Henri et Marguerite Matisse

Matisse et Marguerite. Musée d’art moderne de Paris, 11, avenue du Président-Wilson, Paris XVI. 4 avril – 24 août 2025.

Cette exposition présente plus de 110 œuvres dont près d’une centaine de portraits que le peintre a faits de sa fille, Marguerite Duthuit-Matisse (1894-1982).

Marguerite Matisse est née le 31 août 1894 de la rencontre de Caroline Joblaud (dite Camille 1872-1954) et d’Henri Matisse (1869-1954), alors étudiant aux Beaux-Arts. Camille fut sa compagne de 1893 à 1897. Il reconnaît la paternité de cette enfant, mais se sépare de la mère.

Le peintre épouse le 8 janvier 1898 Amélie Parayre (1872-1958), fille du directeur d’un journal radical. Ils ont deux fils, Jean, en 1899, et Pierre, en 1900. Fin 1899, Amélie propose à Camille Joblaud d’accueillir Marguerite comme sa propre fille, ce que la mère accepte. Les trois enfants vivront en famille jusqu’à la fin de leur adolescence.

Marguerite lisant. 1906. Musée de Grenoble.

En 1901, Marguerite est atteinte d’une angine diphtérique et subit une trachéotomie qui lui laisse une cicatrice à la gorge, qu’elle va dissimuler sous un ruban noir. Elle sera toujours de santé fragile, mais cette épreuve forgera son caractère. A cette époque-là, elle est le modèle de prédilection de Matisse qui peint sa fille souffrante, malade, En 1919, grâce aux progrès de la chirurgie, elle est réopérée. Son larynx est progressivement restauré et sa cicatrice effacée. A partir de 1921, elle peut enfin avoir une vie moins douloureuse et enlever le ruban. Mais, dès lors, Matisse cesse de la peindre.

.Marguerite au ruban de velours noir. Issy-les-Moulineaux, 1916. New York, The Metropolitan Museum of Art

En 1923, elle épouse l’historien d’art et critique Georges Duthuit (1891-1973), dont elle a un fils, Claude, en 1931. À partir de 1921, elle prend en charge toutes les questions techniques, administratives et les relations publiques concernant l’oeuvre d’Henri Matisse. Elle organise les expositions dans les galeries et dans les musées, dont celle du MoMA, à New York, en 1931. Elle défend avec une grande efficacité les intérêts de son père. Elle travaille en direction de l’étranger : Japon, Royaume-Uni, Scandinavie, États-Unis. Elle a conscience que leurs efforts doivent être continus et internationaux.

Marguerite endormie. Étretat, été 1920. Collection particulière.

Pendant l’Occupation, Henri Matisse s’est séparé d’Amélie et vit désormais avec Lydia Délectorskaya (1910-1998). Il est opéré d’un cancer. Marguerite, en dépit du divorce et d’autres désaccords familiaux, vient le voir à Nice. Elle continue à travailler pour lui. Mais elle ne lui dit pas qu’en janvier 1944, elle s’est engagée dans la Résistance auprès des FTP (Francs-tireurs et partisans) du département de la Seine. Son nom de réseau est Monique. Le 13 avril 1944, trahie, elle est arrêtée par la Gestapo à Rennes. Elle subit des coups de nerf de bœuf et le supplice de la baignoire. Elle ne livre aucun secret, aucun nom. Elle est mise dans un train vers les camps le 3 août. Pendant ce temps, pour les mêmes raisons, Amélie, qui tape des rapports pour les FTP, destinés aux services de renseignement britanniques, est incarcérée pendant six mois à Fresnes. Marguerite est relâchée à Belfort, le 26 août 1944, dans le désordre de la défaite allemande. Elle parvient à gagner la Suisse. Le 15 janvier 1945, elle vient voir son père à Vence où il s’est retiré. Elle lui raconte ce qu’elle a enduré et pose pour lui comme autrefois.

On peut remarquer le caractère de Matisse, son égocentrisme d’artiste génial, son indifférence à ce qui n’a pas trait à son œuvre. En janvier 1940, il écrit ainsi à sa fille n’avoir qu’une règle, « le respect de [s]a carrière à laquelle [il] [a] réservé tout [s]on temps et toute [s]on énergie ». Les événements – la guerre – ne l’intéressent que du point de vue de la préservation de ses toiles, qu’il espère protégées par leur « valeur marchande ». En 1943, il conseille à sa fille de se tenir à l’écart, comme il le fait lui-même. Elle lui répond ainsi : « Je suis heureuse pour toi que tu aies pu gagner ce calme dont tu es très fier – mais je m’étonne que tu me conseilles d’y tendre. Pour moi ce serait l’effondrement général. Si nous avons des tempéraments assez voisins, la vie a fait de nous deux êtres différents au point que je ne te reconnais ni ne te comprends plus – tu me dis de ne pas m’alourdir par les erreurs du passé, mais ne sais-tu pas que chaque jour les conséquences de ces erreurs me prennent à la gorge et que les miennes ne sont pas celles qui me serrent le plus fort et rendent le présent lourd, lourd sans que l’avenir s’en trouve éclairé – car pour l’avenir la tête me tourne si j’y pense. J’ai été obligée de me raidir pour rester rester droite – chaque nouvelle épreuve m’a raidie un peu plus – sur quoi s’appuyer aujourd’hui ou par quoi s’aveugler pour gagner une sphère de sérénité, si on ne s’est pas d’abord refermé sur soi-même et n’est pas devenu insensible à tout ce qui étreint l’humanité. On ne peut ni ne doit se désintéresser à ce point de l’époque dans laquelle on vit – de ceux qui souffrent, qui meurent. La tension des esprits n’est pas force négative, ni passive. Moi, je suis de la substance des guerriers, des fanatiques, des ardents. Même si j’y perds des plumes – et si je ne puis plus écrire avec calme tant la plupart des choses me paraissent sans importance. Si je t’écris sur les sujets qui me tiennent au coeur, je le fais avec flamme et tu me réponds que tu n’aspires plus qu’au couvent. Tu vois, comme nous sommes éloignés, car ton couvent à toi est l’endroit où l’on admettrait la haute fantaisie et où il n’y aurait ni confesseur ni pénitence. Je n’ai malheureusement aucun don car je suis persuadée que les valeurs se trouvent augmentées de la palpitation humaine devant le drame. » (23 novembre 1943)

Marguerite. Vence, janvier 1945. Fusain sur papier. Collection particulière.

