Michel Serres 1930 – 2019

Michel Serres en 2010 lors d’une promenade sur les bords de la Garonne à Agen.

Le philosophe et académicien Michel Serres est décédé à Vincennes le samedi 1 juin à 88 ans. Il était né le 1 septembre 1930 à Agen. Ecrivain et historien des sciences, passionné par l’écologie et l’éducation, ce membre de l’Académie française s’est intéressé à toutes les formes du savoir, scientifique comme littéraire, anticipant les bouleversements liés aux nouvelles technologies de la communication.

Je ne connais pas trop ses textes. je n’ai dû lire que certains articles de lui. Manuel, mon fils, a insisté sur l’importance de ses ouvrages qui font autorité en matière d’histoire des sciences, de philosophie des sciences et d’épistémologie. En 1968, il avait soutenu une thèse de doctorat de lettres, intitulée Le Système de Leibniz et ses modèles mathématiques (Paris, Presses universitaires de France ; réédition en 1982). En 1977, il avait publié La Naissance de la physique dans le texte de Lucrèce (Paris, Éditions de Minuit). Ce livre présente le De rerum natura de Lucrèce, philosophe latin, comme un ouvrage scientifique, à l’encontre de sa lecture habituelle comme poème métaphysique.

Robert Maggiori a publié un bel article nécrologique dans Libération: Mort de Michel Serres, penseur de la nature. Il rappelle l’article que ce dernier avait écrit pour le “Libé des philosophes” le 18 novembre 2009: «Je connais pas mal de Michel Serres: j’appartiens à ce groupe, comme à celui des gens qui sont nés en Lot-et-Garonne. Bref, sur ma carte d’identité, rien ne dit mon identité, mais plusieurs appartenances. Deux autres y figurent: les gens qui mesurent 1,80 m, et ceux de la nation française. Confondre l’identité et l’appartenance est une faute de logique, réglée par les mathématiciens. Ou vous dites “a est a”, “je suis je”, et voilà l’identité; ou vous dites “a appartient à telle collection”, et voilà l’appartenance. Cette erreur expose à dire n’importe quoi. Mais elle se double d’un crime politique: le racisme. Dire, en effet, de tel ou tel qu’il est noir ou juif ou femme est une phrase raciste parce qu’elle confond l’appartenance et l’identité. Je ne suis pas français ou gascon, mais j’appartiens aux groupes de ceux qui portent dans leur poche une carte rédigée dans la même langue que la mienne et de ceux qui, parfois, rêvent en occitan. Réduire quelqu’un à une seule de ses appartenances peut le condamner à la persécution. Or cette erreur, or cette injure nous les commettons quand nous disons: identité religieuse, culturelle, nationale… Non, il s’agit d’appartenances. Qui suis-je, alors? Je suis je, voilà tout; je suis aussi la somme de mes appartenances que je ne connaîtrai qu’à ma mort, car tout progrès consiste à entrer dans un nouveau groupe: ceux qui parlent turc, si j’apprends cette langue, ceux qui savent réparer une mobylette ou cuire les œufs durs, etc. Identité nationale: erreur et délit.»

Libé des philosophes, 19 novembre 2009.

Friedrich Nietzsche

Portrait de Friedrich Nietzsche (Edvard Munch). 1906. Stockholm, Galerie Thiel.

Aurore. Réflexions sur les préjugés moraux, 1881. Traduction Henri Albert. Mercure de France, 1901.

Avant-propos.

