enfants. Á l’aube du 8 avril 1944, on l’emmène avec sa famille dans le ghetto de Sátoraljaújhely. Le 23 mai, ils sont déportés au camp d’Auschwitz. Elle est séparée de ses parents et de son frère Laci. Elle ne les verra plus. Elle se retrouve avec sa soeur Eliz, 16 ans, en transit à Birkenau. Son numéro: 11152. Elles sont transférées au camp de Kaufering, une annexe de Dachau, puis dans le camp de Landsberg, et ensuite à Dachau et à Christianstadt. Elles arrivent enfin après une “marche de la mort” à Bergen-Balsen. Elle pèse alors 25 kilos. Les deux soeurs survivent jusqu’à l’arrivée des Américains. 430 000 juifs hongrois furent déportés à Auschwitz entre le 16 mai et le 9 juillet 1944.

Edith revient en Hongrie, retrouve les survivants de sa famille, puis part en Tchécoslovaquie. Elle se rend en Israël où elle retrouve deux de ses soeurs et son frère. Elle y vit difficilement. Elle se marie trois fois (elle porte successivement le nom de ses trois premiers maris, Grün, Roth, Bruck). Elle finit par quitter Israël en 1952. Elle rejette toute discipline et refuse de faire le service militaire. Elle devient danseuse et chanteuse et finit par s’établir en Italie. Elle épouse le poète et cinéaste Nelo Risi (1920-2015), frère du réalisateur Dino Risi (1916-2008). Il sera son mari pendant soixante ans. Elle a traduit en italien de nombreux écrivains hongrois (Attila József, Miklós Radnóti, Gyula Illyés, Ruth Feldman). Elle a aussi travaillé comme scénariste et réalisatrice pour la RAI.

Elle publie Qui t’aime ainsi (1959) en Italie, puis Lettre à ma mère (Lettera alla madre, 1988) et Signora Auschwitz (Signora Auschwitz: il dono della parola, 1999) qui forment une trilogie. En 2021, Le pain perdu connaît un grand succès. Le livre reçoit le prix Strega Giovani et le prix Viareggio. Il se termine par une Lettre à Dieu. Cela lui vaut une visite du pape François à son domicile le 20 février 2021.

René de Ceccaty a choisi avec Edith Bruck les poèmes de Pourquoi aurais-je survécu? Ils sont précis, sobres, presque secs. Ils apparaissent par ordre chronologique sauf les quatre premiers que je reproduis ici.

Pendant ce temps, ici, en France, un certain Z. crache son venin à la radio et sur les plateaux de télévision.

Pourquoi aurais-je survécu

Pourquoi aurais-je survécu
sinon pour représenter
les fautes, surtout
aux personnes proches ?
De tant de fautes qu’elle auront
une, la plus grande, sera
le regret
d’avoir fait du mal,
à moi qui ait tant supporté.
Avec moi qui suis différente
des autres et qui porte en moi
six millions de morts
qui parlent ma langue
qui demandent à l’homme de se souvenir
à l’homme qui a si peu de mémoire.
Pourquoi aurais-je survécu
sinon pour témoigner
avec toute ma vie
avec chacun de mes gestes
avec chacune de mes paroles
avec chacun de mes regards.
Et quand se terminera
cette mission ?
Je suis lasse de ma
présence accusatrice,
le passé est une arme
à double tranchant
et je perds tout mon sang.
Quand viendra mon heure
je laisserai en héritage
peut-être un écho à l’homme
qui oublie et continue et recommence…

Nous

Pour nous les survivants
c’est un miracle chaque jour
si nous aimons, nous aimons dur
comme si la personne aimée
pouvait disparaître d’un moment à l’autre
et nous aussi.

Pour nous les survivants
le ciel ou est très beau
ou est très laid, les demi-mesures
les nuances
sont interdites.

Avec nous les survivants
il faut se montrer précautionneux
parce qu’un simple regard de travers
ce qu’il y a de plus banal
va s’ajouter à d’autres terribles
et toute souffrance
fait partie d’une UNIQUE
qui palpite dans notre sang.

Nous ne sommes pas des gens normaux
nous avons survécu
pour les autres
à la place d’autres.
La vie que nous vivons pour nous rappeler
et nous nous rappelons pour vivre
n’est pas qu’à nous.
Laissez-nous…
Nous ne sommes pas seuls.

Après

Même les rares survivants
des camps nazis
s’en vont
et après ?
Qui pourra jamais
continuer
à témoigner
au nom de ceux qui ont vécu
l’indicible ?
Leurs enfants ?
Souvent ils ont été
épargnés par leurs parents.
Les petit-fils fuient presque
l’expérience de leurs grands-parents
pour vivre affranchis
de cette éternelle cage
de tamponnés chiffrés.
Et une fois nous disparus,
les mystificateurs
et les nouveaux haïsseurs,
les négationnistes
se multiplieront,
« Tu te rends compte,
ils nient déjà »,
me disait Primo Levi,
« avec nous encore en vie ! »
je m’en suis rendu compte oui,
plus que jamais aujourd’hui !

