Dans son article La esquina Steiner (El País, 02/03/2020), Enrique Vila-Matas évoque George Steiner (1929-2020), spécialiste de littérature comparée, récemment décédé. Le père de celui-ci lui répétait constamment quand il était enfant : “Todo lo excelso es tan difícil como raro” (Baruch Spinoza, Ethique, 1677.
Je recherche sur Google la phrase exacte. Je remarque que les traductions en français sont très diverses comme souvent. Faut-il suivre Pierre Macherey qui affirme : “Si l’on veut comprendre ce que Spinoza a réellement dit, et en premier lieu en prendre connaissance, il est indispensable de revenir au texte original, et de s’en faire pour soi-même sa propre traduction”. (Introduction à l’Ethique de Spinoza. 5 volumes. PUF, 1994-1998)?
“Sed omnia præclara tam difficilia quam rara funt.»
“Mais toutes les belles choses sont aussi difficiles que rares” (Henri de Boulainvillers, vers 1730) “Mais tout ce qui est beau est aussi difficile que rare” (Emile Saisset, Charpentier, 1842) “Mais tout ce qui est beau est difficile autant que rare” (Charles Appuhn, Garnier Frères, 1907) “Mais toutes les choses remarquables sont aussi difficiles qu’elles sont rares” (Raoul Lantzenberg, Flammarion, 1908) “Mais tout ce qui est excellent est aussi difficile que rare” (André Guérinot, Pelletan-Helleu-Sergent, 1930) “Mais tout ce qui est très précieux est aussi difficile que rare” (Rolland Caillois, Gallimard, 1954) “Mais tout ce qui est remarquable est difficile autant que rare” (Bernard Pautrat, Edition bilingue, Points Seuil, 1988) “Mais tout ce qui est précieux est aussi difficile que rare” (Robert Misrahi, PUF, 1990) “Mais tout ce qui est supérieur est difficile autant que rare” (Pascal Severac, Ellipses, 1997)
Baruch Spinoza. Portrait de 1665 tiré de la Herzog August Bibliothek. Wolfenbüttel, Basse-Saxe, en Allemagne.
Emmanuel Levinas, Totalité et infini: essai sur l’extériorité. (Préface). 1961. Le Livre de poche. Biblio essais.
« L’épreuve de force est l’épreuve du réel. La violence ne consiste pas tant à blesser et à anéantir, qu’à interrompre la continuité des personnes, à leur faire jouer des rôles où elles ne se retrouvent plus, à leur faire trahir, non seulement des engagements, mais leur propre substance, à faire accomplir des actes qui vont détruire toute possibilité d’acte. Comme la guerre moderne, toute guerre se sert déjà d’armes qui se retournent contre celui qui les tient. Elle instaure un ordre à l’égard duquel personne ne peut prendre distance. Rien n’est dès lors extérieur. La guerre ne manifeste pas l’extériorité de l’autre comme autre ; elle détruit l’identité du Même. »
« Tout ce qui est soumis au contact de force est avili, quel que soit le contact. Frapper ou être frappé, c’est une seule et même souillure. Le froid de l’acier est pareillement mortel à la poignée et à la pointe. Tout ce qui est exposé au contact de la force est susceptible de dégradation. Toutes choses en ce monde sont exposées au contact de la force, sans aucune exception, sinon celle de l’amour. »
(Merci à Manuel qui m’a lu la citation de Simone Weil.)
Bertrand Russell (Roger Fry). 1923. Londres, National Portrait Gallery.
Bertrand
Russell (1872-1970).
Prix Nobel de littérature 1950. Article
Is
there a God?, écrit
pour un numéro de l’Illustrated
Magazine de
1952(mais
qui ne fut jamais publié),
«De
nombreuses personnes orthodoxes parlent comme si c’était le travail
des sceptiques de réfuter les dogmes plutôt qu’à ceux qui les
soutiennent de les prouver. Ceci est bien évidemment une erreur. Si
je suggérais qu’entre la Terre
et
Mars
se
trouve une théière
de
porcelaine
en
orbite
elliptique
autour du Soleil,
personne ne serait capable de prouver le contraire pour peu que j’aie
pris la précaution de préciser que la théière est trop petite
pour être détectée par nos plus puissants télescopes.
