Philippe Soupault (1897 – 1990) – Guillaume Apollinaire

Philippe Soupault (Man Ray). Vers 1922.

J’ai relu avec plaisir Profils perdus de Philippe Soupault (Mercure de France, 1963 – Folio n° 3165, 1999). À 66 ans, l’écrivain revient sur son passé. Il flâne avec Guillaume Apollinaire ou René Crevel, rencontre Marcel Proust à Cabourg, dialogue avec Georges Bernanos à Paris ou à Rio de Janeiro, observe James Joyce cherchant un mot, traduit avec lui des passages de Finnegans Wake, fréquente le café de Flore… L’auteur fait revivre de manière originale de grandes figures artistiques du XX e siècle.

« Tous les mercredis, au printemps de 1917, Guillaume Apollinaire, vers six heures du soir, attendait ses amis, au café de Flore, voisin de son logis. Blaise Cendrars “s’amenait” (c’est le moins que l’on puisse dire) régulièrement. Je me souviens des visages de Max Jacob, de Raoul Dufy, de Carco, d’André Breton et de quelques fantômes dont il vaut mieux oublier les noms. Le café de Flore n’était pas à cette époque aussi célèbre que de nos jours.
On pouvait y respirer, y parler sans crier. Une atmosphère provinciale. Remy de Gourmont y venait lire les journaux.
Blaise Cendrars, le feutre en bataille, le mégot à la bouche, ne paraissait pas tellement content. »

Je me souvenais surtout du récit qu’il faisait de sa rencontre avec Marcel Proust à Cabourg.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/09/02/2015/

Le portrait de Guillaume Apollinaire retient aussi l’attention.

https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/audio/p18169105/philippe-soupault-evoque-guillaume-apollinaire

Philippe Soupault m’a incité aussi à relire un poème de Calligrammes : Ombre qu’Apollinaire aurait écrit devant lui avec une grande facilité.

Ombre

Vous voilà de nouveau près de moi
Souvenirs de mes compagnons morts à la guerre
L’olive du temps
Souvenirs qui n’en faites plus qu’un
Comme cent fourrures ne font qu’un manteau
Comme ces milliers de blessures ne font qu’un article de journal
Apparence impalpable et sombre qui avez pris
La forme changeante de mon ombre
Un Indien à l’affût pendant l’éternité
Ombre vous rampez près de moi
Mais vous ne m’entendez plus
Vous ne connaîtrez plus les poèmes divins que je chante
Tandis que moi je vous entends je vous vois encore
Destinées
Ombre multiple que le soleil vous garde
Vous qui m’aimez assez pour ne jamais me quitter
Et qui dansez au soleil sans faire de poussière
Ombre encre du soleil
Écriture de ma lumière
Caisson de regrets
Un dieu qui s’humilie

Calligrammes. Poèmes de la paix et de la guerre (1913-1916). Avec un portrait de l’auteur par Pablo Picasso. Mercure de France, 1918.

L’ombre est un thème récurrent dans la poésie d’Apollinaire. Dans ce poème, l’ombre se fait principe poétique d’une adresse aux compagnons morts à la guerre.

Collection Poésie/Gallimard n°4.


Louis Chadourne 1890-1925 – Henry Jean-Marie Levet 1874-1906

J’ai trouvé chez Gibert un curieux petit livre illustré qui regroupe une nouvelle de Louis Chadourne et sept poèmes tirés des Cartes postales d’Henry Jean-Marie Levet.

L’indésirable. Nouvelle. Illustrations Albert Serq. Cahier intérieur: Cartes postales de H. J.-M. Levet. Éditions 2, 3 choses, 2025.

Résumé de la nouvelle : L’Intercolonial appareille dans la moiteur des tropiques. Jimmy Hollywood, voyageur étrange, parle une langue indéterminée et dissimule ses yeux morts sous une paire de lunettes aux verres jaunes. Nul ne sait d’où il vient ni où il va. Les passagers des premières jugent vite indésirable cet intrus pauvre et distingué dont la valise usée dit « toute la misère des errants sur la face des eaux et sur la face de la terre ». Le commissaire de bord aimerait bien s’en débarrasser mais au Surinam, à Trinidad ou Demerara, aucun port ne veut de lui. Nul ne sait ce qu’il peut bien penser, appuyé au bastingage à longueur de journée, vigie aveugle scrutant cette mer caraïbe dont il sait tous les charmes et tous les pièges. La nuit venue, sa canne martèle les ponts, sa haute silhouette se mêle aux ombres du paquebot qu’il semble hanter, errant des machines à la timonerie. Qui est vraiment l’Indésirable ? Espion, voyant déguenillé ou simplement notre semblable ?

Texte publié dans La Revue des Deux Mondes, 1921.

https://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99Ind%C3%A9sirable

Louis Chadourne est né à Brive le 7 juin 1890. Il est l’aîné de quatre frères (dont le romancier Marc Chadourne 1895-1975 et le dadaîste Paul Chadourne 1898-1981 ) Très jeune, il devient bachelier et agrégé (Lettres et Italien) en 1913. Il épouse Yvonne Dauby à Brive en 1913. Ami de Valery Larbaud, il écrit des poèmes et collabore à La NRF. Il participe à la Première guerre mondiale. le 16 juin 1915, il reste enseveli plusieurs heures lors de l’éboulement d’une tranchée à Metzeral , en Alsace. Cet épisode le marquera toute sa vie. Il est réformé, revient malade de la guerre, sa raison vacille. il divorce en 1916. Il fuit le réel dans les voyages et les livres. Neurasthénique, interné à la Maison de Santé d’Ivry, il meurt le 20 mars 1925.

Les éditions des Cendres ont publié en 1994 ses Carnets (1907-1925) dans un texte établi par Christiane F. Kopylov avec une préface de Benjamin Crémieux.

Louis Chadourne.

J’ajoute un des poèmes d’Henry J.-M. Levet qui ne figure pas dans ce petit livre.

