Paul Valéry – Édouard Manet – Berthe Morisot

Édouard Manet. Berthe Morisot au bouquet de violettes. 1872. Paris, Musée d’Orsay. (CFA)

Le site du Musée d’Orsay présente ainsi ce tableau :

Edouard Manet. Berthe Morisot au bouquet de violettes. 1872. Huile sur toile H. 55,5 ; L. 40,5 cm.

Achat avec la participation du Fonds du Patrimoine, de la Fondation Meyer, de China Times Group et d’un mécénat coordonné par le quotidien Nikkei, 1998

” La guerre franco-prussienne et la Commune ont profondément marqué Edouard Manet. Resté à Paris, il a servi dans la garde nationale et son activité artistique s’en est trouvée inévitablement ralentie. A la fin de l’année 1871 il se remet à peindre et retrouve alors ses anciens modèles dont Berthe Morisot, jeune peintre avec qui il partage une amitié profonde et qui épousera l’un de ses frères quelques années plus tard.
Plutôt que d’utiliser un éclairage homogène, comme souvent dans ses portraits, Manet préfère ici projeter sur son modèle une lumière vive et latérale, si bien que Berthe Morisot ne semble être qu’ombre et lumière. Ici avec les yeux noirs, ils étaient en réalité verts, elle est habillée et coiffée de noir, sans doute la meilleure façon d’exalter cette beauté ” espagnole ” remarquée dès sa première apparition dans l’oeuvre de Manet en 1869. Avec cette sublime variation sur le noir, Manet livre une nouvelle preuve de sa virtuosité. Mais peut-être donne-t-il également un avertissement à sa jeune disciple en lui rappelant l’étonnante puissance des noirs, alors qu’elle peignait de plus en plus clair et filait droit sur le chemin de l’impressionnisme.
Ce portrait étrange et envoûtant a rapidement été considéré par ses proches comme un des chefs-d’oeuvre du peintre. Paul Valéry en fait également l’éloge en 1932, dans sa préface au catalogue de la rétrospective de l’Orangerie. ” Je ne mets rien “, écrit-il, ” dans l’oeuvre de Manet, au-dessus d’un certain portrait de Berthe Morisot, daté de 1872 “.

Paul Valéry. Préface au catalogue de l’Exposition Manet à Paris au musée de l’Orangerie en 1932, célébrant le centenaire de la naissance du peintre, reprise en 1934 dans Pièces sur l’Art.

Tante Berthe et autres textes sur l’impressionnisme. Éditions Mille et une nuits. 2025

” Je ne mets rien”, dans l’oeuvre de Manet, au-dessus d’un certain portrait de Berthe Morisot, daté de 1872 .
Sur le fond neutre et clair d’un rideau gris, cette figure est peinte: un peu plus petite que nature.
Avant toute chose, le Noir, le noir absolu, le noir d’un chapeau de deuil et les brides de ce petit chapeau mêlées de mèches de cheveux châtains à reflets roses, le noir qui n’appartient qu’à Manet, m’a saisi.
Il s’y rattache un enrubannement large et noir, qui déborde l’oreille gauche, entoure et engonce le cou ; et le noir mantelet qui couvre les épaules, laisse paraître un peu de claire chair, dans l’échancrure d’un col de linge blanc.
Ces places éclatantes de noir intense encadrent et proposent un visage aux trop grands yeux noirs, d’expression distraite et comme lointaine. La peinture en est fluide, et venue, facile et obéissante à la souplesse de la brosse ; et les ombres de ce visage sont si transparentes, les lumières si délicates que je songe à la substance tendre et précieuse de cette tête de jeune femme par Vermeer, qui est au musée de La Haye.
Mais ici l’exécution semble plus prompte, plus libre, plus immédiate. Le moderne va vite et veut agir avant la mort de l’impression.

*

La toute-puissance de ces noirs, la froideur simple du fond, les clartés pâles ou rosées de la chair, la bizarre silhouette du chapeau qui fut « à la dernière mode » et « jeune » ; le désordre des mèches, des brides, du ruban, qui encombrent les abords du visage ; ce visage aux grands yeux, dont la fixité vague est d’une distraction profonde et offre en quelque sorte, une présence d’absence, – tout ceci se concerte et m’impose une sensation singulière… de Poésie -, mot qu’il faut aussitôt que je m’explique.
Mainte toile admirable ne se rapporte nécessairement à la poésie. Bien des maîtres firent des chefs-d’ouvre sans résonance.
Même, il arrive que le poète naisse tard dans un homme qui jusque-là n’était qu’un grand peintre. Tel Rembrandt, qui, de la perfection atteinte dès ses premiers ouvrages, s’élève enfin au degré sublime, au point où l’art même s’oublie, se rend imperceptible, car son objet suprême étant saisi comme sans intermédiaire, ce ravissement absorbe, dérobe ou consume le sentiment de la merveille et des moyens. Ainsi se produit-il parfois que l’enchantement d’une musique fasse oublier l’existence même des sons.
Je puis dire à présent que le portrait dont je parle est poème. Par l’harmonie étrange des couleurs, par la dissonance de leurs forces ; par l’opposition du détail futile et éphémère d’une coiffure de jadis avec je ne sais quoi d’assez tragique dans l’expression de la figure, Manet fait résonner son oeuvre, compose du mystère à la fermeté de son art. Il combine à la ressemblance physique du modèle, l’accord unique qui convient à une personne singulière, et fixe fortement le charme distinct et abstrait de Berthe Morisot. ”

Édouard Manet. (Nadar). Avant 1870.

Gérard de Nerval

Les Chimères – La Bohême galante – Petits châteaux de Bohême. Poésie/Gallimard n°409. 2005.

Deux poèmes de Gérard de Nerval :

Une allée du Luxembourg

Elle a passé, la jeune fille
Vive et preste comme un oiseau :
À la main une fleur qui brille
À la bouche un refrain nouveau

C’est peut-être la seule au monde
Dont le coeur au mien répondrait
Qui venant dans ma nuit profonde
D’un seul regard l’éclaircirait !…

Mais non ! Ma jeunesse est finie…
Adieu, doux rayon qui m’as lui,
Parfum, jeune fille, harmonie …
Le bonheur passait, – Il a fui !

1832.

Odelettes 1853.

On pense au poème À une Passante de Charles Baudelaire.

À une Passante

La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d’une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son oeil, ciel livide où germe l’ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair… puis la nuit ! – Fugitive beauté
Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?

Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !

Les fleurs du mal. Tableaux Parisiens. 1861.

Épitaphe (Gérard de Nerval)

Il a vécu tantôt gai comme un sansonnet,
Tour à tour amoureux insoucieux et tendre,
Tantôt sombre et rêveur comme un triste Clitandre,
Un jour il entendit qu’à sa porte on sonnait.

