Louis Aragon. Vers 1917-19. Matricule : 5725 (Classe : 1917).
La guerre et ce qui s’ensuivit
Les ombres se mêlaient et battaient la semelle Un convoi se formait en gare à Verberie Les plates-formes se chargeaient d’artillerie On hissait les chevaux les sacs et les gamelles
Il y avait un lieutenant roux et frisé Qui criait sans arrêt dans la nuit des ordures On s’énerve toujours quand la manoeuvre dure et qu’au-dessus de vous éclatent les fusées
On part Dieu sait pour où Ça tient du mauvais rêve On glissera le long de la ligne de feu Quelque part ça commence à n’être plus du jeu Les bonshommes là-bas attendent la relève
Le train va s’en aller noir en direction Du sud en traversant les campagnes désertes Avec ses wagons de dormeurs la bouche ouverte Et les songes épais des respirations
Il tournera pour éviter la capitale Au matin pâle On le mettra sur une voie De garage Un convoi qui donne de la voix Passe avec ses toits peints et ses croix d’hôpital
Et nous vers l’est à nouveau qui roulons Voyez La cargaison de chair que notre marche entraîne Vers le fade parfum qu’exhalent les gangrènes Au long pourrissement des entonnoirs noyés
Tu n’en reviendras pas toi qui courais les filles Jeune homme dont j’ai vu battre le cœur à nu Quand j’ai déchiré ta chemise et toi non plus Tu n’en reviendras pas vieux joueur de manille
Qu’un obus a coupé par le travers en deux Pour une fois qu’il avait un jeu du tonnerre Et toi le tatoué l’ancien Légionnaire Tu survivras longtemps sans visage sans yeux
Roule au loin roule le train des dernières lueurs Les soldats assoupis que ta danse secoue Laissent pencher leur front et fléchissent le cou Cela sent le tabac la laine et la sueur
Comment vous regarder sans voir vos destinées Fiancés de la terre et promis des douleurs La veilleuse vous fait de la couleur des pleurs Vous bougez vaguement vos jambes condamnées
Vous étirez vos bras vous retrouvez le jour Arrêt brusque et quelqu’un crie Au jus là-dedans Vous bâillez Vous avez une bouche et des dents Et le caporal chante Au pont de Minaucourt
Déjà la pierre pense où votre nom s’inscrit Déjà vous n’êtes plus qu’un nom d’or sur nos places Déjà le souvenir de vos amours s’efface Déjà vous n’êtes plus que pour avoir péri
Le roman inachevé, 1956.
Verberie (Oise). La Gare.
***
Dominos d’ossements que les jardiniers trient Pelouses vertes à l’entour des sépultures Sous les pierres d’Arras fils d’une autre patrie
Dont les noms sont tracés d’une grosse écriture Blanc sur blanc les voilà nos hôtes désormais Où la mort a fixé leur villégiature
La Manche pleure entre eux et ceux qui les aimaient Mon oncle d’Angleterre est là dans cette foule Entend-il comme nous le rossignol en mai
Lorette que l’odeur d’Afrique gorge et saoule Cimetière en plein ciel pâle aux Sénégalais L’oubli comme un burnous aux Marocains s’enroule
Les sables ont couvert les larmes et les plaies Les lamentations ont cessé dans la brume Il n’est pas de palmiers dans le Pas-de-Calais
Ces hauteurs d’un vin noir encore au matin fument Le vent foule à leur toit les raisins vendangés Et ses dansants pieds nus de leur sang se parfument
Demeurez dispersés dans nos champs saccagés Vous gisants que des croix blanches perpétuèrent Et vous à Douaumont engrangés et rangés
L’ordre est mis à jamais dans les grands ossuaires Spectres de mon pays reposez reposez Laissez sur vous tomber la dalle et le suaire
Ne faites plus chez nous ce bruit du cœur brisé Ne revendiquez plus au foyer votre place Et ne gémissez plus le soir à la croisée
N’arrêtez plus les enfants qui s’en vont en classe Les pauvres survivants ont le droit d’être heureux Ne les réveillez pas de vos bouches de glace
Ne venez pas troubler le pas des amoureux Laissez l’oiseau chanter laissez l’ombre être douce Laissez les jeunes gens s’en aller deux par deux
Que la tombe s’apaise et se couvre de mousses Que la terre mouillée en étouffe les bruits Voyez l’herbe se lève et le taillis repousse
Les myrtes ont des rieurs les cyprès ont des fruits Bonheur ô braconnier tends tes pièges de toile Les cyprès ont des fruits qui démentent la nuit
Les myrtes ont des fleurs qui parlent des étoiles Et c’est de mes douleurs qu’est fait le jour qui vient Plus profonde est la mer et plus blanche est la voile
Le Roman inachevé. Première parution 1956. Poésie / Gallimard n°7. 1966.Monument aux morts de Plozévet (Finistère) (René Quillivic) 1922 (CFA).Monument aux morts de Plozévet (Finistère) (René Quillivic) 1922 (CFA).Monument aux morts de Plozévet (Finistère) (René Quillivic) 1922 (CFA).
Selon un décompte effectué par Edgar Morin et André Burgière, 30 % des hommes de la commune ayant entre 18 et 48 ans ont été tués. (Edgar Morin, Commune en France. La métamorphose de Plozévet, Le Livre de poche, Biblio Essais, 1967. Réédition. Fayard, Pluriel, 2013)
William Shakespeare (Martin Droeshout 1601-avant 1650). 1622. C’est l’un des seuls portraits de l’auteur identifiés de manière certaine.
Peut-on traduire de la poésie ?
Dante, Convivio. Cité par Georges Mounin, 1955, in Les Belles infidèles, Paris, Cahiers du Sud, p. 28.
« Aucune chose de celles qui ont été mises en harmonie par lien de poésie ne peut se transporter de sa langue en une autre sans qu’on rompe sa douceur et son harmonie, et c’est la raison pourquoi Homère ne doit pas être mis du grec en latin. »
En 1957, lors d’une conférence de presse, un journaliste suédois avait demandé à Albert Camus s’il avait de l’admiration pour un écrivain français. Il avait cité René Char. Il invita son auditoire à découvrir Char, mais ajoutait : ” Malheureusement, la poésie ne se traduit pas. “
Maurice Blanchot insistait sur cette impossibilité en disant ceci :
“Le sens du poème est inséparable de tous les mots, de tous les mouvements, de tous les accents du poème. Il n’existe que dans cet ensemble et il disparaît dès qu’on cherche à le séparer de cette forme qu’il a reçue. Ce que le poème signifie coïncide exactement avec ce qu’il est.”
Pourtant, la liste des poètes qui s’y sont essayés est impressionnante : Gérard de Nerval, Charles Baudelaire, Jules Laforgue, Stéphane Mallarmé, Valery Larbaud, Pierre Jean Jouve, Eugène Guillevic, Henri Thomas, Philippe Jaccottet, André du Bouchet, Yves Bonnefoy, Paul Celan, Jacques Darras, Claude Esteban, Jacques Ancet …
Un exemple, le Sonnet XXIII de William Shakespeare. 5 traductions en français.
As an unperfect actor on the stage Who with his fear is put besides his part, Or some fierce thing replete with too much rage, Whose strength’s abundance weakens his own heart, So I, for fear of trust, forget to say The perfect ceremony of love’s rite, And in mine own loves’s strength seem to decay, O’ercharged with burden of mine one love’s might. O ! let my books be then the eloquence And dumb presagers of my speaking breast, Who plead for love and look for recompense More than that tongue that more hath more express’d. O ! learn to read what silent love hath writ: To hear with eyes belongs to love’s fine writ.
Sonnet XXIII
Comme un mauvais acteur sur scène, qui par sa peur est mis hors de son rôle, ou comme une créature sauvage emplie de trop de rage, qu’une surabondance de force affaiblit dans son propre coeur ;
Ainsi moi, n’ayant eu confiance, ai failli à dire le parfait cérémonial des rites d’amour, et la force dans mon propre amour semble faillir, écrasée du fardeau de mon propre pouvoir.
