Paul Valéry

Paul Valéry. 1925.

Paul Valéry, Regards sur la mer. Fata Morgana, 2021.

” Il n’est de site délectable – d’Alpe ni de forêt, de lieu monumental, de jardins enchantés – qui vaille à mon regard ce que l’on voit d’une terrasse bien exposée au-dessus d’un port. L’oeil possède la mer, la ville, leur contraste, et tout ce qu’enferme, admet, émet, à toute heure du jour, l’anneau brisé des jetées et des môles. Je respire fumée, vapeur, senteurs et brise avec délices. J’aime jusqu’à la poussière de charbon qui s’élève des quais ; jusqu’aux odeurs extraordinaires des docks et des hangars où les fruits, le pétrole, le bétail, les peaux vertes, les planches de sapin, les soufres, les cafés composent leurs valeurs olfactives. Je laisserais passer les jours à regarder ce que Joseph Vernet appelait les « différents travaux d’un port de mer ». De l’horizon jusqu’à la ligne nette du rivage construit, et depuis les monts transparents de la côte éloignée jusqu’aux candides tours des sémaphores et des phares, l’oeil humain embrasse à la fois l’humain et l’inhumain. N’est-ce point ici la frontière même où se rencontrent l’état éternellement sauvage, la nature physique brute, la présence toujours primitive et la réalité toute vierge, avec l’oeuvre des mains de l’homme, avec la terre modifiée, les symétries imposées, les solides rangés et dressés, l’énergie déplacée et contrariée, et tout l’appareil d’un effort dont la loi évidente est finalité, économie, appropriation, prévision, espérance ?
Heureux les paresseux au soleil accoudés sur les parapets de cette pierre d’un blanc si pur dont les « Ponts et Chaussées » bâtissent leurs digues et brise-lames ! D’autres sont couchés à plat ventre sur les blocs avancés que le flot peu à peu ronge, fissure et désagrège. D’autres pêchent ; se piquent les doigts sous l’eau aux ambulacres des oursins, attaquent du couteau les coquilles collées aux roches. Il y a, tout autour des ports, une faune de tels oisifs, mi-philosophes, mi-mollusques. Point de compagnons plus agréables pour un poète. Ils sont les véritables amateurs du Théâtre Marin : rien de la vie du port qui leur échappe. Pour eux comme, pour moi, une entrée, une sortie sont des phénomènes toujours neufs. On discute sur les silhouettes découvertes au loin. Quelque singularité dans les formes ou dans le gréement engendre des hypothèses. On juge du caractère des capitaines à la manière dont le pilote qui se propose est accueilli… Mais je n’écoute plus ; ce que je vois m’éloigne de ce qu’ils disent. Un grand navire s’approche ; une voile de pécheur se gonfle et se détache vers la mer. L’énormité fumante croise la petitesse ailée dans la passe, pousse un étrange hurlement, et mouille ; l’écubier vomissant tout à coup sa coulée de maillons, avec les bruits argentins, les tonnerres et les cris très aigus d’une chaîne de fonte violemment tirée de son puits. Parfois comme le riche avec le pauvre se frôlent dans la rue, le Yacht très pur, très net, tout ordre et luxe, glisse le long d’ignobles caboteurs, barques et bricks sans âge chargés de briques ou de futailles, encombrés de choses rouillées, de pompes malades, dont les voiles sont des haillons ; les peintures, des accidents horribles ; les passagers, des poules et un chien de race incertaine. Mais il arrive que la vénérable coque qui porte toutes ces misères soit d’une ligne encore belle. Presque toutes les véritables beautés d’un navire sont sous l’eau ; le reste est œuvre morte. Allez sur les cales ou dans les bassins de radoub, considérez les grâces et les forces des carènes, leurs volumes, les modulations très délicates et minutieusement calculées de leurs formes qui doivent satisfaire à tant de conditions simultanées. L’art intervient ici ; il n’est point d’architecture plus sensible que celle qui fonde sur le mobile un édifice mouvant et moteur. ” (Pages 29-34)

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