C’était la Mort ! Alors il la pria d’attendre
Qu’il eût posé le point à son dernier sonnet ;
Et puis sans s’émouvoir, il s’en alla s’étendre
Au fond du coffre froid où son corps frissonnait.

Il était paresseux, à ce que dit l’histoire,
Il laissait trop sécher l’encre dans l’écritoire.
Il voulait tout savoir mais il n’a rien connu.

Et quand vint le moment où, las de cette vie,
Un soir d’hiver, enfin l’âme lui fut ravie,
Il s’en alla disant : « Pourquoi suis-je venu ? »

Poésies diverses, 1877.

Tombe de Gérard de Nerval au cimetière du Père-Lachaise. Paris XX.

Je relis à nouveau les poètes français du XIX e siècle. La lecture d’Aurélia ou le Rêve de la vie m’avait beaucoup impressionné lorsque j’étais étudiant.

Gérard Labrunie est né à Paris le 22 mai 1808. Il est mis nourrice à Loisy dans le Valois, puis pris en charge par l’oncle de sa mère, Antoine Boucher, à Mortefontaine. Il n’a pas connu sa mère, Marie-Antoinette Laurent, morte à Gross-Glogau en Silésie en 1810. Elle avait accompagné son mari, Étienne Labrunie, médecin militaire de la Grande Armée. Celui-ci ne revient en France qu’en 1814. Le futur poète devient célèbre dès 19 ans en 1827. Il traduit le Faust de Goethe. L’auteur apprécie cette traduction (Conversations avec Eckermann). À partir de ce moment-là, il publie de nombreux textes dans les journaux et les revues. Il traduit aussi beaucoup. Le pseudonyme de Nerval est attesté pour la première fois en 1836 dans Le Figaro. Il a pour origine le clos de Nerval à Mortefontaine, hérité de ses grands-parents en 1834.

Le poète se complaît dans les rêveries amoureuses et les amours platoniques : c’est le cas avec Jenny Colon, actrice et chanteuse lyrique, qui meurt de phtisie le 5 juin 1842, et aussi avec Marie Pleyel, pianiste.

Il traverse sa première grave crise psychique en 1841. On le conduit le 18 février chez Mme Sainte-Colombe qui tient une maison de santé au 6 rue de Picpus. Diagnostic : méningite. Le critique Jules Janin révèle la folie de son « ami » dans le Journal des débats. Le 18 mars, il sort de la clinique. Le 21 mars, après une nouvelle crise, il est emmené à Montmartre chez le docteur Esprit Blanche. Celui-ci a racheté en 1820 au Docteur Prost la Folie-Sandrin, située sur les hauteurs de Montmartre, au 4 rue Trainée (actuelle 22 rue Norvins), pour en faire une maison de santé. Son fils, Émile Blanche, alors étudiant, entre à ce moment en contact avec le poète malade. Il n’est plus question de méningite. Dès le 5 juin 1841, ils diagnostiquent une « manie aiguë ». Nerval est jugé « incurable ». Le poète est très agité. On lui impose « les fers aux pieds et la camisole de force ». Il sort de la clinique le 21 novembre 1841, huit mois après son entrée. Il semble avoir maîtrisé son mal par l’écriture. Au bas d’un portrait photographique de lui, il écrit : « Je suis l’autre ».

« On ne peut pas dire que c’est la folie qui l’a fait poète. Poète, il l’était, de naissance. […] Mais les conditions auxquelles était assujettie la poésie française empêchaient le Nerval profond de se révéler. La folie a brisé ses entraves. » (Claude Pichois et Michel Brix, Gérard de Nerval. Fayard, 1995.)

Pendant son enfermement, il prépare aussi un voyage en Orient qui se veut thérapeutique. Il part en 1843 et séjourne en Égypte, au Liban, en Syrie, en Turquie.

En 1846, la réputation de la maison du docteur Esprit Blanche a grandi. La clinique est installée Hôtel de Lamballe à Passy. Le psychiatre partage assez vite la direction médicale avec son fils, devenu médecin en 1848. Émile Blanche prend la direction de la clinique à la mort de son père en 1852. Il la conserve jusqu’en 1872.

Douze ans séparent donc le premier internement de Gérard de Nerval à Montmartre du second à Passy.

Après une forte crise, le 23 janvier 1852, il entre à la maison municipale Dubois (aujourd’hui hôpital Fernand-Widal), 110 rue du Faubourg Saint-Denis. Il y reste jusqu’au 15 février. L’année suivante, il est à nouveau hospitalisé à la maison Dubois (6 février-27 mars 1852) Le 27 août, une nouvelle crise le mène chez le Dr Émile Blanche (27 août-fin septembre 1853). Il rechute le 12 octobre en état de « délire furieux ». Comme en 1841, on retrouve chez Nerval à la fin de 1853 la même alternance de crises graves et de grande lucidité. Il y a chez lui interaction entre la maladie et la production poétique. Le Docteur Émile Blanche, médecin de Nerval, le suit jusqu’à sa mort, en 1855. Il encourage Nerval à écrire Aurélia ou le Rêve de la vie et une partie de Pandora, œuvres dans lesquelles il retranscrit ses hallucinations, pour l’aider à mieux comprendre sa ” folie ” et faire avancer la science. Les lettres qu’ils échangent montrent une vraie proximité, mêlée parfois de crainte chez l’écrivain, qui redoute d’être interné de force. Leur « coopération » de médecin à patient traduit une manière innovante d’associer le malade au traitement de la maladie mentale.

Aurélia est l’une des rares œuvres à constituer un document scientifique et un monument littéraire. Francesc Tosquelles (1912-1994), le grand psychiatre catalan, l’a analysée dans sa thèse, Le Vécu de la fin du monde dans la folie. De nombreux psychiatres ont établi un diagnostic rétrospectif : psychose maniaco-dépressive.

A la fin du printemps 1854, il obtient l’autorisation du Dr. Blanche de sortir de la clinique. Il voyage en Allemagne (27 mai-vers le 20 juillet 1854), puis retourne à l’hôtel de Lamballe (8 août-19 octobre 1854). Finalement, seule de la famille Labrunie, Mme veuve Alexandre Labrunie, tante du poète, accepte de le recevoir chez elle jusqu’à ce qu’il ait trouvé un logement. Dans la nuit du 25 au 26 janvier 1855, on le trouve pendu aux barreaux d’une grille qui ferme un égout de la rue de la Vieille-Lanterne (voie aujourd’hui disparue, qui était parallèle au quai de Gesvres et aboutissait place du Châtelet). Le lieu de son suicide se trouvait probablement à l’emplacement du Théâtre de la Ville – Sarah-Bernhardt actuel.