Sources :

Le Monde, 6 avril 2025. Marguerite Matisse, fille modèle et essentielle à son père (Philippe Dagen).
Les Matisse père et fille, une relation conflictuelle (Philippe Dagen).

Libération, 15 avril 2025. Henri Matisse, de mal en père (Philippe Lançon).

Isabelle Monod-Fontaine et Hélène de Talhouët. Marguerite Matisse, la jeune fille au ruban. Grasset, 2025.

Geneviève Asse 1923 – 2021

Deux expositions mettent Geneviève Asse à l’honneur : Le bleu prend tout ce qui passe, au musée Soulages de Rodez, du 25 janvier au 18 mai 2025 et Geneviève Asse, Carnets à la BNF, du 18 février au 25 mai 2025 (Galerie des donateurs, site François-Mitterrand).

Vingt-cinq carnets de cette artiste ont été donnés par sa veuve, Silvia Baron Supervielle, au département des Estampes et de la photographie de la BnF où est conservée la quasi-totalité de son oeuvre gravé, entrée par don de l’artiste et par dépôt légal de ses éditeurs et imprimeurs.

Sans titre. 2008. Carnet à dessins relié et toilé. Huile et crayon rouge sur papier.

” Ce sont de petits livres de poche peints, sans texte, sur des papiers de toutes sortes. C’est une autre écriture : un langage de couleur et d’espace. J’y peins des verticales et des horizontales. J’écris alors sans inciser. Ce sont des notes, jour après jour, des éventails qui s’ouvrent. J’utilise de l’encre de Chine, sur ces carnets, ou des crayons de couleur, des sanguines. ” (Geneviève Asse)

Après la visite de l’exposition, j’ai acheté à la librairie de la BnF un petit livre de Silvia Baron Supervielle : Un été avec Geneviève Asse. L’Échoppe. 1996. Il s’agit d’un entretien entre les deux femmes au cours de plusieurs rencontres d’été dans la maison bretonne de l’artiste sur l’Île aux Moines.

Celle-ci parle de sa vie et de son action pendant la Seconde Guerre mondiale. Geneviève Asse a été élève de l’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs de 1940 à 1942. Elle a côtoyé à Montparnasse le groupe de L’Échelle. En 1944, elle a rejoint son frère jumeau Michel dans la Résistance. Elle s’est engagée dans le 15ème bataillon médical de la 1ère division blindée comme conductrice ambulancière. Elle a participé à tous les combats des campagnes d’Alsace et d’Allemagne. Elle est intervenue en première ligne afin d’évacuer les blessés vers les premiers postes de secours. Au printemps 1945, elle s’est portée volontaire pour l’évacuation du camp de concentration de Theresienstadt (Terezin). Elle a participé au rapatriement des déportés juifs qui ont survécu. En juin 1945, Geneviève Asse a demandé à être démobilisée. Elle a reçu la Croix de guerre à Karlsruhe en 1945. Elle s’est alors consacrée à son art, à la lumière, au silence et à la couleur.

« Étiez-vous au courant des camps de concentration avant de partir ?

J’avais entendu parler des camps par des amis qui faisaient partie de la résistance. Et nous avions des amis juifs. Eux, ils étaient au courant, à l’évidence, et tentaient d’échapper à la délation, aux collaborateurs zélés, à la persécution, à la folie nazie. Ceux qui avaient les moyens gagnaient l’Espagne ou des pays plus éloignés, mais pour les gens démunis, il n’y avait aucune issue possible. J’en ai connu plusieurs, malheureusement. Je n’étais pas la seule à savoir ces abominations qui avaient lieu : il était impossible de ne pas se révolter.

C’est pourquoi vous avez été volontaire pour vous rendre au camp de Terezin…

La guerre arrivait à son terme, lorsqu’on demanda des volontaires pour aller chercher les juifs français qui se trouvaient au camp de Terezin, à quarante kilomètres de Prague. La croix Rouge ne pouvait s’y rendre. Nous nous portâmes volontaires, Suzanne [Lavigne] et moi. Le convoi comportait quatre voitures, chargées, en outre, d’un médecin militaire et de quelques soldats. Nous franchîmes avec difficulté les lignes russes. (…) Ensuite, nous arrivâmes en Tchécoslovaquie où les chemins de terre remplaçaient les autoroutes. Plusieurs camps avaient été libérés par l’armée américaine : celui de Terezin était occupé par les Russes et dirigé par une femme. Il faisait chaud et, traversant de violents orages, nous atteignîmes une ville accueillante, Leitmeritz, où de jeunes officiers tchèques, s’exprimant dans un français impeccable, sont venus à notre rencontre. (…)
Terezin, un peu plus loin, était un ancien ghetto qui faisait partie de la ville. Nous arrivâmes devant de grandes portes au-dessus desquelles se dressait un panneau noir arborant un crâne. On y lisait : Typhus. Lorsque les portes s’ouvrirent, la vision était digne de l’apocalypse. Á moitié nus, les prisonniers étaient d’une maigreur indescriptible. Certains, dépourvus de pantalons, vêtus seulement de vestes ; d’autres en tenues rayées, la tête creusée, les yeux énormes, les jambes comme des bâtons. On ne peut pas le décrire. Ils se jetaient sur nous parce qu’ils avaient faim. Nous avions du lait condensé, mais le médecin nous mit en garde : ils soufraient de dysenterie. On leur donna à boire, le moins possible ; ils étaient désespérés, violents, ce n’était pas facile. Lorsqu’ils montèrent dans la voiture, les femmes se mirent à hurler, en empêchant d’entrer certains d’entre eux qui étaient des Kapos polonais. Cela occasionna encore un combat plein de haine. Nous fîmes plusieurs évacuations, allant jusqu’à Strasbourg et revenant à Leitmeritz. Dans la voiture, les malades nous racontaient ce qu’ils avaient vécu. Ils étaient très affaiblis par la dysenterie.