— En fin de compte cependant: pourquoi nous faut-il dire si haut et avec une telle ardeur, ce que nous sommes, ce que nous voulons et ce que nous ne voulons pas? Regardons cela plus froidement et plus sagement, de plus loin et de plus haut, disons-le comme cela peut être dit entre nous, à voix si basse que le monde entier ne l’entend pas, que le monde entier ne nous entend pas! Avant tout, disons-le lentement… Cette préface arrive tardivement, mais non trop tard; qu’importent, en somme, cinq ou six ans! Un tel livre et un tel problème n’ont nulle hâte; et nous sommes, de plus, amis du lento, moi tout aussi bien que mon livre. Ce n’est pas en vain que l’on a été philologue, on l’est peut-être encore. Philologue, cela veut dire maître de la lente lecture: on finit même par écrire lentement. Maintenant ce n’est pas seulement conforme à mon habitude, c’est aussi mon goût qui est ainsi fait, — un goût malicieux peut-être? — Ne rien écrire d’autre que ce qui pourrait désespérer l’espèce d’hommes qui «se hâte». Car la philologie est cet art vénérable qui, de ses admirateurs, exige avant tout une chose, se tenir à l’écart, prendre du temps, devenir silencieux, devenir lent, — un art d’orfèvrerie, et une maîtrise d’orfèvre dans la connaissance du mot, un art qui demande un travail subtil et délicat, et qui ne réalise rien s’il ne s’applique avec lenteur. Mais c’est justement à cause de cela qu’il est aujourd’hui plus nécessaire que jamais, justement par là qu’il charme et séduit le plus, au milieu d’un âge du «travail»: je veux dire de la précipitation, de la hâte indécente qui s’échauffe et qui veut vite «en finir» de toute chose, même d’un livre, fût-il ancien ou nouveau. — Cet art lui-même n’en finit pas facilement avec quoi que ce soit, il enseigne à bien lire, c’est-à-dire lentement, avec profondeur, égards et précautions, avec des arrière-pensées, des portes ouvertes, avec des doigts et des yeux délicats… Amis patients, ce livre ne souhaite pour lui que des lecteurs et des philologues parfaits: apprenez à me bien lire! —

Automne 1886.

Arthur Schopenhauer

Arthur Schopenhauer v. 1852.

La parabole du hérisson a été reprise entre autres par Sigmund Freud et Luis Cernuda:

Arthur Schopenhauer, Parerga et Paralipomena (Suppléments et omissions), 1851.

«Par une froide journée d’hiver un troupeau de porcs-épics s’était mis en groupe serré pour se garantir mutuellement contre la gelée par leur propre chaleur. Mais tout aussitôt ils ressentirent les atteintes de leurs piquants, ce qui les fit s’écarter les uns des autres. Quand le besoin de se réchauffer les eut rapprochés de nouveau, le même inconvénient se renouvela, de sorte qu’ils étaient ballottés de çà et de là entre les deux maux jusqu’à ce qu’ils eussent fini par trouver une distance moyenne qui leur rendît la situation supportable. Ainsi, le besoin de société, né du vide et de la monotonie de leur vie intérieure, pousse les hommes les uns vers les autres ; mais leurs nombreuses manières d’être antipathiques et leurs insupportables défauts les dispersent de nouveau. La distance moyenne qu’ils finissent par découvrir et à laquelle la vie en commun devient possible, c’est la politesse et les belles manières. En Angleterre on crie à celui qui ne se tient pas à cette distance: Keep your distance! Par ce moyen le besoin de se réchauffer n’est, à la vérité, satisfait qu’à moitié, mais, en revanche, on ne ressent pas la blessure des piquants. Cependant celui qui possède assez de chaleur intérieure propre préfère rester en dehors de la société pour ne pas éprouver de désagréments, ni en causer. »

Sigmund Freud, Psychologie collective et analyse du moi, 1921, dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1963.

« Un jour d’hiver glacial, les porcs-épics d’un troupeau se serrèrent les uns contre les autres, afin de se protéger contre le froid par la chaleur réciproque. Mais, douloureusement gênés par les piquants, ils ne tardèrent pas à s’écarter de nouveau les uns des autres. Obligés de se rapprocher de nouveau, en raison d’un froid persistant, ils éprouvèrent une fois de plus l’action désagréable des piquants, et ces alternatives de rapprochement et d’éloignement durèrent jusqu’à ce qu’ils aient trouvé une distance convenable où ils se sentirent à l’abri des maux ».

Luis Cernuda, Introduction à Donde habite el olvido (1932-1933) Publié en 1934.

« Como los erizos, ya sabéis, los hombres un día sintieron su frío. Y quisieron compartirlo. Entonces inventaron el amor. El resultado fue, ya sabéis, como en los erizos.
¿Qué queda de las alegrías y penas del amor cuando éste desaparece? Nada, o peor que nada; queda el recuerdo de un olvido. Y menos mal cuando no lo punza la sombra de aquellas espinas; de aquellas espinas, ya sabéis.
Las siguientes páginas son el recuerdo de un olvido.

Luis Cernuda.

Pierre Laborie 1936 -2017

Pierre Laborie

Pierre Laborie, Penser l’événement 1940-1945.