La première partie d’Aurélia est publiée dans la Revue de Paris le 1 janvier 1855. La seconde est en épreuves non définitives à la mort du poète. Elle paraît le 15 février 1855 dans la même revue.

Gérard de Nerval est surréaliste avant la lettre. Lui disait ” surnaturaliste “. Aurélia annonce Nadja d’André Breton.

Monument à Gérard de Nerval. Square de la tour Saint-Jacques. Paris IV. (CFA)

Sources

Claude Pichois et Michel Brix, Gérard de Nerval. Fayard, 1995.
Laure Murat, La maison du docteur Blanche, histoire d’un asile et de ses pensionnaires, de Nerval à Maupassant. Hachette littératures, 2002.
Florence Delay, Dit Nerval. Gallimard, Collection L’un et l’autre, 1999. Folio n° 4066, 2004.
François Tosquelles, Le vécu de la fin du monde dans la folie : Le témoignage de Gérard de Nerval. Jérôme Millon éditeur, 2012.
Olivier Weber, Ma vie avec Gérard de Nerval. Gallimard, Collection Ma vie avec, 2024.

Square de la tour Saint-Jacques. Paris IV. (CFA)

Louis Aragon

Louis Aragon. Vers 1917-19. Matricule : 5725 (Classe : 1917).

La guerre et ce qui s’ensuivit

Les ombres se mêlaient et battaient la semelle
Un convoi se formait en gare à Verberie
Les plates-formes se chargeaient d’artillerie
On hissait les chevaux les sacs et les gamelles

Il y avait un lieutenant roux et frisé
Qui criait sans arrêt dans la nuit des ordures
On s’énerve toujours quand la manoeuvre dure
et qu’au-dessus de vous éclatent les fusées

On part Dieu sait pour où Ça tient du mauvais rêve
On glissera le long de la ligne de feu
Quelque part ça commence à n’être plus du jeu
Les bonshommes là-bas attendent la relève

Le train va s’en aller noir en direction
Du sud en traversant les campagnes désertes
Avec ses wagons de dormeurs la bouche ouverte
Et les songes épais des respirations

Il tournera pour éviter la capitale
Au matin pâle On le mettra sur une voie
De garage Un convoi qui donne de la voix
Passe avec ses toits peints et ses croix d’hôpital

Et nous vers l’est à nouveau qui roulons Voyez
La cargaison de chair que notre marche entraîne
Vers le fade parfum qu’exhalent les gangrènes
Au long pourrissement des entonnoirs noyés

Tu n’en reviendras pas toi qui courais les filles
Jeune homme dont j’ai vu battre le cœur à nu
Quand j’ai déchiré ta chemise et toi non plus
Tu n’en reviendras pas vieux joueur de manille

Qu’un obus a coupé par le travers en deux
Pour une fois qu’il avait un jeu du tonnerre
Et toi le tatoué l’ancien Légionnaire
Tu survivras longtemps sans visage sans yeux

Roule au loin roule le train des dernières lueurs
Les soldats assoupis que ta danse secoue
Laissent pencher leur front et fléchissent le cou
Cela sent le tabac la laine et la sueur

Comment vous regarder sans voir vos destinées
Fiancés de la terre et promis des douleurs
La veilleuse vous fait de la couleur des pleurs
Vous bougez vaguement vos jambes condamnées

Vous étirez vos bras vous retrouvez le jour
Arrêt brusque et quelqu’un crie Au jus là-dedans
Vous bâillez Vous avez une bouche et des dents
Et le caporal chante Au pont de Minaucourt

Déjà la pierre pense où votre nom s’inscrit
Déjà vous n’êtes plus qu’un nom d’or sur nos places
Déjà le souvenir de vos amours s’efface
Déjà vous n’êtes plus que pour avoir péri

Le roman inachevé, 1956.

Verberie (Oise). La Gare.

***

Dominos d’ossements que les jardiniers trient
Pelouses vertes à l’entour des sépultures
Sous les pierres d’Arras fils d’une autre patrie

Dont les noms sont tracés d’une grosse écriture
Blanc sur blanc les voilà nos hôtes désormais
Où la mort a fixé leur villégiature

La Manche pleure entre eux et ceux qui les aimaient
Mon oncle d’Angleterre est là dans cette foule
Entend-il comme nous le rossignol en mai

Lorette que l’odeur d’Afrique gorge et saoule
Cimetière en plein ciel pâle aux Sénégalais
L’oubli comme un burnous aux Marocains s’enroule

Les sables ont couvert les larmes et les plaies
Les lamentations ont cessé dans la brume
Il n’est pas de palmiers dans le Pas-de-Calais

Ces hauteurs d’un vin noir encore au matin fument
Le vent foule à leur toit les raisins vendangés
Et ses dansants pieds nus de leur sang se parfument

Demeurez dispersés dans nos champs saccagés
Vous gisants que des croix blanches perpétuèrent
Et vous à Douaumont engrangés et rangés

L’ordre est mis à jamais dans les grands ossuaires
Spectres de mon pays reposez reposez
Laissez sur vous tomber la dalle et le suaire

Ne faites plus chez nous ce bruit du cœur brisé
Ne revendiquez plus au foyer votre place
Et ne gémissez plus le soir à la croisée

N’arrêtez plus les enfants qui s’en vont en classe
Les pauvres survivants ont le droit d’être heureux
Ne les réveillez pas de vos bouches de glace

Ne venez pas troubler le pas des amoureux
Laissez l’oiseau chanter laissez l’ombre être douce
Laissez les jeunes gens s’en aller deux par deux

Que la tombe s’apaise et se couvre de mousses
Que la terre mouillée en étouffe les bruits
Voyez l’herbe se lève et le taillis repousse

Les myrtes ont des rieurs les cyprès ont des fruits
Bonheur ô braconnier tends tes pièges de toile
Les cyprès ont des fruits qui démentent la nuit

Les myrtes ont des fleurs qui parlent des étoiles
Et c’est de mes douleurs qu’est fait le jour qui vient
Plus profonde est la mer et plus blanche est la voile

Et plus le mal amer plus merveilleux le bien

Je me souviens

Le Roman inachevé, 1956.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/11/11/la-guerre-et-ce-qui-sensuivit-louis-aragon/

Le Roman inachevé. Première parution 1956. Poésie / Gallimard n°7. 1966.
Monument aux morts de Plozévet (Finistère) (René Quillivic) 1922 (CFA).
Monument aux morts de Plozévet (Finistère) (René Quillivic) 1922 (CFA).
Monument aux morts de Plozévet (Finistère) (René Quillivic) 1922 (CFA).