Ces gens que vous rameniez, vous les remettiez à qui ?

Aux hôpitaux. Á Strasbourg, il y avait un centre pour accueillir les déportés. La guerre était une chose, ce camp en fut une autre. Nous y vîmes les baraquements, le four crématoire, la cendre. Dans le bureau du chef allemand, on remarqua des livres : ils étaient reliés avec de la peau humaine qui portait le numéro des déportés.

Robert Desnos ne se trouvait-il pas interné à Terezin ?

Lorsque nous arrivâmes au camp, sachant que nous étions français, un jeune garçon tchèque, je crois, et qui parlait bien le français, nous dit : « Savez-vous qu’un grand poète de votre pays, Robert Desnos, est mort ici il y a quelques jours ? » Je fus bouleversée. Des amis m’avaient parlé de Desnos et j’avais lu ses poèmes qui m’avaient enchantée ; ils étaient empreints d’un côté populaire, simple, plus lyrique à mon sens que surréaliste. Un jour je l’ai rencontré non loin de chez lui, dans un café qui faisait l’angle de la rue Mazarine et qu’il fréquentait souvent. Je l’ai reconnu, je me souviens parce que j’avais vu chez Jean Bauret un tableau de Labisse, où il figurait parmi des écrivains comme Breton, Éluard et Labisse lui-même. Il fut très accueillant et généreux. Après, je le revis au Flore plusieurs fois, il aimait les peintes, il dessinait. Je savais qu’il avait été arrêté par la Gestapo, mais j’ignorais qu’il fût interné à Terezin. Nous étions arrivés trop tard. Le jeune Tchèque me mena jusqu’au baraquement et me fit entrer dans la baraque de Desnos. Les murs étaient noirâtres et il y avait une paillasse retournée. L’image de cette baraque m’a suivie longtemps et me suivra toujours.

Ceux qui vous accompagnaient le connaissaient-ils aussi ?

Non, j’étais la seule à le connaître. “

Geneviève Asse. Grand-Croix de la Légion d’honneur. 2014.

Ángeles Santos (1911 – 2013) – Juan Ramón Jiménez

Autorretrato (Ángeles Santos). 1928. Madrid, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía.

Ángeles Santos Torroella est née le 7 novembre 1911 à Portbou (Gérone) en Catalogne.

Cette artiste peintre espagnole d’avant-garde a eu une trajectoire fugace, mais a marqué l’évolution de la peinture en Espagne au XX ème siècle.

Fille aînée d’une famille de huit enfants, elle a résidé dans diverses villes espagnoles selon les mutations de son père qui était fonctionnaire des douanes (Julián Santos Estévez) .

Tertulia (Ángeles Santos). 1929. Madrid, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía.

Á Valladolid en 1929, alors qu’elle n’a pas encore 18 ans, elle peint ses deux œuvres majeures : Un mundo (Un monde) et Tertulia (Le Cabaret). Elle y travaille d’avril à septembre 1929 et les présente au Salon d’Automne de Madrid en octobre. Son grand talent est reconnu par des écrivains tels que Ramón Gómez de la Serna, Jorge Guillén, Federico García Lorca, Vicente Huidobro.

Ramón Gómez de la Serna : “En el Salón de Otoño, que es como submarino del Retiro, náufrago de hojas y barro, ha surgido una revelación: la de una niña de diez y siete años. Ángeles Santos, que aparece como Santa Teresa de la pintura, oyendo palomas y estrellas que le dictan el tacto que han de tener sus pinceles”.

Juan Ramón Jiménez : «Alguno se acerca curioso a un lienzo y mira por un ojo y ve a Ángeles Santos corriendo gris y descalza orilla del río. Se pone hojas verdes en los ojos, le tira agua al sol, carbón a la luna. Huye, viene, va. De pronto, sus ojos se ponen en los ojos de las máscaras pegados a los nuestros. Y mira, la miramos. Mira sin saber a quién. La miramos. Mira». (Españoles de tres mundos. Viejo mundo, nuevo mundo, otro mundo. Caricatura lírica (1914-1940)

Son désir de modernité et de nouveauté dans la création (surréalisme, réalisme magique, expressionnisme) s’oppose fortement à l’environnement provincial dans lequel elle vit au jour le jour. Elle peint Niños y plantas en 1930, qui crée un scandale à Valladolid (les deux enfants représentés étaient nus pendant les séances de pose).

Sa famille insiste pour l’interner dans un centre de santé à Madrid pendant un mois et demi pour « crise de personnalité ». Ramón Gómez de la Serna proteste dans La Gaceta Literaria (1 avril 1930) : «La genial pintora Ángeles Santos en un sanatorio».

Elle s’installe ensuite en Catalogne où elle épouse le peintre post-impressionniste Emili Grau i Sala (1911-1975) le 15 janvier 1936. Elle a en 1937 un fils, qui sera lui aussi peintre, Julián Grau Santos. Elle ne peint plus que par intermittence et s’éloigne totalement des thématiques des années 20 et 30 qu’elle trouve lugubres et qui l’ont fait souffrir.

