Nicanor Parra 1914 – 2018

Nicanor Parra.

En période de confinement, je relis les poèmes de Nicanor Parra, poète chilien. C’est à lui que l’on doit la notion d’antipoésie. Il a publié en 1954 Poemas y antipoemas. Il s’opposait ainsi à la poésie chilienne traditionnelle représentée par Gabriela Mistral, Pablo Neruda, Vicente Huidobro ou Pablo de Rokha. Certains de ses poèmes ont été traduits en anglais par Allen Ginsberg, Lawrence Ferlinghetti et William Carlos Williams. Roberto Bolaño affirmait: “Parra écrit comme s’il allait être électrocuté le lendemain.”

Quelques dates:
5 septembre 1914 : naissance à San Fabián de Alico (Chili).

1954 : Poemas y antipoemas. Santiago, Editorial Nascimiento.

5 février 1967: Suicide de sa soeur, la chanteuse Violeta Parra.

1969: Premio Nacional de Literatura.

1991 : Premio de Literatura Latinoamericana y del Caribe Juan Rulfo.

2006 : Premier tome de ses oeuvres complètes. Obras completas & algo + (1935-1972). Barcelone, Galaxia Gutenberg et Círculo de Lectores.

2011: Second tome de ses oeuvres complètes. Obras completas & algo + (1975-2006). Barcelone, Galaxia Gutenberg et Círculo de Lectores.

1 décembre 2011: Prix Cervantes.

2017 : Poèmes et antipoèmes ( Éditions du Seuil, Paris).

23 janvier 2018 : Mort à La Reina, près de Santiago (Chili).

Nicanor Parra. Santiago, Centro Cultural La Moneda. 2007.

Soliloquio del individuo

Yo soy el Individuo.
Primero viví en una roca
(Allí grabé algunas figuras).
Luego busqué un lugar más apropiado.
Yo soy el Individuo.
Primero tuve que procurarme alimentos,
Buscar peces, pájaros, buscar leña,
(Ya me preocuparía de los demás asuntos).
Hacer una fogata,
Leña, leña, dónde encontrar un poco de leña,
Algo de leña para hacer una fogata,
Yo soy el Individuo.
Al mismo tiempo me pregunté,
Fui a un abismo lleno de aire;
Me respondió una voz:
Yo soy el Individuo.
Después traté de cambiarme a otra roca,
Allí también grabé figuras,
Grabé un río, búfalos,
Grabé una serpiente,
Yo soy el Individuo.
Pero no. Me aburrí de las cosas que hacía,
El fuego me molestaba,
Quería ver más,
Yo soy el Individuo.
Bajé a un valle regado por un río,
Allí encontré lo que necesitaba,
Encontré un pueblo salvaje,
Una tribu,
Yo soy el Individuo.
Vi que allí se hacían algunas cosas,
Figuras grababan en las rocas,
Hacían fuego, ¡también hacían fuego!
Yo soy el Individuo.
Me preguntaron que de dónde venía.
Contesté que sí, que no tenía planes determinados,
Contesté que no, que de ahí en adelante.
Bien.
Tomé entonces un trozo de piedra que encontré en un río
Y empecé a trabajar con ella,
Empecé a pulirla,
De ella hice una parte de mi propia vida.
Pero esto es demasiado largo.
Corté unos árboles para navegar,
Buscaba peces,
Buscaba diferentes cosas,
(Yo soy el Individuo).
Hasta que me empecé a aburrir nuevamente.
Las tempestades aburren,
Los truenos, los relámpagos,
Yo soy el Individuo.
Bien. Me puse a pensar un poco,
Preguntas estúpidas se me venían a la cabeza.
Falsos problemas.
Entonces empecé a vagar por unos bosques.
Llegué a un árbol y a otro árbol,
Llegué a una fuente,
A una fosa en que se veían algunas ratas:
Aquí vengo yo, dije entonces,
¿Habéis visto por aquí una tribu,
Un pueblo salvaje que hace fuego?
De este modo me desplacé hacia el oeste
Acompañado por otros seres,
O más bien solo.
Para ver hay que creer, me decían,
Yo soy el Individuo.
Formas veía en la obscuridad,
Nubes tal vez,
Tal vez veía nubes, veía relámpagos,
A todo esto habían pasado ya varios días,
Yo me sentía morir;
Inventé unas máquinas,
Construí relojes,
Armas, vehículos,
Yo soy el Individuo.
Apenas tenía tiempo para enterrar a mis muertos,
Apenas tenía tiempo para sembrar,
Yo soy el Individuo.
Años más tarde concebí unas cosas,
Unas formas,
Crucé las fronteras
Y permanecí fijo en una especie de nicho,
En una barca que navegó cuarenta días,
Cuarenta noches,
Yo soy el Individuo.
Luego vinieron unas sequías,
Vinieron unas guerras,
Tipos de color entraron en el valle,
Pero yo debía seguir adelante,
Debía producir.
Produje ciencia, verdades inmutables,
Produje tanagras,
Di a luz libros de miles de páginas,
Se me hinchó la cara,
Construí un fonógrafo,
La máquina de coser,
Empezaron a aparecer los primeros automóviles.
Yo soy el Individuo.
Alguien segregaba planetas,
¡Árboles segregaba!
Pero yo segregaba herramientas,
Muebles, útiles de escritorio,
Yo soy el Individuo.
Se construyeron también ciudades,
Rutas,
Instituciones religiosas pasaron de moda,
Buscaban dicha, buscaban felicidad,
Yo soy el Individuo.
Después me dediqué mejor a viajar,
A practicar, a practicar idiomas,
Idiomas,
Yo soy el Individuo.
Miré por una cerradura,
Sí, miré, qué digo, miré,
Para salir de la duda miré,
Detrás de unas cortinas,
Yo soy el Individuo.
Bien.
Mejor es tal vez que vuelva a ese valle,
A esa roca que me sirvió de hogar,
Y empiece a grabar de nuevo,
De atrás para adelante grabar
El mundo al revés.
Pero no: la vida no tiene sentido.

