Nora Mitrani – Alexandre O’Neill

Nora Mitrani.

À la fin de 1949, Nora Mitrani (1921-1961), écrivaine surréaliste et sociologue, visite pendant trois mois le Portugal, où vivait son oncle maternel. À l’invitation du Groupe Surréaliste de Lisbonne, elle fait une conférence au Jardin universitaire des Beaux-Arts le 12 janvier 1950. Celle-ci a été traduite par le poète portugais Alexandre O’Neill (1924-1986) et publiée sous forme de brochure : A Razão Ardente (do Romanticismo ao Surrealismo), Cuadernos Surrealistas, Lisboa, 1950.
Ce texte n’a pas été inclus dans l’anthologie de ses écrits, Rose au coeur violet (Paris, Éditions Terrain Vague, collection Le Désordre, Losfeld, 1988), réunis par Dominique Rabourdin avec une préface de Julien Gracq.
Il n’a été publié pour la première fois en français qu’en 2025 par les éditions le Retrait (La raison ardente Du romantisme au surréalisme).

Nora Mitrani et Alexandre O’Neill eurent une courte relation amoureuse. Mais, le poète portugais, privé de passeport par la Pide, la police politique du régime salazariste, ne pouvait pas sortir du pays. Il ne la revit plus. Il ne put jamais oublier cette brève mais intense rencontre et il lui dédia le poème Un adieu portugais (Um Adeus Português) en 1951. Il publia aussi Six poèmes confiés à la mémoire de Nora Mitrani, inclus dans son recueil Poemas con Endereço (Poèmes avec adresse, 1962). Nora Mitrani deviendra la compagne de Julien Gracq en 1953 et mourra d’un cancer à 39 ans le 22 mars 1961.

Um Adeus Português (Alexandre O’Neill)

Nos teus olhos altamente perigosos
vigora ainda o mais rigoroso amor
a luz de ombros puros e a sombra
de uma angústia já purificada

Não tu não podias ficar presa comigo
à roda em que apodreço
apodrecemos
a esta pata ensanguentada que vacila
quase medita
e avança mugindo pelo túnel
de uma velha dor

Não podias ficar nesta cadeira
onde passo o dia burocrático
o dia-a-dia da miséria
que sobe aos olhos vem às mãos
aos sorrisos
ao amor mal soletrado
à estupidez ao desespero sem boca
ao medo perfilado
à alegria sonâmbula à vírgula maníaca
do modo funcionário de viver

Não podias ficar nesta cama comigo
em trânsito mortal até ao dia sórdido
canino
policial
até ao dia que não vem da promessa
puríssima da madrugada
mas da miséria de uma noite gerada
por um dia igual

Não podias ficar presa comigo
à pequena dor que cada um de nós
traz docemente pela mão
a esta pequena dor à portuguesa
tão mansa quase vegetal

Não tu não mereces esta cidade não mereces
esta roda de náusea em que giramos
até à idiotia
esta pequena morte
e o seu minucioso e porco ritual
esta nossa razão absurda de ser

Não tu és da cidade aventureira
da cidade onde o amor encontra as suas ruas
e o cemitério ardente
da sua morte
tu és da cidade onde vives por um fio
de puro acaso
onde morres ou vives não de asfixia
mas às mãos de uma aventura de um comércio puro
sem a moeda falsa do bem e do mal

*

Nesta curva tão terna e lancinante
que vai ser que já é o teu desaparecimento
digo-te adeus
e como um adolescente
tropeço de ternura
por ti

Publié dans la revue Unicórnio (Juin 1951), puis dans le livre Tempo de Fantasmas (Temps de fantômes) (novembre 1951).

Un adieu portugais

Dans tes yeux hautement dangereux
l’amour le plus rigoureux revigore toujours
la lumière par ombres pures et l’ombre
par une angoisse déjà bien purifiée

Non toi tu ne pouvais rester prise avec moi
à cette roue où je pourris
nous pourrissons
à cette patte ensanglantée toute frissons
presque méditation
qui avance en mugissant dans le tunnel
d’une vieille douleur

Tu ne pouvais rester fixée à cette chaise
où je passe mes jours bureaucratiques
cet au-jour-le-jour du malheur
qui monte aux yeux arrive aux mains
aux sourires
à l’amour à peine épelé
à la stupidité au désespoir sans bouche
à la peur profilée
à la joie somnambule à la virgule maniaque
du mode fonctionnaire de vie

Tu ne pouvais rester dans ce lit avec moi
dans un transit mortel jusqu’au sordide jour
jour canin
policier
jusqu’au jour qui ne vient pas de la promesse
si pure et plus que pure de l’aurore
mais du malheur d’une nuit engendrée
par un jour identique

Tu ne pouvais tester prise avec moi
à l’infime douleur que chacun d’entre nous
porte doucement dans sa main
à cette infime douleur-à-la-portugaise
si moelleuse presque végétale

Non toi tu ne mérites pas cette cité tu ne mérites pas
cette roue de nausée où nous tournons
jusqu’à la bêtise
cette petite mort
avec son minutieux rituel de gros porcs
cette absurde raison que nous avons à être
Non toi tu es de la cité aventureuse
de la cité en qui l’amour trouve ses rues
et le cimetière ardent
de sa mort
tu es de la cité où tu vis sur un fil
de pur hasard
où tu meurs et vis non pas d’asphyxie
mais dans les mains d’une aventure d’un commerce pur
sans la fausse monnaie du bien et du mal
*
Dans ce tournant si tendre et lancinant
que va être, qu’est déjà ta disparition
je te dis adieu
comme un adolescent
je balbutie de tendresse
pour toi

Traduction de Patrick Quillier.

La Poésie du Portugal des origines au XX e siècle. Chandeigne, 2021.

Statue d’Alexandre O’Neill. .Oeiras. Parque dos Poetas. (Vitor Oliveira).

André Breton – Julien Gracq – Paul Éluard

Je lis André Breton, Julien Gracq, Correspondance. 1939-1966.
Paris, Gallimard, 2025.

Lettre de Julien Gracq à André Breton. 5 novembre 1939.

” Ma situation fait que je relis avec une certaine attention le petit nombre de textes que j’ai sous la main. par exemple Radiguet. Et – lisant la Petite anthologie poétique du surréalisme – je regrette – je dois le dire – d’avoir été très injuste en vous parlant de mon in // compréhension de la poésie d’Éluard. Elle m’a paru dans le recueil prendre un singulier relief (“La Dame de carreau, par exemple). (…) “

Les deux écrivains sont à ce moment-là mobilisés.