Son frère Rafael Santos Torroella (1914-2002) était un critique d’art célèbre, spécialiste entre autres de l’œuvre de Salvador Dalí.

Longtemps oubliée, elle a retrouvé sa place lorsque le Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía de Madrid a fait entrer en 1937 dans ses collections Un mundo et Tertulia.

Elle est décédée à Madrid le 3 octobre 2013 à 101 ans.

Un mundo est probablement son chef d’oeuvre. C’est un très grand tableau (290 x 310 cm). Ángeles Santos a affirmé qu’un poème de Juan Ramón Jiménez l’a inspirée.

Un mundo (Ángeles Santos). 1929. Madrid, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía.

Alba (Juan Ramón Jiménez)

Se paraba
la rueda
de la noche…

Vagos ánjeles malvas
apagaban las verdes estrellas.

Una cinta tranquila
de suaves violetas
abrazaba amorosa
a la pálida tierra.

Suspiraban las flores al salir de su ensueño,
embriagando el rocío de esencias.

Y en la fresca orilla de helechos rosados,
como dos almas perlas,
descansaban dormidas
nuestras dos inocencias
– ¡oh que abrazo tan blanco y tan puro!-
de retorno a las tierras eternas.

Ninfeas, 1900 / Ninfea del Pantano (1896-1902)

L’aube

La roue
de la nuit
s’arrêtait…

De vagues anges mauves
éteignaient les vertes étoiles.

Un ruban tranquille
de douces violettes
embrassait amoureusement
la terre pâle.

Les fleurs soupiraient en sortant de leur rêverie,
enivrant la rosée d’essences.

Et sur le frais rivage de fougères roses,
comme deux âmes nacrées,
reposaient endormies
nos deux innocences
– oh quelle étreinte si blanche et si pure ! –
de retour aux terres éternelles.

Madrid, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía. Antiguo Hôpital General y de la Pasión. (Francisco Sabatini – José de Hermosilla y Sandoval), 1755. (CFA)

Fernando Pessoa – Pedro Almodóvar

Depuis hier soir, je recherche une phrase de Fernando Pessoa qu’ Adrien Gombeaud a citée dans sa critique du beau film de Pedro Almodóvar, La chambre d’à côté (Positif n°767. janvier 2025. pages 6-7). Je l’ai enfin trouvée.

307 « Esthétique du désenchantement
Puisque nous ne pouvons tirer de beauté de la vie, cherchons du moins à tirer de la beauté de notre impuissance même à en tirer de la vie. Faisons de notre échec une victoire, quelque chose de positif qui se dresse, au milieu des colonnes, en majesté et en consentement spirituel.
Puisque la vie ne nous a rien offert d’autre qu’une cellule de reclus, alors tentons de la décorer, ne serait-ce que de l’ombre de nos songes, dessins et couleurs mêlés, sculptant notre oubli sur l’immobile extériorité des murailles.
Comme tous les rêveurs, j’ai toujours senti que ma fonction, c’était de créer. Comme je n’ai jamais su faire aucun effort, ni concrétiser aucune intention, créer a toujours coïncidé pour moi avec le fait de rêver, de vouloir ou de désirer, et d’accomplir un geste, en rêvant seulement le geste que je souhaiterais pouvoir accomplir. »

Gens au soleil (People in the Sun) (Edward Hopper), 1960. Washington, Smithsonian American Art Museum

Le livre de l’intranquillité de Bernardo Soares. p.310. Christian Bourgois éditeur, 1999. Traduction Françoise Laye.

« Estética do desalento
Já que não podemos extrair beleza da vida, busquemos ao menos extrair beleza de não poder extrair beleza da vida. Façamos da nossa falência uma vitória, uma coisa positiva e erguida, com colunas, majestade e aquiescência espiritual.
Se a vida não nos deu mais do que uma cela de reclusão, façamos por ornamentá-la, ainda que mais não seja, com as sombras dos nossos sonhos, desenhos a cores mistas esculpindo o nosso esquecimento sobre a parada exterioridade dos muros.
Como todo o sonhador, senti sempre que o meu mister era criar. Como nunca soube fazer um esforço ou ativar uma intenção, criar coincidiu-me sempre com sonhar, querer ou desejar, e fazer gestos com sonhar os gestos que desejaria poder fazer. »

Livro do Desassossego por Bernardo Soares. Assírio & Alvim. 1998.

Arthur Rimbaud – Jean – Louis Forain

Portrait d’Arthur Rimbaud (Jean-Louis Forain). 1872. Dessin au lavis redécouvert par Jean-Jacques Lefrère.

Je relis Rimbaud et je me plonge dans la biographie publiée par le regretté Jean-Jacques Lefrère (1954 – 2015 ). Ce médecin, hématologue, directeur général de l’Institut national de Transfusion sanguine était aussi un spécialiste de Rimbaud, de Lautréamont et de Jules Laforgue. Il a publié Arthur Rimbaud Biographie chez Fayard en 2001. On peut lire aussi cet ouvrage de référence dans la collection Bouquins de Robert Laffont (édition de 2020). Jean-Jacques Lefrère codirigeait la revue par abonnement Histoires littéraires avec l’universitaire canadien Michel Pierssens. Il a réussi à retrouver des photos et des documents inédits de Lautréamont, de Rimbaud, de Laforgue mais aussi de Boris Vian et même des photos de Che Guevara !

Je relis le superbe poème de Rimbaud Larme. Ce texte de mai 1872 se trouve dans le recueil Vers nouveaux.

Larme (Arthur Rimbaud)
Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises,
Je buvais, accroupi dans quelque bruyère
Entourée de tendres bois de noisetiers,
Par un brouillard d’après-midi tiède et vert.