Selon un décompte effectué par Edgar Morin et André Burgière, 30 % des hommes de la commune ayant entre 18 et 48 ans ont été tués. (Edgar Morin, Commune en France. La métamorphose de Plozévet, Le Livre de poche, Biblio Essais, 1967. Réédition. Fayard, Pluriel, 2013)

William Shakespeare

William Shakespeare (Martin Droeshout 1601-avant 1650). 1622. C’est l’un des seuls portraits de l’auteur identifiés de manière certaine.

Peut-on traduire de la poésie ?

Dante, Convivio. Cité par Georges Mounin, 1955, in Les Belles infidèles, Paris, Cahiers du Sud, p. 28.

« Aucune chose de celles qui ont été mises en harmonie par lien de poésie ne peut se transporter de sa langue en une autre sans qu’on rompe sa douceur et son harmonie, et c’est la raison pourquoi Homère ne doit pas être mis du grec en latin. »

En 1957, lors d’une conférence de presse, un journaliste suédois avait demandé à Albert Camus s’il avait de l’admiration pour un écrivain français. Il avait cité René Char. Il invita son auditoire à découvrir Char, mais ajoutait : ” Malheureusement, la poésie ne se traduit pas. “

Maurice Blanchot insistait sur cette impossibilité en disant ceci :

“Le sens du poème est inséparable de tous les mots, de tous les mouvements, de tous les accents du poème. Il n’existe que dans cet ensemble et il disparaît dès qu’on cherche à le séparer de cette forme qu’il a reçue. Ce que le poème signifie coïncide exactement avec ce qu’il est.”

Pourtant, la liste des poètes qui s’y sont essayés est impressionnante : Gérard de Nerval, Charles Baudelaire, Jules Laforgue, Stéphane Mallarmé, Valery Larbaud, Pierre Jean Jouve, Eugène Guillevic, Henri Thomas, Philippe Jaccottet, André du Bouchet, Yves Bonnefoy, Paul Celan, Jacques Darras, Claude Esteban, Jacques Ancet …

Un exemple, le Sonnet XXIII de William Shakespeare. 5 traductions en français.

As an unperfect actor on the stage
Who with his fear is put besides his part,
Or some fierce thing replete with too much rage,
Whose strength’s abundance weakens his own heart,
So I, for fear of trust, forget to say
The perfect ceremony of love’s rite,
And in mine own loves’s strength seem to decay,
O’ercharged with burden of mine one love’s might.
O ! let my books be then the eloquence
And dumb presagers of my speaking breast,
Who plead for love and look for recompense
More than that tongue that more hath more express’d.
O ! learn to read what silent love hath writ:
To hear with eyes belongs to love’s fine writ.

Sonnet XXIII

Comme un mauvais acteur sur scène, qui par sa peur est mis hors de son rôle, ou comme une créature sauvage emplie de trop de rage, qu’une surabondance de force affaiblit dans son propre coeur ;

Ainsi moi, n’ayant eu confiance, ai failli à dire le parfait cérémonial des rites d’amour, et la force dans mon propre amour semble faillir, écrasée du fardeau de mon propre pouvoir.

Oh que mes livres alors soient l’éloquence, et les muets annonceurs de mon sein parlant, qui plaide pour l’amour et attend récompense – bien plus que cette langue qui plus a plus parlé.

Apprends à lire ce qu’écrit l’amour silencieux : au fin esprit d’amour, d’entendre par les yeux.

Sonnets. Traduction Pierre Jean Jouve. Mercure de France, 1969. Poésie / Gallimard n°110 1975.

Sonnet XXIII

Comme le comédien mal préparé
Dont la frayeur va déranger le jeu,
Comme la passion qu’emporte tant de rage
Que l’excès de sa force la paralyse,

Ainsi, moi, faute de confiance, j’oublie les mots
Qui sont la liturgie du rite d’amour
Et sous le poids trop grand de mon amour
C’est mon ardeur qui semble se défaire.

Ah, que mes yeux soient alors l’éloquence,
Les messagers muets de ma voix profonde,
Eux qui te crient qu’ils t’aiment, et veulent récompense
Plus que ces vers qui s’exclament tant plus !

Apprends à déchiffrer ce qu’écrit le silence,
Écouter par les yeux, c’est l’intelligence du cœur.

Les Sonnets précédé de Vénus et Adonis, Le Viol de Lucrèce et de Phénix et Colombe. Poésie / Gallimard n°437 2007. Traduction Yves Bonnefoy.

Sonnet XXIII

Comme en scène un mauvais acteur, que sa frayeur
Met tout hors de son rôle, ou quelque être farouche
De trop de rage plein et dont l’excès de force
Affaiblit le corps même ; ainsi moi tout tremblant

D’inconfiance, je ne sais plus les paroles
Du cérémonial parfait des coeurs aimants,
Et semble dépérir au fort de mon amour
Par tout le poids de mon propre amour accablé.

Ah, que mes livres alors soient les orateurs,
Et les mimes sans voix de mon coeur éloquent,
Plaidant pour mon amour, et cherchant récompense,
Mieux que tel autre dont la langue exprima plus.

Ce qu’écrivit l’amour taciturne, ah, lis-le,
Écouter par les yeux, c’est finesse d’amour.

Sonnets. 10-18, 1965. Le temps qu’il fait, 1995. Traduction Henri Thomas.

Sonnet XXIII

Tel un acteur novice entrant en scène
Et qui oublie son rôle dans sa peur
Ou un fauve rageant de trop de haine
Et dont l’excès de force éteint le cœur,
Perdant tous mes moyens, j’oublie de dire
Les mots qu’attend la courtise d’amour
Et, au plus haut, je parais défaillir
Sous le fardeau de cet amour trop lourd.
Oh, que mes écrits soient mon éloquence,
Les messagers sans voix du cœur en moi,
Parlant d’amour et cherchant récompense
Mieux que jamais ne le fit cette voix.
Lis ce qu’amour en silence a écrit.
Entendre par les yeux : là est l’esprit.

Les sonnets. Mesures, 2023. Traduction Françoise Morvan.

Sonnet XXIII

Comme l’acteur imparfait sur la scène d’un théâtre
Que le trac, de son rôle, soudain fait dérailler ;
Ou comme la bête féroce qu’emplit l’excès de rage
Voit son coeur affaibli par son surcroît de force ;
Moi, mon manque d’assurance m’amène à oublier
De dire à perfection le rituel de l’amour,
Car ma force d’amour semble me faire trébucher,
Tant je suis écrasé du poids de son pouvoir :
Ô puissent mes livres avec toute leur éloquence
Se faire hérauts muets des paroles de mon coeur,
Qui font assaut d’amour et cherchent récompense,
Plus que la langue bavarde qui s’est plus exprimée :
Ah ! Savoir lire les mots silencieux de l’amour !
Ouïr avec les yeux : sa grande subtilité.