Édition de Jean-Marie Guillon et Cécile Vast Première édition
Collection Folio histoire (n° 285), Gallimard. Parution : 16-05-2019

L’historien Pierre Laborie est né le 4 janvier 1936 à Bagnac-sur-Célé. Il est décédé à Cahors le 16 mai 2017. Ce fils d’un paysan et d’une postière fait ses études au lycée d’Aurillac avant de devenir professeur de lycée, puis d’école normale à Cahors.
Professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université Toulouse II-Le Mirail et directeur d’études à l’EHESS, c’est un historien spécialiste de l’opinion publique sous le régime de Vichy.

1978-1998 Carrière universitaire à Toulouse.

1980 Résistants, Vichyssois et Autres (CNRS éd.).

1990 L’Opinion française sous Vichy (Seuil).

1998 Directeur d’études à l’EHESS.

2001 Les Français des années troubles (Desclée de Brouwer ; Seuil, 2003).

2011 Le Chagrin et le venin (Bayard).

Epigraphe de Penser l’événement:

“Les mots aident à résister, à refuser, à faire reculer les ensevelissements de la mort.

Pour Jacqueline. En mémoire. Pour mémoire. Janvier 2017.”

(Merci à N.R.)

Présentation du livre sur le site Gallimard:

“L’événement que l’historien Pierre Laborie nous aide à penser est celui, majeur, de Vichy, de l’Occupation et de la Résistance, tel que les Français l’ont vécu au jour le jour, sans savoir ce que seraient les lendemains. Pour ce faire, il convient de se débarrasser au préalable d’innombrables idées fausses induites par les usages politiques et mémoriels de cette période et qui, à force d’être répétées, ont pris valeur d’évidences.
Les mots de Pierre Laborie, forgés pour étudier l’opinion publique et les comportements des années 1930 et 1940, appartiennent désormais au langage commun des historiens : ambivalence, mental-émotionnel collectif, penser-double, non-consentement. Ils aident à retrouver les clés, les gestes, les paroles, les masques, les silences, les non-dits, l’implicite des expériences du temps perdu et dispersé des années «troubles».
«Il y a des mots qui font vivre», écrivait Paul Éluard. Tel est bien le cas de ceux de Pierre Laborie, convaincu que «l’Histoire s’efforce, au-delà de la fragilité des émotions, de tisser quelques-uns des fils qui transmettent l’expérience pour que l’héritage serve à un dialogue de raison, qui font des fidélités maintenues une volonté de dépassement du néant».

La Tondue de Chartres

Femme tondue pour avoir eu un enfant d’un soldat allemand. Chartres, rue Collin-d’Harleville, 16 août 1944. (Robert Capa)

J’ai lu le livre La tondue, 1944-1947 (Vendémiaire, 2011). Les auteurs, Philippe Frétigné (facteur de clavecins à Chartres) et Gérard Leray (professeur d’histoire-géographie), ont longtemps travaillé sur l’histoire de la Libération de Chartres.
Le point de départ du livre c’est une des photographies les plus connues de la Libération. La Tondue de Chartres a été prise le 16 août 1944, rue du Cheval-Blanc à Chartres, par Robert Capa (pseudonyme d’Endre Ernő Friedmann 1913-1954). Ce photographe a couvert cinq conflits en dix-huit ans. Il est mort le 25 mai 1954 pendant la guerre d’Indochine en sautant sur une mine.
Simone Touzeau, vingt-trois ans, a été tondue et marquée au front par un fer rouge. Elle s’avance dans les rues de Chartres, tenant dans ses bras un bébé. La foule qui l’accompagne est à la fois curieuse et hostile. Cette femme est exhibée avec sa famille dans les rues parce qu’elle a eu cet enfant d’un soldat allemand. Mais, quelques jours plus tard, elle est aussi soupçonnée d’être à l’origine d’une rafle. Dans la nuit du 24 au 25 février 1943, cinq chefs de famille de son voisinage avaient été arrêtés par la police de sûreté allemande et accusés d’avoir écouté la BBC. Quatre seront déportés au camp de concentration de Mauthausen. Deux d’entre eux, Fernand Guilbault et Edouard Babouin, n’en reviendront pas.
L’accusation n’était pas fondée, mais Simone Touseau avait été embauchée comme secrétaire-interprète par l’armée d’occupation en décembre 1942. C’était une adhérente du PPF de Jacques Doriot depuis 1943. Elle était aussi partie comme volontaire pour travailler en Allemagne de septembre à novembre 1943.
Sa mère et elle seront ensuite arrêtées, incarcérées à la prison de Chartres puis transférées au camp de Pithiviers. Elles seront traduites en justice au printemps 1945 pour « atteinte à la sûreté extérieure de l’État ». Elles risquaient la peine de mort. Toute la famille Touseau sera ostracisée ensuite par les Chartrains.
En 1946, Simone Touseau apprit la mort de son fiancé allemand, Erich Göz, tué près de Minsk le 8 juillet 1944 à 44 ans. Transférée à Fresnes, elle bénéficiera d’un classement sans suite et sera libérée le 29 novembre 1946. Le 8 mars 1947, elle sera condamnée à dix ans d’indignité nationale.
La responsable des dénonciations semble avoir été Ella Amerzin-Meyer ( née le 22 août 1911 ), une autre interprète de nationalité suisse, maîtresse du chef de la sécurité nazie locale. Elle s’enfuiera en Allemagne, sera retrouvée et condamnée aux travaux forcés à perpétuité. Mais le jugement sera ensuite annulé, car elle avait obtenu entre temps la nationalité allemande. Elle décédera le 20 janvier 2016 à 104 ans.
La pression du voisinage étant très forte, la famille Touseau déménagera à Saint-Arnoult-en-Yvelines, mais la rumeur finira par les rattraper. Simone Touzeau se mariera en 1954, aura deux autres enfants, puis mourra, dépressive et alcoolique, à l’Hôtel-Dieu de Chartres le 21 février 1966 à 44 ans.
L’enfant de la photo ( née le 23 mai 1944 ) est toujours vivant mais souhaite rester anonyme. Convaincu de l’innocence de sa famille dans la rafle de 1943 et désireux de protéger ses proches, il a brûlé toutes les lettres de ses parents.
Entre juin et décembre 1944, environ 20 000 femmes françaises ont subi l’humiliation de la tonte.