Poemas y antipoemas, 1954.

Soliloque de l’individu

Je suis l’Individu.
D’abord j’ai vécu dans un rocher
(Là j’ai gravé quelques figures).
Puis j’ai cherché un endroit plus approprié.
Je suis l’Individu.
D’abord il m’ a fallu me procurer des aliments,
Chercher des poissons, des oiseaux, du bois,
(Après je m’occuperais du reste).
Faire du feu,
Du bois, du bois, où trouver un peu de bois,
Un peu de bois pour faire du feu,
Je suis l’Individu.
En même temps je me suis questionné,
C’était comme un abîme plein d’air;
Une voix m’a répondu:
Je suis l’Individu.
Après j’ai cherché à déménager pour un autre rocher,
Là aussi j’ai gravé des figures,
J’ai gravé un fleuve, des buffles,
Je suis l’Individu.
Mais non. j’en ai eu assez des choses que je faisais,
Le feu me dérangeait,
Je voulais voir plus,
Je suis l’Individu.
Je suis descendu dans une vallée arrosée par un fleuve,
Là j’ai trouvé ce dont j’avais besoin,
J’ai trouvé un peuple sauvage,
Une tribu,
Je suis l’Individu.
J’ai vu que là ils faisaient certaines choses,
Ils gravaient des figures sur les rochers,
Ils faisaient du feu, eux aussi ils faisaient du feu!
Je suis l’Individu.
Ils m’ont demandé d’où je venais.
J’ai répondu que oui, que je n’avais pas de plans déterminés,
J’ai répondu que non, et que désormais.
Bien.
Alors j’ai pris un morceau de pierre trouvé dans une rivière
Et je me suis mis à travailler avec,
Je me suis mis à le polir,
J’ai fait de lui une partie de ma vie.
Seulement ça c’est trop long.
J’ai coupé des arbres pour naviguer,
Je cherchais des poissons,
Je cherchais différentes choses,
(Je suis l’Individu).
Sur quoi j’ai recommencé à m’ennuyer.
Les tempêtes c’est ennuyeux,
Les coups de tonnerre, les éclairs,
Je suis l’Individu.
Bien. Je me suis mis à penser un peu.
Des questions stupides me passaient pas la tête.
Des faux problèmes.
Alors j’ai commencé à errer dans des bois.
Je suis arrivé à un arbre puis à un autre arbre,
Je suis arrivé à une source,
Á une fosse où l’on voyait des rats:
Me voilà, j’ai dit,
Vous n n’auriez pas vu une tribu par ici,
Un peuple sauvage qui fait du feu?
C’est comme ça que je me suis déplacé vers l’ouest
Accompagné par d’autres êtres,
Ou plutôt seul.
Pour voir il faut croire, ils me disaient,
Je suis l’Individu.
Je voyais des formes dans l’obscurité,
Peut-être des nuages,
Peut-être que je voyais des nuages, des éclairs,
A tout ça bien des jours avaient passé,
Je me sentais mourir;
J’ai inventé des machines,
J’ai construit des horloges,
Des armes, des véhicules,
Je suis l’Individu.
Á peine si j’avais le temps d’enterrer mes morts,
Á peine si j’avais le temps de semer,
Je suis l’Individu.
Des années plus tard j’ai conçu des choses,
Des formes,
J’ai passé les frontières
Et je me suis fixé dans une espèce de niche,
Dans une barque qui a navigué quarante jours,
Quarante nuits,
Je suis l’Individu.
Ensuite sont venues des sécheresses,
Sont venues des guerres,
Des types de couleur sont entrés dans la vallée,
Mais moi je devais continuer à aller de l’avant,
Je devais produire.
J’ai produit la science, les vérités immuables,
J’ai produit les tanagras,
J’ai donné le jour à des livres qui faisaient des milliers de pages,
Ma tête a enflé,
J’ai construit un phonographe,
La machine à coudre,
Les premières automobiles ont fait leur apparition,
Je suis l’Individu.
Quelqu’un sécrétait les planètes,
Sécrétait les arbres!
Mais moi je sécrétais des outils,
Des meubles, des accessoires de bureau,
Je suis l’Individu.
On a aussi construit des villes,
Des routes,
Les institutions religieuses ont passé de mode,
On cherchait le bonheur, on cherchait la félicité,
Je suis l’Individu.
Ensuite je me suis plutôt consacré à voyager,
Á pratiquer, à pratiquer des langues,
Des langues,
Je suis l’Individu.
J’ai regardé par un trou de serrure,
Si, j’ai regardé, je le dis, regardé,
Pour sortir du doute, j’ai, regardé,
Derrière des rideaux,
Je suis l’Individu.
Bien.
Peut-être vaut-il mieux que je retourne à cette vallée,
Á ce rocher qui m’a servi de foyer,
Et que je recommence à graver,
En marche arrière graver
Le monde à l’envers.
Mais non: la vie n’a pas de sens.