Oh que mes livres alors soient l’éloquence, et les muets annonceurs de mon sein parlant, qui plaide pour l’amour et attend récompense – bien plus que cette langue qui plus a plus parlé.
Apprends à lire ce qu’écrit l’amour silencieux : au fin esprit d’amour, d’entendre par les yeux.
Sonnets. Traduction Pierre Jean Jouve. Mercure de France, 1969. Poésie / Gallimard n°110 1975.
Sonnet XXIII
Comme le comédien mal préparé Dont la frayeur va déranger le jeu, Comme la passion qu’emporte tant de rage Que l’excès de sa force la paralyse,
Ainsi, moi, faute de confiance, j’oublie les mots Qui sont la liturgie du rite d’amour Et sous le poids trop grand de mon amour C’est mon ardeur qui semble se défaire.
Ah, que mes yeux soient alors l’éloquence, Les messagers muets de ma voix profonde, Eux qui te crient qu’ils t’aiment, et veulent récompense Plus que ces vers qui s’exclament tant plus !
Apprends à déchiffrer ce qu’écrit le silence, Écouter par les yeux, c’est l’intelligence du cœur.
Les Sonnets précédé de Vénus et Adonis, Le Viol de Lucrèce et de Phénix et Colombe. Poésie / Gallimard n°437 2007. Traduction Yves Bonnefoy.
Sonnet XXIII
Comme en scène un mauvais acteur, que sa frayeur Met tout hors de son rôle, ou quelque être farouche De trop de rage plein et dont l’excès de force Affaiblit le corps même ; ainsi moi tout tremblant
D’inconfiance, je ne sais plus les paroles Du cérémonial parfait des coeurs aimants, Et semble dépérir au fort de mon amour Par tout le poids de mon propre amour accablé.
Ah, que mes livres alors soient les orateurs, Et les mimes sans voix de mon coeur éloquent, Plaidant pour mon amour, et cherchant récompense, Mieux que tel autre dont la langue exprima plus.
Ce qu’écrivit l’amour taciturne, ah, lis-le, Écouter par les yeux, c’est finesse d’amour.
Sonnets. 10-18, 1965. Le temps qu’il fait, 1995. Traduction Henri Thomas.
Sonnet XXIII
Tel un acteur novice entrant en scène Et qui oublie son rôle dans sa peur Ou un fauve rageant de trop de haine Et dont l’excès de force éteint le cœur, Perdant tous mes moyens, j’oublie de dire Les mots qu’attend la courtise d’amour Et, au plus haut, je parais défaillir Sous le fardeau de cet amour trop lourd. Oh, que mes écrits soient mon éloquence, Les messagers sans voix du cœur en moi, Parlant d’amour et cherchant récompense Mieux que jamais ne le fit cette voix. Lis ce qu’amour en silence a écrit. Entendre par les yeux : là est l’esprit.
Les sonnets. Mesures, 2023. Traduction Françoise Morvan.
Sonnet XXIII
Comme l’acteur imparfait sur la scène d’un théâtre Que le trac, de son rôle, soudain fait dérailler ; Ou comme la bête féroce qu’emplit l’excès de rage Voit son coeur affaibli par son surcroît de force ; Moi, mon manque d’assurance m’amène à oublier De dire à perfection le rituel de l’amour, Car ma force d’amour semble me faire trébucher, Tant je suis écrasé du poids de son pouvoir : Ô puissent mes livres avec toute leur éloquence Se faire hérauts muets des paroles de mon coeur, Qui font assaut d’amour et cherchent récompense, Plus que la langue bavarde qui s’est plus exprimée : Ah ! Savoir lire les mots silencieux de l’amour ! Ouïr avec les yeux : sa grande subtilité.
Sonnets. Grasset, 2013. Traduction Jacques Darras.
Virgile écrivant l’Énéide entre Clio et Melpomène. Mosaïque du musée national du Bardo, Tunis. Entre le Ier siècle et le IIIe siècle.
Heraldo de Aragón, 11/09/2025
Ecos gemelos (Irene Vallejo)
Piedra oscura luz pálida. Los cimientos de las dos torres truncadas albergan el Memorial del 11 de septiembre. Se conservan fragmentos del edificio retorcido, extrañas figuras de metal esculpidas por la catástrofe, ecos de destrucción. En un gran frontispicio, una frase del poeta romano Virgilio recuerda al visitante sobrecogido: «Ningún día os borrará de la memoria del tiempo.» Tras esa pared, dice un cartel, hay restos humanos. Los responsables del Memorial escogieron a Virgilio para dar voz al duelo mundial. Algunos se han preguntado por qué elegir a un autor lejano, nacido a orillas de un mar antiguo y en una civilización extranjera, que escribió en latín y murió hace dos milenios. Quizá porque Virgilio fue el primer escritor en dar protagonismo a esas vidas anónimas amputadas por los conflictos históricos. Desde siempre los poemas épicos tratan sobre la guerra, las hazañas, victorias y derrotas de sus héroes; pero les versos de Virgilio atraviesan el campo de batalla deteniéndose junto a los heridos y escuchando a quienes deliran o sufren. La Eneida se compadece de los seres anónimos del mundo roto que dejan las huestes a su paso. Tal vez por eso hemos acudido de nuevo al viejo clásico en busca de un mensaje de esperanza y memoria: porque la voz del pasado puede hablar en futuro y evocar el soplo de vida que aún susurran los muertos.
Irene Vallejo est une philologue et écrivaine espagnole. Elle est connue surtout pour son essai El infinito en un junco: la invención de los libros en el mundo antiguo (2019). Premio Nacional de Ensayo de España 2020 (Traduction française L’infini dans un roseau : L’invention des livres dans l’Antiquité. Paris, Les Belles Lettres. (2021).
“Nulla dies umquam memori uos eximet aeuo”
” Aucun jour jamais ne vous enlèvera à la mémoire des âges ” (Énéide, Livre IX)
(Gracias a nuestra amiga de Soria, Carmen Heras Uriel)
J’ai relu avec plaisir Profils perdus de Philippe Soupault (Mercure de France, 1963 – Folio n° 3165, 1999). À 66 ans, l’écrivain revient sur son passé. Il flâne avec Guillaume Apollinaire ou René Crevel, rencontre Marcel Proust à Cabourg, dialogue avec Georges Bernanos à Paris ou à Rio de Janeiro, observe James Joyce cherchant un mot, traduit avec lui des passages de Finnegans Wake, fréquente le café de Flore… L’auteur fait revivre de manière originale de grandes figures artistiques du XX e siècle.
« Tous les mercredis, au printemps de 1917, Guillaume Apollinaire, vers six heures du soir, attendait ses amis, au café de Flore, voisin de son logis. Blaise Cendrars “s’amenait” (c’est le moins que l’on puisse dire) régulièrement. Je me souviens des visages de Max Jacob, de Raoul Dufy, de Carco, d’André Breton et de quelques fantômes dont il vaut mieux oublier les noms. Le café de Flore n’était pas à cette époque aussi célèbre que de nos jours. On pouvait y respirer, y parler sans crier. Une atmosphère provinciale. Remy de Gourmont y venait lire les journaux. Blaise Cendrars, le feutre en bataille, le mégot à la bouche, ne paraissait pas tellement content. »
Je me souvenais surtout du récit qu’il faisait de sa rencontre avec Marcel Proust à Cabourg.
Philippe Soupault m’a incité aussi à relire un poème de Calligrammes : Ombre qu’Apollinaire aurait écrit devant lui avec une grande facilité.
Ombre
Vous voilà de nouveau près de moi Souvenirs de mes compagnons morts à la guerre L’olive du temps Souvenirs qui n’en faites plus qu’un Comme cent fourrures ne font qu’un manteau Comme ces milliers de blessures ne font qu’un article de journal Apparence impalpable et sombre qui avez pris La forme changeante de mon ombre Un Indien à l’affût pendant l’éternité Ombre vous rampez près de moi Mais vous ne m’entendez plus Vous ne connaîtrez plus les poèmes divins que je chante Tandis que moi je vous entends je vous vois encore Destinées Ombre multiple que le soleil vous garde Vous qui m’aimez assez pour ne jamais me quitter Et qui dansez au soleil sans faire de poussière Ombre encre du soleil Écriture de ma lumière Caisson de regrets Un dieu qui s’humilie
Calligrammes. Poèmes de la paix et de la guerre (1913-1916). Avec un portrait de l’auteur par Pablo Picasso. Mercure de France, 1918.