Mais si j’affirmais que, comme ma proposition ne peut être réfutée,
il n’est pas tolérable pour la raison humaine d’en douter, on me
considérerait aussitôt comme un illuminé. Cependant, si
l’existence de cette théière était décrite dans des livres
anciens, enseignée comme une vérité sacrée tous les dimanches et
inculquée aux enfants à l’école, alors toute hésitation à croire
en son existence deviendrait un signe d’excentricité et vaudrait au
sceptique les soins d’un psychiatre
à
une époque éclairée, ou de l’Inquisiteur
en
des temps plus anciens. »
Dans son livre A Devil’s Chaplain (2003), le biologiste et éthologiste britannique Richard Dawkins (1941-) détaille ainsi le thème de la théière: « La religion organisée mérite la plus vive hostilité car, contrairement à la croyance en la théière de Russell, la religion organisée est puissante, influente, exemptée de taxes et systématiquement transmise à des enfants trop jeunes (le catéchisme commence à 7 ans) pour pouvoir s’en défendre. On ne force pas les enfants à passer leurs années de formation en mémorisant des livres farfelus sur les théières. Les écoles publiques n’excluent pas les enfants dont les parents préfèrent la mauvaise forme de théière. Les fidèles de la théière ne lapident pas les non-croyants en la théière, les apostats de la théière, les hérétiques de la théière ou les blasphémateurs de la théière. Les mères n’empêchent pas leurs fils d’épouser des shiksas de la théière sous prétexte que leurs parents croient en trois théières plutôt qu’une seule. Ceux qui versent le lait en premier ne mutilent pas ceux qui préfèrent commencer par verser le thé. »
Lors
d’une conférence
TED (Technology,
Entertainment and Design)
en
2002, il ajoute:
«[…] Strictement parlant, vous devriez être agnostique sur la question de l’existence d’une théière en orbite autour de Mars, mais cela ne signifie pas que vous considériez la probabilité de son existence comme étant égale à celle de sa non-existence. La liste des choses à propos desquelles nous devons être agnostiques strictement parlant ne s’arrête pas aux petites souris et aux théières. Elle est infinie. Si vous voulez en croire une en particulier, les licornes, les petites souris, les théières ou Yahvé, il vous incombe de le justifier. Il n’incombe pas au reste d’entre nous de dire pourquoi nous n’y croyons pas. Nous, les athées, sommes aussi des a-souristes et des a-théièristes. […]»
Richard Dawkins, 2009.
(Merci à Manuel de m’avoir fait connaître ces textes.)
Juan Luis Arsuaga Ferreras est né à Madrid en 1954. C’est un paléoanthropologue espagnol. Il est l’un des découvreurs de l’espèce Homo antecessor, le plus ancien représentant du genre Homo en Europe occidentale. Il date d’environ 850 000 ans. Les fossiles ont été mis au jour à Atapuerca (Burgos) en Espagne.
Ce site fut révélé lors de la construction d’une tranchée pour la construction d’une voie de chemin de fer, reliant Burgos à des mines de charbon. Les découvertes se limitèrent alors à du matériel de l’Âge du bronze et à des peintures rupestres.
L’ingénieur des mines, Trino Torres, et l’anthropologue, Emiliano Aguirre, trouvent en 1976 dans la montagne des fossiles d’ours préhistoriques, ainsi que plusieurs fossiles humains. Les fouilles commencent véritablement en 1978 dans deux des trois gisements principaux, Gran Dolina et Sima de los Huesos. A partir de 1982, Juan Luis Arsuaga est membre de l’équipe de recherche de ces gisements du Pléistocène. L’équipe de recherche reçoit le Prix Prince des Asturies (Recherche scientifique et technique) en 1997. Le site est inscrit au Patrimoine mondial de l’Unesco en 2000.
On peut aussi visiter à Burgos Le Musée de l’Évolution Humaine (MEH) Ce bâtiment, conçu par l’architecte Juan Navarro Baldeweg (1939-), est construit de 2006 à 2010. Il est inauguré le 13 juillet 2010. Il présente notamment les trouvailles de la Sierra d’Atapuerca et les restes fossiles de l’Homo antecessor.
Burgos. Museo de la Evolución Humana. 2010 (Juan Navarro Baldeweg).
Portrait de Sigmund Freud. 1926. (Ferdinand Schmutzer 1870-1928)
Le malaise dans la culture. 1930. PUF 1971.