Poèmes et antipoèmes. Editions du Seuil. 2017. Traduit par Bernard Pautrat avec la collaboration de Felipe Tupper.

Jorge Luis Borges

Jorge Luis Borges.

El suicida

No quedará en la noche una estrella.
No quedará la noche.
Moriré y conmigo la suma
Del intolerable universo.
Borraré las pirámides, las medallas,
Los continentes y las caras.
Borraré la acumulación del pasado.
Haré polvo la historia, polvo el polvo.
Estoy mirando el último poniente.
Oigo el último pájaro.
Lego la nada a nadie.

La rosa profunda, 1975.

Le suicidaire

Aucune étoile ne restera dans la nuit
Ni la nuit ne restera.
Je mourrai et avec moi mourra la somme
de l’intolérable univers
J’effacerai les pyramides, les médailles,
les continents, les visages.
J’effacerai l’accumulation du passé.
Je réduirai en poussière l’histoire,
en poussière la poussière.
Je regarde le dernier coucher de soleil.
J’entends le dernier oiseau.
Je lègue le néant à personne.

Traduction Roger Caillois, Treize poèmes, éd. Fata Morgana. 1978.

César Vallejo

César Vallejo (Pablo Picasso) 9 juin 1938. Dessin inspiré d’une photo prise à Versailles par Juan Domingo Córdoba. Été 1929.

L’immense poète péruvien César Vallejo est né le 16 mars 1892 à Santiago de Chuco. Il est enterré au cimetière du Montparnasse à Paris.

Espergesia

Yo nací un día
que Dios estuvo enfermo.

Todos saben que vivo,
que soy malo; y no saben
del Diciembre de ese Enero.
Pues yo nací un día
que Dios estuvo enfermo.

Hay un vacío
en mi aire metafísico
que nadie ha de palpar:
el claustro de un silencio
que habló a flor de fuego.

Yo nací un día
que Dios estuvo enfermo.

Hermano, escucha, escucha……
Bueno. Y que no me vaya
sin llevar diciembres,
sin dejar eneros.
Pues yo nací un día
que Dios estuvo enfermo.

Todos saben que vivo,
que mastico. Y no saben
porqué en mi verso chirrían,
oscuro sinsabor de féretro,
luyidos vientos
desenroscados de la Esfinge
preguntona del Desierto.

Todos saben… Y no saben
que la Luz es tísica,
y la Sombra gorda……
Y no saben que el Misterio sintetiza……
que él es la joroba
musical y triste que a distancia denuncia
el paso meridiano de las lindes a las Lindes.

Yo nací un día
que Dios estuvo enfermo,
grave.

Los heraldos negros, 1918.

Espergesia: Término de retórica. Explicación de lo que se ha adelantado en un discurso.

Vespergenèse

Je suis né un jour
où Dieu était malade.
Tous savent que je vis,
que je suis mauvais: mais ils ne savent rien
du décembre de ce janvier.
Car je suis né
un jour où Dieu était malade.

Il est un vide
dans mon air métaphysique
que personne ne palpera:
le cloître d’un silence
qui parla à fleur de feu.

Je suis né un jour
où Dieu était malade.
Mon frère, écoute, écoute….
Bon. Et que je ne parte pas
sans emporter de décembres,
sans laisser de janviers.
Car je suis né un jour
où Dieu était malade.

Tous savent que je vis,
que je mastique… Mais ils ne savent pas
pourquoi dans mon vers grincent,
obscur déboire de cercueil,
des vents lyissés
décrochés du Sphinx
indiscret du désert.

Tous savent… Et ne savent pas
que la Lumière est phtisique,
et l’Ombre grosse…
Mais ils ne savent pas que le Mystère synthétise…
qu’il est la bosse
musicale et triste qui à distance annonce
le passage méridien des lisières aux Lisières.

Je suis né un jour
où Dieu était malade,
gravement.

Les hérauts noirs –Poésie complète 1919-1937. Flammarion, 2009 – Traduit par Nicole Réda-Euvremer.

José Jiménez Lozano 1930 – 2020

José Jiménez Lozano. 2013.