Une promenade avec Primo Levi

Pour toi si piémontais
pour tes pas presque de clandestin
pour tes yeux éblouis par tant de lumière
comme du prisonnier qui vient d’être libéré
Rome était une ville trop ensoleillée.

« Il y a une atmosphère de vacances, de fête, de marché »,
me disais-tu, de tes lèvres serrées et incrédules,
jetant un regard scrutateur et furtif
sur les vitrines tentatrices que tu t’interdisais,
Pourquoi Primo ?

La normalité désirée
ne nous est plus possible
dans la maison, dans la rue, avec les amis
les épouses, les maris, les amants –
une existence a été marquée
qui peut finir aussi au pied d’un escalier
comme la tienne, quand tu as cédé
au clin d’œil du vieux malin
nous appauvrissant nous et tes innombrables lecteurs,
Pourquoi Primo ?

Ta figure tutélaire nous manque,
Nécessaire comme l’eau à l’assoiffé,
La prière au croyant,
La lumière au non-voyant.
Notre devoir est
De vivre et jamais de mourir !
Pourquoi Primo ?

Picasso l’étranger

Le mardi 14 décembre, visite de l’excellente exposition Picasso l’étranger au Musée de l’Histoire de l’immigration (4 novembre 2021 – 13 février 2022) avec mes amis Elizabeth et Patrick. Commissariat: Annie Cohen-Solal, assistée d’Elsa Rigaux. Voir Un étranger nommé Picasso, Paris, Fayard, 2021. Prix Femina essai 2021.

Palais de la Porte-Dorée (Albert Laprade 1883-1978). 1931. Dans le bonheur (Diadji Diop 1973), 2009.

Texte de présentation en ligne:

Comment, face aux aléas politiques du XX ème siècle, traversant deux guerres mondiales, une guerre civile et une guerre froide, au sein d’une Europe déchirée par les nationalismes et dans une France xénophobe qui l’accueille mal, Picasso impose-t-il au monde son œuvre magistrale ?
Pourquoi le 18 juin 1901 Picasso est-il « signalé comme anarchiste » à la Préfecture de police, quinze jours avant sa première exposition parisienne ? Pourquoi le 1 décembre 1914 près de sept cents peintures, dessins et autres œuvres de sa période cubiste sont-ils séquestrés par le gouvernement français pour une période qui dure près de dix ans ? D’où vient l’absence presque totale de ses tableaux dans les collections publiques du pays jusqu’en 1947 ? Comment expliquer, enfin, que Picasso ne soit jamais devenu citoyen français ? Si l’œuvre de l’artiste a suscité expositions, ouvrages et commentaires en progression exponentielle à la hauteur de son immense talent, la situation de Picasso « étranger » en France a paradoxalement été négligée. C’est cet angle inédit qui constitue l’objet de ce livre.

Pour l’éclairer, il faut exhumer des strates de documents ensevelis, retrouver des fonds d’archives inexploités, en rouvrir, un à un, tous les cartons, déplier chacune des enveloppes, déchiffrer les différentes écritures manuscrites. Alors tout s’organise autrement et le statut de l’artiste se révèle beaucoup plus complexe qu’on ne l’imaginait.

Un étranger nommé Picasso nous entraîne dans une enquête stupéfiante sur les pas de l’artiste surdoué, naviguant en grand stratège dans une France travaillée par ses propres tensions. On le voit imposer au monde son œuvre magistrale, construire ses propres réseaux et devenir un puissant vecteur de modernisation du pays. Un modèle à contempler et peut-être à suivre.

Robert Badinter – Pierre Masse

Extraits du discours prononcé par Robert Badinter lors de l’hommage rendu à Pierre Masse (1879-1942) par le Barreau de Paris le 19 mai 2009.
« Le statut des juifs frappa Pierre Masse, au coeur. Il avait grandi dans une famille où l’appartenance à la religion juive était en quelque sorte naturelle, comme le catholicisme pour une grande majorité de familles françaises. Mais à l’instar de nombreux notables israélites, Pierre Masse s’était déjudaïsé au long des années. Il était un bourgeois français et s’éprouvait tel. Qu’avait-il de commun avec ces juifs immigrés, besogneux, écorchant le français qui fourmillaient dans les échoppes et les ateliers du Marais ? Et voici que d’un coup, après un siècle et demi, l’appartenance à la nation était rompue. Il se trouvait, lui, Maître Masse, rejeté à la limite de la communauté nationale, repoussé par la France à laquelle il avait tant donné de lui-même.

Un autre avocat juif, plus jeune, Lucien Vidal-Naquet, fils d’avocat, ancien secrétaire de la Conférence, confiait à son journal intime : « C’est ainsi que je ne suis plus qu’un demi citoyen sur le sol même où je suis né et où dorment les miens. C’est ainsi que j’ai perdu le droit d’exercer la profession qui fut celle de mon père, et que demain se posera pour mes enfants la question de savoir à quelle activité ils auront le droit de se livrer. Je ressens comme Français l’injure qui m’est faite comme juif. J’étais si fier de mon pays ! ».