Côte-d’Azur. – Nice (Henry Jean-Marie Levet)

A Francis Jourdain

L’Écosse s’est voilée de ses brumes classiques,
Nos plages et nos lacs sont abandonnés ;
Novembre, tribunal suprême des phtisiques,
M’exile sur les bords de la Méditerranée…

J’aurai un fauteuil roulant ” plein d’odeurs légères “
Que poussera lentement un valet bien stylé :
Un soleil doux vernira mes heures dernières,
Cet hiver, sur la Promenade des Anglais…

Pendant que Jane, qui est maintenant la compagne
D’un sain et farouche éleveur de moutons,
Émaille de sa grâce une prairie australe
De plus de quarante milles carrés, me dit-on,

Et quand le sang pâle et froid de mon crépuscule
Aura terni le flot méditerranéen,
Là-bas, dans la Nouvelle-Galles du Sud,
L’aube d’un jour d’été l’éveillera… C’est bien !…

Cartes postales, 1921.

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/05/19/henry-j-m-levet/

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/05/19/lexpress-de-benares-a-la-recherche-dhenry-j-m-levet-frederic-vitoux/

Patrick Abraham a publié dans La Cause Littéraire le 28 novembre 2024 une très bonne recension de la publication en Poésie/ Gallimard de Cartes postales et autres textes, Henry J.-M. Levet.

https://www.lacauselitteraire.fr/cartes-postales-et-autres-textes-henry-j-m-levet-par-patrick-abraham

Mariluz Escribano Pueo 1935 – 2019

Mariluz Escribano Pueo (Ramón Luis Pérez).

Mariluz Escribano Pueo est une poétesse presque totalement inconnue en France.

En Espagne, sa poésie est mieux étudiée depuis les années 2000. Son premier recueil de poésie n’a été édité qu’en 1991. Elle avait 56 ans. En 2022, Remedios Sánchez a publié son œuvre complète chez Cátedra dans la belle collection Letras Hispánicas.

Mariluz Escribano Pueo est née à Grenade le 19 décembre 1935. Son père, Agustín Escribano, était le directeur de l’École Normale. Sa mère, Luisa Pueo y Costa était la nièce du célèbre homme politique et économiste Joaquín Costa (1846-1911). Elle était professeur à l’École Normale et Secretaire de la Residencia de Señoritas Normalistas, une institution créée sur le modèle de la Residencia de Estudiantes de Madrid.

Son père s’était opposé à des militaires et au commandant phalangiste José Valdés Guzmán (1891-1937). Après le soulèvement franquiste, celui-ci est devenu Gouverneur civil de Grenade. On le considère comme le principal responsable de la répression dans cette ville et avec Ramón Ruiz Alonso de l’exécution de Federico García Lorca. Quand Mariluz Escribano avait neuf mois, le 12 septembre 1936, son père a été fusillé contre les murs du cimetière de la ville. Les historiens (Ian Gibson, Paul Preston) estiment que 5 000 personnes ont été fusillées dans la ville pendant la Guerre Civile.

Luisa Pueo y Costa, après la mort de son mari, a dû subir les représailles des rebelles qui ont saisi tous ses biens et ses comptes bancaires. Elle a dû partir à Palencia et elle n’est rentrée à Grenade qu’en 1940. Elle a pu alors à nouveau exercer son métier mais elle était étroitement surveillée par les autorités.

Mariluz Escribano a joué toute son enfance dans La Huerta de San Vicente, la résidence d’été de la famille García Lorca, de 1926 à 1936. En effet, sa mère était très amie avec avec cette famille et avec Carmen López García, cousine germaine de Federico, qui s’était chargée de cette propriété quand la famille du poète s’est exilée aux États-Unis.

Mariluz Escribano a épousé jeune Nicolás Marín López (1929-1985), professeur de Littérature.

Mariluz Escribano a obtenu sa licence de Philosophie et Lettres à L’Université de Grenade. Elle a été professeur de 1964 à 1967 à l’Antioch College de l’Ohio, première université américaine ouverte aux femmes et aux Noirs.

Docteur en Philologie Hispanique, elle a exercé comme Professeur de Didactique de la Langue et de Littérature, d’abord à l’École Normale (1967-1987) et ensuite à la Faculté des Sciences de l’ Education (1987-2015).

En 1985, son mari est mort dans un accident de voiture. Elle a dû élever seule ses cinq enfants.

La publication tardive de ses poèmes s’explique par le contexte de la guerre civile et la longue dictature franquiste qui ont fortement marqué sa vie.

Femme engagée contre la dictature, elle a milité dans des groupes féministes tels que Mujeres Universitarias o Mujeres por Granada. Elle a aussi publié régulièrement dans des journaux comme Patria et au début des années 70 dans Ideal, Diario Regional de Andalucía. Elle a dirigé à partir de sa fondation en 2005 la revue EntreRíos, Revista de Artes y Letras où ont publié de nombreux écrivains espagnols importants.

Elle est décédée à Grenade le 20 juillet 2019. Elle avait 83 ans.

Oeuvres

1991 Sonetos del alba. Málaga, editorial Guadalhorce. Réédition : Granada, Dauro, 2005 .
1993 Desde un mar de silencio. Granada, Cuadernos del Tamarit.
1995 Canciones de la tarde. Libros del Jacarandá, editorial Torremozas, 1995.
2013 Umbrales de otoño. Madrid, Hiperión, 2013.
2015 El corazón de la gacela. Granada, Valparaíso, 2015.
2018 Geografía de la memoria. Barcelona, Calambur, 2018.

2016 Azul melancolía. Antología personal. Madrid, Visor, 2016.

Statue de Mariluz Escribano près de l’entrée du parc Federico García Lorca de Grenade

En la huerta de San Vicente

En la luna buscábamos sus huellas,
en el piano la flor de sus canciones,
en los búcaros las hojas del otoño,
esa luz desvaída que reside en el sueño.

Era, entonces, el estío en la huerta,
—mejor fin de verano—
y época de cosecha
de ciruelos, manzanos y membrillos

Rosas y niñas y mastranzos
en el negror verde de la acequia,
jilgueros en los chopos,
últimas golondrinas,
geometría de vencejos
dibujando el cobalto de los cielos.

Y el silencio se agranda en el silencio,
y las conversaciones languidecen,
y lloran las palabras y los lutos
por Federico ausente como un muerto,
por tantos muertos con el pecho herido

Granada. Huerta de San Vicente.