La Dame de carreau (Paul Éluard)

Tout jeune, j’ai ouvert mes bras à la pureté. Ce ne fut qu’un battement d’ailes au ciel de mon éternité, qu’un battement de cœur amoureux qui bat dans les poitrines conquises. Je ne pouvais plus tomber.
Aimant l’amour. En vérité, la lumière m’éblouit. J’en garde assez en moi pour regarder la nuit, toute la nuit, toutes les nuits.
Toutes les vierges sont différentes. Je rêve toujours d’une vierge.
À l’école, elle est au banc devant moi, en tablier noir. Quand elle se retourne pour me demander la solution d’un problème, l’innocence de ses yeux me confond à un tel point que, prenant mon trouble en pitié, elle passe ses bras autour de mon cou.
Ailleurs, elle me quitte. Elle monte sur un bateau. Nous sommes presque étrangers l’un à l’autre, mais sa jeunesse est si grande que son baiser ne me surprend point.
Ou bien, quand elle est malade, c’est sa main que je garde dans les miennes, jusqu’à en mourir, jusqu’à m’éveiller.
Je cours d’autant plus vite à ses rendez-vous que j’ai peur de n’avoir pas le temps d’arriver avant que d’autres pensées me dérobent à moi-même.
Une fois, le monde allait finir et nous ignorions tout de notre amour. Elle a cherché mes lèvres avec des mouvements de tête lents et caressants. J’ai bien cru, cette nuit-là, que je la ramènerais au jour.
Et c’est toujours le même aveu, la même jeunesse, les mêmes yeux purs, le même geste ingénu de ses bras autour de mon cou, la même caresse, la même révélation.
Mais ce n’est jamais la même femme.
Les cartes ont dit que je la rencontrerai dans la vie, mais sans la reconnaître.
Aimant l’amour.

Les Dessous d’une vie ou la pyramide humaine. Les Cahiers du Sud, 1926.

Paul Éluard, Poèmes. Livre de poche n° 1003-1004. 1963.

Louis Aragon

J’ai acheté hier chez Gibert Cézanne Des toiles rouges de Marie-Hélène Lafon en Livre de Poche (n°37980, 2025) (Première publication Flammarion, 2023).

Dans son introduction, elle rappelle :

« J’entends aussi les échos d’Aragon chanté par Ferré,

Tout le monde n’est pas Cézanne
Nous nous contenterons de peu
[…]
On écrit des vers de la prose
On doit trafiquer quelque chose
En attendant le jour qui vient »

J’ai recherché et relu le poème d’Aragon dans l’édition de La Pléiade.

Spectacle à la lanterne magique

I. Quatorzième arrondissement

Chanté

Lieux sans visage que le vent
Ô ma jeunesse rue de Vanves
Passants passés Printemps d’avant
Vous me revenez bien souvent

Quartier pauvre où je me promène
Reconnais celui qui t’aima
La sonnette du cinéma
S’entendait avenue du Maine

Très tôt tes maisons s’aveuglaient
Je m’enfonçais dans tes façades
Les affiches des palissades
Avaient des loques et des plaies

J’arrivais au chemin de fer
Qui bordait la ville et la vie
Au fossé tant de fois suivi
Sans savoir vraiment pour quoi faire

Les trains n’y passaient presque plus
C’était un lieu d’herbe et de flâne
Où dans l’ortie et le pas d’âne
Des papiers ornaient les talus

Les amants guère n’y séjournent
Aujourd’hui plus qu’en ce temps-là
Comme alors j’en suis vite las
Et dans la rue Didot je tourne

Je vivais la plupart du temps
Dans un hôpital fantastique
Où l’obscénité des cantiques
Oubliait la mort en chantant

Les carabins c’est leur manière
Ils n’ont pas le cadavre exquis
Je n’y jouais qu’avec ceux qui
Leur succédaient dans ma tanière

Car comme on change de veston
À vêpres la lueur des lampes
Pour des visiteurs d’autre trempe
Inaugurait un autre ton

Qui s’en souvient Tous des pareils
L’air m’échappe à vous la chanson
Ô mes amis perdus ce sont
Choses qui sortent par l’oreille

Plusieurs sont morts plusieurs vivants
On n’a pas tous les mêmes cartes
Avant l’autre il faut que je parte
Eux sortis je restais rêvant

Décor de la salle de garde
Le soir était sombre à Broussais
Et dans son faux jardin dansait
La nuit solitaire et hagarde

Jeune homme qu’est-ce que tu crains
Tu vieilliras vaille que vaille
Disait l’ombre sur la muraille
Peinte par un Breughel forain

Tout le monde n’est pas Cézanne
Nous nous contenterons de peu
L’on pleure et l’on rit comme on peut
Dans cet univers de tisanes

On veille on pense à tout à rien
On écrit des vers de la prose
On doit trafiquer quelque chose
En attendant le jour qui vient

On sonne II faut bien que j’y aille
Tout ce sang Qu’est-ce qu’il y a
C’est sous le pont d’Alésia
Que l’on a fait ce beau travail

Dix jeunes hommes tailladés
Le front la nuque les épaules
Tous récitent le même rôle
A quoi bon rien leur demander

Il est donc des filles si douces
Que seulement pour y toucher
Ce ne semble plus un péché
Messieurs de vous égorger tous

J’ai peu dormi rêvé beaucoup
Était-il tôt Était-il tard
Je me tournais sur mon brancard
Tâtant les muscles de mon cou

Ça fait-il mal quand on les tranche
En tout cas c’est bizarre après
Ça pend tout autour On croirait
Du vulgaire corail en branche

Sommeil qui me frappe massue
Tu fais nos yeux noirs pour l’éclipse
Les sabots d’une apocalypse
Au galop me passent dessus

La lune éteint son anémone
Sur le seuil béant du néant
Et dans un branle de géants
Les démons baisent les démones

Je ne vois plus la lampe bleue
Dans les pavillons de morphine
Où la mort entre ses mains fines
Prend ses amants tuberculeux

Les doigts sur le linge s’agitent
À l’approche de pas feutrés
II sort d’un petit front muré
Le doux cri sourd des méningites

Brouillard brouillard de l’infini
Ça sent l’iode et la gangrène
Sur les lits de fer où s’égrènent
Les courts sanglots de l’agonie

Le satin de l’homme se lustre
Et pâlit et pareillement
Se ferment au dernier moment
Les yeux sans nom les yeux illustres

La brume quand point le matin
Retire aux vitres son haleine
Il en fut ainsi quand Verlaine
Ici doucement s’est éteint

Qu’est-ce à la fin que l’être emporte
Dans la fixité de ses yeux
Qu’y reste-t-il qui fut les cieux
Avec lui quelle étoile avorte

Il est là pâle sur son dos
Ses mains ont froissé les draps jaunes
Et dans le parc noir le vieux faune
N’entend plus jouer les jets d’eau

Ni le bruit que fait sur le marbre
L’éventail tombé d’une main
La bouche qui dit À demain
Ni les pas fuyants sous les arbres

Comme un dérisoire secret
Comme un rythme impair de mandore
Le voilà pour de bon qui dort
Sous le faux ciel d’or de Lancret

Ô fontaine à mi-voix qui pleure
Le voilà ce cour sous la pluie
Nul ici-bas n’est plus que lui
Dénué lorsque sonne l’heure

Et qu’on le porte dans un trou
L’égal enfin de tout le monde
Il verra que la mort est ronde
Où l’on repose n’importe où

Ce Lélian du bout du compte
Nous on lui préférait Rimbaud
Comme la grand’route au tombeau
Le ricanement à la honte

Ceux qui font métier d’être bons
C’est la honte qui les arrange
Ils donnent une robe à l’ange
Une cellule au vagabond

Les gens les gens Dieu les emmerde
Naître qui me le demanda
C’était l’époque de Dada
Qu’importe que l’on gagne ou perde

Renverse ta vie et ton vin
Tout nous paraissait ridicule
À nous sans soleil ni calculs
Enfants damnés des années vingt

Nous étions comme un rire amer
Au seuil de ce siècle sans voix
Ô mes compagnons je vous vois
Et vos bouteilles à la mer

Peut-être étions-nous un naufrage
Peut-être étions-nous des noyés
L’avenir a ses envoyés
Dont l’épaule est faite à l’outrage

Un jour ou l’autre nous serons
Le lys sur ceux qui nous marquèrent
Et vos certitudes précaires
Rouleront comme des marrons

De Montparnasse vers Plaisance
Ou la Porte de Châtillon
La réponse et la question
Semblant une égale Byzance

Ce que vous avez jamais cru
Déjà décroît comme un faubourg
Dans un bruit lointain de tambours
On a changé le nom des rues

L’histoire a passé dans son van
Votre grain songes décevants
Et voici que dorénavant
Il n’y a plus de rue de Vanves

Les Poètes. Gallimard, 1960. Repris dans Il ne m’est Paris que d’Elsa. Robert Laffont, 1964. Anthologie de poèmes d’Aragon consacrés à Paris. Photographies de Jean Marquis.