L’ombre est un thème récurrent dans la poésie d’Apollinaire. Dans ce poème, l’ombre se fait principe poétique d’une adresse aux compagnons morts à la guerre.
Inspirations méditerranéennes est le titre d’une conférence que fit Paul Valéry à l’Université des Annales le 24 novembre 1933. Elle fut publiée dans Conférencia le 15 février 1934 et intégrée dans Variété III en 1936.
« Cet essai compte parmi les textes inclassables noyés dans les volumes de Variété. Il tient à la fois de l’autobiographie, de la méditation historique ou de la rêverie philosophique et dévoile un Valéry sensible profondément attaché aux décors de son enfance sétoise. Car la Méditerranée se situe au cœur de son histoire intime, elle gouverne sa sensibilité et sa création comme le soulignait Larbaud qui voyait en lui le « grand interprète lyrique » capable de produire sur ses lecteurs « une sorte de communion dans la vie, la clarté, la beauté ». Mais la Méditerranée, pour Valéry, est aussi l’espace où ont pris corps parmi les plus grandes réussites de l’esprit humain : de matrice personnelle elle devient la projection d’un modèle universel. » (Présentation par les éditions Fata Morgana)
Paul Valéry. Inspirations méditerranéennes. Éditions Fata Morgana -Musée Paul Valéry. 2020. Pages 17 à 21.
« On pouvait dire, au temps de ma jeunesse, que l’Histoire vivait encore sur ses eaux. Nos barques de pêcheurs, dont la plupart portent toujours à la proue des emblèmes que portaient les barques phéniciennes, ne sont pas différentes de celles qu’utilisaient les navigateurs de l’antiquité et du Moyen – Âge. Parfois, au crépuscule, je regardais rentrer ces fortes barques de pêche, lourdes des cadavres des thons, et une étrange impression m’obsédait l’esprit. Le ciel absolument pur, mais pénétré d’un feu rose à sa base, et dont l’azur verdissait vers le zénith ; la mer, très sombre déjà, avec des brisants et des éclats d’une blancheur extraordinaire ; et vers l’est, un peu au-dessus de l’horizon, un mirage de tours et de murs, qui était le fantôme d’Aigues-Mortes. On ne voyait d’abord de la flottille que les triangles très aigus de leurs voiles latines. Quand elles approchaient, on distinguait l’entassement des thons énormes qu’elle rapportaient. Ces puissants animaux, dont beaucoup ont la taille d’un homme, luisants et ensanglantés, me faisaient songer à des hommes d’armes dont on eût ramené les cadavres au rivage. C’était là un tableau d’une grandeur assez épique, que je baptisais volontiers : « Retour de la croisade. » Mais ce spectacle noble en engendrait un autre, d’une affreuse beauté, que vous me pardonnerez de vous décrire. Un matin, lendemain d’une pêche très fructueuse, où des centaines de grands thons avaient été pris, j’allai à la mer pour me baigner. Je m’avançai d’abord, pour jouir de la lumière admirable, sur une petite jetée. Tout à coup, abaissant le regard, j’aperçus à quelques pas de moi, sous l’eau merveilleusement plane et transparente, un horrible et splendide chaos qui me fit frémir. Des choses d’une rougeur écœurante, des masses d’un rose délicat ou d’une pourpre profonde et sinistre, gisaient là… Je reconnus avec horreur l’affreux amas des viscères et des entrailles de tout le troupeau de Neptune que les pêcheurs avaient rejeté à la mer. Je ne pouvais ni fuir ni supporter ce que je voyais, car le dégoût que ce charnier me causait le disputait en moi à la sensation de beauté réelle et singulière de ce désordre de couleurs organiques, de ces ignobles trophées de glandes, d’où s’échappaient encore des fumées sanguinolentes, et de poches pâles et tremblantes retenues par je ne sais quels fils sous le glacis de l’eau claire, cependant que l’onde infiniment lente berçait dans l’épaisseur limpide un frémissement d’or imperceptible sur toute cette boucherie. L’oeil aimait ce que l’âme abhorrait. Divisé entre la répugnance et l’intérêt, entre la fuite et l’analyse, je m’efforçai de songer à ce qu’un artiste d’extrême-Orient, un homme ayant les talents et la curiosité d’un Hokusai, par exemple, eût pu tirer de ce spectacle. Quelle estampe, quels motifs de corail, il eût pu concevoir ! Puis ma pensée se reporta vers ce qu’il y a de brutale et de sanglant dans la poésie des anciens. Les Grecs ne répugnaient pas à évoquer les scènes les plus atroces…Les héros travaillaient comme des bouchers. La mythologie, la poésie épique, la tragédie, sont pleines de sang. Mais l’art est comparable à cette limpide et cristalline épaisseur à travers laquelle je voyais ces choses atroces : il nous fait des regards qui peuvent tout considérer. »
Paul Valéry, Regards sur la mer. Fata Morgana, 2021.
” Il n’est de site délectable – d’Alpe ni de forêt, de lieu monumental, de jardins enchantés – qui vaille à mon regard ce que l’on voit d’une terrasse bien exposée au-dessus d’un port. L’oeil possède la mer, la ville, leur contraste, et tout ce qu’enferme, admet, émet, à toute heure du jour, l’anneau brisé des jetées et des môles. Je respire fumée, vapeur, senteurs et brise avec délices. J’aime jusqu’à la poussière de charbon qui s’élève des quais ; jusqu’aux odeurs extraordinaires des docks et des hangars où les fruits, le pétrole, le bétail, les peaux vertes, les planches de sapin, les soufres, les cafés composent leurs valeurs olfactives. Je laisserais passer les jours à regarder ce que Joseph Vernet appelait les « différents travaux d’un port de mer ». De l’horizon jusqu’à la ligne nette du rivage construit, et depuis les monts transparents de la côte éloignée jusqu’aux candides tours des sémaphores et des phares, l’oeil humain embrasse à la fois l’humain et l’inhumain. N’est-ce point ici la frontière même où se rencontrent l’état éternellement sauvage, la nature physique brute, la présence toujours primitive et la réalité toute vierge, avec l’oeuvre des mains de l’homme, avec la terre modifiée, les symétries imposées, les solides rangés et dressés, l’énergie déplacée et contrariée, et tout l’appareil d’un effort dont la loi évidente est finalité, économie, appropriation, prévision, espérance ? Heureux les paresseux au soleil accoudés sur les parapets de cette pierre d’un blanc si pur dont les « Ponts et Chaussées » bâtissent leurs digues et brise-lames ! D’autres sont couchés à plat ventre sur les blocs avancés que le flot peu à peu ronge, fissure et désagrège. D’autres pêchent ; se piquent les doigts sous l’eau aux ambulacres des oursins, attaquent du couteau les coquilles collées aux roches. Il y a, tout autour des ports, une faune de tels oisifs, mi-philosophes, mi-mollusques. Point de compagnons plus agréables pour un poète. Ils sont les véritables amateurs du Théâtre Marin : rien de la vie du port qui leur échappe. Pour eux comme, pour moi, une entrée, une sortie sont des phénomènes toujours neufs. On discute sur les silhouettes découvertes au loin. Quelque singularité dans les formes ou dans le gréement engendre des hypothèses. On juge du caractère des capitaines à la manière dont le pilote qui se propose est accueilli… Mais je n’écoute plus ; ce que je vois m’éloigne de ce qu’ils disent. Un grand navire s’approche ; une voile de pécheur se gonfle et se détache vers la mer. L’énormité fumante croise la petitesse ailée dans la passe, pousse un étrange hurlement, et mouille ; l’écubier vomissant tout à coup sa coulée de maillons, avec les bruits argentins, les tonnerres et les cris très aigus d’une chaîne de fonte violemment tirée de son puits. Parfois comme le riche avec le pauvre se frôlent dans la rue, le Yacht très pur, très net, tout ordre et luxe, glisse le long d’ignobles caboteurs, barques et bricks sans âge chargés de briques ou de futailles, encombrés de choses rouillées, de pompes malades, dont les voiles sont des haillons ; les peintures, des accidents horribles ; les passagers, des poules et un chien de race incertaine. Mais il arrive que la vénérable coque qui porte toutes ces misères soit d’une ligne encore belle. Presque toutes les véritables beautés d’un navire sont sous l’eau ; le reste est œuvre morte. Allez sur les cales ou dans les bassins de radoub, considérez les grâces et les forces des carènes, leurs volumes, les modulations très délicates et minutieusement calculées de leurs formes qui doivent satisfaire à tant de conditions simultanées. L’art intervient ici ; il n’est point d’architecture plus sensible que celle qui fonde sur le mobile un édifice mouvant et moteur. ” (Pages 29-34)
J’ai trouvé chez Gibert un curieux petit livre illustré qui regroupe une nouvelle de Louis Chadourne et sept poèmes tirés des Cartes postales d’Henry Jean-Marie Levet.