Los ojos de mi padre

Los ojos de mi padre,
los ojos de mi padre,
mirándome en la patria cereal de los trigos,
en un tiempo de cunas
mecidas por el viento de la guerra,
mirando cómo crezco
en los abecedarios
y conquisto sonidos primitivos
balbuceos, palabras necesarias,
porque él me empuja y vuelve,
desde su corazón y sus espigas,
su corazón de tierra y manantiales,
patria de tierra y gritos apagados.
Mi padre es un silencio
que mira como crezco.
Sus manos me conforman,
me miran la estatura,
la dimensión del cuerpo,
averiguan gozosas
que me elevo en trigal.
Las manos de mi padre
tocan mi cuerpo y cantan,
y yo sé que me acunan
con nanas de caballos,
con la salmodia triste del judío,
del converso que habita por su sangre.
Pero paseo con mi padre.
Abandono en sus manos
mis manos tan pequeñas,
y al calor de su sangre
mis pulsaciones tienen
una ambición de tiempos.

En las luces inquietas de la tarde,
al borde de la noche,
vamos pisando hierbas, territorios,
ríos como torrentes, manantiales,
horizontes donde la niebla habita,
paisajes metalúrgicos y bosques,
ciudades, vientos, cordilleras,
blancas constelaciones.
Camino con mi padre.
Me nombra a las palomas,
pájaros migratorios,
aguanieves que rozan las praderas,
alcaudones de viento,
golondrinas, gorriones, avefrías.
Y todo pasa y llega de su mano,
y a mi infancia regresa
el calor confortable de su sangre
Cuando llegan los días de septiembre,
láminas del otoño,
las madrugadas frías y estrelladas
detienen sus palabras.
Pero es sólo un instante
de sangre y de fusiles
porque mi padre vuelve del silencio
y pasea conmigo
el callado silencio de las calles,
y los campos sembrados
y las constelaciones,
y su voz de madera me acompaña, me mira cómo crezco.
Todo el mundo conoce
que heredé de mi padre una bandera.

Umbrales de otoño, Hiperión, 2013.

Cuando me vaya

Dejaré un silencio en el recuerdo,
sonidos de una voz que fue muy joven,
y un aroma de sándalo y cipreses
para que no me olvides.

Y ahora, cuando el sol desaparece,
y hay promesa de una noche clara,
las estrellas se esconden
y están muertas de tanta nívea luz.

Dejaré abierta la ventana.
Un gorrión divulgará mi huida,
y un frescor de mañana
anunciará mi marcha,
con trémula voz para llamarte.

Cuando me vaya,
perderé las praderas,
los bosques encendidos de noviembre,
el verde del jardín en primavera,
la tenue luz de los planetas,
la sonrisa de un niño,
el calor de un amigo,
lágrimas de dolor por los caminos
que transité tan alta,
la caricia de un perro
que dio fuego a mis manos.

Cuando me vaya,
habré perdido tantas cosas
que creceré en trigal por no morirme.

Geografía de la memoria. Barcelona, Calambur, 2018.

Concha Méndez 1898 – 1986

Concha Méndez.

Concha Méndez est une personnalité très originale de la Génération de 1927 : championne de natation, gymnaste, poète, autrice dramatique, scénariste, éditrice, imprimeuse, vendeuse de livres etc.

Elle est l’aînée d’une très riche famille madrilène de 11 enfants. Elle fait des études dans un école française, mais jusqu’à quatorze ans seulement. Ses parents l’empêchent de suivre des études supérieures.

Elle passe ses étés à Saint-Sébastien et y rencontre Luis Buñuel. Elle est sa fiancée jusqu’au départ de celui-ci pour Paris (1919-1926).

À partir de 1925, elle devient l’amie de Federico García Lorca, Rafael Alberti, Luis Cernuda, Maruja Mallo, María Zambrano. Elle participe à la fondation du Lyceum Club Femenino, dirigée par María de Maeztu et fait partie des créatrices surnommées Las Sinsombrero qui s’opposent aux règles misogynes de la société de son époque.

Ses relations avec ses parents sont conflictuelles. Elle s’enfuit de la maison paternelle en 1929 et séjourne à Londres, Montevideo, Buenos Aires.

Elle rentre en 1932 en Espagne et Federico García Lorca la présente au poète et imprimeur Manuel Altolaguirre qui l’épouse le 5 juin 1932. Leurs témoins : Juan Ramón Jiménez, Luis Cernuda, Federico García Lorca, Vicente Aleixandre et Jorge Guillén.

Manuel Altolaguirre, Concha Méndez.

Ils ouvrent ensemble dans leur appartement de Madrid (calle de Viriato,73) une petite maison d’imprimerie qui édite les livres de leurs amis (Editorial La Tentativa Poética), et la revue Héroe. Ils impriment aussi Caballo Verde para la Poesía que dirige Pablo Neruda.

Grâce à une bourse de la Junta de Ampliación de Estudios, ils vivent deux ans à Londres et rentrent en Espagne en 1935. Ils ont une fille Paloma. En 1933 ils avaient perdu un premier enfant, Juan, à la naissance.

Quand éclate la Guerre civile, angoissée pour le sort de sa fille, Concha Méndez quitte le pays et séjourne avec elle en Angleterre, en Belgique et en France. Elle rejoint son mari à Barcelone en 1938. Ils collaborent à la revue culturelle la plus importante de l’Espagne républicaine, Hora de España.

Avec sa famille, elle s’exile en France en 1939, où ils sont accueillis par Paul et Nusch Éluard. Ils résident quatre ans à La Havane (Cuba) où ils gèrent l’Imprimerie La Verónica, puis s’installent au Mexique en 1944.

Manuel Altolaguirre la quitte pour la cubaine María Luisa Gómez Mena. Ils mourront tous deux dans un accident de voiture en juillet 1959 près de Burgos alors qu’ils revenaient du festival de cinéma de Saint-Sébastien.

Concha Méndez revient à trois reprises pour des visites ponctuelles en Espagne mais n’y résidera plus. Elle meurt dans sa maison de México à 86 ans.

En 1991, Ses mémoires (Memorias habladas, memorias armadas) furent publiées à partir de vingt-huit heures d’enregistrements réalisés par sa petite-fille Paloma Ulacia Altolaguirre.