Les strophes 11, 13 à 15 et 27 du poème, déplacées et répétées, ont été mises en musique et interprétées en 1961 par Léo Ferré sous le titre Blues. Aragon a commenté la chanson dans Digraphe n°5, avril 1975. D’autres fragments, sur une musique de Marc Robine, ont donné lieu à une chanson fidèle au titre du poème, interprétée par Marc Ogeret en 1992.

https://www.youtube.com/watch?v=cpag_Yn2DPw

https://www.youtube.com/watch?v=ngZS2pT8KtQ

Pascal Pia – Jules Laforgue

Portrait de Jules Laforgue (Émile Laforgue). Couverture « Les Hommes d’aujourd’hui ».

En 1970, Pascal Pia a publié en Livre de Poche une très belle édition des Poésies complètes de Jules Laforgue avec 66 poèmes inédits.

Jean-Jacques Lefrère, grand spécialiste de Rimbaud, évoque Pascal Pia dans de nombreux passages de sa biographie de Jules Laforgue, publiée chez Fayard en 2005. J’en ai choisi deux.

« C’est l’un des plus beaux poèmes de Laforgue, l’un de ceux où sa « sensibilité qui se raille » – l’expression est de Léautaud – vibre à chaque vers :

Complainte d’un autre dimanche

C’était un très-au vent d’octobre paysage,
Que découpe, aujourd’hui dimanche, la fenêtre,
Avec sa jalousie en travers, hors d’usage,
Où sèche, depuis quand ! une paire de guêtres
Tachant de deux mals blancs ce glabre paysage.

Un couchant mal bâti suppurant du livide ;
Le coin d’une buanderie aux tuiles sales ;
En plein, le Val-de-Grâce, comme un qui préside ;
Cinq arbres en proie à de mesquines rafales
Qui marbrent ce ciel crû de bandages livides.

Puis les squelettes de glycines aux ficelles,
En proie à des rafales encor plus mesquines !
Ô lendemains de noce ! ô brides de dentelles !
Montrent-elles assez la corde, ces glycines
Recroquevillant leur agonie aux ficelles !

Ah ! Qu’est-ce que je fais, ici, dans cette chambre !
Des vers. Et puis, après ! ô sordide limace !
Quoi ! La vie est unique, et toi, sous ce scaphandre,
Tu te racontes sans fin, et tu te ressasses !
Seras-tu donc toujours un qui garde la chambre ?

Ce fut un bien au vent d’octobre paysage…

Dans une chronique parue dans Carrefour du 30 mars 1960, Pascal Pia commenta bien joliment ce poème :

« Vers 1920, il m’arrivait souvent d’aller rue Berthollet, soit chez Marcel Sauvage, soit chez Jean Dubuffet, et de refaire ainsi le chemin que faisait Laforgue, quarante ans plus tôt, quand la nostalgie le ramenait devant la maison qu’avait habitée sa famille. Je me répétais sa Complainte d’un autre dimanche :

C’était un très-au vent d’octobre paysage…

Je me la répète encore quand le hasard me conduit dans les mêmes parages. Et ce n’est pas le seul poème de Laforgue que j’ai retenu. Ces vers allant exprès de guingois, cette pudeur habillée d’ironie, ces tours qu’après Laforgue, Tinan, seul, a su attraper et qu’il a, lui, mis dans sa prose, pour qui les aime, ce sont des fêtes. » (Pages 346-347)

Marcel Sauvage habitait au 3, rue Berthollet. Jules Laforgue, lui, a habité au numéro 5 de 1879 à juillet 1881.

Plaque Rue Berthollet. Voie située dans le 5e arrondissement de Paris dans le quartier du Val-de-Grâce.

« En janvier 1970, Pascal Pia qui avait été dans sa jeunesse, entre autres multiples activités, le secrétaire de Dujardin, fit paraître, dans une collection du Livre de Poche dont le directeur lui avait passé commande, un volume regroupant les vers déjà publiés de Laforgue et une soixantaine de poèmes inédits ou présentant des variantes nouvelles. Il avait bénéficie de l’apparition, sur le marché parisien, d’une nouvelle marée de manuscrits inconnus, qui circulèrent à partir de 1965 et tout au long de l’année 1966. ils venaient cette fois des archives du Mercure de France : un des fils du directeur Paul Hartmann, successeur de Vallette – sans rapport avec le disciple de Schopenhauer -, augmentait ses revenus en bradant chez des libraires ces papiers oubliés dans l’immeuble de la rue de Condé. Á l’origine, ces manuscrits avaient été transmis à Mauclair en vue de l’établissement des Oeuvres complètes des années 1900, puis avaient regagné les bureaux du mercure pour un sommeil de plus d’un demi-siècle. Même en 1922, lorsque Jean-Aubry avait entrepris son édition d’Oeuvres complètes, la disponibilité de ce fonds ne paraît pas lui avoir été signalée, comme si Vallette en avait alors oublié l’existence. Ayant retrouvé ces manuscrits en 1947, Paul Hartmann les avait emportés en quittant le Mercure, mais sans jamais en faire usage. Ce fut après son décès que son fils, âgé d’une soixantaine d’années, les dispersa page à page, avec une désinvolture froide, chez des marchands d’autographes tels que Poulain (librairie Gallimard), Bernard et Marc Loliée, Vigneron (librairie des Argonautes, Lambert (librairie de l’Abbaye), Coulet-Faure. Ainsi fut éparpillée une bonne partie du manuscrit du sanglot de la terre et de nombreux textes en prose.
L’entreprise de reconstitution que mena Pia fut délicate : un libraire proposait l’autographe du début d’un poème sur son catalogue, tandis qu’un de ses confrères mettait en vente au même moment l’autographe qui donnait la fin. Pia n’eut parfois que quelques minutes pour prendre copie d’un ensemble de vers, et certains manuscrits, dont l’écriture tenait souvent du gribouillis, étaient raturés et chargés de retouches, de remaniements, de repentirs. Le fruit de cette quête endurante fut une édition en partie originale, qui, selon le critique René Lacôte, contraignit les bibliophiles à faire figurer un volume de la collection du Livre de Poche à côté d’éditions rares à tirage numéroté. » (Pages 615-616)

Les Complaintes suivi de Premiers poèmes. Édition de Pascal Pia.
Collection Poésie/Gallimard n°129.

Gérard de Nerval

Les Chimères – La Bohême galante – Petits châteaux de Bohême. Poésie/Gallimard n°409. 2005.