«Quels sont les desseins et les objectifs vitaux trahis par la conduite des hommes, que demandent-ils à la vie, et à quoi tendent-ils ? On n’a guère de chance de se tromper en répondant: ils tendent au bonheur; les hommes veulent être heureux et le rester. Cette aspiration a deux faces, un but négatif et un but positif: d’un côté éviter douleur et privation de joie, de l’autre rechercher de fortes jouissances. En un sens plus étroit, le terme «bonheur» signifie seulement que ce second but a été atteint. En corrélation avec cette dualité de buts, l’activité des hommes peut prendre deux directions, selon qu’ils cherchent – de manière prépondérante ou même exclusive – à réaliser l’un ou l’autre. On le voit, c’est simplement le principe du plaisir que détermine le but de la vie, qui gouverne dès l’origine les opérations de l’appareil psychique; aucun doute ne peut subsister quant à son utilité, et pourtant l’univers entier – le macrocosme aussi bien que le microcosme – cherche querelle à son programme. Celui-ci est absolument irréalisable ; tout l’ordre de l’univers s’y oppose; on serait tenté de dire qu’il n’est point entré dans le plan de la « Création » que l’homme soit ” heureux ” .
Ce qu’on nomme bonheur, au sens le plus strict, résulte d’une satisfaction plutôt soudaine de besoins ayant atteint une haute tension, et n’est possible de par sa nature que sous forme de phénomène épisodique. Toute persistance d’une situation qu’a fait désirer le principe du plaisir n’engendre qu’un bien-être assez tiède ; nous sommes ainsi faits que seul le contraste est capable de nous dispenser une jouissance intense, alors que l’état lui-même ne nous en procure que très peu. Ainsi nos facultés de bonheur sont déjà limitées par notre constitution. Or, il nous est beaucoup moins difficile de faire l’expérience du malheur.
La souffrance nous menace de trois côtés : dans notre corps qui, destiné à la déchéance et à la dissolution, ne peut même se passer de ces signaux d’alarme que constituent la douleur et l’angoisse ; du côté du monde extérieur, lequel dispose de forces invincibles et inexorables pour s’acharner contre nous et nous anéantir ; la troisième menace enfin provient de nos rapports avec les autres êtres humains. La souffrance issue de cette source nous est plus dure peut-être que toute autre ; nous sommes enclins à la considérer comme un accessoire en quelque sorte superflu, bien qu’elle n’appartienne pas moins à notre sort et soit aussi inévitable que celles dont l’origine est autre.
Ne nous étonnons point si sous la pression de ces possibilités de souffrance, l’homme s’applique d’ordinaire à réduire ses prétentions au bonheur (un peu comme le fit le principe du plaisir en se transformant sous la pression du monde extérieur en ce principe plus modeste qu’est celui de la réalité), et s’il s’estime heureux déjà d’avoir échappé au malheur et surmonté la souffrance ; si d’une façon très générale la tâche d’éviter la souffrance relègue à l’arrière-plan celle d’obtenir la jouissance. La réflexion nous apprend que l’on peut chercher à résoudre ce problème par des voies très diverses ; toutes ont été recommandées par les différentes écoles où l’on enseignait la sagesse ; et toutes ont été suivies par les hommes.»
Walter Benjamin, 1933. Dessin de Jean Selz (1904-1997)
Sur le concept d’histoire, 1940. Ce texte publié par l’Institut de recherches sociales (En mémoire de Walter Benjamin. Los Angeles, 1942) après la mort de l’écrivain a été rédigé dans les premiers mois de 1940. Il reprend et développe des idées autour desquels la réflexion de l’auteur tournait depuis plusieurs années.
Oeuvres III. Folio Essais n° 374. 2000. Page 431 (Traduction de Maurice de Gandillac).
VI
«Faire œuvre d’historien ne signifie pas savoir «comment les choses se sont réellement passées». Cela signifie s’emparer d’un souvenir, tel qu’il surgit à l’instant du danger. Il s’agit pour le matérialisme historique de retenir l’image du passé qui s’offre inopinément au sujet historique à l’instant du danger. Ce danger menace aussi bien les contenus de la tradition que ses destinataires. Il est le même pour les uns et pour les autres, et consiste pour eux à se faire l’instrument de la classe dominante. À chaque époque, il faut chercher à arracher de nouveau la tradition au conformisme qui est sur le point de la subjuguer. Car le messie ne vient pas seulement comme rédempteur; il vient comme vainqueur de l’antéchrist. Le don d’attiser dans le passé l’étincelle de l’espérance n’appartient qu’à l’historiographe intimement persuadé que, si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sûreté. Et cet ennemi n’a pas fini de triompher.»