Sonnets. Grasset, 2013. Traduction Jacques Darras.

Irene Vallejo – Virgile

Virgile écrivant l’Énéide entre Clio et Melpomène. Mosaïque du musée national du Bardo, Tunis. Entre le Ier siècle et le IIIe siècle.

Heraldo de Aragón, 11/09/2025

Ecos gemelos (Irene Vallejo)

Piedra oscura luz pálida. Los cimientos de las dos torres truncadas albergan el Memorial del 11 de septiembre. Se conservan fragmentos del edificio retorcido, extrañas figuras de metal esculpidas por la catástrofe, ecos de destrucción. En un gran frontispicio, una frase del poeta romano Virgilio recuerda al visitante sobrecogido: «Ningún día os borrará de la memoria del tiempo.» Tras esa pared, dice un cartel, hay restos humanos.
Los responsables del Memorial escogieron a Virgilio para dar voz al duelo mundial. Algunos se han preguntado por qué elegir a un autor lejano, nacido a orillas de un mar antiguo y en una civilización extranjera, que escribió en latín y murió hace dos milenios. Quizá porque Virgilio fue el primer escritor en dar protagonismo a esas vidas anónimas amputadas por los conflictos históricos. Desde siempre los poemas épicos tratan sobre la guerra, las hazañas, victorias y derrotas de sus héroes; pero les versos de Virgilio atraviesan el campo de batalla deteniéndose junto a los heridos y escuchando a quienes deliran o sufren. La Eneida se compadece de los seres anónimos del mundo roto que dejan las huestes a su paso. Tal vez por eso hemos acudido de nuevo al viejo clásico en busca de un mensaje de esperanza y memoria: porque la voz del pasado puede hablar en futuro y evocar el soplo de vida que aún susurran los muertos.

Irene Vallejo est une philologue et écrivaine espagnole. Elle est connue surtout pour son essai El infinito en un junco: la invención de los libros en el mundo antiguo (2019). Premio Nacional de Ensayo de España 2020 (Traduction française L’infini dans un roseau : L’invention des livres dans l’Antiquité. Paris, Les Belles Lettres. (2021).

“Nulla dies umquam memori uos eximet aeuo”

” Aucun jour jamais ne vous enlèvera à la mémoire des âges ” (Énéide, Livre IX)

(Gracias a nuestra amiga de Soria, Carmen Heras Uriel)

Le Livre de poche. Documents / Essais.

Philippe Soupault (1897 – 1990) – Guillaume Apollinaire

Philippe Soupault (Man Ray). Vers 1922.

J’ai relu avec plaisir Profils perdus de Philippe Soupault (Mercure de France, 1963 – Folio n° 3165, 1999). À 66 ans, l’écrivain revient sur son passé. Il flâne avec Guillaume Apollinaire ou René Crevel, rencontre Marcel Proust à Cabourg, dialogue avec Georges Bernanos à Paris ou à Rio de Janeiro, observe James Joyce cherchant un mot, traduit avec lui des passages de Finnegans Wake, fréquente le café de Flore… L’auteur fait revivre de manière originale de grandes figures artistiques du XX e siècle.

« Tous les mercredis, au printemps de 1917, Guillaume Apollinaire, vers six heures du soir, attendait ses amis, au café de Flore, voisin de son logis. Blaise Cendrars “s’amenait” (c’est le moins que l’on puisse dire) régulièrement. Je me souviens des visages de Max Jacob, de Raoul Dufy, de Carco, d’André Breton et de quelques fantômes dont il vaut mieux oublier les noms. Le café de Flore n’était pas à cette époque aussi célèbre que de nos jours.
On pouvait y respirer, y parler sans crier. Une atmosphère provinciale. Remy de Gourmont y venait lire les journaux.
Blaise Cendrars, le feutre en bataille, le mégot à la bouche, ne paraissait pas tellement content. »

Je me souvenais surtout du récit qu’il faisait de sa rencontre avec Marcel Proust à Cabourg.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/09/02/2015/

Le portrait de Guillaume Apollinaire retient aussi l’attention.

https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/audio/p18169105/philippe-soupault-evoque-guillaume-apollinaire

Philippe Soupault m’a incité aussi à relire un poème de Calligrammes : Ombre qu’Apollinaire aurait écrit devant lui avec une grande facilité.

Ombre

Vous voilà de nouveau près de moi
Souvenirs de mes compagnons morts à la guerre
L’olive du temps
Souvenirs qui n’en faites plus qu’un
Comme cent fourrures ne font qu’un manteau
Comme ces milliers de blessures ne font qu’un article de journal
Apparence impalpable et sombre qui avez pris
La forme changeante de mon ombre
Un Indien à l’affût pendant l’éternité
Ombre vous rampez près de moi
Mais vous ne m’entendez plus
Vous ne connaîtrez plus les poèmes divins que je chante
Tandis que moi je vous entends je vous vois encore
Destinées
Ombre multiple que le soleil vous garde
Vous qui m’aimez assez pour ne jamais me quitter
Et qui dansez au soleil sans faire de poussière
Ombre encre du soleil
Écriture de ma lumière
Caisson de regrets
Un dieu qui s’humilie

Calligrammes. Poèmes de la paix et de la guerre (1913-1916). Avec un portrait de l’auteur par Pablo Picasso. Mercure de France, 1918.

L’ombre est un thème récurrent dans la poésie d’Apollinaire. Dans ce poème, l’ombre se fait principe poétique d’une adresse aux compagnons morts à la guerre.

Collection Poésie/Gallimard n°4.


Paul Valéry II

Inspirations méditerranéennes est le titre d’une conférence que fit Paul Valéry à l’Université des Annales le 24 novembre 1933. Elle fut publiée dans Conférencia le 15 février 1934 et intégrée dans Variété III en 1936. 

« Cet essai compte parmi les textes inclassables noyés dans les volumes de Variété. Il tient à la fois de l’autobiographie, de la méditation historique ou de la rêverie philosophique et dévoile un Valéry sensible profondément attaché aux décors de son enfance sétoise. Car la Méditerranée se situe au cœur de son histoire intime, elle gouverne sa sensibilité et sa création comme le soulignait Larbaud qui voyait en lui le « grand interprète lyrique » capable de produire sur ses lecteurs « une sorte de communion dans la vie, la clarté, la beauté ». Mais la Méditerranée, pour Valéry, est aussi l’espace où ont pris corps parmi les plus grandes réussites de l’esprit humain : de matrice personnelle elle devient la projection d’un modèle universel. » (Présentation par les éditions Fata Morgana)

Paul Valéry. Inspirations méditerranéennes. Éditions Fata Morgana -Musée Paul Valéry. 2020. Pages 17 à 21.