Lundi 9 mars 2020, José Jiménez Lozano est décédé à Valladolid des suites d’une crise cardiaque à l’âge de 89 ans. Il était né à Langa (Ávila) le 13 mai 1930. Il était l’auteur d’une centaine d’écrits (romans, essais, nouvelles et recueils de poèmes) et avait mené une importante carrière de journaliste (particulièrement au journal El Norte de Castilla de 1958 à 1995). Il avait obtenu le Prix Cervantes, le Nobel des Lettres Hispaniques, en 2002.

José Jiménez Lozano y Gurutze Galparsoro Una estación holandesa Conversación. Anthropos. 2003.

” Y por lo que respecta a los pequeños y grandes fenómenos de la naturaleza, le diré esto. Las leyes físicas que rigen la erupción de un volcán son las mismas que hacen que un puchero de leche puesto al fuego se rebose. El volcán nos impresiona o aterroriza, llegado el caso, pero la leche que rebosa y hace un río nos hace soñar con el Edén y la Tierra Prometida, nos cuenta una historia de hombre en todo caso.
Como nos la cuenta una simple taza de café. En sí mismo ya es una bebida admirable, y su aroma es como el resumen del mundo, pero el café-estancia, el Café con mayúsculas, es un locus de civilidad y libertad. No tiene usted más que pensar sinoque, cuando los nazis se apoderaron de Viena y los comunistas de Praga, lo primero que hicieron fue acabar con los cafés tradicionales. Un café encarna el espíritu de lo mejor de Europa: la conversación, la lectura de periódicos y libros, la escritura de una carta o de un poema o de una novela, la crica política, la discusión, el no hacer nada porque a uno no le da la real gana, los rostros y las manos de las gentes, los aromas maravillosos mismo del propio café, y a veces del chocolate, la vainilla, las pastas y pasteles, el tabaco y luego el ruido de la cafetera, los platos y las tazas, las cucharillas y los vidios. No hay lugares parecidos ni por asomo. Cuando se sale al fin de ellos, se tiene la sensación de como si se hubiera arreglado un poco el mundo, y como si se hubiera encontrado cómplices para hacerlo.”

Le grain de maïs rouge (1999), Les sandales d’argent (1999) et Le monde est une fable (2000) ont été traduits par Claude Bleton chez Flammarion. 

“Para ser escritor hay que guardar mucho silencio” (La boda de Ángela, 1993)

“Escribir no es más que hablar ponderadamente, pensando”

“Narrar es no decir más que lo que se sabe, sin adornarlo ni inventar”

“Estoy contento de la esencialidad que creo que hay en mis cuentos: la fidelidad absoluta a lo que sabía, la desnudez de toda literatura y barroquismo. La pura verdad”.

Il a reçu en 2017 du Pape François la croix Pro Ecclesia et Pontifice, la plus haute distinction que le Pape concède à un laïc. Il fut un des artisans de la série d’expositions Las edades del hombre. Quand il a reçu cette médaille, il a cité François Mauriac: “No hay novelistas católicos, si lo sabré yo que soy uno de ellos”.

(Je remercie le poète et traducteur espagnol Jorge Riechmann qui m’a rappelé le texte de José Jiménez Lozano cité en premier).

Franz Kafka – Felice Bauer

Felice Bauer et Franz Kafka à Budapest en juillet 1917.

Lettres à Felice Bauer. Traduction Marthe Robert. Gallimard, 1972.

Nuit du 14 au 15 janvier 1915

«Chérie, j’ai écrit si longtemps qu’une fois de plus la nuit est très avancée, chaque fois vers deux heures du matin le savant chinois me revient à l’esprit. Malheureusement, malheureusement ce n’est pas ce n’est pas mon ami qui me réveille, mais la lettre que je veux lui écrire. Tu m’as écrit un jour que tu voudrais être assise auprès de moi tandis que je travaille; figure-toi, dans ces conditions, je ne pourrais pas travailler (même autrement je ne peux déjà pas beaucoup), mais là alors je ne pourrais plus du tout travailler. Car écrire signifie s’ouvrir jusqu’à la démesure; l’effusion du coeur et le don de soi le plus extrêmes par quoi un être croit déjà se perdre dans ses rapports avec les autres êtres, et devant lesquels par conséquent il reculera tant qu’il sera conscient – car chacun veut vivre aussi longtemps qu’il sera vivant, cette effusion et ce don de soi sont pour la littérature loin d’être suffisants. Ce qui passe de cette couche superficielle dans l’écriture – quand il n’y a pas moyen de faire autrement et que les sources profondes sont muettes – cela est nul et s’effondre à l’instant même où un sentiment plus vrai vient ébranler ce sol supérieur. C’est pourquoi on n’est jamais assez seul lorsqu’on écrit, c’est pourquoi lorsqu’on écrit il n’y a jamais assez de silence autour de vous, la nuit est encore trop peu la nuit. C’est pourquoi on ne dispose jamais d’assez de temps, car les chemins sont longs, on s’égare facilement, quelque fois même on prend peur, et même sans contrainte ni tentation on a déjà envie de rebrousser chemin (une envie qui se paie toujours très cher plus tard), combien plus encore si la plus chère des bouches vous donnait inopinément un baiser! J’ai souvent pensé que la meilleure façon de vivre pour moi serait de m’installer avec une lampe et ce qu’il faut pour écrire au coeur d’une vaste cave isolée. On m’apporterait mes repas, et on les déposerait toujours très loin de ma place, derrière la porte la plus extérieure de la cave. Aller chercher mon repas en robe de chambre en passant sous toutes les voûtes serait mon unique promenade. Puis je retournerais à ma table, je mangerais avec ferveur et me remettrais aussitôt à travailler. Que n’écrirais-je pas alors! De quelles profondeurs ne saurais-je pas le tirer! Sans effort! Car la concentration extrême ne connaît pas l’effort. Sauf que je ne pourrais peut-être pas le faire longtemps, et qu’au premier échec, inévitable même dans de pareilles conditions, je serais contraint de me réfugier dans un accès grandiose de folie. Qu’en dis-tu, chérie? Ne te dérobe pas à l’habitant de la cave!