Bibliographie
Alain Brossat, Les Tondues, un carnaval moche, Paris, éditions Manya, janvier 1993. Réédition en 2008. Les Tondues, éditions Hachette.
Fabrice Virgili La France « virile ». Des femmes tondues à la Libération. Petite Bibliothèque Payot, 2004.

Paul Eluard (1895-1952) (Pablo Picasso) 1936.

Comprenne qui voudra ( Paul Eluard )

                 En ce temps là, pour ne pas châtier
                 les coupables, on maltraitait des filles.
                 On allait même jusqu’à les tondre.    

Comprenne qui voudra
Moi mon remords ce fut
La malheureuse qui resta
Sur le pavé
La victime raisonnable
À la robe déchirée
Au regard d’enfant perdue
Découronnée défigurée
Celle qui ressemble aux morts
Qui sont morts pour être aimés

Une fille faite pour un bouquet
Et couverte
Du noir crachat des ténèbres

Une fille galante
Comme une aurore de premier mai
La plus aimable bête

Souillée et qui n’a pas compris
Qu’elle est souillée
Une bête prise au piège
Des amateurs de beauté

Et ma mère la femme
Voudrait bien dorloter
Cette image idéale
De son malheur sur terre.

Texte initialement publié dans Les Lettres françaises du 2 décembre 1944

Au rendez-vous allemand, 1944.

Le 1er septembre 1969, Gabrielle Russier, jeune professeur agrégée de Lettres, mère de deux enfants et épouse divorcée (donc libre), se suicidait. Elle avait, dans l’après-Mai 68, entretenu une liaison avec l’un de ses élèves du Lycée Antoine de Saint-Exupéry de Marseille appelé aussi lycée Nord, Christian Rossi, (elle : 32 ans ; lui : 17 ans). Elle venait d’être condamnée à un an de prison avec sursis, sur plainte des parents de la ” victime ” pour détournement de mineur.

Le 22 septembre 1969 le nouveau Président de la République, Georges Pompidou ( élu le 15 juin précédent ) tenait sa première conférence de presse. À la fin de la conférence, le journaliste de Radio Monte-Carlo, Jean-Michel Royer, lui demanda ce qu’il pensait de ce fait-divers ” qui pose des problèmes de fond “.

Surpris par la question ou ému par le drame, le Chef de l’État répondit, en se ménageant de longs silences :
“Je ne vous dirai pas tout ce que j’ai pensé sur cette affaire. Ni même d’ailleurs ce que j’ai fait. Quant à ce que j’ai ressenti, comme beaucoup, eh bien,
Comprenne qui voudra !
Moi, mon remords, ce fut
la victime raisonnable
au regard d’enfant perdue,
celle qui ressemble aux morts
qui sont morts pour être aimés.
C’est de l’Éluard. Mesdames et Messieurs, je vous remercie “.