« On pouvait dire, au temps de ma jeunesse, que l’Histoire vivait encore sur ses eaux. Nos barques de pêcheurs, dont la plupart portent toujours à la proue des emblèmes que portaient les barques phéniciennes, ne sont pas différentes de celles qu’utilisaient les navigateurs de l’antiquité et du Moyen – Âge. Parfois, au crépuscule, je regardais rentrer ces fortes barques de pêche, lourdes des cadavres des thons, et une étrange impression m’obsédait l’esprit. Le ciel absolument pur, mais pénétré d’un feu rose à sa base, et dont l’azur verdissait vers le zénith ; la mer, très sombre déjà, avec des brisants et des éclats d’une blancheur extraordinaire ; et vers l’est, un peu au-dessus de l’horizon, un mirage de tours et de murs, qui était le fantôme d’Aigues-Mortes. On ne voyait d’abord de la flottille que les triangles très aigus de leurs voiles latines. Quand elles approchaient, on distinguait l’entassement des thons énormes qu’elle rapportaient. Ces puissants animaux, dont beaucoup ont la taille d’un homme, luisants et ensanglantés, me faisaient songer à des hommes d’armes dont on eût ramené les cadavres au rivage. C’était là un tableau d’une grandeur assez épique, que je baptisais volontiers : « Retour de la croisade. »
Mais ce spectacle noble en engendrait un autre, d’une affreuse beauté, que vous me pardonnerez de vous décrire.
Un matin, lendemain d’une pêche très fructueuse, où des centaines de grands thons avaient été pris, j’allai à la mer pour me baigner. Je m’avançai d’abord, pour jouir de la lumière admirable, sur une petite jetée. Tout à coup, abaissant le regard, j’aperçus à quelques pas de moi, sous l’eau merveilleusement plane et transparente, un horrible et splendide chaos qui me fit frémir. Des choses d’une rougeur écœurante, des masses d’un rose délicat ou d’une pourpre profonde et sinistre, gisaient là… Je reconnus avec horreur l’affreux amas des viscères et des entrailles de tout le troupeau de Neptune que les pêcheurs avaient rejeté à la mer. Je ne pouvais ni fuir ni supporter ce que je voyais, car le dégoût que ce charnier me causait le disputait en moi à la sensation de beauté réelle et singulière de ce désordre de couleurs organiques, de ces ignobles trophées de glandes, d’où s’échappaient encore des fumées sanguinolentes, et de poches pâles et tremblantes retenues par je ne sais quels fils sous le glacis de l’eau claire, cependant que l’onde infiniment lente berçait dans l’épaisseur limpide un frémissement d’or imperceptible sur toute cette boucherie.
L’oeil aimait ce que l’âme abhorrait. Divisé entre la répugnance et l’intérêt, entre la fuite et l’analyse, je m’efforçai de songer à ce qu’un artiste d’extrême-Orient, un homme ayant les talents et la curiosité d’un Hokusai, par exemple, eût pu tirer de ce spectacle.
Quelle estampe, quels motifs de corail, il eût pu concevoir ! Puis ma pensée se reporta vers ce qu’il y a de brutale et de sanglant dans la poésie des anciens. Les Grecs ne répugnaient pas à évoquer les scènes les plus atroces…Les héros travaillaient comme des bouchers. La mythologie, la poésie épique, la tragédie, sont pleines de sang. Mais l’art est comparable à cette limpide et cristalline épaisseur à travers laquelle je voyais ces choses atroces : il nous fait des regards qui peuvent tout considérer. »

https ://www.lesvraisvoyageurs.com/2020/07/21/paul-valery-jean-grenier-albert-camus/

La pêche au thon (La tonnara). Scène de Stromboli (Stromboli, terra di Dio) de Roberto Rossellini, 1950.

https://www.youtube.com/watch?v=5r2opq4QgeE

La pêche aux thons (La pesca de los atunes) (Hommage à Meissonier (Salvador Dalí). 1967. Bandol, Fondation Paul Ricard.

Paul Valéry I

Paul Valéry. 1925.

Paul Valéry, Regards sur la mer. Fata Morgana, 2021.

” Il n’est de site délectable – d’Alpe ni de forêt, de lieu monumental, de jardins enchantés – qui vaille à mon regard ce que l’on voit d’une terrasse bien exposée au-dessus d’un port. L’oeil possède la mer, la ville, leur contraste, et tout ce qu’enferme, admet, émet, à toute heure du jour, l’anneau brisé des jetées et des môles. Je respire fumée, vapeur, senteurs et brise avec délices. J’aime jusqu’à la poussière de charbon qui s’élève des quais ; jusqu’aux odeurs extraordinaires des docks et des hangars où les fruits, le pétrole, le bétail, les peaux vertes, les planches de sapin, les soufres, les cafés composent leurs valeurs olfactives. Je laisserais passer les jours à regarder ce que Joseph Vernet appelait les « différents travaux d’un port de mer ». De l’horizon jusqu’à la ligne nette du rivage construit, et depuis les monts transparents de la côte éloignée jusqu’aux candides tours des sémaphores et des phares, l’oeil humain embrasse à la fois l’humain et l’inhumain. N’est-ce point ici la frontière même où se rencontrent l’état éternellement sauvage, la nature physique brute, la présence toujours primitive et la réalité toute vierge, avec l’oeuvre des mains de l’homme, avec la terre modifiée, les symétries imposées, les solides rangés et dressés, l’énergie déplacée et contrariée, et tout l’appareil d’un effort dont la loi évidente est finalité, économie, appropriation, prévision, espérance ?
Heureux les paresseux au soleil accoudés sur les parapets de cette pierre d’un blanc si pur dont les « Ponts et Chaussées » bâtissent leurs digues et brise-lames ! D’autres sont couchés à plat ventre sur les blocs avancés que le flot peu à peu ronge, fissure et désagrège. D’autres pêchent ; se piquent les doigts sous l’eau aux ambulacres des oursins, attaquent du couteau les coquilles collées aux roches. Il y a, tout autour des ports, une faune de tels oisifs, mi-philosophes, mi-mollusques. Point de compagnons plus agréables pour un poète. Ils sont les véritables amateurs du Théâtre Marin : rien de la vie du port qui leur échappe. Pour eux comme, pour moi, une entrée, une sortie sont des phénomènes toujours neufs. On discute sur les silhouettes découvertes au loin. Quelque singularité dans les formes ou dans le gréement engendre des hypothèses. On juge du caractère des capitaines à la manière dont le pilote qui se propose est accueilli… Mais je n’écoute plus ; ce que je vois m’éloigne de ce qu’ils disent. Un grand navire s’approche ; une voile de pécheur se gonfle et se détache vers la mer. L’énormité fumante croise la petitesse ailée dans la passe, pousse un étrange hurlement, et mouille ; l’écubier vomissant tout à coup sa coulée de maillons, avec les bruits argentins, les tonnerres et les cris très aigus d’une chaîne de fonte violemment tirée de son puits. Parfois comme le riche avec le pauvre se frôlent dans la rue, le Yacht très pur, très net, tout ordre et luxe, glisse le long d’ignobles caboteurs, barques et bricks sans âge chargés de briques ou de futailles, encombrés de choses rouillées, de pompes malades, dont les voiles sont des haillons ; les peintures, des accidents horribles ; les passagers, des poules et un chien de race incertaine. Mais il arrive que la vénérable coque qui porte toutes ces misères soit d’une ligne encore belle. Presque toutes les véritables beautés d’un navire sont sous l’eau ; le reste est œuvre morte. Allez sur les cales ou dans les bassins de radoub, considérez les grâces et les forces des carènes, leurs volumes, les modulations très délicates et minutieusement calculées de leurs formes qui doivent satisfaire à tant de conditions simultanées. L’art intervient ici ; il n’est point d’architecture plus sensible que celle qui fonde sur le mobile un édifice mouvant et moteur. ” (Pages 29-34)