Que pouvais-je boire dans cette jeune Oise,
Ormeaux sans voix, gazon sans fleurs, ciel couvert.
Que tirais-je à la gourde de colocase ?
Quelque liqueur d’or, fade et qui fait suer.

Tel, j’eusse été mauvaise enseigne d’auberge.
Puis l’orage changea le ciel, jusqu’au soir.
Ce furent des pays noirs, des lacs, des perches,
Des colonnades sous la nuit bleue, des gares.

L’eau des bois se perdait sur des sables vierges,
Le vent, du ciel, jetait des glaçons aux mares…
Or ! tel qu’un pêcheur d’or ou de coquillages,
Dire que je n’ai pas eu souci de boire !

Mai 1872.

Vers nouveaux.

On peut remarquer l’utilisation de l’ hendécasyllable (vers de 11 syllabes), ce qui est assez rare dans la poésie française, mais on peut le trouver aussi chez Banville et Verlaine. Rimbaud, poète voyant, est un chercheur d’or, un pêcheur de perles. Mais le texte se termine sur un sentiment d’échec, de frustration.

Après le Bal, le fêtard (Jean-Louis Forain). 1882. Pastel sur papier. Memphis, Dixon Gallery and Gardens.

Le texte de l’autographe de ce poème a été donné au peintre Jean-Louis Forain (1852-1931) qui a 19 ans lorsqu’il rencontre Rimbaud en 1871. Il est surnommé Gavroche par la bande des zutistes. Le Cercle des poètes zutiques a été fondé par Charles Cros à partir de septembre-octobre 1871. Ils se retrouvent dans un local de l’hôtel des Étrangers, à l’angle des rues Racine et de l’École-de-Médecine. Forain héberge Rimbaud rue Campagne-Première de janvier à mars 1872 dans une chambre louée par Verlaine. Il sert aussi de messager entre les deux poètes. C’est un de leurs compagnons de bamboche. Leur intimité a aussi fait jaser. La femme de Verlaine, Mathilde Mauté (1853-1914), dans Mémoires de ma vie, publiés en 1935 après sa mort chez Flammarion, rapporte les propos suivants tenus par son mari : “Quand je vais avec la petite chatte brune, je suis bon, parce que la petite chatte brune est très douce ; quand je vais avec la petite chatte blonde, je suis mauvais, parce que la petite chatte blonde est féroce.” Elle ajoute : “J’ai su que la petite chatte brune, c’était Forain et la petite chatte blonde, Rimbaud.”

Proche d’Edgar Degas, Forain participe plus tard à quatre des huit expositions impressionnistes (1879, 1880, 1881 et 1886). Il se marie en 1891, est nommé chevalier de la Légion d’honneur en 1893 et devient membre de l’Institut en 1923. Opposé à la Troisième République, il est antidreyfusard comme Edgar Degas, Auguste Renoir, Auguste Rodin, Paul Cézanne ou Paul Valéry. Au plus fort de l’affaire Dreyfus, il crée, avec le dessinateur Caran d’Ache (1858-1909), Psst… !, un journal hebdomadaire satirique qui paraît en 1898 et 1899. Il y publie des caricatures atroces des juges ou d’Emile Zola. Plusieurs sont antisémites. Pendant la guerre de 1914-1918, il est nationaliste et patriotard. Sur la fin de sa vie, il n’évoque qu’avec réticence ses années de jeunesse.

Psst…! n°25. 23 juillet 1898.

Antonio Saura – Francisco de Goya

Casimiro libros. Madrid, 2013.

¿Y si el perro, además de ser cancerbero del reino de los muertos, imagen del terror nocturno, símbolo profético del tiempo, criatura en el gran desierto del mundo, alegoría renacentista de la ascensión del espíritu, emblema de la fidelidad y de la melancolía, fuese también, un retrato, una metáfora de un retrato humano, una reflexión sobre nuestra condición y, por qué no, un autorretrato del propio Goya transformado en perro?

Antonio Saura (1930 – 1998)

“De todas formas, la cabeza del perro asomándose, siendo nuestro retrato de soledad, no es otra cosa que el propio Goya contemplando algo que está sucediendo.”

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2021/08/12/francisco-de-goya/

El perro de Goya (Antonio Saura) 1980.

Selon Antonio Saura, Goya est l’auteur de la première définition écrite de la modernité.

“Sus cualidades excepcionales las malogran esos maestros amanerados que siempre ven líneas y jamás cuerpos. Pero ¿dónde encuentran líneas en la naturaleza? Yo no distingo más que cuerpos luminosos y cuerpos oscuros, planos que avanzan y planos que se alejan, relieves y concavidades. Mi ojo no percibe nunca líneas ni detalle, ni se me ocurre contar los pelos de la barba del transeúnte o la botonadura de su abrigo. Esas minucias no distraen mi atención. Y mi pincel no debe ver más ni major que yo.” (Discurso a la Academia)

Madrid. Monumento a Francisco de Goya (Mariano Benlliure) près du Museo del Prado. 1902. (CFA)

Bang Hai Ja 1937-2022

Chartres. Cathédrale Notre-Dame. (CFA). 1194-1230.

Cinq jours dans le Perche et à Chartres. Temps froid, épais brouillard, mais un jour ensoleillé, avec une belle lumière, à Chartres justement.

Nous avons visité une fois encore la cathédrale Notre-Dame. Nous avons marché dans les ruelles de la vieille ville. Nous sommes entrés pour la première fois dans la Chapelle Saint-Piat qui renferme le trésor de la cathédrale. Elle a rouvert le 21 septembre 2024 après 24 ans de recherches et de restauration. Au fond de la cathédrale, un escalier vitré conduit à l’ancienne chapelle du premier étage. Le trésor est visible dans celle-ci et le dépôt lapidaire dans l’ancienne salle capitulaire qui se trouve au rez-de-chaussée. Les deux salles communiquent par un escalier dans la tourelle sud.