L’indésirable. Nouvelle. Illustrations Albert Serq. Cahier intérieur: Cartes postales de H. J.-M. Levet. Éditions 2, 3 choses, 2025.
Résumé de la nouvelle : L’Intercolonial appareille dans la moiteur des tropiques. Jimmy Hollywood, voyageur étrange, parle une langue indéterminée et dissimule ses yeux morts sous une paire de lunettes aux verres jaunes. Nul ne sait d’où il vient ni où il va. Les passagers des premières jugent vite indésirable cet intrus pauvre et distingué dont la valise usée dit « toute la misère des errants sur la face des eaux et sur la face de la terre ». Le commissaire de bord aimerait bien s’en débarrasser mais au Surinam, à Trinidad ou Demerara, aucun port ne veut de lui. Nul ne sait ce qu’il peut bien penser, appuyé au bastingage à longueur de journée, vigie aveugle scrutant cette mer caraïbe dont il sait tous les charmes et tous les pièges. La nuit venue, sa canne martèle les ponts, sa haute silhouette se mêle aux ombres du paquebot qu’il semble hanter, errant des machines à la timonerie. Qui est vraiment l’Indésirable ? Espion, voyant déguenillé ou simplement notre semblable ?
Louis Chadourne est né à Brive le 7 juin 1890. Il est l’aîné de quatre frères (dont le romancier Marc Chadourne 1895-1975 et le dadaîste Paul Chadourne 1898-1981 ) Très jeune, il devient bachelier et agrégé (Lettres et Italien) en 1913. Il épouse Yvonne Dauby à Brive en 1913. Ami de Valery Larbaud, il écrit des poèmes et collabore à La NRF. Il participe à la Première guerre mondiale. le 16 juin 1915, il reste enseveli plusieurs heures lors de l’éboulement d’une tranchée à Metzeral , en Alsace. Cet épisode le marquera toute sa vie. Il est réformé, revient malade de la guerre, sa raison vacille. il divorce en 1916. Il fuit le réel dans les voyages et les livres. Neurasthénique, interné à la Maison de Santé d’Ivry, il meurt le 20 mars 1925.
Les éditions des Cendres ont publié en 1994 ses Carnets (1907-1925) dans un texte établi par Christiane F. Kopylov avec une préface de Benjamin Crémieux.
Louis Chadourne.
J’ajoute un des poèmes d’Henry J.-M. Levet qui ne figure pas dans ce petit livre.
Côte-d’Azur. – Nice (Henry Jean-Marie Levet)
A Francis Jourdain
L’Écosse s’est voilée de ses brumes classiques, Nos plages et nos lacs sont abandonnés ; Novembre, tribunal suprême des phtisiques, M’exile sur les bords de la Méditerranée…
J’aurai un fauteuil roulant ” plein d’odeurs légères “ Que poussera lentement un valet bien stylé : Un soleil doux vernira mes heures dernières, Cet hiver, sur la Promenade des Anglais…
Pendant que Jane, qui est maintenant la compagne D’un sain et farouche éleveur de moutons, Émaille de sa grâce une prairie australe De plus de quarante milles carrés, me dit-on,
Et quand le sang pâle et froid de mon crépuscule Aura terni le flot méditerranéen, Là-bas, dans la Nouvelle-Galles du Sud, L’aube d’un jour d’été l’éveillera… C’est bien !…
Patrick Abraham a publié dans La Cause Littéraire le 28 novembre 2024 une très bonne recension de la publication en Poésie/ Gallimard de Cartes postales et autres textes, Henry J.-M. Levet.
Mariluz Escribano Pueo est une poétesse presque totalement inconnue en France.
En Espagne, sa poésie est mieux étudiée depuis les années 2000. Son premier recueil de poésie n’a été édité qu’en 1991. Elle avait 56 ans. En 2022, Remedios Sánchez a publié son œuvre complète chez Cátedra dans la belle collection Letras Hispánicas.
Mariluz Escribano Pueo est née à Grenade le 19 décembre 1935. Son père, Agustín Escribano, était le directeur de l’École Normale. Sa mère, Luisa Pueo y Costa était la nièce du célèbre homme politique et économiste Joaquín Costa (1846-1911). Elle était professeur à l’École Normale et Secretaire de la Residencia de Señoritas Normalistas, une institution créée sur le modèle de la Residencia de Estudiantes de Madrid.
Son père s’était opposé à des militaires et au commandant phalangiste José Valdés Guzmán (1891-1937). Après le soulèvement franquiste, celui-ci est devenu Gouverneur civil de Grenade. On le considère comme le principal responsable de la répression dans cette ville et avec Ramón Ruiz Alonso de l’exécution de Federico García Lorca. Quand Mariluz Escribano avait neuf mois, le 12 septembre 1936, son père a été fusillé contre les murs du cimetière de la ville. Les historiens (Ian Gibson, Paul Preston) estiment que 5 000 personnes ont été fusillées dans la ville pendant la Guerre Civile.
Luisa Pueo y Costa, après la mort de son mari, a dû subir les représailles des rebelles qui ont saisi tous ses biens et ses comptes bancaires. Elle a dû partir à Palencia et elle n’est rentrée à Grenade qu’en 1940. Elle a pu alors à nouveau exercer son métier mais elle était étroitement surveillée par les autorités.
Mariluz Escribano a joué toute son enfance dans La Huerta de San Vicente, la résidence d’été de la famille García Lorca, de 1926 à 1936. En effet, sa mère était très amie avec avec cette famille et avec Carmen López García, cousine germaine de Federico, qui s’était chargée de cette propriété quand la famille du poète s’est exilée aux États-Unis.
Mariluz Escribano a épousé jeune Nicolás Marín López (1929-1985), professeur de Littérature.
Mariluz Escribano a obtenu sa licence de Philosophie et Lettres à L’Université de Grenade. Elle a été professeur de 1964 à 1967 à l’Antioch College de l’Ohio, première université américaine ouverte aux femmes et aux Noirs.
Docteur en Philologie Hispanique, elle a exercé comme Professeur de Didactique de la Langue et de Littérature, d’abord à l’École Normale (1967-1987) et ensuite à la Faculté des Sciences de l’ Education (1987-2015).
En 1985, son mari est mort dans un accident de voiture. Elle a dû élever seule ses cinq enfants.
La publication tardive de ses poèmes s’explique par le contexte de la guerre civile et la longue dictature franquiste qui ont fortement marqué sa vie.
Femme engagée contre la dictature, elle a milité dans des groupes féministes tels que Mujeres Universitarias o Mujeres por Granada. Elle a aussi publié régulièrement dans des journaux comme Patria et au début des années 70 dans Ideal, Diario Regional de Andalucía. Elle a dirigé à partir de sa fondation en 2005 la revue EntreRíos, Revista de Artes y Letras où ont publié de nombreux écrivains espagnols importants.
Elle est décédée à Grenade le 20 juillet 2019. Elle avait 83 ans.