Deux poèmes de Gérard de Nerval :

Une allée du Luxembourg

Elle a passé, la jeune fille
Vive et preste comme un oiseau :
À la main une fleur qui brille
À la bouche un refrain nouveau

C’est peut-être la seule au monde
Dont le coeur au mien répondrait
Qui venant dans ma nuit profonde
D’un seul regard l’éclaircirait !…

Mais non ! Ma jeunesse est finie…
Adieu, doux rayon qui m’as lui,
Parfum, jeune fille, harmonie …
Le bonheur passait, – Il a fui !

1832.

Odelettes 1853.

On pense au poème À une Passante de Charles Baudelaire.

À une Passante

La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d’une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son oeil, ciel livide où germe l’ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair… puis la nuit ! – Fugitive beauté
Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?

Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !

Les fleurs du mal. Tableaux Parisiens. 1861.

Épitaphe (Gérard de Nerval)

Il a vécu tantôt gai comme un sansonnet,
Tour à tour amoureux insoucieux et tendre,
Tantôt sombre et rêveur comme un triste Clitandre,
Un jour il entendit qu’à sa porte on sonnait.

C’était la Mort ! Alors il la pria d’attendre
Qu’il eût posé le point à son dernier sonnet ;
Et puis sans s’émouvoir, il s’en alla s’étendre
Au fond du coffre froid où son corps frissonnait.

Il était paresseux, à ce que dit l’histoire,
Il laissait trop sécher l’encre dans l’écritoire.
Il voulait tout savoir mais il n’a rien connu.

Et quand vint le moment où, las de cette vie,
Un soir d’hiver, enfin l’âme lui fut ravie,
Il s’en alla disant : « Pourquoi suis-je venu ? »

Poésies diverses, 1877.

Tombe de Gérard de Nerval au cimetière du Père-Lachaise. Paris XX.

Je relis à nouveau les poètes français du XIX e siècle. La lecture d’Aurélia ou le Rêve de la vie m’avait beaucoup impressionné lorsque j’étais étudiant.

Gérard Labrunie est né à Paris le 22 mai 1808. Il est mis nourrice à Loisy dans le Valois, puis pris en charge par l’oncle de sa mère, Antoine Boucher, à Mortefontaine. Il n’a pas connu sa mère, Marie-Antoinette Laurent, morte à Gross-Glogau en Silésie en 1810. Elle avait accompagné son mari, Étienne Labrunie, médecin militaire de la Grande Armée. Celui-ci ne revient en France qu’en 1814. Le futur poète devient célèbre dès 19 ans en 1827. Il traduit le Faust de Goethe. L’auteur apprécie cette traduction (Conversations avec Eckermann). À partir de ce moment-là, il publie de nombreux textes dans les journaux et les revues. Il traduit aussi beaucoup. Le pseudonyme de Nerval est attesté pour la première fois en 1836 dans Le Figaro. Il a pour origine le clos de Nerval à Mortefontaine, hérité de ses grands-parents en 1834.

Le poète se complaît dans les rêveries amoureuses et les amours platoniques : c’est le cas avec Jenny Colon, actrice et chanteuse lyrique, qui meurt de phtisie le 5 juin 1842, et aussi avec Marie Pleyel, pianiste.

Il traverse sa première grave crise psychique en 1841. On le conduit le 18 février chez Mme Sainte-Colombe qui tient une maison de santé au 6 rue de Picpus. Diagnostic : méningite. Le critique Jules Janin révèle la folie de son « ami » dans le Journal des débats. Le 18 mars, il sort de la clinique. Le 21 mars, après une nouvelle crise, il est emmené à Montmartre chez le docteur Esprit Blanche. Celui-ci a racheté en 1820 au Docteur Prost la Folie-Sandrin, située sur les hauteurs de Montmartre, au 4 rue Trainée (actuelle 22 rue Norvins), pour en faire une maison de santé. Son fils, Émile Blanche, alors étudiant, entre à ce moment en contact avec le poète malade. Il n’est plus question de méningite. Dès le 5 juin 1841, ils diagnostiquent une « manie aiguë ». Nerval est jugé « incurable ». Le poète est très agité. On lui impose « les fers aux pieds et la camisole de force ». Il sort de la clinique le 21 novembre 1841, huit mois après son entrée. Il semble avoir maîtrisé son mal par l’écriture. Au bas d’un portrait photographique de lui, il écrit : « Je suis l’autre ».

« On ne peut pas dire que c’est la folie qui l’a fait poète. Poète, il l’était, de naissance. […] Mais les conditions auxquelles était assujettie la poésie française empêchaient le Nerval profond de se révéler. La folie a brisé ses entraves. » (Claude Pichois et Michel Brix, Gérard de Nerval. Fayard, 1995.)

Pendant son enfermement, il prépare aussi un voyage en Orient qui se veut thérapeutique. Il part en 1843 et séjourne en Égypte, au Liban, en Syrie, en Turquie.

En 1846, la réputation de la maison du docteur Esprit Blanche a grandi. La clinique est installée Hôtel de Lamballe à Passy. Le psychiatre partage assez vite la direction médicale avec son fils, devenu médecin en 1848. Émile Blanche prend la direction de la clinique à la mort de son père en 1852. Il la conserve jusqu’en 1872.

Douze ans séparent donc le premier internement de Gérard de Nerval à Montmartre du second à Passy.

Après une forte crise, le 23 janvier 1852, il entre à la maison municipale Dubois (aujourd’hui hôpital Fernand-Widal), 110 rue du Faubourg Saint-Denis. Il y reste jusqu’au 15 février. L’année suivante, il est à nouveau hospitalisé à la maison Dubois (6 février-27 mars 1852) Le 27 août, une nouvelle crise le mène chez le Dr Émile Blanche (27 août-fin septembre 1853). Il rechute le 12 octobre en état de « délire furieux ». Comme en 1841, on retrouve chez Nerval à la fin de 1853 la même alternance de crises graves et de grande lucidité. Il y a chez lui interaction entre la maladie et la production poétique. Le Docteur Émile Blanche, médecin de Nerval, le suit jusqu’à sa mort, en 1855. Il encourage Nerval à écrire Aurélia ou le Rêve de la vie et une partie de Pandora, œuvres dans lesquelles il retranscrit ses hallucinations, pour l’aider à mieux comprendre sa ” folie ” et faire avancer la science. Les lettres qu’ils échangent montrent une vraie proximité, mêlée parfois de crainte chez l’écrivain, qui redoute d’être interné de force. Leur « coopération » de médecin à patient traduit une manière innovante d’associer le malade au traitement de la maladie mentale.

Aurélia est l’une des rares œuvres à constituer un document scientifique et un monument littéraire. Francesc Tosquelles (1912-1994), le grand psychiatre catalan, l’a analysée dans sa thèse, Le Vécu de la fin du monde dans la folie. De nombreux psychiatres ont établi un diagnostic rétrospectif : psychose maniaco-dépressive.