Franz

Felice Bauer.

Felice Bauer est née le 18 novembre 1887 à Neustadt, en Haute-Silésie. Elle est morte le 15 octobre 1960 à Rye (Etat de New York, Etats Unis) à 72 ans.

Franz Kafka la rencontre chez Max Brod à Berlin le 13 août 1912. Elle est secrétaire dactylographe d’une firme de dictaphones. Il commence à lui écrire le 20 septembre suivant. C’est une femme moderne, résolue et efficace. Elle est forte, lui maladif et d’une maigreur extrême. Il lui écrit pendant cinq ans. Il trouve l’énergie de créer en dix heures, une nuit, La Sentence (précédemment traduit par Le Verdict) et en quinze nuits La Métamorphose. Kafka est jaloux, possessif. Il veut la soumettre à sa volonté et a peur de la perdre. Leur relation est compliquée par l’éloignement géographique, leurs familles et l’état de santé de Franz. Il ne veut pas être père, mais se fiance deux fois avec elle. Le 1 juin 1914 ont lieu les premières fiançailles officielles. L’engagement est rompu quelques semaines plus tard le 12 juillet 1914. C’est “son procès”. Les Bauer et aussi Felice deviennent une menace. Il doit les éloigner, sinon son œuvre littéraire est mise en danger. Néanmoins, la correspondance reprend entre eux deux. En juillet 1917, ils se fiancent à nouveau. Kafka rompt à nouveau en décembre. Il continue à lui écrire et la revoit plusieurs fois. Dans la nuit du 9 au 10 août 1917, il a une hémoptysie violente. Le 4 septembre, une tuberculose pulmonaire est diagnostiquée. Tout mariage est maintenant impossible. En décembre, il retrouve Felice à Prague et rompt définitivement avec elle.

Felice Bauer épouse en 1919 Moritz Marasse (1873–1950), un employé de banque. Ils ont deux enfants Heinz (1920-2012) et Ursula (1921–1966). La famille s’exile en Suisse en 1931, puis aux Etats-Unis en 1936. Felice ouvre là-bas un magasin pour vendre les tricots qu’elle et sa soeur Else créent. Malheureusement, son entreprise peine à subvenir à ses besoins. Elle a conservé plus cinq cents lettres de Franz Kafka qu’elle vend pour cinq mille dollars à l’éditeur new-yorkais Salman Schocken en 1955, car elle en a besoin pour payer des soins médicaux coûteux. Les Lettes à Felice sont publiées en 1967.

Ida Vitale

La Generación del 45 en ocasión de la visita de Juan Ramón Jiménez en 1948. De izquierda a derecha, parados: María Zulema Silva Vila, Manuel Arturo Claps, Carlos Maggi, María Inés Silva Vila, Juan Ramón Jiménez, Idea Vilariño, Emir Rodríguez Monegal, Ángel Rama. Sentados: José Pedro Díaz, Amanda Berenguer, Zenobia Camprubí, Ida Vitale, Elda Lago, Manuel Flores Mora.

Ida Vitale a reçu le 23 avril 2019 à l’Université d’Alcalá de Henares le Prix Cervantes. Elle est née le 2 novembre 1923 à Montevideo. Elle a 95 ans.

Fortuna

Por años, disfrutar del error
y de su enmienda,
haber podido hablar, caminar libre,
no existir mutilada,
no entrar o sí en iglesias,
leer, oír la música querida,
ser en la noche un ser como en el día.

No ser casada en un negocio,
medida en cabras,
sufrir gobierno de parientes
o legal lapidación.
No desfilar ya nunca
y no admitir palabras
que pongan en la sangre
limaduras de hierro.
Descubrir por ti misma
otro ser no previsto
en el puente de la mirada.

Ser humano y mujer, ni más ni menos.

Trema, Pre-Textos, 2005.

Fortune

Se délecter longtemps de l’erreur
et de son amendement,
avoir pu parler, marcher en liberté,
ne pas avoir été mutilée,
ne pas entrer ou entrer dans les églises,
lire, écouter la musique aimée,
être dans la nuit un être comme dans le jour.