Oeuvres :

1926 Inquietudes: poemas. Madrid, Imprenta de Juan Pueyo.
1928 Surtidor : poesías. Madrid, Imprenta ARGIS.
1930 Canciones de mar y tierra. Buenos Aires, Talleres Gráficos Argentinos.
1931 El personaje presentido y El ángel cartero. Madrid. Théâtre.
1932 Vida a vida. Madrid, La tentativa poética.
1935 El carbón y la rosa. Madrid. Théâtre.
1936 Niño y sombras. Madrid, Héroe.
1939 Lluvias enlazadas. La Habana, El Ciervo Herido.
1944 Poemas. Sombras y sueños. Ciudad de México, Rueca.
Villancicos de Navidad. Ciudad de México, Rueca.
El Solitario. Misterio en tres actos.
1976 Antología poética. Ciudad de México, Joaquín Mortiz.
1979 Vida a vida y vida o río. Madrid, Caballo Griego para la Poesía.
1981 Entre el soñar y el vivir. Ciudad de México, universidad Nacional Autónoma de México.
1990 Memorias habladas, memorias armadas. Madrid, Mondadori.
1995 Poemas (1926-1986). Madrid, Hiperión.
2008 Con el alma en vilo. Málaga.
2009 Poesía completa. Málaga, Centro Cultural Generación del 27.

J’ai choisi quatre poèmes lus dans l’anthologie préparée par James Valender pour la maison d’édition de Séville Renacimiento.

Torremolinos. Mirador de Sansueña, Calle Castillo del Inglés, 9 (CFA).

No vengas

No vengas, Muerte, todavía,
que aún tengo que tejer la larga escala
que ha de subirme allá donde deseo;
debo cumplir mi dharma,
hacer, hacer, hacer las cosas que aquí debo.

Porque tengo una deuda
para conmigo misma.
Vine para algo más que para pasar como sombra.
Dentro de mí una luz quiere salir afuera.
No vengas todavía, dale tiempo a mi tiempo

Entre el soñar y el vivir, 1981.

Ne viens pas

Ne viens pas, Mort, pas encore,
j’ai encore à tisser la grande échelle
qui va me hisser là où j’aspire ;
je dois accomplir mon dharma,
faire, faire, faire les choses que je dois ici-bas.

Parce que j’ai une dette
envers moi-même.
Je vins pour un peu plus que passer comme une ombre.
Au-dedans de moi une lumière veut sortir au-dehors.
Ne viens pas encore, donne du temps à mon temps.

Los caminos del alma / Les chemins de l’âme (Paradigme, 2017) – Traduit de l’espagnol par Jeanne Marie.

Al nacer cada mañana

A Maruja Mallo

Al nacer cada mañana,
me pongo un corazón nuevo
que me entra por la ventana.

Un arcángel me lo trae
engarzado en una espada,
entre lluvia de luceros
y de rosas incendiadas,
y de peces voladores
de cristal picos y alas.

Me prendo mi corazón
nuevo de cada mañana;
y al arcángel doy el viejo
en una carta lacrada.

BUENOS AIRES

Canciones de mar y tierra, 1930.

Quisiera tener varias sonrisas de recambio

Quisiera tener varias sonrisas de recambio
y un vasto repertorio de modos de expresarme.
O bien con la palabra, o bien con la manera,
buscar el hábil gesto que pudiera escudarme…

Y al igual que en el gesto buscar en la mentira
diferentes disfraces, bien vestir el engaño;
y poder, sin conciencia, ir haciendo a las gentes,
con sutil maniobra, la caricia del daño.

Yo quisiera ¡y no puedo! ser como son los otros,
los que pueblan el mundo y se llaman humanos:
siempre el beso en el labio, ocultando los hechos
y al final… el lavarse tan tranquilos las manos.

Bruselas, 1937.

Lluvias enlazadas. La Habana, 1939.

«Sobre la caliente arena»

Góngora

No es la planta del pie sino del alma
quien pisa ardiente arena del desierto
y así camina sin saber adónde,
acompañada sólo de los vientos.

Que todo es viento y pasa en esta vida ,
en huracanes, o con soplo leve,
mientras que ardiendo, resbalando arenas,
su paso sigue la que nos sostiene.

Barcelona, 1938.

Lluvias enlazadas. La Habana. 1939.

Recuerdos

Recuerdos que ya sois sombras,
no os apartéis de mí,
que recuerdo que se borra
es que perdió el existir.

Yo quiero guardarlos todos
a la luz de mi memoria,
que aquel que borra recuerdos
es como un ser sin historia.

Vida a vida y Vida a río. Madrid, 1979.

Tristan Corbière

Médaillon en hommage à Tristan Corbière sur une habitation à Roscoff. Place Lacaze-Duthiers.

Après Jules Laforgue et Charles Cros, je lis et relis d’autres poètes de cette époque. Tristan Corbière fait partie de ces auteurs rebelles (comme Lautréamont, Mallarmé, Rimbaud, Nouveau) qui ont révolutionné la poésie française dans la seconde partie du XIX e siècle. Après 1870, ils expriment autrement leur dégoût du monde tel qu’il va.

Autoportrait caricatural (Tristan Corbière). Non daté.

Cinq poèmes choisis dans Les Amours jaunes (1873) :

Le Crapaud

Un chant dans une nuit sans air…
– La lune plaque en métal clair
Les découpures du vert sombre.

… Un chant ; comme un écho, tout vif
Enterré, là, sous le massif…
– Ça se tait : Viens, c’est là, dans l’ombre…

– Un crapaud ! – Pourquoi cette peur,
Près de moi, ton soldat fidèle !
Vois-le, poète tondu, sans aile,
Rossignol de la boue… – Horreur ! –

… Il chante. – Horreur !! – Horreur pourquoi ?
Vois-tu pas son œil de lumière…
Non : il s’en va, froid, sous sa pierre.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Bonsoir – ce crapaud-là c’est moi.

( Ce soir, 20 juillet.

Paria

Qu’ils se payent des républiques,
Hommes libres ! – carcan au cou –
Qu’ils peuplent leurs nids domestiques !…
– Moi je suis le maigre coucou.