Paul Éluard, écrivit dans un tout autre contexte, celui de l’épuration ( et de la ” collaboration sentimentale ” de nombreuses Françaises avec des soldats allemands ). Georges Pompidou devait s’attendre à la question et avait préparé quelques vers de ce poème. L’intention était louable et l’émotion non feinte.

On a su, depuis, qu’il avait effectivement ordonné une enquête sur la responsabilité mêlée de l’Éducation nationale et de la Justice, et plus précisément sur le fait que le cas de Gabrielle Russier avait échappé aux mesures d’amnistie qui, traditionnellement, accompagnent toute nouvelle élection.

Charlotte Delbo (1913 -1985)

Paris V. Rue Lacépède n°33.

Prière aux vivants pour leur pardonner d’être vivants

Vous qui passez
bien habillés de tous vos muscles
un vêtement qui vous va bien
qui vous va mal
qui vous va à peu près
vous qui passez
animés d’une vie tumultueuse aux artères
et bien collée au squelette
d’un pas alerte sportif lourdaud
rieurs renfrognés, vous êtes beaux
si quelconques
si quelconquement tout le monde
tellement beaux d’être quelconques
diversement
avec cette vie qui vous empêche
de sentir votre buste qui suit la jambe
votre main au chapeau
votre main sur le cœur
la rotule qui roule doucement au genou
comment vous pardonner d’être vivants…
Vous qui passez
bien habillés de tous vos muscles
comment vous pardonner
ils sont morts tous
vous passez et vous buvez aux terrasses
vous êtes heureux elle vous aime
mauvaise humeur souci d’argent
comment comment
vous pardonner d’être vivants
comment comment
vous ferez-vous pardonner
par ceux-là qui sont morts
pour que vous passiez
bien habillés de tous vos muscles
que vous buviez aux terrasses
que vous soyez plus jeunes chaque printemps

Je vous en supplie
Faites quelque chose
Apprenez un pas
Une danse
Quelque chose qui vous justifie
Qui vous donne le droit
D’être habillés de votre peau de votre poil
Apprenez à marcher et à rire
Parce que ce serait trop bête
A la fin
Que tant soient morts
Et que vous viviez
Sans rien faire de votre vie.

Je reviens
d’au-delà de la connaissance
il faut maintenant désapprendre
je vois bien qu’autrement
je ne pourrais plus vivre.

Et puis
mieux vaut ne pas y croire
à ces histoires
de revenants
plus jamais vous ne dormirez
si jamais vous les croyez
ces spectres revenants
ces revenants
qui reviennent
sans pouvoir même expliquer comment.

Une connaissance inutile, 1970.

Charlotte Delbo (1913 – 1985)

Charlotte Delbo. Photo anthropométrique prise le 17 mars 1942 par le service de l’identité judiciaire

Charlotte Delbo est née le 10 août 1913 à Vigneux-sur-Seine. Elle est morte le 1er mars 1985 à Paris.
Issue d’une famille d’ouvriers italiens, elle adhère en 1932 aux Jeunesses communistes, puis en 1936 à l’Union des jeunes filles de France fondée par Danielle Casanova. A l’Université ouvrière, elle rencontre en 1934 son futur mari, le militant communiste Georges Dudach, formé à Moscou, qu’elle épouse en 1936.
Elle travaille avant la guerre comme assistante du metteur en scène Louis Jouvet. Pendant l’Occupation, après avoir hésité, elle part avec lui et la troupe de l’Athénée en Amérique du Sud en mai 1941. Elle revient à Paris le 15 novembre1941.
Elle s’engage alors dans la Résistance avec son mari. Ils font partie du «groupe Politzer», chargé de la publication des Lettres françaises dont Jacques Decour est le rédacteur en chef. Charlotte Delbo est chargée de l’écoute de Radio Londres et de Radio Moscou qu’elle prend en sténo ainsi que de la dactylographie des tracts et revues.
Charlotte Delbo et son mari sont arrêtés le 2 mars 1942 au 93 rue de la Faisanderie (16e arrondissement de Paris) par les Brigades spéciales,. Georges Dudach est fusillé au fort du Mont-Valérien le 23 mai 1942, à l’âge de 28 ans. Elle est déportée à Auschwitz par le convoi du 24 janvier 1943 parmi 230 femmes. Elle sera l’une des 49 rescapées de ce convoi.
Elle écrira des années plus tard son indispensable trilogie Auschwitz et après.
Aucun de nous ne reviendra (1965)
Une connaissance inutile (1970)
Mesure de nos jours (1971)

De 1965 à 1972, j’ai habité Vigneux-sur-Seine. Charlotte Delbo est enterré dans le même cimetière que mon père et ma seconde mère.

