
Soneto enviado desde su Torre de Juan Abad a don José de Salas (Musa, II, 109)
Desde La Torre
Retirado en la paz de estos desiertos,
con pocos, pero doctos libros juntos,
vivo en conversación con los difuntos
y escucho con mis ojos a los muertos.
Si no siempre entendidos, siempre abiertos,
o enmiendan, o secundan mis asuntos,
y en músicos, callados contrapuntos
al sueño de la vida hablan despiertos.
Las grandes almas que la muerte ausenta,
de injurias de los años vengadora,
libra, ¡ oh gran don Iosef, docta la emprenta.
En fuga irrevocable huye la hora;
pero aquélla el mejor cálculo cuenta
que en la lección y estudios nos mejora.
Retiré dans la paix des déserts,
Je vis avec de doctes et rares livres dans les mains.
Je vis en conversation avec des morts.
J’écoute les morts avec les yeux.
De La Torre
Dans ces déserts et leur paix retiré,
de rares et doctes livres entre les mains,
je vis dans le commerce des défunts,
et de mes yeux, j’entends les morts parler.
Sinon compris, sans cesse fréquentés,
ils amendent ou fécondent mes desseins ;
et par muets contrepoints musiciens
au songe de la vie parlent éveillés.
L’imprimerie, oh ! Grand Joseph, nous rend
les grands esprits effacés par la mort ;
elle venge les injures des ans.
L’heure s’enfuit en fuite sans remords
mais il faut la marquer d’un caillou blanc
celle qui par l’étude rend plus fort.
Les Furies et les Peines 102 sonnets. NRF Poésie/Gallimard n°463. 2010. Traduction Jacques Ancet.
La Torre de Juan Abad, petit village au sud de la Manche, au nord de la Sierra Morena, où Quevedo avait une maison dans laquelle il venait fuir l’agitation de la Cour. C’est de là qu’il envoie ce sonnet à Josef Antonio González de Salas qui fait le commentaire suivant : « Quelques années avant son dernier emprisonnement (décembre 1639), il m’envoya cet excellent sonnet, depuis La Torre » (1637). Quevedo fut emprisonné quatre ans au couvent de San Marcos de Valladolid dans une cellule humide qui ruina sa santé. il était accusé d’écrire des libelles hostiles au gouvernement du comte-duc d’Olivarès, valido et ministre de Felipe IV, après l’avoir longuement soutenu. L’écrivain était aussi intervenu dans la polémique relative au choix d’un saint patron pour l’Espagne. Ses faveurs s’étaient portées vers Saint Jacques de Compostelle au détriment de sainte Thérèse d’Avila. Il sortit de prison diminué en 1644 et mourut en 1645.

De La Torre
Retiré dans la paix de ces doctes retraites,
Avec un rare choix de bons livres anciens,
Les morts ont avec moi d’infinis entretiens,
Et j’écoute des yeux leurs paroles muettes.
Mal compris quelquefois, mais jamais oubliés,
Ils donnent à mes soins le blâme ou l’espérance,
Et dans des contrepoints d’harmonieux silence
Au songe de la vie ils parlent éveillés.
La docte Imprimerie, ô grand Joseph, délivre
Les grandes âmes que la mort tient dans la nuit,
Et du temps outrageux les venge par le Livre.
Et si l’heure de l’homme, invincible, s’enfuit,
Celle qu’un bon calcul persuade et conduit
Par l’étude et par la leçon nous fait mieux vivre.
1648. Traduction Jean-Pierre Bernès.