– Moi, – coeur eunuque, dératé
De ce qui mouille et ce qui vibre…
Que me chante leur Liberté,
À moi ? toujours seul. Toujours libre.

– Ma Patrie… elle est par le monde ;
Et, puisque la planète est ronde,
Je ne crains pas d’en voir le bout…
Ma patrie est où je la plante :
Terre ou mer, elle est sous la plante
De mes pieds – quand je suis debout.

– Quand je suis couché : ma patrie
C’est la couche seule et meurtrie
Où je vais forcer dans mes bras
Ma moitié, comme moi sans âme ;
Et ma moitié : c’est une femme…
Une femme que je n’ai pas.

– L’idéal à moi : c’est un songe
Creux ; mon horizon – l’imprévu –
Et le mal du pays me ronge…
Du pays que je n’ai pas vu.

Que les moutons suivent leur route,
De Carcassonne à Tombouctou…
– Moi, ma route me suit. Sans doute
Elle me suivra n’importe où.

Mon pavillon sur moi frissonne,
Il a le ciel pour couronne :
C’est la brise dans mes cheveux…
Et, dans n’importe quelle langue ;
Je puis subir une harangue ;
Je puis me taire si je veux.

Ma pensée est un souffle aride :
C’est l’air. L’air est à moi partout.
Et ma parole est l’écho vide
Qui ne dit rien – et c’est tout.

Mon passé : c’est ce que j’oublie.
La seule chose qui me lie
C’est ma main dans mon autre main.
on souvenir – Rien – C’est ma trace.
Mon présent, c’est tout ce qui passe
Mon avenir – Demain… demain

Je ne connais pas mon semblable ;
Moi, je suis ce que je me fais.
Le Moi humain est haïssable…
– Je ne m’aime ni ne me hais.

– Allons ! la vie est une fille
Qui m’a pris à son bon plaisir…
Le miens, c’est : la mettre en guenille,
La prostituer sans désir.

– Des dieux ?… – Par hasard j’ai pu naître ;
Peut-être en est-il – par hasard…
Ceux-là, s’ils veulent me connaître,
Me trouveront bien quelque part.

– Où que je meure : ma patrie
S’ouvrira bien, sans qu’on l’en prie,
Assez grande pour mon linceul…
Un linceul encor : pour que faire ?…
Puisque ma patrie est en terre
Mon os ira bien là tout seul…

Heures

Aumône au malandrin en chasse
Mauvais oeil à l’oeil assassin !
Fer contre fer au spadassin !
– Mon âme n’est pas en état de grâce ! –

Je suis le fou de Pampelune,
J’ai peur du rire de la Lune,
Cafarde, avec son crêpe noir…
Horreur ! tout est donc sous un éteignoir.

J’entends comme un bruit de crécelle…
C’est la male heure qui m’appelle.
Dans le creux des nuits tombe : un glas… deux glas

J’ai compté plus de quatorze heures…
L’heure est une larme – Tu pleures,
Mon coeur !… Chante encor, va – Ne compte pas.

Rescousse

Si ma guitare
Que je répare,
Trois fois barbare :
Kriss indien,

Cric de supplice,
Bois de justice,
Boîte à malice,
Ne fait pas bien…

Si ma voix pire
Ne peut te dire
Mon doux martyre…
– Métier de chien ! –

Si mon cigare,
Viatique et phare,
Point ne t’égare ;
– Feu de brûler…

Si ma menace,
Trombe qui passe,
Manque de grâce;
– Muet de hurler…

Si de mon âme
La mer en flamme
N’a pas de lame ;
– Cuit de geler…

Vais m’en aller !

Rondel

Il fait noir, enfant, voleur d’étincelles !
Il n’est plus de nuits, il n’est plus de jours ;
Dors… en attendant venir toutes celles
Qui disaient : Jamais ! Qui disaient : Toujours !

Entends-tu leurs pas ?… Ils ne sont pas lourds :
Oh ! les pieds légers ! – l’Amour a des ailes…
Il fait noir, enfant, voleur d’étincelles !
Entends-tu leurs voix ?… Les caveaux sont sourds.

Dors : il pèse peu, ton faix d’immortelles ;
Ils ne viendront pas, tes amis les ours,
Jeter leur pavé sur tes demoiselles…
Il fait noir, enfant, voleur d’étincelles !

Sources

Tristan Corbière. Les Amours jaunes. Paris, GF Flammarion, 2018. Présentation par Jean-Pierre Bertrand.

Jean-Luc Steinmetz. Tristan Corbière. Une vie à-peu-près. Fayard, 2011.

Tristan Corbière (Édouard-Joachim Corbière) est né le 18 juillet 1845 au manoir de Coat-Congar à Ploujean (qui fait partie aujourd’hui de Morlaix, dans le Finistère). C’est le fils aîné de Marie-Angélique Aspasie Puyo (1826-1891) et d’Édouard Corbière (1793-1875), célèbre marin, aventurier, journaliste et romancier maritime.
Dès 14 ans, il souffre de rhumatisme articulaire.
Il fréquente le lycée impérial de Saint-Brieuc, puis celui de Nantes. C’est un élève médiocre et indocile qui ne passera pas le baccalauréat pour raisons de santé, semble-t-il.
De 1863 à 1870, il vit dans la maison de vacances de ses parents à Roscoff, à une trentaine de kilomètres de Morlaix. Il vit seul, dessine, écrit et fréquente les marins. Il navigue sur son cotre, Le Négrier (titre du plus célèbre roman de son père, publié en 1834) et sur son yacht, Le Tristan. Il rêve de devenir marin. Il se livre à des excentricités. Les habitants du village le surnomment l’« Ankou », c’est-à-dire le spectre de la mort, en raison de sa maigreur et de son allure disloquée. C’est entre armor, amor et la mort qu’il écrit des poèmes.
En 1871, il fréquente le comte Rodolphe de Battine et sa maîtresse d’origine italienne, Josefina Armida Cuchiani (nom de théâtre : Herminie). Le poète s’éprend d’elle. Elle sera Marcelle dans ses poèmes. Il voyage à Paris et en Italie.
Il adopte le prénom de Tristan, pour « Triste en corps bière ». On donne parfois une autre interprétation possible : Triste en Corbière, triste en lui-même.
En 1873, il publie neuf poèmes dans La Vie parisienne et en août de la même année, il confie à Glady frères éditeurs, obscurs libraires spécialisés dans les écrits érotiques, la publication à compte d’auteur d’un recueil de cent un poèmes, Les Amours jaunes, tiré à quatre cent quatre-vingt-dix exemplaires. La presse n’en rend quasiment pas compte.
En décembre 1874, il est retrouvé inanimé dans son appartement parisien à Montmartre. Il est emmené à la clinique Dubois. Il souffre de pneumonie et de rhumatisme. Il écrit à sa famille : « Je suis à Dubois dont on fait les cercueils. »
Il meurt, peut-être tuberculeux, le 1 mars 1875 à Morlaix. Il n’a pas trente ans. Jules Laforgue, lui, est mort à 27 ans.