Oeuvres
1991 Sonetos del alba. Málaga, editorial Guadalhorce. Réédition : Granada, Dauro, 2005 . 1993 Desde un mar de silencio. Granada, Cuadernos del Tamarit. 1995 Canciones de la tarde. Libros del Jacarandá, editorial Torremozas, 1995. 2013 Umbrales de otoño. Madrid, Hiperión, 2013. 2015 El corazón de la gacela. Granada, Valparaíso, 2015. 2018 Geografía de la memoria. Barcelona, Calambur, 2018.
Statue de Mariluz Escribano près de l’entrée du parc Federico García Lorca de Grenade
En la huerta de San Vicente
En la luna buscábamos sus huellas, en el piano la flor de sus canciones, en los búcaros las hojas del otoño, esa luz desvaída que reside en el sueño.
Era, entonces, el estío en la huerta, —mejor fin de verano— y época de cosecha de ciruelos, manzanos y membrillos
Rosas y niñas y mastranzos en el negror verde de la acequia, jilgueros en los chopos, últimas golondrinas, geometría de vencejos dibujando el cobalto de los cielos.
Y el silencio se agranda en el silencio, y las conversaciones languidecen, y lloran las palabras y los lutos por Federico ausente como un muerto, por tantos muertos con el pecho herido
Granada. Huerta de San Vicente.
Los ojos de mi padre
Los ojos de mi padre, los ojos de mi padre, mirándome en la patria cereal de los trigos, en un tiempo de cunas mecidas por el viento de la guerra, mirando cómo crezco en los abecedarios y conquisto sonidos primitivos balbuceos, palabras necesarias, porque él me empuja y vuelve, desde su corazón y sus espigas, su corazón de tierra y manantiales, patria de tierra y gritos apagados. Mi padre es un silencio que mira como crezco. Sus manos me conforman, me miran la estatura, la dimensión del cuerpo, averiguan gozosas que me elevo en trigal. Las manos de mi padre tocan mi cuerpo y cantan, y yo sé que me acunan con nanas de caballos, con la salmodia triste del judío, del converso que habita por su sangre. Pero paseo con mi padre. Abandono en sus manos mis manos tan pequeñas, y al calor de su sangre mis pulsaciones tienen una ambición de tiempos.
En las luces inquietas de la tarde, al borde de la noche, vamos pisando hierbas, territorios, ríos como torrentes, manantiales, horizontes donde la niebla habita, paisajes metalúrgicos y bosques, ciudades, vientos, cordilleras, blancas constelaciones. Camino con mi padre. Me nombra a las palomas, pájaros migratorios, aguanieves que rozan las praderas, alcaudones de viento, golondrinas, gorriones, avefrías. Y todo pasa y llega de su mano, y a mi infancia regresa el calor confortable de su sangre Cuando llegan los días de septiembre, láminas del otoño, las madrugadas frías y estrelladas detienen sus palabras. Pero es sólo un instante de sangre y de fusiles porque mi padre vuelve del silencio y pasea conmigo el callado silencio de las calles, y los campos sembrados y las constelaciones, y su voz de madera me acompaña, me mira cómo crezco. Todo el mundo conoce que heredé de mi padre una bandera.
Umbrales de otoño, Hiperión, 2013.
Cuando me vaya
Dejaré un silencio en el recuerdo, sonidos de una voz que fue muy joven, y un aroma de sándalo y cipreses para que no me olvides.
Y ahora, cuando el sol desaparece, y hay promesa de una noche clara, las estrellas se esconden y están muertas de tanta nívea luz.
Dejaré abierta la ventana. Un gorrión divulgará mi huida, y un frescor de mañana anunciará mi marcha, con trémula voz para llamarte.
Cuando me vaya, perderé las praderas, los bosques encendidos de noviembre, el verde del jardín en primavera, la tenue luz de los planetas, la sonrisa de un niño, el calor de un amigo, lágrimas de dolor por los caminos que transité tan alta, la caricia de un perro que dio fuego a mis manos.
Cuando me vaya, habré perdido tantas cosas que creceré en trigal por no morirme.
Geografía de la memoria. Barcelona, Calambur, 2018.
Concha Méndez est une personnalité très originale de la Génération de 1927 : championne de natation, gymnaste, poète, autrice dramatique, scénariste, éditrice, imprimeuse, vendeuse de livres etc.
Elle est l’aînée d’une très riche famille madrilène de 11 enfants. Elle fait des études dans un école française, mais jusqu’à quatorze ans seulement. Ses parents l’empêchent de suivre des études supérieures.
Elle passe ses étés à Saint-Sébastien et y rencontre Luis Buñuel. Elle est sa fiancée jusqu’au départ de celui-ci pour Paris (1919-1926).
À partir de 1925, elle devient l’amie de Federico García Lorca, Rafael Alberti, Luis Cernuda, Maruja Mallo, María Zambrano. Elle participe à la fondation du Lyceum Club Femenino, dirigée par María de Maeztu et fait partie des créatrices surnommées Las Sinsombrero qui s’opposent aux règles misogynes de la société de son époque.
Ses relations avec ses parents sont conflictuelles. Elle s’enfuit de la maison paternelle en 1929 et séjourne à Londres, Montevideo, Buenos Aires.
Elle rentre en 1932 en Espagne et Federico García Lorca la présente au poète et imprimeur Manuel Altolaguirre qui l’épouse le 5 juin 1932. Leurs témoins : Juan Ramón Jiménez, Luis Cernuda, Federico García Lorca, Vicente Aleixandre et Jorge Guillén.
Manuel Altolaguirre, Concha Méndez.
Ils ouvrent ensemble dans leur appartement de Madrid (calle de Viriato,73) une petite maison d’imprimerie qui édite les livres de leurs amis (Editorial La Tentativa Poética), et la revue Héroe. Ils impriment aussi Caballo Verde para la Poesía que dirige Pablo Neruda.
Grâce à une bourse de la Junta de Ampliación de Estudios, ils vivent deux ans à Londres et rentrent en Espagne en 1935. Ils ont une fille Paloma. En 1933 ils avaient perdu un premier enfant, Juan, à la naissance.
Quand éclate la Guerre civile, angoissée pour le sort de sa fille, Concha Méndez quitte le pays et séjourne avec elle en Angleterre, en Belgique et en France. Elle rejoint son mari à Barcelone en 1938. Ils collaborent à la revue culturelle la plus importante de l’Espagne républicaine, Hora de España.
Avec sa famille, elle s’exile en France en 1939, où ils sont accueillis par Paul et Nusch Éluard. Ils résident quatre ans à La Havane (Cuba) où ils gèrent l’Imprimerie La Verónica, puis s’installent au Mexique en 1944.
Manuel Altolaguirre la quitte pour la cubaine María Luisa Gómez Mena. Ils mourront tous deux dans un accident de voiture en juillet 1959 près de Burgos alors qu’ils revenaient du festival de cinéma de Saint-Sébastien.
Concha Méndez revient à trois reprises pour des visites ponctuelles en Espagne mais n’y résidera plus. Elle meurt dans sa maison de México à 86 ans.
En 1991, Ses mémoires (Memorias habladas, memorias armadas) furent publiées à partir de vingt-huit heures d’enregistrements réalisés par sa petite-fille Paloma Ulacia Altolaguirre.
Oeuvres :
1926 Inquietudes: poemas. Madrid, Imprenta de Juan Pueyo. 1928 Surtidor : poesías. Madrid, Imprenta ARGIS. 1930 Canciones de mar y tierra. Buenos Aires, Talleres Gráficos Argentinos. 1931 El personaje presentido y El ángel cartero. Madrid. Théâtre. 1932 Vida a vida. Madrid, La tentativa poética. 1935 El carbón y la rosa. Madrid. Théâtre. 1936 Niño y sombras. Madrid, Héroe. 1939 Lluvias enlazadas. La Habana, El Ciervo Herido. 1944 Poemas. Sombras y sueños. Ciudad de México, Rueca. Villancicos de Navidad. Ciudad de México, Rueca. El Solitario. Misterio en tres actos. 1976 Antología poética. Ciudad de México, Joaquín Mortiz. 1979 Vida a vida y vida o río. Madrid, Caballo Griego para la Poesía. 1981 Entre el soñar y el vivir. Ciudad de México, universidad Nacional Autónoma de México. 1990 Memorias habladas, memorias armadas. Madrid, Mondadori. 1995 Poemas (1926-1986). Madrid, Hiperión. 2008 Con el alma en vilo. Málaga. 2009 Poesía completa. Málaga, Centro Cultural Generación del 27.