Ne pas être mariée dans un commerce,
ni payée avec des chèvres,
souffrir la gouverne de parents
ou une légale lapidation.
Ne plus jamais défiler
et ne pas accepter des mots
qui répandent des limailles
de fer dans le sang.
Découvrir par toi-même
un autre être non prévu
dans le pont du regard.

Être humain et femme, ni plus ni moins.

Ni plus ni moins (Traduction: Silvia Baron Supervielle, François Maspéro) Le Seuil 2016)

À la suite d’une proposition de Clara Zetkin en août 1910, l’Internationale socialiste des femmes célèbre le 19 mars 1911 la première « Journée internationale des droits des femmes » et revendique le droit de vote des femmes, le droit au travail et la fin des discriminations au travail. Depuis, des rassemblements et manifestations ont lieu tous les ans.

Gabriel García Márquez

Mario Vargas Llosa et Gabriel García Márquez. Barcelone. Fin des années 60.

Gabriel García Márquez est né le 6 mars 1927 à Aracataca (Colombie). Il est mort le 17 avril 2014 (à 87 ans) à Mexico. Il a vécu à Paris, en 1956-1957, 9 rue de Montalembert dans le VII ème arrondissement. Depuis 2017, la pointe de l’intersection de la rue de Montalembert avec la rue du Bac porte le nom de l’écrivain colombien.

9 rue de Montalembert. 75007-Paris.

Xavi Ayén, Aquellos años del boom. García Márquez, Vargas Llosa y el grupo de amigos que lo cambiaron todo. Barcelona: RBA editores, 2014. p.76.
« Las cosas eran de ese modo. A veces la gente confundía a unos escritores con otros en las calles. En el aeropuerto de El Prat, por ejemplo, un sonriente desconocido le espetó un día a García Márquez:

– No sé si es usted Cortázar o Vargas Llosa…
El colombiano que estaba intentando conciliar un sueñecito en la sala de espera, se desperezó, abrió un ojo y respondió con semblante serio:

– Los dos.
Nadie imaginaba que, con los años, dos novelistas de aquel grupo, recogerían el Premio Nobel de Literatura: el primero en 1982, y el segundo en 2010.”

Arthur Rimbaud

Portrait de Rimbaud (Fernand Léger) 1948.

Matinée d’ivresse

« Ô mon Bien ! Ô mon Beau! Fanfare atroce où je ne trébuche point! chevalet féerique! Hourra pour l’œuvre inouïe et pour le corps merveilleux, pour la première fois! Cela commença sous les rires des enfants, cela finira par eux. Ce poison va rester dans toutes nos veines même quand, la fanfare tournant, nous serons rendus à l’ancienne inharmonie. Ô maintenant, nous si digne de ces tortures! rassemblons fervemment cette promesse surhumaine faite à notre corps et à notre âme créés: cette promesse, cette démence! L’élégance, la science, la violence! On nous a promis d’enterrer dans l’ombre l’arbre du bien et du mal, de déporter les honnêtetés tyranniques, afin que nous amenions notre très pur amour. Cela commença par quelques dégoûts et cela finit, – ne pouvant nous saisir sur-le-champ de cette éternité, – cela finit par une débandade de parfums.

Rires des enfants, discrétion des esclaves, austérité des vierges, horreur des figures et des objets d’ici, sacrés soyez-vous par le souvenir de cette veille. Cela commençait par toute la rustrerie, voici que cela finit par des anges de flamme et de glace.

Petite veille d’ivresse, sainte! quand ce ne serait que pour le masque dont tu nous as gratifié. Nous t’affirmons, méthode! Nous n’oublions pas que tu as glorifié hier chacun de nos âges. Nous avons foi au poison. Nous savons donner notre vie tout entière tous les jours.

Voici le temps des Assassins

Les Illuminations, poèmes en prose ou en vers libres composés entre 1872 et 1875. La première édition des Illuminations était partielle et parut dans cinq livraisons de la revue La Vogue, à Paris, entre mai et juin 1886 (numérotées 5 à 9), avant d’être republiée en volume, tiré à 200 exemplaires la même année, à l’automne, accompagnée d’une notice en préface signée Paul Verlaine, et avec comme nom d’éditeur Publications de La Vogue, suivant un ordre établi par Félix Fénéon. Le recueil a été republié dans son intégralité, à titre posthume, en 1895.

Unica Zürn 1916 – 1970

Visite hier de l’exposition Unica Zürn avec J. On peut la voir jusqu’au 31 mai 2020 au Musée d’art et d’histoire de l’hôpital Sainte-Anne, 1 rue Cabanis, 75014-Paris. Du mercredi au dimanche de 14h à 19 h.

Cette exposition permet de mieux connaître cette artiste dont l’oeuvre est dispersée à travers le monde. Elle met en valeur surtout sa période de création lorsqu’elle se trouvait à l’hôpital Sainte-Anne. On peut voir 107 dessins, gouaches et aquarelles, plus une trentaine de documents, catalogues, lettres. On remarque la finesse de l’exécution du dessin et le caractère fantastique de l’ imagination d’Unica Zürn.