Huit ans plus tard, Verlaine publie deux séries des Poètes maudits dans la revue Lutèce le 24 août 1883, puis en volume chez Vanier l’année suivante. Trois poètes font l’objet de longues notices : Tristan Corbière, Arthur Rimbaud et Stéphane Mallarmé. En 1884, Joris-Karl Huysmans inscrit dans À rebours, par l’intermédiaire de son héros Des Esseintes, Corbière parmi les grands poètes de son temps. C’est le début d’une reconnaissance posthume.
Les surréalistes, tout comme Julien Gracq, n’aiment pas Jules Laforgue, mais revendiquent la poésie de Tristan Corbière.

Portrait de Tristan Corbière (Félix Vallotton). Paru dans Le Livre des masques de Remy de Gourmont. 1896.

Annie Le Brun – Charles Cros

Collection Poésie/Gallimard n° 583.

J’ai écouté en podcast lundi l’émission de France Culture Le Bookclub ( Dans la bibliothèque d’Annie Le Brun. Épisode 43/82. Première diffusion le vendredi 30 août 2024)

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-book-club/dans-la-bibliotheque-d-annie-le-brun-4412265

Le 29 juillet 2024, mourait en Croatie la poète et essayiste Annie Le Brun, spécialiste de l’œuvre de Victor Hugo et du Marquis de Sade ( Soudain un bloc d’abîme, Sade : introduction aux œuvres complètes, Paris, Éditions Pauvert. Réédition : Soudain un bloc d’abîme, Sade. Paris, Folio. Essais n°593, 2014 ). Elle avait rejoint le groupe surréaliste en 1963 et participé aux dernières années du mouvement jusqu’à sa dissolution officielle en 1969. Elle était aussi commissaire d’exposition.

Parmi d’autres textes, elle a lu dans cette émission le poème Vocation de Charles Cros (1842 – 1888).

Vocation

Á Étienne Carjat

Jeune fille du caboulot,
De quel pays es-tu venue
Pour étaler ta gorge nue
Aux yeux du public idiot ?

Jeune fille du caboulot,
Il te déplaisait au village
De voir meurtrir, dans le bel âge
Ton pied mignon par un sabot.

Jeune fille du caboulot,
Tu ne pouvais souffrir Nicaise
Ni les canards qu’encor niaise
Tu menais barboter dans l’eau.

Jeune fille du caboulot,
Ne penses-tu plus à ta mère,
À la charrue, à ta chaumière ?…
Tu ne ris pas à ce tableau.

Jeune fille du caboulot,
Tu préfères à la charrue
Écouter les bruits de la rue
Et nous verser l’absinthe à flot.

Jeune fille du caboulot,
Ta mine rougeaude était sotte,
Je t’aime mieux ainsi, pâlotte,
Les yeux cernés d’un bleu halo.

Jeune fille du caboulot,
Dit un sermonneur qui t’en blâme,
Tu t’ornes le corps plus que l’âme,
Vers l’enfer tu cours au galop.

Jeune fille du caboulot,
Que dire à cet homme qui plaide
Qu’il faut, pour bien vivre, être laide,
Lessiver et se coucher tôt ?

Jeune fille du caboulot,
Laisse crier et continue
À charmer de ta gorge nue
Les yeux du public idiot.

Le Coffret de santal, 1873.

Collection Poésie/Gallimard n° 78.

Annie Le Brun a dit ensuite :

” Ce texte me plaît énormément, car c’est un manifeste contre le puritanisme, le moralisme, qui reviennent à chaque fois que les choses se referment et que les gens essaient de s’accrocher à quelque chose qui va contre les autres. Le puritanisme et le moralisme reposent sur la frustration, alors que, ce qui caractérise la poésie de Charles Cros, c’est son extraordinaire grâce d’être. “

Charles Cros était un personnage hors du commun.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2021/05/13/charles-cros-1842-1886/

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2021/05/04/rene-char-charles-cros-1842-1888/

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2021/05/10/rene-char-charles-cros-1842-1888-ii/

Charles Cros à 18 ans. Buste original en plâtre (1860), œuvre de son frère, le sculpteur Henry Cros (1840-1907).

Jules Laforgue

Portrait posthume de Jules Laforgue (Félix Vallotton). Le Livre des masques II de Remy de Gourmont (1898). Mercure de France.

J’ai relu ces derniers jours des poèmes de Jules Laforgue. Comme Isidore Ducasse (Comte de Lautréamont) et Jules Supervielle, il est né à Montevideo, en Uruguay. J’en ai choisi trois aujourd’hui pour ce blog.

La cigarette

Oui, ce monde est bien plat ; quant à l’autre, sornettes.
Moi, je vais résigné, sans espoir, à mon sort,
Et pour tuer le temps, en attendant la mort,
Je fume au nez des dieux de fines cigarettes.

Allez, vivants, luttez, pauvres futurs squelettes.
Moi, le méandre bleu qui vers le ciel se tord
Me plonge en une extase infinie et m’endort
Comme aux parfums mourants de mille cassolettes.

Et j’entre au paradis, fleuri de rêves clairs
Où l’on voit se mêler en valses fantastiques
Des éléphants en rut à des choeurs de moustiques.

Et puis, quand je m’éveille en songeant à mes vers,
Je contemple, le coeur plein d’une douce joie,
Mon cher pouce rôti comme une cuisse d’oie.