A la fin du printemps 1854, il obtient l’autorisation du Dr. Blanche de sortir de la clinique. Il voyage en Allemagne (27 mai-vers le 20 juillet 1854), puis retourne à l’hôtel de Lamballe (8 août-19 octobre 1854). Finalement, seule de la famille Labrunie, Mme veuve Alexandre Labrunie, tante du poète, accepte de le recevoir chez elle jusqu’à ce qu’il ait trouvé un logement. Dans la nuit du 25 au 26 janvier 1855, on le trouve pendu aux barreaux d’une grille qui ferme un égout de la rue de la Vieille-Lanterne (voie aujourd’hui disparue, qui était parallèle au quai de Gesvres et aboutissait place du Châtelet). Le lieu de son suicide se trouvait probablement à l’emplacement du Théâtre de la Ville – Sarah-Bernhardt actuel.

La première partie d’Aurélia est publiée dans la Revue de Paris le 1 janvier 1855. La seconde est en épreuves non définitives à la mort du poète. Elle paraît le 15 février 1855 dans la même revue.

Gérard de Nerval est surréaliste avant la lettre. Lui disait ” surnaturaliste “. Aurélia annonce Nadja d’André Breton.

Monument à Gérard de Nerval. Square de la tour Saint-Jacques. Paris IV. (CFA)

Sources

Claude Pichois et Michel Brix, Gérard de Nerval. Fayard, 1995.
Laure Murat, La maison du docteur Blanche, histoire d’un asile et de ses pensionnaires, de Nerval à Maupassant. Hachette littératures, 2002.
Florence Delay, Dit Nerval. Gallimard, Collection L’un et l’autre, 1999. Folio n° 4066, 2004.
François Tosquelles, Le vécu de la fin du monde dans la folie : Le témoignage de Gérard de Nerval. Jérôme Millon éditeur, 2012.
Olivier Weber, Ma vie avec Gérard de Nerval. Gallimard, Collection Ma vie avec, 2024.

Square de la tour Saint-Jacques. Paris IV. (CFA)

Louis Aragon

Louis Aragon. Vers 1917-19. Matricule : 5725 (Classe : 1917).

La guerre et ce qui s’ensuivit

Les ombres se mêlaient et battaient la semelle
Un convoi se formait en gare à Verberie
Les plates-formes se chargeaient d’artillerie
On hissait les chevaux les sacs et les gamelles

Il y avait un lieutenant roux et frisé
Qui criait sans arrêt dans la nuit des ordures
On s’énerve toujours quand la manoeuvre dure
et qu’au-dessus de vous éclatent les fusées

On part Dieu sait pour où Ça tient du mauvais rêve
On glissera le long de la ligne de feu
Quelque part ça commence à n’être plus du jeu
Les bonshommes là-bas attendent la relève

Le train va s’en aller noir en direction
Du sud en traversant les campagnes désertes
Avec ses wagons de dormeurs la bouche ouverte
Et les songes épais des respirations

Il tournera pour éviter la capitale
Au matin pâle On le mettra sur une voie
De garage Un convoi qui donne de la voix
Passe avec ses toits peints et ses croix d’hôpital

Et nous vers l’est à nouveau qui roulons Voyez
La cargaison de chair que notre marche entraîne
Vers le fade parfum qu’exhalent les gangrènes
Au long pourrissement des entonnoirs noyés

Tu n’en reviendras pas toi qui courais les filles
Jeune homme dont j’ai vu battre le cœur à nu
Quand j’ai déchiré ta chemise et toi non plus
Tu n’en reviendras pas vieux joueur de manille

Qu’un obus a coupé par le travers en deux
Pour une fois qu’il avait un jeu du tonnerre
Et toi le tatoué l’ancien Légionnaire
Tu survivras longtemps sans visage sans yeux

Roule au loin roule le train des dernières lueurs
Les soldats assoupis que ta danse secoue
Laissent pencher leur front et fléchissent le cou
Cela sent le tabac la laine et la sueur

Comment vous regarder sans voir vos destinées
Fiancés de la terre et promis des douleurs
La veilleuse vous fait de la couleur des pleurs
Vous bougez vaguement vos jambes condamnées

Vous étirez vos bras vous retrouvez le jour
Arrêt brusque et quelqu’un crie Au jus là-dedans
Vous bâillez Vous avez une bouche et des dents
Et le caporal chante Au pont de Minaucourt

Déjà la pierre pense où votre nom s’inscrit
Déjà vous n’êtes plus qu’un nom d’or sur nos places
Déjà le souvenir de vos amours s’efface
Déjà vous n’êtes plus que pour avoir péri

Le roman inachevé, 1956.

Verberie (Oise). La Gare.

***

Dominos d’ossements que les jardiniers trient
Pelouses vertes à l’entour des sépultures
Sous les pierres d’Arras fils d’une autre patrie

Dont les noms sont tracés d’une grosse écriture
Blanc sur blanc les voilà nos hôtes désormais
Où la mort a fixé leur villégiature

La Manche pleure entre eux et ceux qui les aimaient
Mon oncle d’Angleterre est là dans cette foule
Entend-il comme nous le rossignol en mai

Lorette que l’odeur d’Afrique gorge et saoule
Cimetière en plein ciel pâle aux Sénégalais
L’oubli comme un burnous aux Marocains s’enroule

Les sables ont couvert les larmes et les plaies
Les lamentations ont cessé dans la brume
Il n’est pas de palmiers dans le Pas-de-Calais

Ces hauteurs d’un vin noir encore au matin fument
Le vent foule à leur toit les raisins vendangés
Et ses dansants pieds nus de leur sang se parfument

Demeurez dispersés dans nos champs saccagés
Vous gisants que des croix blanches perpétuèrent
Et vous à Douaumont engrangés et rangés

L’ordre est mis à jamais dans les grands ossuaires
Spectres de mon pays reposez reposez
Laissez sur vous tomber la dalle et le suaire

Ne faites plus chez nous ce bruit du cœur brisé
Ne revendiquez plus au foyer votre place
Et ne gémissez plus le soir à la croisée

N’arrêtez plus les enfants qui s’en vont en classe
Les pauvres survivants ont le droit d’être heureux
Ne les réveillez pas de vos bouches de glace

Ne venez pas troubler le pas des amoureux
Laissez l’oiseau chanter laissez l’ombre être douce
Laissez les jeunes gens s’en aller deux par deux

Que la tombe s’apaise et se couvre de mousses
Que la terre mouillée en étouffe les bruits
Voyez l’herbe se lève et le taillis repousse

Les myrtes ont des rieurs les cyprès ont des fruits
Bonheur ô braconnier tends tes pièges de toile
Les cyprès ont des fruits qui démentent la nuit

Les myrtes ont des fleurs qui parlent des étoiles
Et c’est de mes douleurs qu’est fait le jour qui vient
Plus profonde est la mer et plus blanche est la voile

Et plus le mal amer plus merveilleux le bien

Je me souviens

Le Roman inachevé, 1956.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/11/11/la-guerre-et-ce-qui-sensuivit-louis-aragon/

Le Roman inachevé. Première parution 1956. Poésie / Gallimard n°7. 1966.
Monument aux morts de Plozévet (Finistère) (René Quillivic) 1922 (CFA).
Monument aux morts de Plozévet (Finistère) (René Quillivic) 1922 (CFA).
Monument aux morts de Plozévet (Finistère) (René Quillivic) 1922 (CFA).

Selon un décompte effectué par Edgar Morin et André Burgière, 30 % des hommes de la commune ayant entre 18 et 48 ans ont été tués. (Edgar Morin, Commune en France. La métamorphose de Plozévet, Le Livre de poche, Biblio Essais, 1967. Réédition. Fayard, Pluriel, 2013)

William Shakespeare

William Shakespeare (Martin Droeshout 1601-avant 1650). 1622. C’est l’un des seuls portraits de l’auteur identifiés de manière certaine.