Louis Chadourne 1890-1925 – Henry Jean-Marie Levet 1874-1906

J’ai trouvé chez Gibert un curieux petit livre illustré qui regroupe une nouvelle de Louis Chadourne et sept poèmes tirés des Cartes postales d’Henry Jean-Marie Levet.

L’indésirable. Nouvelle. Illustrations Albert Serq. Cahier intérieur: Cartes postales de H. J.-M. Levet. Éditions 2, 3 choses, 2025.

Résumé de la nouvelle : L’Intercolonial appareille dans la moiteur des tropiques. Jimmy Hollywood, voyageur étrange, parle une langue indéterminée et dissimule ses yeux morts sous une paire de lunettes aux verres jaunes. Nul ne sait d’où il vient ni où il va. Les passagers des premières jugent vite indésirable cet intrus pauvre et distingué dont la valise usée dit « toute la misère des errants sur la face des eaux et sur la face de la terre ». Le commissaire de bord aimerait bien s’en débarrasser mais au Surinam, à Trinidad ou Demerara, aucun port ne veut de lui. Nul ne sait ce qu’il peut bien penser, appuyé au bastingage à longueur de journée, vigie aveugle scrutant cette mer caraïbe dont il sait tous les charmes et tous les pièges. La nuit venue, sa canne martèle les ponts, sa haute silhouette se mêle aux ombres du paquebot qu’il semble hanter, errant des machines à la timonerie. Qui est vraiment l’Indésirable ? Espion, voyant déguenillé ou simplement notre semblable ?

Texte publié dans La Revue des Deux Mondes, 1921.

https://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99Ind%C3%A9sirable

Louis Chadourne est né à Brive le 7 juin 1890. Il est l’aîné de quatre frères (dont le romancier Marc Chadourne 1895-1975 et le dadaîste Paul Chadourne 1898-1981 ) Très jeune, il devient bachelier et agrégé (Lettres et Italien) en 1913. Il épouse Yvonne Dauby à Brive en 1913. Ami de Valery Larbaud, il écrit des poèmes et collabore à La NRF. Il participe à la Première guerre mondiale. le 16 juin 1915, il reste enseveli plusieurs heures lors de l’éboulement d’une tranchée à Metzeral , en Alsace. Cet épisode le marquera toute sa vie. Il est réformé, revient malade de la guerre, sa raison vacille. il divorce en 1916. Il fuit le réel dans les voyages et les livres. Neurasthénique, interné à la Maison de Santé d’Ivry, il meurt le 20 mars 1925.

Les éditions des Cendres ont publié en 1994 ses Carnets (1907-1925) dans un texte établi par Christiane F. Kopylov avec une préface de Benjamin Crémieux.

Louis Chadourne.

J’ajoute un des poèmes d’Henry J.-M. Levet qui ne figure pas dans ce petit livre.

Côte-d’Azur. – Nice (Henry Jean-Marie Levet)

A Francis Jourdain

L’Écosse s’est voilée de ses brumes classiques,
Nos plages et nos lacs sont abandonnés ;
Novembre, tribunal suprême des phtisiques,
M’exile sur les bords de la Méditerranée…

J’aurai un fauteuil roulant ” plein d’odeurs légères “
Que poussera lentement un valet bien stylé :
Un soleil doux vernira mes heures dernières,
Cet hiver, sur la Promenade des Anglais…

Pendant que Jane, qui est maintenant la compagne
D’un sain et farouche éleveur de moutons,
Émaille de sa grâce une prairie australe
De plus de quarante milles carrés, me dit-on,

Et quand le sang pâle et froid de mon crépuscule
Aura terni le flot méditerranéen,
Là-bas, dans la Nouvelle-Galles du Sud,
L’aube d’un jour d’été l’éveillera… C’est bien !…

Cartes postales, 1921.

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/05/19/henry-j-m-levet/

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/05/19/lexpress-de-benares-a-la-recherche-dhenry-j-m-levet-frederic-vitoux/

Patrick Abraham a publié dans La Cause Littéraire le 28 novembre 2024 une très bonne recension de la publication en Poésie/ Gallimard de Cartes postales et autres textes, Henry J.-M. Levet.

https://www.lacauselitteraire.fr/cartes-postales-et-autres-textes-henry-j-m-levet-par-patrick-abraham

Mariluz Escribano Pueo 1935 – 2019

Mariluz Escribano Pueo (Ramón Luis Pérez).

Mariluz Escribano Pueo est une poétesse presque totalement inconnue en France.

En Espagne, sa poésie est mieux étudiée depuis les années 2000. Son premier recueil de poésie n’a été édité qu’en 1991. Elle avait 56 ans. En 2022, Remedios Sánchez a publié son œuvre complète chez Cátedra dans la belle collection Letras Hispánicas.

Mariluz Escribano Pueo est née à Grenade le 19 décembre 1935. Son père, Agustín Escribano, était le directeur de l’École Normale. Sa mère, Luisa Pueo y Costa était la nièce du célèbre homme politique et économiste Joaquín Costa (1846-1911). Elle était professeur à l’École Normale et Secretaire de la Residencia de Señoritas Normalistas, une institution créée sur le modèle de la Residencia de Estudiantes de Madrid.

Son père s’était opposé à des militaires et au commandant phalangiste José Valdés Guzmán (1891-1937). Après le soulèvement franquiste, celui-ci est devenu Gouverneur civil de Grenade. On le considère comme le principal responsable de la répression dans cette ville et avec Ramón Ruiz Alonso de l’exécution de Federico García Lorca. Quand Mariluz Escribano avait neuf mois, le 12 septembre 1936, son père a été fusillé contre les murs du cimetière de la ville. Les historiens (Ian Gibson, Paul Preston) estiment que 5 000 personnes ont été fusillées dans la ville pendant la Guerre Civile.