Méditation grisâtre

Sous le ciel pluvieux noyé de brumes sales,
Devant l’Océan blême, assis sur un ilôt,
Seul, loin de tout, je songe au clapotis du flot,
Dans le concert hurlant des mourantes rafales.

Crinière échevelée ainsi que des cavales,
Les vagues se tordant arrivent au galop
Et croulent à mes pieds avec de longs sanglots
Qu’emporte la tourmente aux haleines brutales.

Partout le grand ciel gris, le brouillard et la mer,
Rien que l’affolement des vents balayant l’air.
Plus d’heures, plus d’humains, et solitaire, morne,

Je reste là, perdu dans l’horizon lointain,
Et songe que l’Espace est sans borne, sans borne,
Et que le Temps n’aura jamais… jamais de fin.

26 octobre 1880.

Soir de carnaval

Paris chahute au gaz. L’horloge comme un glas
Sonne une heure. Chantez ! Dansez ! la vie est brève,
Tout est vain, – et, là-haut, voyez, la Lune rêve
Aussi froide qu’aux temps où l’Homme n’était pas.

Ah ! quel destin banal ! Tout miroite et puis passe,
Nous leurrant d’infini par le Vrai, par l’Amour ;
Et nous irons ainsi, jusqu’à ce qu’à son tour
La terre crève aux cieux, sans laisser nulle trace.

Où réveiller l’écho de tous ces cris, ces pleurs,
Ces fanfares d’orgueil que l’Histoire nous nomme,
Babylone, Memphis, Bénarès, Thèbes, Rome,
Ruines où le vent sème aujourd’hui des fleurs ?

Et moi, combien de jours me reste-t-il à vivre ?
Et je me jette à terre, et je crie et frémis
Devant les siècles d’or pour jamais endormis
Dans le néant sans cœur dont nul dieu ne délivre !

Et voici que j’entends, dans la paix de la nuit,
Un pas sonore, un chant mélancolique et bête
D’ouvrier ivre-mort qui revient de la fête
Et regagne au hasard quelque ignoble réduit.

Oh ! la vie est trop triste, incurablement triste !
Aux fêtes d’ici-bas, j’ai toujours sangloté :
« Vanité, vanité, tout n’est que vanité ! »
– Puis je songeais : où sont les cendres du Psalmiste ?

Oeuvres complètes II. Mercure de France, 1902.

Livre de poche n°20109. Belle et complète édition de Pascal Pia. 1970. 672 pages.

Jules Laforgue est né 16 août 1860 à Montevideo (Uruguay). C’est le deuxième enfant d’une famille de onze.

Son père, Charles Laforgue, originaire de Tarbes, a émigré en Amérique du Sud espérant y faire fortune. Il a ouvert un modeste établissement éducatif libre, dispensant des cours de français, de latin et de grec. Il se marie avec la fille d’un fabriquant de chaussures français installé en Uruguay, Pauline Lacolley, née au Havre. Il se fait embaucher ensuite comme caissier à la banque Duplessis qui a comme clientèle la colonie française de Montevideo.

En 1866, Jules arrive à Tarbes avec sa mère, ses grands-parents maternels et ses cinq frères et sœurs. En 1868, sa mère retourne en Uruguay. Elle confie Jules et son frère aîné Émile à un cousin, Pascal Darré. Entre 1868 et 1875, Jules est pensionnaire au lycée Théophile Gautier de Tarbes.

En octobre 1876, il rejoint à Paris sa famille, qui est revenue d’Uruguay en mai 1875 et s’est installée au 66, rue des Moines, dans le quartier des Épinettes. Sa mère meurt le 6 avril 1877 à trente-huit ans d’une pneumonie. Peu avant, elle avait fait une fausse couche.

Il poursuit ses études au lycée Fontanes (l’actuel lycée Condorcet) Il échoue au baccalauréat de philosophie — il aurait essayé à trois reprises —. En partie à cause de sa timidité, il est incapable d’assurer l’oral.

Il fréquente le club des Hydropathes avec ses amis Gustave Kahn, Charles Henry. Il fréquente aussi ceux que l’on appellera plus tard les symbolistes (Charles Cros, Stéphane Mallarmé).

Pour vivre et faire vivre les siens, il est employé comme secrétaire de Charles Ephrussi, célèbre critique et futur directeur de La Gazette des Beaux-Arts. Ce collectionneur d’art l’ouvre à la peinture des impressionnistes.

Son père meurt le 18 novembre 1881. Il ne peut se rendre à Tarbes car il doit partir pour Coblence le 29 novembre. En effet, grâce aux recommandations de Paul Bourget et de Charles Ephrussi, il devient « lecteur de français » de l’impératrice d’Allemagne Augusta de Saxe-Weimar-Eisenach, princesse libérale et francophile, qu’il suit dans tous ses déplacements de 1881 à 1886.

Son travail consiste à lui lire, deux heures par jour, les meilleures pages des articles de la presse française et des romans français .

Il publie en juillet 1885 chez Léon Vanier à compte d’auteur Les Complaintes et en décembre L’Imitation de Notre-Dame de la Lune. Il traduit 10 poèmes de Walt Whitman. Il quitte la cour le 9 septembre 1886.

Il se marie le 31 décembre 1886 à Londres avec une jeune anglaise Leah Lee (née en 1861) qu’il a rencontrée en janvier 1886. Elle lui donnait des cours d’anglais. Il rentre à Paris le 2 octobre 1886.

Il meurt d’une phtisie pulmonaire à Paris le 20 août 1887, à l’âge de 27 ans. On l’enterre au cimetière de Bagneux. Neuf personnes suivent son corbillard. Son épouse décède à Londres du même mal le 6 juin 1888. Le 5 novembre 1887 sont publiées les Moralités légendaires. Félix Fénéon et Édouard Dujardin rassemblent ses œuvres complètes et les publient chez Vanier en 1894.

Biographie de Jules Laforgue (Jean-Jacques Lefrère). Fayard, 2005.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2022/08/04/pablo-neruda-jules-laforgue/

Statue de Jules Laforgue au Jardin Massey de Tarbes (Firmin Michelet), 1938.