Unica Zürn

Cette artiste est née le 6 juillet à Berlin-Grunewald dans une famille bourgeoise. Son père et son beau-père furent membres du parti nazi. Elle travaille d’abord comme sténotypiste, puis comme scénariste et auteur de films publicitaires entre 1933 et 1942 pour l’Universum Film AG (UFA), instrument cinématographique du III ème Reich sous le contrôle de Goebbels à Berlin. Elle se marie en 1942 et a deux enfants (Katrin, née le 23 mai 1943, et Christian, né le 11 février 1945). Son frère Horst meurt en août 1944, près de Vitebsk. Elle divorce en 1949 et confie ses enfants à la garde du père. Elle vit d’abord avec le peintre et danseur Alexander Camaro, puis rencontre le peintre Hans Bellmer (1902-1975) en 1953. Elle vit dix ans avec lui dans un petit studio au premier étage du 88 rue Mouffetard àParis. Elle participe au mouvement surréaliste et est proche de Max Ernst, Man Ray, Jean Arp, Roberto Matta, Victor Brauner et Henri Michaux.

Unica Zurn a été internée à sept reprises entre 1960 et 1970 (soit 35 mois en dix ans): d’abord en 1960 à Berlin, puis à Sainte-Anne dans le service du Docteur Jean Delay du 26 septembre 1961 au 23 mars 1963. Elle fait d’autres séjours psychiatriques à La Rochelle, puis à Maison Blanche (Neuilly-sur-Marne) et enfin à la clinique psychiatrique du château de la Chesnaie de Chailles. Elle est aussi soignée par le Docteur Gaston Ferdière comme Antonin Artaud. Le 19 octobre 1970, lors d’une permission de sortie pour quelques jours, elle saute du sixième étage du domicile de Hans Bellmer, 4 rue de la Plaine à Paris.

Il ne faut pas oublier qu’elle a publié aussi deux œuvres de fiction:

  • L’Homme-Jasmin. Traduction Ruth Henry et Robert Valençay, avec une préface d’André Pieyre de Mandiargues, Paris, Gallimard, 1971; réédition Paris, Gallimard, collection «L’Imaginaire», 1999.
  • Sombre printemps. Traduction Ruth Henry et Robert Valençay, Paris, Belfond, 1971. Réédition Paris et Montréal, éditions Écriture, 1997. Collection de poche Motifs, 2003.

«Mon enfance est le bonheur de ma vie.

Ma jeunesse est le malheur de ma vie.»

Antonio Gamoneda

Antonio Gamoneda.

Le journal El País a publié au début du mois de février un entretien avec Antonio Gamoneda, un poète espagnol que j’aime bien.

Né dans les Asturies à Oviedo en 1931, il vit à León depuis 1934. Son père meurt en 1932. Sa mère l’élève dans une banlieue ouvrière, en proie à toutes sortes de difficultés matérielles. Il doit abandonner ses études en 1943 et travailler comme coursier dès 1945. Il a une formation d’autodidacte et a connu l’extrême pauvreté de l’après-guerre et la répression franquiste.
Il a obtenu de nombreux prix dont le Prix Cervantes en 2006.
Ces dernières années il a publié deux tomes de mémoires:
Un armario lleno de sombra, Galaxia Gutenberg – Círculo de Lectores, Madrid, 2009.
La pobreza, Galaxia Gutenberg, 2020.

Ses poèmes ont été bien traduits en français, particulièrement par Jacques Ancet et bien édités par José Corti dans sa collection Ibériques.

Principales traductions en français:
Poèmes, traduction Roberto San Geroteo, Noire et blanche, numéro spécial, 1995.
Livre du froid, traduction et présentation Jean-Yves Bériou et Martine Joulia, 1996, Antoine Soriano Editeur. 2e éd. 2005.
Pierres gravées, Jacques Ancet, Lettres Vives, 1996.
Substances, limites, in Nymphea, traduction Jacques Ancet, La Grande Os, 1997.
Cahier de mars, traduit par Jean-Yves Bériou et Martine Joulia, Myrrdin, 1997.
Blues castillan, traduction Roberto San Geroteo, Noire et Blanche, 1998.
Froid des limites, traduction et présentation Jacques Ancet, Lettres Vives, 2000.
Description du mensonge (extraits), traduction Jean-Yves Bériou et Martine Joulia, Myrrdin, 2002.
Pétale blessé, traduction Claude Houy, Trames, 2002.
Blues castillan, traduction et présentation Jacques Ancet, José Corti, 2004.
Description du mensonge, traduction et présentation Jacques Ancet, José Corti, 2004.
Passion du regard, traduction et présentation Jacques Ancet, Lettres Vives, 2004.
De l’impossibilité, traduction Amelia Gamoneda, préface Salah Stétié, Fata Morgana, 2004.
Clarté sans repos, traduction et présentation Jacques Ancet, Arfuyen, 2006.
Cecilia, traduction et présentation Jacques Ancet, Lettres Vives, 2006.
Le livre des poisons, traduction Jean-Yves Bériou. Actes Sud, 2009.