Ô vous qui savez…
Ô vous qui savez
saviez-vous que la faim fait briller les yeux que la soif les ternit
Ô vous qui savez
saviez-vous qu’on peut voir sa mère morte
et rester sans larmes
Ô vous qui savez
saviez-vous que le matin on veut mourir
que le soir on a peur
Ô vous qui savez
saviez-vous qu’un jour est plus qu’une année
une minute plus qu’une vie
Ô vous qui savez
saviez-vous que les jambes sont plus vulnérables que les yeux
les nerfs plus durs que les os
le cœur plus solide que l’acier
Saviez-vous que les pierres du chemin ne pleurent pas
qu’il n’y a qu’un mot pour l’épouvante
qu’un mot pour l’angoisse
Saviez-vous que la souffrance n’a pas de limite
l’horreur pas de frontière
Le saviez-vous
Vous qui savez.

Auschwitz et après : Aucun de nous ne reviendra (Editions de Minuit, 1970)

France Bloch-Sérazin (1913-1943)

J’ai lu avec grand intérêt France Bloch-Sérazin– Une femme en résistance (1913-1943) de l’historien Alain Quella-Villéger, publié par les Editions Les femmes, 296 pages, 18 €. C’est une enquête complète, précise et agréable à lire, malgré parfois quelques approximations et errata ici ou là. Les lettres sont particulièrement émouvantes.

La journaliste et romancière Ania Francos avait publié en 1978, aux éditions Stock, Il était des femmes dans la Résistance avec un beau portrait de France Bloch en couverture. Elle rendait hommage à cette grande résistante et s’interrogeait: «Je me demande pourquoi le parti a pratiquement sanctifié Danielle Casanova et n’a consacré que quelques petites brochures à France. Il est vrai que cette dernière ne dirigeait pas l’Union de jeunes femmes de France.»

France Bloch [France Bloch-Sérazin, après son mariage avec Frédéric Sérazin] est née le 21 février 1913 à Paris. C’était la fille de l’écrivain Jean-Richard Bloch (1884-1947) et de Marguerite Bloch, née Herzog (1886-1975). sa mère était la sœur de l’écrivain André Maurois (1885-1967). France Bloch avait un frère (Michel 1911-2000) et deux sœurs (Marianne 1909-2003 et Claude 1915-2009). Titulaire d’une licence de chimie générale en juin 1934, elle entra comme assistante au Service central de la Recherche scientifique de l’Institut de chimie, rue Pierre Curie à Paris, et poursuivit jusqu’à la guerre des travaux de recherche.

En mai 1939, elle épousa Frédéric Sérazin, ouvrier métallurgiste chez Hispano-Suiza depuis 1935 et militant communiste. Ils eurent un fils, Roland, en janvier 1940.

Cette militante communiste, résistante de la première heure, fut la chimiste de l’Organisation spéciale (OS) puis des Francs-tireurs et partisans. En effet, elle entra en 1941 dans un des premiers groupes FTPF, dirigé par Raymond Losserand (1903-1942), conseiller municipal communiste du XIVe arrondissement de Paris. Elle installa un laboratoire rudimentaire dans un logement de deux pièces, 1 avenue Debidour dans XIXe arrondissement et fabriqua des bombes et des explosifs qui furent utilisés dans la lutte armée. Elle était en liaison avec le groupe de l’Ouest, commandé par le colonel Fabien et le colonel Dumont. Le 16 mai 1942, elle fut arrêtée par la police française en raison de ses activités. Après de terribles interrogatoires, la torture et quatre mois de cellule, elle comparut devant un tribunal spécial allemand. Elle fut condamnée à la peine de mort comme dix-huit autres co-inculpés le 30 septembre 1942. Ces derniers furent immédiatement exécutés au stand de tir de Balard (XVe arr.). France Bloch fut déportée en Allemagne le 10 décembre 1942 et enfermée dans une forteresse à Lübeck Le 12 février 1943, elle fut guillotinée à Hambourg dans la cour de la maison d’arrêt, Elle n’avait pas encore trente ans.