Blanca Varela 1926 – 2009

Blanca Varela. Années 1970. (Mariella Agois)

Je reprends un texte de la poétesse péruvienne Blanca Varela déjà publié sur ce blog en juillet 2023. Il s’agit d’ une des grandes figures de la poésie latino-américaine du XX ème siècle

Morir cada día un poco más
recortarse las uñas
el pelo
los deseos
aprender a pensar en lo pequeño
y en lo inmenso
en las estrellas más lejanas
e inmóviles
en el cielo
manchado como un animal que huye
en el cielo
espantado por mí.

Concierto animal, 1999. Valencia-Lima, Pre-Textos/PEISA, 1999.

Mourir chaque jour un peu plus
couper ses ongles
ses cheveux
ses désirs
apprendre à penser à ce qui est petit
et à ce qui est immense
aux étoiles les plus lointaines
et immobiles
dans le ciel
taché comme un animal qui fuit
dans le ciel
effrayé à ma vue

Concert animal.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2023/07/03/blanca-varela/

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2022/05/08/blanca-varela-1926-2009/

Manuel Altolaguirre 1905 – 1959

Manuel Altolaguirre. Placa en el jardín vertical y monumento conmemorativo a la Antigua Imprenta Sur en la plaza Pepe Mena, Málaga.

Retour à la poésie de la Génération de 1927 avec Manuel Altolaguirre, un des poètes de Málaga. Il perdit son père (Manuel Altolaguirre Álvarez, juge de première instance, écrivain, directeur du journal El Imparcial ) en 1910, puis sa mère (Concepción Bolín Gómez de Cádiz) en 1926. L’idée de la mort, la perte des êtres chers sont au centre de toute son œuvre.

Antes
A mi madre.

Hubiera preferido
ser huérfano en la muerte,
que me faltaras tú
allá, en lo misterioso,
no aquí, en lo conocido.

Haberme muerto antes
para sentir tu ausencia
en los aires difíciles.

Tú, entre grises aceros,
por los verdes jardines,
junto a la sangre ardiente,
continuarías viviendo,
personaje continuo
de mi sueño de muerto.

Soledades juntas. 1931.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2021/01/15/manuel-altolaguirre-1905-1959/

Santa Marina (Francisco de Zurbarán). Vers 1640-50. Málaga, Museo Carmen Thyssen.

Philippe Jaccottet

Oeuvres. Éditions Gallimard, 2014. Bibliothèque de la Pléiade. P. 1331-1332.

Le texte qui s’appelle Des morts a d’abord été publié avec deux autres proses : Deux mères et Couleur de terre (alors intitulé Chemins) dans la revue Europe n° 955-956, novembre-décembre 2008, p. 30-33, qui a consacré un dossier à Philippe Jaccottet.

Des morts

« …Je pourrais écrire une liste de prénoms et de noms comme on en trace sur des monuments de pierre ou de marbre après les guerres : note bien celui-ci, et n’oublie pas, pour être équitable, pour que la liste soit constamment « à jour », et encore celui-ci du mois dernier, et cet autre, du commencement de la semaine, écris plus vite, parce que tout semble s’accélérer, comme quand la pente se fait plus forte, mais quoi de plus beau qu’une cascade, de plus vivant, de plus lumineux quand le soleil la traverse ? Alors que toutes ces chutes dans le noir…

On n’enterre plus guère, aujourd’hui, on brûle ; non pas à la vue de tous comme en Inde et dans une sorte de fête, mais de façon cachée, furtive – il faut surtout ne pas choquer -, cela glisse sans aucun bruit sur des rails invisibles, l’affaire expédiée en quelques minutes et même la vue de la fumée qui ne peut pas s’élever de là épargnée aux survivants. Le plus souvent, des paroles embarrassées, mises ensemble tant bien que mal, des musiques empruntées ajoutent encore leurs ornements en toc, leurs oripeaux inutiles ; comme on tirerait au plus vite un rideau haillonneux dans un théâtre de fortune, sur une pièce ratée.

…Toutes ces chutes dans le noir, les unes après les autres, et pour nous qui vieillissons, de plus en plus fréquentes et de plus en plus proches. Pendant que les verdures s’accroissent encore, comme en chaque mois de mai qu’on aura vécu.

Que signifie avoir vu cela, puis avoir dit, ou écrit, qu’on l’a vu ? Et l’écrire alors que la glissade, serait-elle même presque indolore, continue, et que la pente s’aggrave ; et quand, avant nous, le même mouvement – qui est celui du temps -, les mêmes successions d’épanouissement, d’usure et de disparition, n’avaient produit aucune parole, comme si tout, alors, pendant des millions d’années, s’était produit dans un monde fermé, alors qu’avec nous commencerait, aurait commencé un entrebâillement, tout de même, en fin de compte, prodigieux ? Une espèce de souffrance, mais aussi de joie, une espèce de combat, d’odyssée inimaginables avant cela ; toutes nos histoires, innombrables, à cause d’un regard enfin ouvert et d’une bouche enfin ouverte pour parler de ce qui commence à être vu.

*

(Un seul poème, pour peu qu’on en fût encore capable, suffirait à annuler ce flot de réflexions vagues et sans doute vaines.)

On ne peut pas porter sur ses épaules tout le fardeau de la douleur du monde. Suffit (?) qu’on n’aggrave pas celui des proches et en soulage une petite part quand cela se peut. Suffit (?) qu’on essaie au moins de porter seul le sien. Mais on peut, mais sûrement on doit porter le non-fardeau des moindres éclaircies encore aperçues, le contre-fardeau des lueurs pour les encore vivants.

C’était tout de même très beau, ce temps où l’on allumait quelques cierges, ou ne fût-ce qu’une seule bougie, dans la chambre du mort ou de la morte ; cela ne les ferait pas revenir à la vie, cela ne les accompagnerait peut-être même pas dans l’inconnaissable où ils venaient de glisser, mais c’était comme attester quelque chose en dépit de leur chute, tout à côté d’eux commençant à se décomposer dans leur boîte cadenassée, quelque chose concernant la lumière que rien ne pouvait faire qu’ils ne l’eussent vue aussi luire quelquefois autour d’eux, quand ils marchaient entre deux rangs de trembles et en tant d’autres occasions – dans l’incompréhensible et miraculeux intervalle entre deux nuits pires que des nuits.) »