Nous y sommes allés surtout pour admirer les quatre nouveaux vitraux de l’artiste coréenne Bang Hai Ja qui remplacent les panneaux précédents qui n’étaient pas décorés. Nous avions découvert cette magnifique artiste au Centre Pompidou en septembre.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2024/09/27/bang-hai-ja/

Dans le projet que Bang Hai Ja a conçu pour la salle capitulaire, on retrouve le vocabulaire abstrait qu’elle a généralement utilisé, les compositions centrées et aussi les structures circulaires présentes dans les années 1970 comme représentations de l’univers. Face aux souffrances et aux violences du monde qui l’entoure, elle a souhaité insister sur le fait que l’univers est fait de lumière, de couleur et d’énergie. Elle délivre ainsi sur ces quatre panneaux un message de paix et affirme :

« La Lumière est Vie

La Vie est Amour

L’Amour est Joie

La Joie est Paix. »

Les quatre baies (388 x 146 m pour la plus petite ; 426 x 162 m pour les trois autres) ont été mises en place en 2022. L’artiste ne les a jamais vu installés. Elle est décédée le 15 septembre 2022.

Photos (CFA).

Harriet Backer – Francisco de Goya

Nous avons vu récemment au Musée d’Orsay l’exposition Harriet Backer La musique des couleurs. Elle est visible du 24 septembre 2024 au 12 janvier 2025.

Méconnue en dehors de son pays, Harriet Backer (1845-1932) a été la peintre la plus célèbre en Norvège à la fin du XIXe siècle. À une époque où les femmes n’étaient pas considérées là-bas comme des citoyennes à part entière, elle est devenue une figure importante de la scène artistique de son époque. Pour parfaire sa formation, elle s’est rendue à Munich et à Paris.

L’exposition présente aussi d’autres artistes femmes scandinaves, également formées à travers l’Europe et qui partageaient ses engagements féministes.

Les grands thèmes cette artiste sont les suivants : les intérieurs rustiques, les peintures d’églises traditionnelles norvégiennes, les paysages et les natures mortes. Une large place est laissée aux représentations de scènes musicales. Nombre de ses proches étaient en effet des musiciens reconnus.

Le travail du Musée d’Orsay est remarquable car il propose, en plus de grandes expositions de peintres célèbres (par exemple du 08 octobre 2024 au 19 janvier 2025 Caillebotte Peindre les hommes), des découvertes d’ artistes moins connus mais importants pour comprendre les grandes évolutions de l’art de la seconde moitié du XIXe siècle.

Relevailles, sacristie de l’église de Tatum. 1892. Bergen, KODE Bergen Art Museum.

Un tableau a attiré particulièrement mon attention. Il s’agit de Relevailles, sacristie de l’église de Tatum. 1892. Bergen, KODE Bergen Art Museum.

Les relevailles étaient une cérémonie de l’Église catholique qui avait pour but de réintégrer une jeune mère ayant accouché, n’ayant pu se rendre à l’église pendant sa période de quarantaine, dans le cercle des fidèles et auprès de Dieu. La première mention de ce rituel se trouve dans l’Ancien Testament. Il y est dit qu’à partir de la naissance de son enfant, la mère doit s’éloigner des lieux de culte et ne peut assister aux cérémonies religieuses à cause de son impureté. Dans de nombreuses régions de France, entre interdits et regards peu complaisants, l’accouchement et la messe des relevailles étaient attendus avec hâte. En effet, si la quarantaine était facilement respectée par les plus riches, elle ne l’était pas pour les plus pauvres, notamment dans les milieux ruraux où il y avait un grand besoin de main-d’œuvre. La cérémonie des relevailles a été officiellement abolie en Norvège dès le XVIIIe siècle, mais elle était encore souvent pratiquée à la fin du XIXe siècle, certainement en raison des inquiétudes liées à la mortalité encore très élevée chez les nourrissons et les jeunes mères.

Francisco de Goya a peint aussi entre 1808 et 1812 La misa de parida (La Messe des relevailles). Ce tableau est conservé au Musée des Beaux-Arts d’Agen depuis 1900. Il représente l’intérieur d’une église pendant la messe. Une jeune mère en train d’être purifiée se trouve à genoux près d’un grand cierge derrière le prêtre, lequel est tourné vers l’autel et un crucifix.

La misa de parida (Francisco de Goya). Entre 1808 et 1812.Musée des Beaux-Arts d’Agen.

Modigliani / Zadkine Une amitié interrompue.

Belle exposition au Musée Zadkine (100 bis, rue d’Assas 75006 Paris) :
Modigliani / Zadkine Une amitié interrompue. (14 novembre 2024 – 30 mars 2025)

Cette exposition s’intéresse à l’amitié artistique qui unit le sculpteur Ossip Zadkine (1888-1967) au peintre Amedeo Modigliani (1884-1920).

Tête de femme. (Amedeo Modigliani). 1911-1913. Calcaire. Paris, Centre Pompidou.

” À travers près de 90 œuvres, peintures, dessins, sculptures mais également documents et photographies d’époque, elle propose de suivre les parcours croisés de Modigliani et Zadkine, dans le contexte mouvementé et fécond du Montparnasse des années 1910 à 1920. Bénéficiant de prêts exceptionnels de grandes institutions – le Centre Pompidou, le musée de l’Orangerie, les musées de Milan, Rouen et Dijon – ainsi que de prêteurs privés, le parcours fait se confronter, comme au temps de leurs débuts artistiques, deux artistes majeurs des avant-gardes, et permet de renouer les fils d’une amitié interrompue. »

Modigliani est arrivé à Paris en 1906, Zadkine en 1909. Ce dernier rencontre le peintre italien en 1913. Leur rencontre se fait sous le signe de la sculpture. Modigliani s’adonne à elle depuis sa rencontre avec Constantin Brâncuși (1876-1957) en 1909. Il l’abandonne vers 1914 du fait notamment de ses problèmes pulmonaires.