Luisa Pueo y Costa, après la mort de son mari, a dû subir les représailles des rebelles qui ont saisi tous ses biens et ses comptes bancaires. Elle a dû partir à Palencia et elle n’est rentrée à Grenade qu’en 1940. Elle a pu alors à nouveau exercer son métier mais elle était étroitement surveillée par les autorités.

Mariluz Escribano a joué toute son enfance dans La Huerta de San Vicente, la résidence d’été de la famille García Lorca, de 1926 à 1936. En effet, sa mère était très amie avec avec cette famille et avec Carmen López García, cousine germaine de Federico, qui s’était chargée de cette propriété quand la famille du poète s’est exilée aux États-Unis.

Mariluz Escribano a épousé jeune Nicolás Marín López (1929-1985), professeur de Littérature.

Mariluz Escribano a obtenu sa licence de Philosophie et Lettres à L’Université de Grenade. Elle a été professeur de 1964 à 1967 à l’Antioch College de l’Ohio, première université américaine ouverte aux femmes et aux Noirs.

Docteur en Philologie Hispanique, elle a exercé comme Professeur de Didactique de la Langue et de Littérature, d’abord à l’École Normale (1967-1987) et ensuite à la Faculté des Sciences de l’ Education (1987-2015).

En 1985, son mari est mort dans un accident de voiture. Elle a dû élever seule ses cinq enfants.

La publication tardive de ses poèmes s’explique par le contexte de la guerre civile et la longue dictature franquiste qui ont fortement marqué sa vie.

Femme engagée contre la dictature, elle a milité dans des groupes féministes tels que Mujeres Universitarias o Mujeres por Granada. Elle a aussi publié régulièrement dans des journaux comme Patria et au début des années 70 dans Ideal, Diario Regional de Andalucía. Elle a dirigé à partir de sa fondation en 2005 la revue EntreRíos, Revista de Artes y Letras où ont publié de nombreux écrivains espagnols importants.

Elle est décédée à Grenade le 20 juillet 2019. Elle avait 83 ans.

Oeuvres

1991 Sonetos del alba. Málaga, editorial Guadalhorce. Réédition : Granada, Dauro, 2005 .
1993 Desde un mar de silencio. Granada, Cuadernos del Tamarit.
1995 Canciones de la tarde. Libros del Jacarandá, editorial Torremozas, 1995.
2013 Umbrales de otoño. Madrid, Hiperión, 2013.
2015 El corazón de la gacela. Granada, Valparaíso, 2015.
2018 Geografía de la memoria. Barcelona, Calambur, 2018.

2016 Azul melancolía. Antología personal. Madrid, Visor, 2016.

Statue de Mariluz Escribano près de l’entrée du parc Federico García Lorca de Grenade

En la huerta de San Vicente

En la luna buscábamos sus huellas,
en el piano la flor de sus canciones,
en los búcaros las hojas del otoño,
esa luz desvaída que reside en el sueño.

Era, entonces, el estío en la huerta,
—mejor fin de verano—
y época de cosecha
de ciruelos, manzanos y membrillos

Rosas y niñas y mastranzos
en el negror verde de la acequia,
jilgueros en los chopos,
últimas golondrinas,
geometría de vencejos
dibujando el cobalto de los cielos.

Y el silencio se agranda en el silencio,
y las conversaciones languidecen,
y lloran las palabras y los lutos
por Federico ausente como un muerto,
por tantos muertos con el pecho herido

Granada. Huerta de San Vicente.

Los ojos de mi padre

Los ojos de mi padre,
los ojos de mi padre,
mirándome en la patria cereal de los trigos,
en un tiempo de cunas
mecidas por el viento de la guerra,
mirando cómo crezco
en los abecedarios
y conquisto sonidos primitivos
balbuceos, palabras necesarias,
porque él me empuja y vuelve,
desde su corazón y sus espigas,
su corazón de tierra y manantiales,
patria de tierra y gritos apagados.
Mi padre es un silencio
que mira como crezco.
Sus manos me conforman,
me miran la estatura,
la dimensión del cuerpo,
averiguan gozosas
que me elevo en trigal.
Las manos de mi padre
tocan mi cuerpo y cantan,
y yo sé que me acunan
con nanas de caballos,
con la salmodia triste del judío,
del converso que habita por su sangre.
Pero paseo con mi padre.
Abandono en sus manos
mis manos tan pequeñas,
y al calor de su sangre
mis pulsaciones tienen
una ambición de tiempos.

En las luces inquietas de la tarde,
al borde de la noche,
vamos pisando hierbas, territorios,
ríos como torrentes, manantiales,
horizontes donde la niebla habita,
paisajes metalúrgicos y bosques,
ciudades, vientos, cordilleras,
blancas constelaciones.
Camino con mi padre.
Me nombra a las palomas,
pájaros migratorios,
aguanieves que rozan las praderas,
alcaudones de viento,
golondrinas, gorriones, avefrías.
Y todo pasa y llega de su mano,
y a mi infancia regresa
el calor confortable de su sangre
Cuando llegan los días de septiembre,
láminas del otoño,
las madrugadas frías y estrelladas
detienen sus palabras.
Pero es sólo un instante
de sangre y de fusiles
porque mi padre vuelve del silencio
y pasea conmigo
el callado silencio de las calles,
y los campos sembrados
y las constelaciones,
y su voz de madera me acompaña, me mira cómo crezco.
Todo el mundo conoce
que heredé de mi padre una bandera.

Umbrales de otoño, Hiperión, 2013.

Cuando me vaya

Dejaré un silencio en el recuerdo,
sonidos de una voz que fue muy joven,
y un aroma de sándalo y cipreses
para que no me olvides.

Y ahora, cuando el sol desaparece,
y hay promesa de una noche clara,
las estrellas se esconden
y están muertas de tanta nívea luz.

Dejaré abierta la ventana.
Un gorrión divulgará mi huida,
y un frescor de mañana
anunciará mi marcha,
con trémula voz para llamarte.

Cuando me vaya,
perderé las praderas,
los bosques encendidos de noviembre,
el verde del jardín en primavera,
la tenue luz de los planetas,
la sonrisa de un niño,
el calor de un amigo,
lágrimas de dolor por los caminos
que transité tan alta,
la caricia de un perro
que dio fuego a mis manos.

Cuando me vaya,
habré perdido tantas cosas
que creceré en trigal por no morirme.

Geografía de la memoria. Barcelona, Calambur, 2018.