Traduction de Michael Löwy.
«Articuler historiquement le passé ne signifie pas le connaître «tel qu’il a été effectivement», mais bien plutôt devenir maître d’un souvenir tel qu’il brille à l’instant d’un danger. Au matérialisme historique il appartient de retenir fermement une image du passé telle qu’elle s’impose, à l’improviste, au sujet historique à l’instant du danger. Le danger menace tout aussi bien l’existence de la tradition que ceux qui la reçoivent. Pour elle comme pour eux, il consiste à les livrer, comme instruments, à la classe dominante. A chaque époque il faut tenter d’arracher derechef la tradition au conformisme qui veut s’emparer d’elle. Le Messie ne vient pas seulement comme rédempteur ; il vient aussi comme vainqueur de l’Antéchrist. Le don d’attiser dans le passé l’étincelle de l’espérance n’échoit qu’à l’historiographe parfaitement convaincu que, devant l’ennemi, s’il vainc, mêmes les morts ne seront point en sécurité. Et cet ennemi n’a pas cessé de vaincre.»
Une version française, due à Walter Benjamin figure dans le volume, Ecrits français, Gallimard. 1991. Folio Essais n°418. 2003.
«Décrire le passé tel qu’il a été» voilà, d’après Ranke, la tâche de l’historien. C’est une définition toute chimérique. La connaissance du passé ressemblerait plutôt à l’acte par lequel à l’homme au moment d’un danger soudain se présentera un souvenir qui le sauve. Le matérialisme historique est tout attaché à capter une image du passé comme elle se présente au sujet à l’improviste et à l’instant même d’un danger suprême. Danger qui menace aussi bien les données de la tradition que les hommes auxquels elles sont destinées. Il se présente aux deux comme un seul et même: c’est-à-dire comme danger de les embaucher au service de l’oppression. Chaque époque devra, de nouveau, s’attaquer à cette rude tâche: libérer du conformisme une tradition en passe d’être violée par lui. Rappelons-nous que le messie ne vient pas seulement comme rédempteur mais comme le vainqueur de l’antéchrist. Seul un historien, pénétré qu’un ennemi victorieux ne va même pas s’arrêter devant les morts – seul cet historien-là saura attirer au cœur même des événements révolus l’étincelle d’un espoir. En attendant, et à l’heure qu’il est, l’ennemi n’a pas encore fini de triompher.
(Je remercie vivement Nathalie Raoux qui a publié aujourd’hui sur Twitter la fin de la citation de Walter Benjamin dans la traduction de Maurice de Gandillac.)
«Nous vivons dans un monde plutôt désagréable, où non seulement les gens, mais les pouvoirs établis ont intérêt à nous communiquer des affects tristes. La tristesse, les affects tristes sont tous ceux qui diminuent notre puissance d’agir. Les pouvoirs établis ont besoin de nos tristesses pour faire de nous des esclaves. Le tyran, le prêtre, les preneurs d’âmes, ont besoin de nous persuader que la vie est dure et lourde. Les pouvoirs ont moins besoin de nous réprimer que de nous angoisser, ou, comme dit Virilio, d’administrer et d’organiser nos petites terreurs intimes. La longue plainte universelle qu’est la vie …On a beau dire « dansons », on est pas bien gai. On a beau dire « quel malheur la mort », il aurait fallu vivre pour avoir quelque chose à perdre. Les malades, de l’âme autant que du corps, ne nous lâcheront pas, vampires, tant qu’ils ne nous auront pas communiqué leur névrose et leur angoisse, leur castration bien-aimée, le ressentiment contre la vie, l’immonde contagion. Tout est affaire de sang. Ce n’est pas facile d’être un homme libre : fuir la peste, organiser les rencontres, augmenter la puissance d’agir, s’affecter de joie, multiplier les affects qui expriment un maximum d’affirmation. Faire du corps une puissance qui ne se réduit pas à l’organisme, faire de la pensée une puissance qui ne se réduit pas à la conscience.(…)
L’Âme et le corps, l’âme n’est ni au dessus ni au-dedans elle est «avec», elle est sur la route, exposée a tous les contacts, les rencontres, en compagnie de ceux qui suivent le même chemin, “sentir avec eux, saisir la vibration de leur âme et de leur chair au passage”, le contraire d’une morale de salut, enseigner à l’âme à vivre sa vie, non pas à la sauver.»