J’ai choisi quatre poèmes lus dans l’anthologie préparée par James Valender pour la maison d’édition de Séville Renacimiento.
Torremolinos. Mirador de Sansueña, Calle Castillo del Inglés, 9 (CFA).
No vengas
No vengas, Muerte, todavía, que aún tengo que tejer la larga escala que ha de subirme allá donde deseo; debo cumplir mi dharma, hacer, hacer, hacer las cosas que aquí debo.
Porque tengo una deuda para conmigo misma. Vine para algo más que para pasar como sombra. Dentro de mí una luz quiere salir afuera. No vengas todavía, dale tiempo a mi tiempo
Entre el soñar y el vivir, 1981.
Ne viens pas
Ne viens pas, Mort, pas encore, j’ai encore à tisser la grande échelle qui va me hisser là où j’aspire ; je dois accomplir mon dharma, faire, faire, faire les choses que je dois ici-bas.
Parce que j’ai une dette envers moi-même. Je vins pour un peu plus que passer comme une ombre. Au-dedans de moi une lumière veut sortir au-dehors. Ne viens pas encore, donne du temps à mon temps.
Los caminos del alma / Les chemins de l’âme (Paradigme, 2017) – Traduit de l’espagnol par Jeanne Marie.
Al nacer cada mañana
A Maruja Mallo
Al nacer cada mañana, me pongo un corazón nuevo que me entra por la ventana.
Un arcángel me lo trae engarzado en una espada, entre lluvia de luceros y de rosas incendiadas, y de peces voladores de cristal picos y alas.
Me prendo mi corazón nuevo de cada mañana; y al arcángel doy el viejo en una carta lacrada.
BUENOS AIRES
Canciones de mar y tierra, 1930.
Quisiera tener varias sonrisas de recambio
Quisiera tener varias sonrisas de recambio y un vasto repertorio de modos de expresarme. O bien con la palabra, o bien con la manera, buscar el hábil gesto que pudiera escudarme…
Y al igual que en el gesto buscar en la mentira diferentes disfraces, bien vestir el engaño; y poder, sin conciencia, ir haciendo a las gentes, con sutil maniobra, la caricia del daño.
Yo quisiera ¡y no puedo! ser como son los otros, los que pueblan el mundo y se llaman humanos: siempre el beso en el labio, ocultando los hechos y al final… el lavarse tan tranquilos las manos.
Bruselas, 1937.
Lluvias enlazadas. La Habana, 1939.
«Sobre la caliente arena»
Góngora
No es la planta del pie sino del alma quien pisa ardiente arena del desierto y así camina sin saber adónde, acompañada sólo de los vientos.
Que todo es viento y pasa en esta vida , en huracanes, o con soplo leve, mientras que ardiendo, resbalando arenas, su paso sigue la que nos sostiene.
Barcelona, 1938.
Lluvias enlazadas. La Habana. 1939.
Recuerdos
Recuerdos que ya sois sombras, no os apartéis de mí, que recuerdo que se borra es que perdió el existir.
Yo quiero guardarlos todos a la luz de mi memoria, que aquel que borra recuerdos es como un ser sin historia.
Marcel Proust a vingt-quatre ans quand il écrit Chardin et Rembrandt. Il propose cet article au directeur de La Revue hebdomadaire en novembre 1895. Le texte est inachevé et inédit de son vivant. Il est publié pour la première fois dans Le Figaro Littéraire du 27 mars 1954. On le trouve dans l’édition de la Pléiade de 1971 : Contre Sainte-Beuve précédé de Pastiches et mélanges et suivi de Essais et articles. Le Bruit du Temps a édité ce petit texte en 2009 avec des reproductions de tableaux de Chardin et de Rembrandt.
Jean-Yves Pouilloux conclut ainsi son article Proust devant Chardin : ” L’article Chardin nous suggère que le face à face avec la peinture a joué un rôle essentiel dans cette révolution qui touche aussi bien la perception que l’entreprise d’écrire. À partir de là commence une nouvelle aventure. “
Autoportrait à l’abat-jour vert (L’Homme à la visière). 1775. Pastel sur papier gris. Paris, Louvre.
” Prenez un jeune homme de fortune modeste, de goûts artistes, assis dans la salle à manger au moment banal et triste où on vient de finir de déjeuner et où la table n’est pas encore complètement desservie. L’imagination pleine de la gloire des musées, des cathédrales, de la mer, des montagnes, c’est avec malaise et avec ennui, avec une sensation proche de l’écoeurement, un sentiment voisin du spleen, qu’il voit un dernier couteau traîner sur la nappe à demi relevée qui pend jusqu’à terre, à coté d’un reste de côtelette saignante et fade. Sur le buffet un peu de soleil, en touchant gaiement le verre d’eau que des lèvres désaltérées ont laissé presque plein, accentue cruellement, comme un rire ironique, la banalité traditionnelle de ce spectacle inesthétique. Au fond de la pièce le jeune homme voit sa mère, déjà assise au travail, qui dévide lentement, avec sa tranquillité quotidienne, un écheveau de laine rouge. Et derrière elle, perché sur une armoire, à côté d’un biscuit qu’on tient en réserve pour une “grande occasion”, un chat gros et court semble le génie mauvais et sans grandeur de cette médiocrité domestique. Le jeune homme détourne les yeux et voilà qu’ils tombent sur l’argenterie luisante et nette, plus bas sur les chenets flambants. Plus irrité de l’ordre de la chambre que du désordre de la table, il envie les financiers de goût qui ne se meuvent qu’au milieu de belles choses, dans des chambres où tout, jusqu’à la pincette de la cheminée et au bouton de la porte, tout est une oeuvre d’art. Il maudit cette laideur ambiante, et honteux d’être resté un quart d’heure à en éprouver, non pas la honte, mais le dégoût et comme la fascination, il se lève et, s’il ne peut pas prendre le train pour la Hollande ou pour l’Italie, va chercher au Louvre des visions de palais à la Véronèse, de princes à la Van Dyck, de ports à la Claude Lorrain, que ce soir, viendra de nouveau ternir et exaspérer le retour dans leur cadre familier des scènes journalières.
Si je connaissais ce jeune homme, je ne le détournerais pas d’aller au Louvre et je l’y accompagnerais plutôt ; mais le menant dans la galerie Lacaze et dans la galerie des peintres français du XVIIIe siècle, ou dans telle autre galerie française, je l’arrêterais devant les Chardin. Et quand il serait ébloui de cette peinture opulente de ce qu’il appelait la médiocrité, de cette peinture savoureuse d’une vie qu’il trouvait insipide, de ce grand art d’une nature qu’il croyait mesquine, je lui dirais : Vous êtes heureux ? Pourtant qu’avez-vous vu là qu’une bourgeoise aisée montrant à sa fille les fautes qu’elle a faites dans sa tapisserie (La Mère laborieuse), une femme qui porte des pains (La Pourvoyeuse), un intérieur de cuisine où un chat vivant marche sur des huîtres, tandis qu’une raie morte pend aux murs, un buffet déjà à demi dégarni avec des couteaux qui traînent sur la nappe (Fruitset Animaux), moins encore, des objets de table ou de cuisine, non pas seulement ceux qui sont jolis, comme des chocolatières en porcelaine de Saxe (Ustensiles variés), mais ceux qui vous semblent le plus laids, un couvercle reluisant, les pots de toute forme et toute matière (la Salière, l’Écumoire), les spectacles qui vous répugnent, poissons morts qui traînent sur la table (dans le tableau de La Raie), et les spectacles qui vous écœurent, des verres à demi vidés et trop de verres pleins (Fruits et Animaux).
La Mère laborieuse. 1740. Paris, Musée du Louvre.La Pourvoyeuse. 1738. Ottawa, Musée des Beaux-arts du Canada.La Raie. 1728. Paris, Musée du Louvre.Ustensiles de cuisine, Chaudron, Poêlon et Œufs. Vers 1733. Paris, Musée du Louvre.