Peut-on traduire de la poésie ?

Dante, Convivio. Cité par Georges Mounin, 1955, in Les Belles infidèles, Paris, Cahiers du Sud, p. 28.

« Aucune chose de celles qui ont été mises en harmonie par lien de poésie ne peut se transporter de sa langue en une autre sans qu’on rompe sa douceur et son harmonie, et c’est la raison pourquoi Homère ne doit pas être mis du grec en latin. »

En 1957, lors d’une conférence de presse, un journaliste suédois avait demandé à Albert Camus s’il avait de l’admiration pour un écrivain français. Il avait cité René Char. Il invita son auditoire à découvrir Char, mais ajoutait : ” Malheureusement, la poésie ne se traduit pas. “

Maurice Blanchot insistait sur cette impossibilité en disant ceci :

“Le sens du poème est inséparable de tous les mots, de tous les mouvements, de tous les accents du poème. Il n’existe que dans cet ensemble et il disparaît dès qu’on cherche à le séparer de cette forme qu’il a reçue. Ce que le poème signifie coïncide exactement avec ce qu’il est.”

Pourtant, la liste des poètes qui s’y sont essayés est impressionnante : Gérard de Nerval, Charles Baudelaire, Jules Laforgue, Stéphane Mallarmé, Valery Larbaud, Pierre Jean Jouve, Eugène Guillevic, Henri Thomas, Philippe Jaccottet, André du Bouchet, Yves Bonnefoy, Paul Celan, Jacques Darras, Claude Esteban, Jacques Ancet …

Un exemple, le Sonnet XXIII de William Shakespeare. 5 traductions en français.

As an unperfect actor on the stage
Who with his fear is put besides his part,
Or some fierce thing replete with too much rage,
Whose strength’s abundance weakens his own heart,
So I, for fear of trust, forget to say
The perfect ceremony of love’s rite,
And in mine own loves’s strength seem to decay,
O’ercharged with burden of mine one love’s might.
O ! let my books be then the eloquence
And dumb presagers of my speaking breast,
Who plead for love and look for recompense
More than that tongue that more hath more express’d.
O ! learn to read what silent love hath writ:
To hear with eyes belongs to love’s fine writ.

Sonnet XXIII

Comme un mauvais acteur sur scène, qui par sa peur est mis hors de son rôle, ou comme une créature sauvage emplie de trop de rage, qu’une surabondance de force affaiblit dans son propre coeur ;

Ainsi moi, n’ayant eu confiance, ai failli à dire le parfait cérémonial des rites d’amour, et la force dans mon propre amour semble faillir, écrasée du fardeau de mon propre pouvoir.

Oh que mes livres alors soient l’éloquence, et les muets annonceurs de mon sein parlant, qui plaide pour l’amour et attend récompense – bien plus que cette langue qui plus a plus parlé.

Apprends à lire ce qu’écrit l’amour silencieux : au fin esprit d’amour, d’entendre par les yeux.

Sonnets. Traduction Pierre Jean Jouve. Mercure de France, 1969. Poésie / Gallimard n°110 1975.

Sonnet XXIII

Comme le comédien mal préparé
Dont la frayeur va déranger le jeu,
Comme la passion qu’emporte tant de rage
Que l’excès de sa force la paralyse,

Ainsi, moi, faute de confiance, j’oublie les mots
Qui sont la liturgie du rite d’amour
Et sous le poids trop grand de mon amour
C’est mon ardeur qui semble se défaire.

Ah, que mes yeux soient alors l’éloquence,
Les messagers muets de ma voix profonde,
Eux qui te crient qu’ils t’aiment, et veulent récompense
Plus que ces vers qui s’exclament tant plus !

Apprends à déchiffrer ce qu’écrit le silence,
Écouter par les yeux, c’est l’intelligence du cœur.

Les Sonnets précédé de Vénus et Adonis, Le Viol de Lucrèce et de Phénix et Colombe. Poésie / Gallimard n°437 2007. Traduction Yves Bonnefoy.

Sonnet XXIII

Comme en scène un mauvais acteur, que sa frayeur
Met tout hors de son rôle, ou quelque être farouche
De trop de rage plein et dont l’excès de force
Affaiblit le corps même ; ainsi moi tout tremblant

D’inconfiance, je ne sais plus les paroles
Du cérémonial parfait des coeurs aimants,
Et semble dépérir au fort de mon amour
Par tout le poids de mon propre amour accablé.

Ah, que mes livres alors soient les orateurs,
Et les mimes sans voix de mon coeur éloquent,
Plaidant pour mon amour, et cherchant récompense,
Mieux que tel autre dont la langue exprima plus.

Ce qu’écrivit l’amour taciturne, ah, lis-le,
Écouter par les yeux, c’est finesse d’amour.

Sonnets. 10-18, 1965. Le temps qu’il fait, 1995. Traduction Henri Thomas.

Sonnet XXIII

Tel un acteur novice entrant en scène
Et qui oublie son rôle dans sa peur
Ou un fauve rageant de trop de haine
Et dont l’excès de force éteint le cœur,
Perdant tous mes moyens, j’oublie de dire
Les mots qu’attend la courtise d’amour
Et, au plus haut, je parais défaillir
Sous le fardeau de cet amour trop lourd.
Oh, que mes écrits soient mon éloquence,
Les messagers sans voix du cœur en moi,
Parlant d’amour et cherchant récompense
Mieux que jamais ne le fit cette voix.
Lis ce qu’amour en silence a écrit.
Entendre par les yeux : là est l’esprit.

Les sonnets. Mesures, 2023. Traduction Françoise Morvan.

Sonnet XXIII

Comme l’acteur imparfait sur la scène d’un théâtre
Que le trac, de son rôle, soudain fait dérailler ;
Ou comme la bête féroce qu’emplit l’excès de rage
Voit son coeur affaibli par son surcroît de force ;
Moi, mon manque d’assurance m’amène à oublier
De dire à perfection le rituel de l’amour,
Car ma force d’amour semble me faire trébucher,
Tant je suis écrasé du poids de son pouvoir :
Ô puissent mes livres avec toute leur éloquence
Se faire hérauts muets des paroles de mon coeur,
Qui font assaut d’amour et cherchent récompense,
Plus que la langue bavarde qui s’est plus exprimée :
Ah ! Savoir lire les mots silencieux de l’amour !
Ouïr avec les yeux : sa grande subtilité.

Sonnets. Grasset, 2013. Traduction Jacques Darras.

Philippe Soupault (1897 – 1990) – Guillaume Apollinaire

Philippe Soupault (Man Ray). Vers 1922.

J’ai relu avec plaisir Profils perdus de Philippe Soupault (Mercure de France, 1963 – Folio n° 3165, 1999). À 66 ans, l’écrivain revient sur son passé. Il flâne avec Guillaume Apollinaire ou René Crevel, rencontre Marcel Proust à Cabourg, dialogue avec Georges Bernanos à Paris ou à Rio de Janeiro, observe James Joyce cherchant un mot, traduit avec lui des passages de Finnegans Wake, fréquente le café de Flore… L’auteur fait revivre de manière originale de grandes figures artistiques du XX e siècle.