Gilles Deleuze. Dialogues avec Claire Parnet. Paris, éditions Flammarion, 1977.
Statue de Baruch Spinoza (Nicolas Dings) dans le Zwanenburgwal à Amsterdam près du lieu où il a vécu . Novembre 2008. L’Icosaèdre qui l’accompagne est censé représenter la pensée du philosophe.
“Baruch de Spinoza naît en 1632 dans le quartier juif d’Amsterdam, d’une famille de commerçants aisés, d’origine espagnole ou portugaise. A l’école juive il fait des études, théologiques et commerciales. Dès treize ans, il travaille dans la maison de commerce de son père tout en poursuivant ses études (à la mort de son père, en 1654, il la dirigera avec son frère, jusqu’en 1656). Comment opéra la lente conversion philosophique qui le fit rompre avec la communauté juive, avec les affaires, et le conduisit à l’excommunication de 1656? Nous ne devons pas imaginer homogène la communauté d’Amsterdam; elle a autant de diversité, d’intérêts et d’idéologies que les milieux chrétiens. Elle est en majorité composée d’ex-marranes, c’est-à-dire de juifs ayant pratiqué extérieurement le catholicisme en Espagne et au Portugal, et qui durent émigrer à la fin du XVIe siècle. Même sincèrement attachés à leur foi, ils sont imprégnés d’une culture philosophique, scientifique et médicale qui ne se concilie pas sans peine avec le judaïsme rabbinique traditionnel. Le père de Spinoza semble lui-même un sceptique, qui n’en tient pas moins un rôle important dans la synagogue et la communauté juive. A Amsterdam, certains ne se contentent pas de mettre en question le rôle des rabbins et de la tradition, mais le sens de l’Ecriture elle-même: Uriel da Costa sera condamné en 1647 pour avoir nié l’immortalité de l’âme et la loi révélée, ne reconnaissant que la loi naturelle; et surtout Juan de Prado sera mis en pénitence en 1656, puis excommunié, accusé d’avoir soutenu que les âmes meurent avec les corps, que Dieu n’existe que philosophiquement parlant, et que la foi est inutile. Des documents récemment publiés attestent les liens étroits de Spinoza avec Prado; on peut penser que les deux cas furent joints. Si Spinoza fut condamné plus sévèrement, excommunié dès 1656, c’est parce qu’il refusait pénitence et cherchait lui-même la rupture. Les rabbins, comme dans beaucoup d’autres cas, semblent avoir souhaité un accommodement. Mais, au lieu de pénitence, Spinoza rédigea une Apologie pour justifier sa sortie de la Synagogue, ou du moins une ébauche du futur Traité théologico-politique. Que Spinoza fût né à Amsterdam même, enfant de la communauté, devait aggraver son cas. La vie lui devenait difficile à Amsterdam. Peut-être à la suite d’une tentative d’assassinat par un fanatique, il se rend à Leyde pour continuer des études de philosophie, et s’installe dans la banlieue à Rijnsburg. On raconte que Spinoza gardait son manteau percé d’un coup de couteau, pour mieux se rappeler que la pensée n’était pas toujours aimée des hommes; s’il arrive qu’un philosophe finisse dans un procès, il est plus rare qu’il commence par une excommunication et une tentative d’assassinat.”
Spinoza Philosophie pratique. Éditions de Minuit, 2003. Collection de poche Reprise n°4. La première édition de ce livre a paru aux Presses universitaires de France en 1970. Elle a été rééditée aux Éditions de Minuit en 1981, modifiée et augmentée de plusieurs chapitres (III, V et VI).
René, 67 ans, raconte à sa fille Nina ses années 52-62, ses années algériennes, celles de l’enfance et de la guerre. En cinq épisodes, il fait appel à ses sens pour se souvenir de ce que ses yeux d’enfant ont vu, de ce que son nez sentait, de ce qu’il mangeait et ne mange plus, de ce que ses mains saisissaient pour jouer, de ce que son corps ressentait sous le soleil oranais, les langues mêlées qu’il entendait au marché, les bruits sourds des armes et, parfois, des larmes.