Si tout cela vous semble maintenant beau à voir, c’est que Chardin l’a trouvé beau à peindre. Et il l’a trouvé beau à peindre parce qu’il le trouvait beau à voir. Le plaisir que vous donne sa peinture d’une chambre où l’on coud, d’une office, d’une cuisine. d’un buffet, c’est, saisi au passage. dégagé de l’instant, approfondi. éternisé. le plaisir que lui donnait la vue d’un buffet, d’une cuisine, d’un office, d’une chambre où l’on coud. Ils sont si inséparables l’un de l’autre que, s’il n’a pas pu s’en tenir au premier et qu’il a voulu se donner et donner aux autres le second, vous ne pourrez pas vous en tenir au second et vous reviendrez forcément au premier. Vous l’éprouviez déjà inconsciemment, ce plaisir que donne le spectacle de la vie humble et de la nature morte, sans cela il ne se serait pas levé dans votre coeur, quand Chardin avec son langage impératif et brillant est venu l’appeler. Votre conscience était trop inerte pour descendre jusqu’à lui. Il a dû attendre que Chardin vint le prendre en vous pour l’élever jusqu’à elle. Alors vous l’avez reconnu et pour la première fois vous l’avez goûté. Si en regardant un Chardin, vous pouvez vous dire cela est intime, est confortable, est vivant comme une cuisine, en vous promenant dans une cuisine. vous vous direz cela est beau comme un Chardin. Chardin n’aura été qu’un homme qui se plaisait dans sa salle à manger, entre les fruits et les verres, mais un homme d’une conscience plus vive, dont le plaisir trop intense aura débordé en touches onctueuses, en couleurs éternelles. Vous serez un Chardin, moins grand sans doute, grand dans la mesure où vous l’aimerez, où vous redeviendrez lui-même, mais pour qui, comme pour lui, les métaux et le grès s’animeront et les fruits parleront.
Voyant qu’il vous confie les secrets qu’il tient d’eux, ils ne se cacheront plus de vous les confier à vous-même. La nature morte deviendra surtout la nature vivante. Comme la vie, elle aura toujours quelque chose de nouveau à vous dire, quelque prestige à faire luire, quelque mystère à révéler ; la vie de tous les jours vous charmera, si pendant quelques jours vous avez écouté sa peinture comme un enseignement ; et pour avoir compris la vie de sa peinture vous aurez conquis la beauté de la vie. Dans les chambres où vous ne voyez rien que l’image de la banalité des autres et le reflet de votre ennui, Chardin entre comme la lumière, donnant à chaque chose sa couleur, évoquant de la nuit éternelle où ils étaient ensevelis tous les êtres de la nature morte ou animée, avec la signification de sa forme si brillante pour le regard, si obscure pour l’esprit. Comme la princesse réveillée, chacun est rendu à la vie, reprend des couleurs, se met à causer avec vous, à vivre, à durer. Sur ce buffet où, depuis les plis raides de la nappe à demi relevée jusqu’au couteau posé de côté, dépassant de toute la lame, tout garde le souvenir de la hâte des domestiques, tout porte le témoignage de la gourmandise des invités, le compotier aussi glorieux encore et dépouillé déjà qu’un verger d’automne se couronne au sommet de pêches joufflues et roses comme des chérubins, inaccessibles et souriantes comme des immortels. Un chien qui lève la tête ne peut arriver jusqu’à elles et les rend plus désirables d’être vainement désirées. Son oeil les goûte et surprend sur le duveté de leur peau qu’elle humecte, la suavité de leur saveur. Transparents comme le jour et désirables comme des sources, des verres où quelques gorgées de vin doux se prélassent comme au fond d’un gosier, sont à côté de verres déjà presque vides, comme à côté des emblèmes de la soif ardente, les emblèmes de la soif apaisée. Incliné comme une corolle flétrie un verre est à demi renversé ; le bonheur de son attitude découvre le fuseau de son pied, la finesse de ses attaches, la transparence de son vitrage, la noblesse de son évasement. À demi fêlé, indépendant désormais des besoins des hommes qu’il ne servira plus, il trouve dans sa grâce inutile la noblesse d’une buire de Venise. Légères comme des coupes nacrées et fraîches comme l’eau de la mer qu’elles nous tendent, des huîtres traînent sur la nappe, comme sur l’autel de la gourmandise ses symboles fragiles et charmants.
Dans un seau de l’eau fraîche traîne à terre, toute poussée encore par le pied rapide qui l’a vivement dérangée. Un couteau qu’on y a vivement caché et qui marque la précipitation de la jouissance, soulève les disques d’or des citrons qui semblent posés là par le geste de la gourmandise, complétant l’appareil de la volupté.
Maintenant venez jusqu’à la cuisine dont l’entrée est sévèrement gardée par la tribu des vases de toute grandeur, serviteurs capables et fidèles, race laborieuse et belle. Sur la table les couteaux actifs, qui vont droit au but, reposent dans une oisiveté menaçante et inoffensive. Mais au-dessus de vous un monstre étrange, frais encore comme la mer où il ondoya, une raie est suspendue, dont la vue mêle au désir de la gourmandise le charme curieux du calme ou des tempêtes de la mer dont elle fut le formidable témoin, faisant passer comme un souvenir du Jardin des Plantes à travers un goût de restaurant. Elle est ouverte et vous pouvez admirer la beauté de son architecture délicate et vaste, teintée de sang rouge, de nerfs bleus et de muscles blancs, comme la nef d’une cathédrale polychrome. À côté, dans l’abandon de leur mort, des poissons sont tordus en une courbe raide et désespérée, à plat ventre, les yeux sortis. Puis un chat, superposant à la vie obscure de cet aquarium ses formes plus savantes et plus conscientes, l’éclat de ses yeux posé sur la raie, fait manoeuvrer avec une hâte lente le velours de ses pattes sur les huîtres soulevées et décèle à la fois la prudence de son caractère, la convoitise de son palais et la témérité de son entreprise. L’oeil qui aime à jouer avec les autres sens et à reconstituer à l’aide de quelques couleurs plus que tout un passé, tout un avenir, sent déjà la fraîcheur des huîtres qui vont mouiller les pattes du chat et on entend déjà, au moment où l’entassement précaire de ces nacres fragiles fléchira sous le poids du chat, le petit cri de leur fêlure et le tonnerre de leur chute.
Comme les objets coutumiers, les visages habituels ont leur charme. Il y a plaisir à voir une mère examiner la tapisserie de sa fille, les yeux pleins de passé de l’une qui sait, qui calcule et qui prévoit, les yeux ignorants de l’autre. Le poignet, la main ne sont pas moins significatifs que les autres, et, en face d’un spectateur digne de l’apprécier, un petit doigt est encore un excellent interprète qui joue son rôle dans le caractère, avec une agréable vérité. C’est un petit esprit un artiste qui en a tout au plus le langage et l’habit, qui cherche seulement dans la nature les êtres en qui il reconnaît l’harmonieuse proportion des figures allégoriques. Pour l’artiste véritable comme pour la naturaliste chaque genre est intéressant, et le plus petit muscle a son importance. Vous n’aimiez pas voir les vieilles gens qui n’ont pas une certaine régularité de traits pompeuse ou fine, les vieilles gens que la vieillesse a rongés ou rougis comme une rouille : allez voir, dans la galerie des Pastels, les portraits que Chardin fit de lui-même à soixante-dix ans. Au-dessus de l’énorme lorgnon descendu jusqu’au bout du nez qu’il pince de ses deux disques de verre tout neufs, tout en haut des yeux éteints les prunelles usées sont remontées, avec l’air d’avoir beaucoup vu, beaucoup raillé, beaucoup aimé, et de dire avec un ton fanfaron et attendri : Hé bien oui, je suis vieux. Sous la douceur éteinte dont l’âge les a saupoudrées elles ont de la flamme encore. Mais les paupières fatiguées comme un fermoir qui a trop servi sont rouges au bord ; Comme le vieil habit qui enveloppe son corps, sa peau elle aussi a durci et passé. Comme l’étoffe elle a gardé, presque avivé ses tons et par endroits s’est enduite d’une sorte de nacre dorée. Et l’usure de l’une rappelant à tous moments les tons de l’usure de l’autre, étant comme les tons de toutes les choses finissantes, depuis les tisons qui meurent, les feuilles qui pourrissent, les soleils se couchant, les habits qui s’usent et les hommes qui passent, infiniment délicats, riches et doux. On s’étonne en regardant comme le plissement de la bouche est exactement commandé par l’ouverture de l’oeil à laquelle obéit aussi le froncement du nez. Le moindre pli de la peau, le moindre relief d’une veine est la traduction très fidèle et très curieuse de trois originaux correspondants ; le caractère, la vie, l’émotion présente. Désormais dans la rue ou dans votre maison j’espère que vous vous pencherez avec un intérêt respectueux sur ces caractères usés qui, si vous savez les déchiffrer, vous diront infiniment plus de choses, plus saisissantes et plus vives que les vénérables manuscrits.