Ses relations avec les autres écrivains espagnols ne sont pas toujours au beau fixe, car il a un caractère ombrageux et a souvent la dent dure quand il parle de poètes reconnus de sa génération tels qu’ Ángel González, Blas de Otero, Gabriel Celaya ou Jaime Gil de Biedma.

El País, 07/02/2020 ENTREVISTA Antonio Gamoneda: “Todo hambriento es un microeconomista” https://elpais.com/cultura/2020/02/07/babelia/1581091598_442947.html

“P. ¿Cuál es el mejor poeta de su generación?
R. Claudio Rodríguez.
P. ¿Y el más sobrevalorado?
R. Jaime Gil de Biedma. Claudio era un monstruo que con 17 años escribió una monstruosidad: Don de la ebriedad. Los dos grandes del siglo XX español son Lorca y él. Y eso que por el medio hay hasta un premio Nobel como Aleixandre. Gil de Biedma era muy inteligente, se dio cuenta de que la cosa no daba para más y dejó de escribir. Como tenía mucha personalidad, en torno a él creció el mito.”

J’ai une certaine prédilection pour son recueil Blues castellano (1961-1966), publié en Espagne seulement en 1982 (Colección AEDA, Gijón, Noega) et en France par José Corti en 2004.

Présentation du recueil par l’auteur:
«J’ai écrit Blues castillan entre 1961 et 1966. Il a été publié tardivement et peu distribué. Il est passé presque inaperçu.

Blues castillan a à voir avec une certaine manière de penser le monde (“nous traversions les croyances” allais-je dire des années plus tard), et, surtout, avec la volonté de transformer en poèmes des événements et des états d’âme qui ont dominé ma vie pendant trente ans. Il comporte le récit de faits devant lesquels – ou dans lesquels – la souffrance est une affaire naturelle; j’y parle à voix basse d’un certain espoir (issu, peut-on supposer, de ces “croyances”) et il est- il m’importe beaucoup de le dire – une forme de consolation.

Blues castillan a des antécédents qui ne sont pas ceux que reconnaissaient mes contemporains. J’ai écris ce livre dominé par deux forces poétiques qui se sont avérées peut-être d’autant plus vigoureuses et actives en moi que, mal connues, à peine pressenties au début, j’ai dû les élaborer à partir de mon ignorance et les faire se développer en moi pour que cette ignorance puisse comporter quelque chose qui fût de l’ordre de la création.

Ces deux forces étaient le poète Turc Nazim Hikmet et les paroles des chants nord-américains à l’origine du jazz : le blues et le spiritual.

J’ai écrit (et traduit) des spirituals en castillan, et j’ai passé dans ma langue Nazim Hikmet. Sans ce travail, je crois que Blues castillan n’aurait jamais existé.»

Hablo con mi madre
Mamá: ahora eres silenciosa como la ropa
del que no está con nosotros.
Te miro el borde blanco de los párpados
y no puedo pensar.

Mamá: quiero olvidar todas las cosas
en el fondo de una respiración que canta.
Pasa tus manos grandes por mi nuca
todos los días para que no vuelva
la soledad.

Yo sé que en cada rostro se ve el mundo.
No busques más en las paredes, madre.
Mira despacio el rostro que tú amas:
mira mi rostro en cada rostro humano.

He sentido tus manos.
Perdido en el fondo de los seres humanos te he sentido
como tú sentías mis manos antes de nacer.

Mamá, no vuelvas más a ocultarme la tierra.
Esta es mi condición.
Y mi esperanza.

Blues castellano 1961-66, 1982.

Je parle avec ma mère
Maman : tu es maintenant silencieuse comme l’habit
de qui nous a quittés.
Je fixe le bord blanc de tes paupières
et je ne peux penser.

Maman : je veux tout oublier
au fond d’une respiration qui chante.
Passe-moi tes grandes mains sur la nuque
tous les jours pour que ne revienne pas
la solitude.

Je sais que sur chaque visage on voit le monde.
Ne va plus chercher sur les murs, maman.
Regarde le visage que tu aimes :
dans chaque visage humain, mon visage.

J’ai senti tes mains.
Perdu au fond des êtres humains je t’ai sentie
comme tu sentais mes mains avant ma naissance.

Maman, ne recommence plus à me cacher la terre.
Telle est ma condition.
Et mon espoir.

Blues castillan, traduction de Jacques Ancet, José Corti, 2004

Angelines
Cuando tengo sus manos en las mías, advierto que son suaves y algo frías, como han sido siempre. También, menos intenso, en una suspensión aparentemente lejana, no aquí, donde está, subiendo hasta mí desde su piel, respiro el perfume que tenía su cuerpo cuando era una niña.
No sé si voy a decir los deseos y las negaciones de Angelines, ni las que fueron mis respuestas. Vivimos juntos. De alguna manera, vivimos el uno en el otro. Nos necesitamos. Somos dos ancianos. Debería bastar.
Debería bastar. Esta perspectiva es también dudosa. Yo no voy a mentir, pero el silencio puede ser una impostura.
La pobreza. Galaxia Gutenberg, 2020.