« Tous les mercredis, au printemps de 1917, Guillaume Apollinaire, vers six heures du soir, attendait ses amis, au café de Flore, voisin de son logis. Blaise Cendrars “s’amenait” (c’est le moins que l’on puisse dire) régulièrement. Je me souviens des visages de Max Jacob, de Raoul Dufy, de Carco, d’André Breton et de quelques fantômes dont il vaut mieux oublier les noms. Le café de Flore n’était pas à cette époque aussi célèbre que de nos jours.
On pouvait y respirer, y parler sans crier. Une atmosphère provinciale. Remy de Gourmont y venait lire les journaux.
Blaise Cendrars, le feutre en bataille, le mégot à la bouche, ne paraissait pas tellement content. »

Je me souvenais surtout du récit qu’il faisait de sa rencontre avec Marcel Proust à Cabourg.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/09/02/2015/

Le portrait de Guillaume Apollinaire retient aussi l’attention.

https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/audio/p18169105/philippe-soupault-evoque-guillaume-apollinaire

Philippe Soupault m’a incité aussi à relire un poème de Calligrammes : Ombre qu’Apollinaire aurait écrit devant lui avec une grande facilité.

Ombre

Vous voilà de nouveau près de moi
Souvenirs de mes compagnons morts à la guerre
L’olive du temps
Souvenirs qui n’en faites plus qu’un
Comme cent fourrures ne font qu’un manteau
Comme ces milliers de blessures ne font qu’un article de journal
Apparence impalpable et sombre qui avez pris
La forme changeante de mon ombre
Un Indien à l’affût pendant l’éternité
Ombre vous rampez près de moi
Mais vous ne m’entendez plus
Vous ne connaîtrez plus les poèmes divins que je chante
Tandis que moi je vous entends je vous vois encore
Destinées
Ombre multiple que le soleil vous garde
Vous qui m’aimez assez pour ne jamais me quitter
Et qui dansez au soleil sans faire de poussière
Ombre encre du soleil
Écriture de ma lumière
Caisson de regrets
Un dieu qui s’humilie

Calligrammes. Poèmes de la paix et de la guerre (1913-1916). Avec un portrait de l’auteur par Pablo Picasso. Mercure de France, 1918.

L’ombre est un thème récurrent dans la poésie d’Apollinaire. Dans ce poème, l’ombre se fait principe poétique d’une adresse aux compagnons morts à la guerre.

Collection Poésie/Gallimard n°4.


Louis Chadourne 1890-1925 – Henry Jean-Marie Levet 1874-1906

J’ai trouvé chez Gibert un curieux petit livre illustré qui regroupe une nouvelle de Louis Chadourne et sept poèmes tirés des Cartes postales d’Henry Jean-Marie Levet.

L’indésirable. Nouvelle. Illustrations Albert Serq. Cahier intérieur: Cartes postales de H. J.-M. Levet. Éditions 2, 3 choses, 2025.

Résumé de la nouvelle : L’Intercolonial appareille dans la moiteur des tropiques. Jimmy Hollywood, voyageur étrange, parle une langue indéterminée et dissimule ses yeux morts sous une paire de lunettes aux verres jaunes. Nul ne sait d’où il vient ni où il va. Les passagers des premières jugent vite indésirable cet intrus pauvre et distingué dont la valise usée dit « toute la misère des errants sur la face des eaux et sur la face de la terre ». Le commissaire de bord aimerait bien s’en débarrasser mais au Surinam, à Trinidad ou Demerara, aucun port ne veut de lui. Nul ne sait ce qu’il peut bien penser, appuyé au bastingage à longueur de journée, vigie aveugle scrutant cette mer caraïbe dont il sait tous les charmes et tous les pièges. La nuit venue, sa canne martèle les ponts, sa haute silhouette se mêle aux ombres du paquebot qu’il semble hanter, errant des machines à la timonerie. Qui est vraiment l’Indésirable ? Espion, voyant déguenillé ou simplement notre semblable ?

Texte publié dans La Revue des Deux Mondes, 1921.

https://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99Ind%C3%A9sirable

Louis Chadourne est né à Brive le 7 juin 1890. Il est l’aîné de quatre frères (dont le romancier Marc Chadourne 1895-1975 et le dadaîste Paul Chadourne 1898-1981 ) Très jeune, il devient bachelier et agrégé (Lettres et Italien) en 1913. Il épouse Yvonne Dauby à Brive en 1913. Ami de Valery Larbaud, il écrit des poèmes et collabore à La NRF. Il participe à la Première guerre mondiale. le 16 juin 1915, il reste enseveli plusieurs heures lors de l’éboulement d’une tranchée à Metzeral , en Alsace. Cet épisode le marquera toute sa vie. Il est réformé, revient malade de la guerre, sa raison vacille. il divorce en 1916. Il fuit le réel dans les voyages et les livres. Neurasthénique, interné à la Maison de Santé d’Ivry, il meurt le 20 mars 1925.

Les éditions des Cendres ont publié en 1994 ses Carnets (1907-1925) dans un texte établi par Christiane F. Kopylov avec une préface de Benjamin Crémieux.

Louis Chadourne.

J’ajoute un des poèmes d’Henry J.-M. Levet qui ne figure pas dans ce petit livre.

Côte-d’Azur. – Nice (Henry Jean-Marie Levet)

A Francis Jourdain

L’Écosse s’est voilée de ses brumes classiques,
Nos plages et nos lacs sont abandonnés ;
Novembre, tribunal suprême des phtisiques,
M’exile sur les bords de la Méditerranée…

J’aurai un fauteuil roulant ” plein d’odeurs légères “
Que poussera lentement un valet bien stylé :
Un soleil doux vernira mes heures dernières,
Cet hiver, sur la Promenade des Anglais…

Pendant que Jane, qui est maintenant la compagne
D’un sain et farouche éleveur de moutons,
Émaille de sa grâce une prairie australe
De plus de quarante milles carrés, me dit-on,

Et quand le sang pâle et froid de mon crépuscule
Aura terni le flot méditerranéen,
Là-bas, dans la Nouvelle-Galles du Sud,
L’aube d’un jour d’été l’éveillera… C’est bien !…

Cartes postales, 1921.

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/05/19/henry-j-m-levet/

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/05/19/lexpress-de-benares-a-la-recherche-dhenry-j-m-levet-frederic-vitoux/

Patrick Abraham a publié dans La Cause Littéraire le 28 novembre 2024 une très bonne recension de la publication en Poésie/ Gallimard de Cartes postales et autres textes, Henry J.-M. Levet.

https://www.lacauselitteraire.fr/cartes-postales-et-autres-textes-henry-j-m-levet-par-patrick-abraham

Mariluz Escribano Pueo 1935 – 2019

Mariluz Escribano Pueo (Ramón Luis Pérez).

Mariluz Escribano Pueo est une poétesse presque totalement inconnue en France.

En Espagne, sa poésie est mieux étudiée depuis les années 2000. Son premier recueil de poésie n’a été édité qu’en 1991. Elle avait 56 ans. En 2022, Remedios Sánchez a publié son œuvre complète chez Cátedra dans la belle collection Letras Hispánicas.