La guerre met un terme à l’amitié entre Modigliani et Zadkine. Lors de la mobilisation d’août 1914, le premier veut s’engager, mais sa mauvaise santé empêche son incorporation. Le second participe au sein de la Légion étrangère à la guerre en 1916 et 1917. Il est affecté à une ambulance russe en Champagne.  Il est gazé à la fin du mois de novembre, puis évacué et hospitalisé. Il est réformé en octobre 1917. Tous deux se croisent à nouveau brièvement vers 1918. Modigliani meurt prématurément d’une méningite tuberculeuse le 24 janvier 1920. Rapidement, il devient un mythe. Il incarne l’artiste maudit des années folles, abîmé par l’alcool, la drogue et les liaisons orageuses pour noyer son mal-être et son infortune.

Ossip Zadkine lui aura une longue et fructueuse carrière de sculpteur jusqu’à sa mort à Neuilly-sur-Seine le 25 novembre 1967.

Tête d’homme (Ossip Zadkine ). 1918. Pierre. Paris, Musée Zadkine.

Dans l’atelier de Zadkine, à la fin de l’exposition, mon attention a été attirée par l’évocation d’Anna Akhmatova (Odessa, 1889 – Moscou) (nom de naissance : Anna Andreïevna Gorenko .

” Issue d’une famille de lettrés de Tsarkoïe Selo (actuelle ville de Pouchkine) où elle apprend le français, Anna Andreïevna Gorenko écrit des poèmes depuis l’enfance. Toutefois, son père craignant pour la réputation de la famille, elle est obligée de publier sous le pseudonyme d’Anna « Akhmatova ». Elle commence en parallèle des études de droit à Kiev, et y rencontre le poète russe Nikolaï Goumilev, qu’elle épouse en 1910. Le jeune couple part célébrer ses noces à Paris, mais Nikolaï, avide de voyages, délaisse rapidement Anna pour l’Afrique. La poétesse en profite pour voyager seule dans le nord de l’Italie et à Paris.
C’est à cette occasion qu’elle rencontre Amadeo Modigliani. Ils partagent leur amour mutuel pour Baudelaire ou encore Mallarmé, et visitent ensemble le Louvre. Le peintre est fasciné, si bien qu’il la portraiture seize fois – malheureusement un seul de ces portraits fut rescapé de la révolution bolchévique. Modigliani réalise aussi quelques dessins d’elle, de mémoire après son départ pour Saint-Petersbourg. Anna Akhmatova y fonde en 1912 le mouvement de l’Acméisme avec Goumilev rentré de voyage et Ossip Mandelstam. Il s’agit d’un courant littéraire qui rompt avec le symbolisme et recherche davantage de concision dans la langue. Elle publie la même année son premier recueil, Le Soir, grand succès qui inspira d’autres femmes à écrire de la poésie. (1) En 1918, elle divorce de Goumilev et rejoint l’historien et critique d’art Nikolaï Pounine avec qui elle vit jusqu’en 1938.
Dès 1922, et ce pendant trente ans, son œuvre est interdite de publication par le régime bolchévique qui l’accuse d’incarner la « littérature de la noblesse et des propriétaires fonciers », mais se oeuvres continuent de circuler illégalement. Malgré la terreur stalinienne et la perte de nombreux proches dont Goumilev et Pounine, Anna Akhmatova refusa toujours d’émigrer, ce qu’elle considérait comme de la trahison envers sa culture.
Á la mort de Staline, son œuvre est lentement réhabilité, jusqu’à être nommée deux fois pour le Prix Nobel de littérature en 1965 et 1966. C’est aussi à cette période qu’elle rédige ses mémoires, et y relate sa rencontre avec Modigliani. “

(1) Elle aurait ainsi déclaré : « J’ai appris à nos femmes comment parler, mais je ne sais comment les faire taire. »

Anna Akhmatova (Amedeo Modigliani), 1911.

Jusepe de Ribera

Ribera Ténèbres et lumière. Paris, Petit Palais. Du 5 novembre 2024 au 23 février 2025.

« Le Petit Palais présente la première rétrospective française jamais consacrée à Jusepe de Ribera (1591-1652), peintre d’origine espagnole qui fit toute sa carrière en Italie, qualifié comme l’héritier terrible du Caravage.

Pour Ribera, toute peinture – qu’il s’agisse d’un mendiant, d’un philosophe ou d’une Pietà – procède de la réalité, qu’il transpose dans son propre langage. La gestuelle est théâtrale, les coloris noirs ou flamboyants, le réalisme cru et le clair-obscur dramatique. Avec une même acuité, il traduit la dignité du quotidien aussi bien que des scènes de torture bouleversantes. Ce ténébrisme extrême lui valut au XIXe siècle une immense notoriété, de Baudelaire à Manet.

Avec plus d’une centaine de peintures, dessins et estampes venus du monde entier, l’exposition retrace pour la première fois l’ensemble de la carrière de Ribera : les intenses années romaines, redécouvertes depuis peu, et l’ambitieuse période napolitaine, à l’origine d’une ascension fulgurante. Il en ressort une évidence : Ribera s’impose comme l’un des interprètes les plus précoces et les plus audacieux de la révolution caravagesque, et au-delà comme l’un des principaux artistes de l’âge baroque. »

On sait que le peintre, fils de cordonnier, est né à Xátiva (Játiva), près de Valence, le 12 janvier 1591. On le surnomme lo Spagnoletto (« l’Espagnolet ») à cause de sa petite taille. On ne sait rien de sa formation. Il a dû arriver à Rome vers 1605-1606. Il séjourne quelques mois à Parme en 1611, puis à Rome en 1613. Il voit la peinture de Guido Reni, d’Annibale Carracci et surtout du Caravage.