Pierre Masse, lui, écrivit au Maréchal Pétain la lettre fameuse que ceux qui la découvrent lisent toujours avec la même émotion (octobre 1940) :

« Monsieur le Maréchal,
J’ai lu le décret qui déclare que les Israélites ne peuvent plus être officiers, même ceux d’ascendance strictement française. Je vous serais obligé de me faire dire si je dois aller retirer leurs galons à mon frère, sous-lieutenant au 36ème régiment d’infanterie, tué à Douaumont en avril 1916, à mon gendre, sous-lieutenant au 14ème régiment de dragons, tué en Belgique en mai 1940; à mon neveu J.-P. Masse, lieutenant au 3ème colonial, tué à Rethel en mai 1940 ?

Puis-je laisser à mon frère la médaille militaire, gagnée à Neuville-Saint-Vaast, avec laquelle je l’ai enseveli ?

Mon fils Jacques, sous-lieutenant au 62ème bataillon de chasseurs alpins, blessé à Soupir en juin 1940, peut-il conserver son galon ?

Suis-je enfin assuré qu’on ne retirera pas rétroactivement la médaille de Sainte-Hélène à mon arrière-grand-père ? Je tiens à me conformer aux lois de mon pays, même quand elles sont dictées par l’envahisseur.

Veuillez agréer, Monsieur le Maréchal, les assurances de mon profond respect.
Pierre Masse
Ancien Capitaine au 36ème RI
Officier de la Légion honneur, Croix de guerre
Ancien sous-secrétaire d’État à la Justice militaire »

Au sursaut du soldat outragé allait succéder celui du républicain humilié. En février 1941, Pierre Masse reçut une circulaire demandant à tout sénateur de faire savoir s’il était de famille juive, ce qui entraînait la déchéance de tout mandat électif.
Pierre Masse adressa sa réponse directement au Maréchal Pétain :
« Monsieur le Maréchal,
Mon premier mouvement a été de ne pas faire réponse : il n’y a pas de « juifs » au Sénat. Ne font partie de cette Assemblée que des citoyens français, quelle que soit leur religion, élus par un collège électoral français, conformément à une Constitution qui n’a pas été abrogée sur ce point.

J’ai décidé cependant de répondre, par déférence pour le gouvernement dont vous êtes le chef.
Mes deux grands-pères étaient de religion israélite.
L’un, Bâtonnier de l’Ordre des avocats de Strasbourg en 1870, a tout abandonné propriétés familiales et sa situation pour rester français; l’autre a été, il y a un siècle, maire de la Commune de l’Hérault que je représente depuis 34 ans au Conseil général. Leurs femmes appartenaient à la même religion.

J’élève contre la loi du 3 octobre 1940 la protestation la plus formelle.
D’ascendance strictement française dans toutes les branches et aussi loin que je puis remonter, officier d’infanterie, titulaire de citations qui ont toutes été gagnées en avant des lignes françaises, ancien chef de la Justice militaire à une époque où les gens de la 5ème Colonne étaient envoyés aux fossés de Vincennes, ayant parmi mes parents les plus proches quatre officiers tués à l’ennemi, membre du Conseil de mon Ordre, régulièrement élu Sénateur par mes compatriotes de l’Hérault, je n’accepte pas d’être traité en Français de la 2ème catégorie.

Croyez que je regrette, m’adressant à vous, d’avoir à m’exprimer avec cette fermeté. Je n’oublie pas la déférence que je vous dois, ni que j’ai eu l’honneur de siéger avec vous au Comité de guerre en 1917.

Veuillez agréer, Monsieur le Maréchal, l’assurance de ma respectueuse considération ».
….
Le 13 décembre 1941, Pierre Masse fut soudainement transféré de Drancy à l’École militaire avec d’autres personnalités juives. On leur fit croire qu’ils allaient être fusillés à titre de représailles pour des attentats commis à Paris. Dans ces circonstances dramatiques, Pierre Masse écrivit deux lettres, l’une adressée à sa femme, l’autre au Bâtonnier de Paris.

Il faut en ce moment solennel, ici au Palais de justice en rappeler les termes :
« Monsieur le Bâtonnier,
Je suis appelé. Je vais probablement mourir. Je suis venu ici comme avocat. Je mourrai, j’espère dignement, pour ma Patrie, ma Foi et mon Ordre.

Dites à mes confrères que je les remercie des honneurs qui ont accompagné ma vie professionnelle.
J’en emporte une juste fierté.
Je vous recommande mon fils.
Je finirai en soldat de la France et du droit que j’ai toujours été.
Bien vôtre, en toute amitié et en déférent respect.
Pierre Masse »
Ce témoignage d’un attachement passionné à la profession d’avocat, d’autres confrères parmi lesquels de nombreux juifs l’ont exprimé aussi aux heures ultimes de leur vie avant d’être fusillés ou déportés. Ces lettres constituent l’hommage le plus précieux qui ai jamais été rendu à la profession d’avocat. »

Jean Weill, Théodore Valensi, Maurice Azoulay, Albert Ulmo, Gaston Crémieux, Edmond Bloch et Pierre Masse. Drancy, 1941.