Son mari fut arrêté en février 1940. Il s’évada deux fois, mais repris à chaque fois. Résistant en zone sud, il fut arrêté par la Milice et la Gestapo à Saint-Étienne (Loire) le 15 juin 1944, torturé et assassiné le même jour. Son cousin germain, Jean-Louis Wolkowitsch, né aussi en 1913, fut arrêté le même jour qu’elle et fusillé comme otage le 11 août 1942 au Mont-Valérien. Sa grand-mère, Louise Laure Bloch, raflée à Néris-les-Bains le 12 mai 1944, mourut à Auschwitz le 4 juin 1944.

Les survivants (Louis Aragon)

A Jean-Richard Bloch

J’ai rencontré portant ses yeux de porcelaine
Celle qui vit son coeur mis en mille morceaux
Et mon ami qui rêve à sa reine lointaine
Dont l’ombre fuit dans les ruisseaux

J’ai rencontré jouet de nos jours mécaniques
Cet autre qui revint pour ne plus retrouver
Son amour emporté par le vent tyrannique
Comme une lettre inachevée

J’ai rencontré l’amant la sœur le fils la mère
Celle qui se refuse à ne pas croire absent
L’enfant qui n’écrit plus et qui tourne en chimère
Á l’horizon couleur du sang

Ils vivent d’une vie étrange et machinale
Le silence est en eux quand ils parlent pourtant
Quel songe déplient-ils en ouvrant le journal
Ô saveur de cendre du temps

Ce que vous pourriez dire ils le savent d’avance
N’allez pas leur parler surtout des disparus
Nuir des propos polis et de la survivance
Voyez-les traverser la rue

Ils vont chez le coiffeur ou font cuire la soupe
Vous n’arriverez pas à les prendre en défaut
Vous n’arriverez pas à faire qu’ils se coupent
Ils font tous les gestes qu’il faut

Ils ont su de la mort qu’ils étaient deux au monde
Quelle force mon Dieu les peut donc habiter
Un bonheur divisé se pourrait-il qu’il fonde
Cette incroyable dignité

Miroir intérieur ma terrible mémoire
Á qui vit sans son coeur tout semble indifférent
Mais tout est différent quand à ce foyer noir
Le feu de la haine reprend

Car il faut la nommer l’inhumaine l’humaine
Sans qui nous ne pourrions ni vivre ni marcher
C’est la sainte vertu qui te porte la haine
Honte à qui s’en voudrait cacher

Cela vous fait frémir Vous n’avez à la bouche
Que les mots de l’amour Comment voulez-vous donc
Aujourd’hui sans objet que ces mots-là nous touchent
Pour un sacrilège pardon

L’amour nous le gardons à ceux-là qui partirent
Et dont la voix n’a plus d’écho que notre voix
Pardonner ce serait oublier leur martyre
Ce serait les tuer deux fois

                              

Sélinonte

Temple E.

Lors de notre voyage en Sicile et dans les Ïles Eoliennes, nous avons visité le mardi 6 juin 2017 le site de Sélinonte qui couvre 270 ha.

Cette prospère cité grecque occupait un magnifique endroit situé sur un promontoire entre grandes deux rivières aujourd’hui ensablées. Longée par la mer dans sa partie sud, elle abrite huit temples et une acropole qui se trouve au coeur de la nature (fleurs des champs, herbes aromatiques, espèce de céleri sauvage (selinon en grec) qui a donné son nom à la colonie grecque).

La ville aurait été fondée en 628 av.J.C. par des Grecs venant de Megara Hyblaea, colonie situé au nord de Syracuse. Ils étaient attirés par la fertilité de la région qui produisait en abondance le blé et l’ huile. La colonie prospéra pendant 200 ans. Lorsqu’elle s’allia avec Syracuse contre Carthage, Ségeste, sa rivale, demanda l’aide des Carthaginois et en 409 av.J.C., Hannibal de Giscon ( v 471 av. J.-C. – 406 av. J.-C.) lança son armée de plus de 100 000 hommes sur Sélinonte qui tomba en neuf jours. Environ 16 000 habitants furent massacrés et 5 000 vendus comme esclaves. 2 600 personnes se réfugièrent à Agrigente. La cité avait compté jusqu’à 30 000 habitants à son apogée.