Il s’installe définitivement à Naples au cours de l’été 1616 et épouse la même année Caterina Azzolino, fille d’un peintre renommé, Bernardino Azzolino. Il reçoit le soutien du duc d’Osuna (Pedro Téllez-Girón y Velasco) (1574-1624), vice-roi du royaume de Naples de 1616 à 1620, puis de ses successeurs.

On peut dire qu’il n’a jamais connu Le Caravage. Quand celui-ci s’est enfui après l’assassinat de Ranuccio Tomassoni le 28 mai 1606, Rivera avait tout juste 15 ans. Le Caravage allait mourir 4 ans plus tard le 18 juillet 1610 à Porto Ercole. Pourtant l’influence de celui-ci sur Ribera est très grande.

Allégorie de l’odorat. Vers 1615-16. Madrid, Collection Abelló.

Il acquiert une grande réputation en Italie, mais aussi en Espagne. Il peut rencontrer de nombreux artistes de passage, notamment Diego Velázquez qui lui achète plusieurs toiles pour le roi d’Espagne Philippe IV en 1629, puis, à nouveau en 1649, pour le palais de l’Escurial.

Il est mort à Naples le 2 septembre 1652. C’est aussi un grand dessinateur et un grand graveur.

Le Musée du Prado à Madrid prévoit de mieux mettre en valeur à partir du printemps 2025 les dessins et gravures qu’il possède.

https://elpais.com/cultura/2024-11-15/los-secretos-del-museo-del-prado-no-se-acaban-nunca.html

Vieja usurera. 1638. Madrid, Museo del Prado.

En France, sa peinture est très appréciée au XIXe siècle par Manet, Baudelaire et Théophile Gautier… ” C’est une furie de pinceau, une sauvagerie de touche, une ébriété de sang dont on n’ a pas idée. ” (Théophile Gautier, Collection de tableaux espagnols. La Presse 24 septembre 1837).

Ribeira (Théophile Gautier)

Il est des cœurs épris du triste amour du laid.
Tu fus un de ceux-là, peintre à la rude brosse
Que Naples a salué du nom d’Espagnolet.

Rien ne put amollir ton âpreté féroce,
Et le splendide azur du ciel italien
N’a laissé nul reflet dans ta peinture atroce.

Chez toi, l’on voit toujours le noir Valencien,
Paysan hasardeux, mendiant équivoque,
More que le baptême à peine a fait chrétien.

Comme un autre le beau, tu cherches ce qui choque :
Les martyrs, les bourreaux, les gitanos, les gueux
Étalant un ulcère à côté d’une loque ;

Les vieux au chef branlant, au cuir jaune et rugueux,
Versant sur quelque Bible un flot de barbe grise,
Voilà ce qui convient à ton pinceau fougueux.

Tu ne dédaignes rien de ce que l’on méprise ;
Nul haillon, Ribeira, par toi n’est rebuté :
Le vrai, toujours le vrai, c’est ta seule devise !

Et tu sais revêtir d’une étrange beauté
Ces trois monstres abjects, effroi de l’art antique,
La Douleur, la Misère et la Caducité.

Pour toi, pas d’Apollon, pas de Vénus pudique ;
Tu n’admets pas un seul de ces beaux rêves blancs
Taillés dans le paros ou dans le pentélique.

Il te faut des sujets sombres et violents
Où l’ange des douleurs vide ses noirs calices,
Où la hache s’émousse aux billots ruisselants.

Tu sembles enivré par le vin des supplices,
Comme un César romain dans sa pourpre insulté,
Ou comme un victimaire après vingt sacrifices.

Avec quelle furie et quelle volupté
Tu retournes la peau du martyr qu’on écorche,
Pour nous en faire voir l’envers ensanglanté !

Aux pieds des patients comme tu mets la torche !
Dans le flanc de Caton comme tu fais crier
La plaie, affreuse bouche ouverte comme un porche !

D’où te vient, Ribeira, cet instinct meurtrier ?
Quelle dent t’a mordu, qui te donne la rage,
Pour tordre ainsi l’espèce humaine et la broyer ?

Que t’a donc fait le monde, et, dans tout ce carnage,
Quel ennemi secret de tes coups poursuis-tu ?
Pour tant de sang versé quel était donc l’outrage ?

Ce martyr, c’est le corps d’un rival abattu ;
Et ce n’est pas toujours au cœur de Prométhée
Que fouille l’aigle fauve avec son bec pointu.

De quelle ambition du ciel précipitée,
De quel espoir traîné par des coursiers sans frein,
Ton âme de démon était-elle agitée ?

Qu’avais-tu donc perdu pour être si chagrin ?
De quels amours tournés se composaient tes haines,
Et qui jalousais-tu, toi, peintre souverain ?

Les plus grands cœurs, hélas ! ont les plus grandes peines ;
Dans la coupe profonde il tient plus de douleurs ;
Le ciel se venge ainsi sur les gloires humaines.

Un jour, las de l’horrible et des noires couleurs,
Tu voulus peindre aussi des corps blancs comme neige,
Des anges souriants, des oiseaux et des fleurs,

Des nymphes dans les bois que le satyre assiège,
Des amours endormis sur un sein frémissant,
Et tous ces frais motifs chers au moelleux Corrège ;

Mais tu ne sus trouver que du rouge de sang,
Et quand du haut des cieux apportant l’auréole,
Sur le front de tes saints l’ange de Dieu descend,

En détournant les yeux, il la pose et s’envole !

España, 1845.