«52-62, mon enfance en Algérie», un podcast Slate.fr par Nina Pareja.
En octobre, j’ai vu avec intérêt à Madrid le film d’Alejandro Amenábar Mientrasdure la guerra dont la sortie est prévue en France le 19 février 2020. Ensuite, j’ai lu la très complète biographie de Colette et Jean-Claude Rabaté.
Son exil en France de 1924 à 1930 a particulièrement attiré mon attention.
Miguel de Unamuno est vice-recteur de l’université de Salamanque et Doyen de la Faculté de Lettres en 1921. La guerre du Rif s’est aggravée après le désastre espagnol d’Annual (22 juillet 1921) et est devenue l’affaire du roi et de l’Armée. Unamuno, profondément antimilitariste, supporte de plus en plus mal cette situation. Le 13 septembre 1923, le général Miguel Primo de Rivera, avec l’accord d’Alphonse XIII, proclame la dissolution des Cortes et du gouvernement. Il déclare l’état de guerre et instaure un Directoire militaire. Les critiques d’Unamuno contre le roi et le dictateur entraînent sa destitution et son exil à Fuerteventura, aux îles Canaries , en février 1924. Il est amnistié le 9 juillet 1924, mais quitte clandestinement l’île sur un voilier frété par le directeur du journal français Le Quotidien, Henri Dumay. Il est reçu triomphalement à Cherbourg le 26 juillet 1924. Il vit à Paris pendant treize mois dans un petit hôtel (le Novelty Family Hôtel), situé 2 rue la Pérouse dans le XVI ème arrondissement. Ensuite, comme il ne supporte plus l’éloignement physique de son pays, il s’installe à Hendaye, près de la gare, dans la pension-hôtel Broca. Il peut regarder les montagnes de son Pays basque espagnol. Á Hendaye, il collabore de 1927 à 1929 à la revue Hojas Libres, dirigée par Eduardo Ortega y Gasset (1882-1964), frère aîné du philosophe. Cette publication jouera un rôle important dans la rejet par les Espagnols de la dictature de Primo de Rivera. Il rentre en Espagne le 9 février 1930. Il est reçu avec enthousiasme par les habitants de Salamanque le 13 février. Il lance son mot d’ordre: «Dios Patria y Ley. Dieu. Patrie et Loi». Il retrouve sa famille et sa chaire à Salamanque après six années d’exil en France.
Plaque. 2 rue La Pérouse. Paris XVI.
Manual de quijotismo.
« Cabe militarizar a un civil pero es casi imposible civilizar a un militar.»
Carta a Pedro de Múgica. 1901.
«Tengo un odio profundo al militarismo y en lo único que me interpondré en la carrera de mis hijos es en prohibirles que se hagan militares si lo intentasen. Lo estimaría como las más de las familias de cierta posición estiman aquí el que un hijo se les meta torero.
Es a mis ojos une posición indigna. Y un jefe de Estado que es ante todo y sobre todo soldado y jefe de la milicia es para mí algo que debe desaparecer. El industrialismo es el que ha de acabar con el militarismo y una vez que dé muerte a éste se depurará de sus defectos, debidos al contacto con el militarismo. Me repugnan las glorias militares.»
Colette y Jean-Claude Rabaté, Miguel de Unamuno (1864-1936) Convencer hasta la muerte. Galaxia Gutenberg . 2019.
«Entretanto sigue conociendo momentos de abatimiento particularmente perceptibles cuando acompaña el 5 de diciembre (1924) al escritor y médico Georges Duhamel a la École Normale supérieure, cuna de la intelectualidad francesa. Se propone hablar a los estudiantes de sus vivencias íntimas y religiosas durante su destierro, sobre todo en la isla de Fuerteventura, y también del «deber de la acción pública». Según el francés, charla durante una hora y, de repente, se turba, mira a su amigo angustiado y se pone a sollozar convulsivamente. Duhamel no sabe qué decirle y todos los normaliens salen en silencio. En la calle, Unamuno le dice: «Es la primera vez desde hace diez meses que me encuentro delante de mis alumnos.»
cf. Lidia Anoll, «Correspondance Georges Duhamel-Miguel de Unamuno, 1924-1929», Les cahiers de l’Abbaye de Créteil, 14 de diciembre de 1992, p.56.