Mariluz Escribano Pueo est née à Grenade le 19 décembre 1935. Son père, Agustín Escribano, était le directeur de l’École Normale. Sa mère, Luisa Pueo y Costa était la nièce du célèbre homme politique et économiste Joaquín Costa (1846-1911). Elle était professeur à l’École Normale et Secretaire de la Residencia de Señoritas Normalistas, une institution créée sur le modèle de la Residencia de Estudiantes de Madrid.

Son père s’était opposé à des militaires et au commandant phalangiste José Valdés Guzmán (1891-1937). Après le soulèvement franquiste, celui-ci est devenu Gouverneur civil de Grenade. On le considère comme le principal responsable de la répression dans cette ville et avec Ramón Ruiz Alonso de l’exécution de Federico García Lorca. Quand Mariluz Escribano avait neuf mois, le 12 septembre 1936, son père a été fusillé contre les murs du cimetière de la ville. Les historiens (Ian Gibson, Paul Preston) estiment que 5 000 personnes ont été fusillées dans la ville pendant la Guerre Civile.

Luisa Pueo y Costa, après la mort de son mari, a dû subir les représailles des rebelles qui ont saisi tous ses biens et ses comptes bancaires. Elle a dû partir à Palencia et elle n’est rentrée à Grenade qu’en 1940. Elle a pu alors à nouveau exercer son métier mais elle était étroitement surveillée par les autorités.

Mariluz Escribano a joué toute son enfance dans La Huerta de San Vicente, la résidence d’été de la famille García Lorca, de 1926 à 1936. En effet, sa mère était très amie avec avec cette famille et avec Carmen López García, cousine germaine de Federico, qui s’était chargée de cette propriété quand la famille du poète s’est exilée aux États-Unis.

Mariluz Escribano a épousé jeune Nicolás Marín López (1929-1985), professeur de Littérature.

Mariluz Escribano a obtenu sa licence de Philosophie et Lettres à L’Université de Grenade. Elle a été professeur de 1964 à 1967 à l’Antioch College de l’Ohio, première université américaine ouverte aux femmes et aux Noirs.

Docteur en Philologie Hispanique, elle a exercé comme Professeur de Didactique de la Langue et de Littérature, d’abord à l’École Normale (1967-1987) et ensuite à la Faculté des Sciences de l’ Education (1987-2015).

En 1985, son mari est mort dans un accident de voiture. Elle a dû élever seule ses cinq enfants.

La publication tardive de ses poèmes s’explique par le contexte de la guerre civile et la longue dictature franquiste qui ont fortement marqué sa vie.

Femme engagée contre la dictature, elle a milité dans des groupes féministes tels que Mujeres Universitarias o Mujeres por Granada. Elle a aussi publié régulièrement dans des journaux comme Patria et au début des années 70 dans Ideal, Diario Regional de Andalucía. Elle a dirigé à partir de sa fondation en 2005 la revue EntreRíos, Revista de Artes y Letras où ont publié de nombreux écrivains espagnols importants.

Elle est décédée à Grenade le 20 juillet 2019. Elle avait 83 ans.

Oeuvres

1991 Sonetos del alba. Málaga, editorial Guadalhorce. Réédition : Granada, Dauro, 2005 .
1993 Desde un mar de silencio. Granada, Cuadernos del Tamarit.
1995 Canciones de la tarde. Libros del Jacarandá, editorial Torremozas, 1995.
2013 Umbrales de otoño. Madrid, Hiperión, 2013.
2015 El corazón de la gacela. Granada, Valparaíso, 2015.
2018 Geografía de la memoria. Barcelona, Calambur, 2018.

2016 Azul melancolía. Antología personal. Madrid, Visor, 2016.

Statue de Mariluz Escribano près de l’entrée du parc Federico García Lorca de Grenade

En la huerta de San Vicente

En la luna buscábamos sus huellas,
en el piano la flor de sus canciones,
en los búcaros las hojas del otoño,
esa luz desvaída que reside en el sueño.

Era, entonces, el estío en la huerta,
—mejor fin de verano—
y época de cosecha
de ciruelos, manzanos y membrillos

Rosas y niñas y mastranzos
en el negror verde de la acequia,
jilgueros en los chopos,
últimas golondrinas,
geometría de vencejos
dibujando el cobalto de los cielos.

Y el silencio se agranda en el silencio,
y las conversaciones languidecen,
y lloran las palabras y los lutos
por Federico ausente como un muerto,
por tantos muertos con el pecho herido

Granada. Huerta de San Vicente.

Los ojos de mi padre

Los ojos de mi padre,
los ojos de mi padre,
mirándome en la patria cereal de los trigos,
en un tiempo de cunas
mecidas por el viento de la guerra,
mirando cómo crezco
en los abecedarios
y conquisto sonidos primitivos
balbuceos, palabras necesarias,
porque él me empuja y vuelve,
desde su corazón y sus espigas,
su corazón de tierra y manantiales,
patria de tierra y gritos apagados.
Mi padre es un silencio
que mira como crezco.
Sus manos me conforman,
me miran la estatura,
la dimensión del cuerpo,
averiguan gozosas
que me elevo en trigal.
Las manos de mi padre
tocan mi cuerpo y cantan,
y yo sé que me acunan
con nanas de caballos,
con la salmodia triste del judío,
del converso que habita por su sangre.
Pero paseo con mi padre.
Abandono en sus manos
mis manos tan pequeñas,
y al calor de su sangre
mis pulsaciones tienen
una ambición de tiempos.

En las luces inquietas de la tarde,
al borde de la noche,
vamos pisando hierbas, territorios,
ríos como torrentes, manantiales,
horizontes donde la niebla habita,
paisajes metalúrgicos y bosques,
ciudades, vientos, cordilleras,
blancas constelaciones.
Camino con mi padre.
Me nombra a las palomas,
pájaros migratorios,
aguanieves que rozan las praderas,
alcaudones de viento,
golondrinas, gorriones, avefrías.
Y todo pasa y llega de su mano,
y a mi infancia regresa
el calor confortable de su sangre
Cuando llegan los días de septiembre,
láminas del otoño,
las madrugadas frías y estrelladas
detienen sus palabras.
Pero es sólo un instante
de sangre y de fusiles
porque mi padre vuelve del silencio
y pasea conmigo
el callado silencio de las calles,
y los campos sembrados
y las constelaciones,
y su voz de madera me acompaña, me mira cómo crezco.
Todo el mundo conoce
que heredé de mi padre una bandera.

Umbrales de otoño, Hiperión, 2013.

Cuando me vaya

Dejaré un silencio en el recuerdo,
sonidos de una voz que fue muy joven,
y un aroma de sándalo y cipreses
para que no me olvides.

Y ahora, cuando el sol desaparece,
y hay promesa de una noche clara,
las estrellas se esconden
y están muertas de tanta nívea luz.

Dejaré abierta la ventana.
Un gorrión divulgará mi huida,
y un frescor de mañana
anunciará mi marcha,
con trémula voz para llamarte.

Cuando me vaya,
perderé las praderas,
los bosques encendidos de noviembre,
el verde del jardín en primavera,
la tenue luz de los planetas,
la sonrisa de un niño,
el calor de un amigo,
lágrimas de dolor por los caminos
que transité tan alta,
la caricia de un perro
que dio fuego a mis manos.

Cuando me vaya,
habré perdido tantas cosas
que creceré en trigal por no morirme.

Geografía de la memoria. Barcelona, Calambur, 2018.