Dans le portrait dont nous venons de parler, la négligence du déshabillé de Chardin, la tête déjà coiffée d’un bonnet de nuit, le faisait ressembler à une vieille femme. Elle atteint dans l’autre pastel que Chardin nous a laissé de lui, à l’étrangeté cocasse d’un vieux touriste anglais. Depuis l’abat-jour vigoureusement enfoncé sur le front jusqu’au mazulipatan noué autour du cou, tout donne envie de sourire, sans qu’on songe à s’en cacher, devant ce vieil original qui doit être si intelligent, si fou, si doucement docile à accepter une raillerie. Si artiste surtout. Car chaque détail de cette toilette formidable et négligée, tout armée pour la nuit, semble autant qu’un défi à la correction un indice de goût. Si ce mazulipatan rose est si vieux, c’est que le vieux rose est plus doux. En voyant ces nœuds roses et jaunes dont la peau jaunie et rosée semble garder les reflets, en reconnaissant dans le rebord bleu de l’abat-jour le sombre éclat des bésicles d’acier, l’étonnement, que la mise surprenante du vieillard excite d’abord, se fond en un charme doux, dans le plaisir aristocratique aussi de retrouver jusque dans le désordre apparent du déshabillé d’un vieux bourgeois la noble hiérarchie des couleurs précieuses, l’ordre des lois de la beauté.
Mais en regardant mieux dans ce pastel la figure de Chardin, vous hésiterez, et dans l’incertitude de l’expression de cette figure vous vous troublerez, n’osant no sourire , ni vous justifier, ni pleurer. Il arrive souvent à un jeune homme devant un vieillard, ce qui ne lui arrive jamais auprès d’un jeune homme, je veux dire de ne pas comprendre clairement ce langage, figuré comme une image, mais rapide, direct, surprenant comme une réplique et que nous appelons le jeu de la physionomie. Chardin nous regarde-t-il ici avec la fanfaronnade d’un vieillard qui ne se prend pas au sérieux, exagérant pour nous amuser ou montrer qu’il n’en est pas dupe la gaillardise de sa bonne santé encore alerte, de son humeur encore brouillonne : « Ah ! vous croyez qu’il n’y a que vous autres jeunes ? » Ou bien notre jeunesse a-t-elle blessé son impuissance, se révolte-t-il dans un défi passionnée inutile et qui fait mal à voir ? On pourrait presque le croire, tant la vivacité des yeux, le frémissement de la bouche, ont l’air graves. Combien d’entre nous sont ainsi restés incertains sur le sens et sur l’intention de certaines paroles de vieillard, et surtout de certains regards d’yeux de vieillard, certain frémissement du nez, certain plissement de la bouche. Nous sourions quelquefois devant les vieillards comme devant de vieux et charmants fous. Mais quelquefois aussi nous avons peur devant eux comme devant des fous. Le sourire a tant de fois pendant une longue vie tourné sur les gonds de leur bouche, la colère ou la tendresse a tant de fois rallumé le feu de leurs yeux ou soufflé dans la trompette de leur voix, la vivacité d’un sang toujours prêt a tant de fois dû se porter si rapidement, tout entière, à la paroi transparente de leurs joues, que la bouche dont les ressorts sont usés ne s’ouvre plus sous l’effort du sourire, ou ferme mal quand le sérieux est rentré. Le feu des yeux ne prend plus, s’obscurcit de fumée ; les joues ne rougissent plus ou bien, stagnantes comme un lac de pourpre, rougissent trop. Aussi la figure ne traduisant plus exactement par une expression appropriée chaque pensée, chaque émotion de l’âme, mais en omettant ici l’émotion sans laquelle une assurance devient une plaisanterie, ici l’affectueuse ironie sans laquelle une bravade devient une menace, devient du langage figuré mais exact qu’elle était de nos sentiments, une sorte de radotage, attristant et obscur qui laisse parfois, entre deux expressions contraires et qui ne se rejoignent plus, une place soudaine à notre inquiétude, à nos commentaires, à notre rêverie.
Vous avez vu les objets et fruits vivants comme des personnes, et la figure des personnes, d’une peau, d’un duvet, d’une couleur curieuse à considérer comme des fruits. Chardin va plus loin encore en réunissant objets et personnes dans ces chambres qui sont plus qu’un objet et peut-être aussi qu’une personne, qui sont le lieu de leur vie, la loi de leurs affinités ou de leurs contrastes, le parfum flottant et contenu de leur charme, confident silencieux et pourtant indiscret de leur âme, le sanctuaire de leur passé. Comme entre êtres et choses qui vivent depuis longtemps ensemble avec simplicité, ayant besoin les uns des autres, goûtant aussi des plaisirs obscurs à se trouver les uns avec les autres, tout ici est amitié. L’orgueil des vieux chenets, comme de bons serviteurs où reluit l’honneur de leurs maîtres, s’attendrit quand les regarde la flamme d’une douceur cordiale et l’attitude digne des fauteuils immobiles est hospitalière, dans cette chambre où s’écoule leur vie, où tous les matins, quand pour les battre à l’air on les approche de la fenêtre, s’accomplit, exactement à la même heure, leur ponctuelle promenade de vieillards ou leur lente révolution.
Le Bénédicité. 1744. Saint Petersbourg, Musée de l’ Ermitage.
Combien d’amitiés particulières nous apprendrons à connaître dans une chambre en apparence monotone, comme dans un courant d’air qui passe ou qui dort à côté de nous on peut distinguer, si le soleil le traverse, d’infinis tourbillons vivants. Regardez La Mère laborieuṣe ou Le Bénédicité. C’est l’amitié qui règne entre cette pelote et le vieux chien qui vient tous les jours, à la place accoutumée, dans une pose habituelle, adosser contre sa molle étoffe rembourrée son dos paresseux et douillet. C’est l’amitié qui porte si naturellement vers le vieux rouet, où ils seront si bien, les pieds mignons de cette femme distraite, dont le corps obéit sans qu’elle le sache à des habitudes et à des affinités qu’elle ignore et qu’elle subit. Amitié encore, ou mariage, entre les couleurs du devant de feu et les couleurs de la pelote et de l’écheveau de laine, entre le corps penché, les mains heureuses de la femme qui prépare la table, la nappe antique et les assiettes encore intactes, dont depuis tant d’années elle sent la fermeté douce résister toujours à la même place entre ses mains soigneuses, entre cette nappe et la lumière qui lui donne, en souvenir de ses visites de chaque jour, la douceur de crème ou d’une toile de Flandres, entre la lumière et toute cette chambre qu’elle caresse, où elle s’endort, où tantôt elle se promène lentement, tantôt elle entre gaiement à l’improviste, si tendrement depuis tant d’années, entre la chaleur et les étoffes, entre les êtres et les choses, entre le passé et la vie, entre le clair et l’obscur.
Nous sommes ici au terme de ce voyage d’initiation à la vie ignorée de la nature morte que chacun de nous peut accomplir en se laissant guider par Chardin, comme Dante se laissa jadis guider par Virgile. Pour aller plus loin, il faudrait maintenant nous confier à un autre maître… “