La cité ne retrouva plus jamais sa grandeur. Elle se maintint encore vaille que vaille un siècle et demi, puis le site fut abandonné. Plus tard, les Byzantins puis les Arabes s’installèrent dans ses ruines. Les nombreux tremblements de terre achevèrent sa quasi-destruction. Elle fut redécouverte par un moine dominicain au XVI siècle. Des archéologues anglais, Samuel Angell et William Harris, firent des recherches en 1823 et mirent à jour les premières métopes. Les fouilles sont systématiques depuis 1950. Elles se poursuivent aujourd’hui.

Le site se compose de trois zones: la première, sur la colline orientale, regroupe trois temples (E,F,G); la deuxième, l’ancienne acropole en regroupe cinq (Temples A,B,C,D et O); la troisième était une enceinte sacrée où s’élevait le Santuario della Malophoros (575 av.J.C.).

Les temples E et F sont les mieux conservés. Le temple E (480-460 av.J.C.), consacré à Héra et relevé en 1958, est un temple périptère, comportant six colonnes sur sa largeur et quinze sur sa longueur. Il est allongé par la présence d’un opisthodome. Le temple F (560-540 av.J.C.) était probablement dédié à Athéna. C’est le plus petit et le plus ancien des trois temples de la colline orientale. Il est entièrement en ruine. Ses colonnes cannelées gisent au sol. Le temple G, un des plus vastes du monde grec (113 m sur 30 m de haut), était inachevé au moment de l’attaque carthaginoise comme le montrent ses colonnes non cannelées. Ses fûts atteignent un diamètre de 3,40 m. Chaque tambour pèse au moins 100 tonnes. Il n’a plus aujourd’hui qu’une colonne encore debout. Aujourd’hui, c’est un impressionnant amas de fragments et de colonnes colossales renversées. Il était peut-être dédié à Apollon ou plus vraisemblablement à Zeus Olympien.

Un sentier mène à l’acropole où s’élevaient les bâtiments publics et religieux et quelques résidences appartenant aux classes aisées. De grands remparts, de 4,50 m d’épaisseur, furent construits après l’affrontement avec les Carthaginois en 306 av.J.C. sur une centaine d’hectares. Ils devaient protéger la ville. Le temple C, avec ses douze hautes colonnes, est le plus ancien (début du VI siècle av.J.C.) et le mieux conservé. De là, proviennent les superbes métopes qui ornaient ses frises et se trouvent maintenant au Musée archéologique de Palerme.

Temple F.

René Char

René Char.

Baudelaire mécontente Nietzsche

C’est Baudelaire qui postdate et voit juste de sa barque de souffrance, lorsqu’il nous désigne tels que nous sommes. Nietzsche, perpétuellement séismal, cadastre tout notre territoire agonistique. Mes deux porteurs d’eau.

Obligation, sans reprendre souffle, de raréfier, de hiérarchiser êtres et choses empiétant sur nous.
Comprenne qui pourra. Le pollen n’échauffant plus un avenir multiple s’écrase contre la paroi rocheuse.

Que nous défiions l’ordre ou le chaos, nous obéissons à des lois que nous n’avons pas intellectuellement instituées. Nous nous en approchons à pas de géant mutilé.

De quoi souffrons-nous le plus? De souci. Nous naissons dans le même torrent, mais nous y roulons différemment, parmi les pierres affolées. Souci? Instinct garder.

Fils de rien et promis à rien, nous n’aurions que quelques gestes à faire et quelques mots à donner.
Refus. Interdisons notre hargneuse porte aux mygales jactantes, aux usuriers du désert. L’œuvre non vulgarisable, en volet brisé, n’inspire pas d’application, seulement le sentiment de son renouveau.

Ce que nous entendons durant le sommeil, ce sont bien les battements de notre coeur, non les éclairs de notre âme sans emploi.

Mourir, c’est passer à travers le chas de l’aiguille après de multiples feuillaisons. Il faut aller à travers la mort pour émerger devant la vie, dans l’état de modestie souveraine.

Qui appelle encore? Mais la réponse n’est point donnée.
Qui appelle encore pour un gaspillage sans frein? Le trésor entrouvert des nuages qui escortèrent notre vie.

La nuit talismanique qui brillait dans son cercle, 1972.

Charles Baudelaire 1844 (Emile Deroy (1820–1846).
Friedrich Nietzsche, 1875.