François-René de Chateaubriand

Portrait de Chateaubriand (Anne-Louis Girodet). Après 1808. Saint-Malo, Musée d’Histoire de la Ville et du Pays Malouin

“Le vaisseau sur lequel nous passions en Amérique s’étant élevé au-dessus du gisement des terres, bientôt l’espace ne fut plus tendu que du double azur de la mer et du ciel, comme une toile préparée pour recevoir les futures créations de quelque grand peintre. La couleur des eaux devint semblable à celle du verre liquide. Une grosse houle venait du couchant, bien que le vent soufflât de l’est; d’énormes ondulations s’étendaient du nord au midi, et ouvraient dans leurs vallées de longues échappées de vue sur les déserts de l’Océan. Ces mobiles paysages changeaient d’aspect à toute minute: tantôt une multitude de tertres verdoyants représentaient des sillons de tombeaux dans un cimetière immense; tantôt des lames en faisant moutonner leurs cimes imitaient des troupeaux blancs répandus sur des bruyères; souvent l’espace semblait borné, faute de point de comparaison; mais si une vague venait à se lever, un flot à se courber comme une côte lointaine, un escadron de chiens de mer à passer à l’horizon, l’espace s’ouvrait subitement devant nous. On avait surtout l’idée de l’étendue lorsqu’une brume légère rampait à la surface de la mer et semblait accroître l’immensité même. Oh! qu’alors les aspects de l’Océan sont grands et tristes! Dans quelles rêveries ils vous plongent, soit que l’imagination s’enfonce sur les mers du Nord au milieu des frimas et des tempêtes, soit qu’elle aborde sur les mers du Midi à des îles de repos et de bonheur!
Il nous arrivait souvent de nous lever au milieu de la nuit et d’aller nous asseoir sur le pont, où nous ne trouvions que l’officier de quart et quelques matelots qui fumaient leur pipe en silence. Pour tout bruit on entendait le froissement de la proue sur les flots, tandis que des étincelles de feu couraient avec une blanche écume le long des flancs du navire.”

Génie du christianisme. 1802. Partie 1. Livre 5. Chapitre XII.


François-René de Chateaubriand

Le jeune Chateaubriand (Anne-Louis Girodet), v 1790.

«J’ai jeté un dernier regard sur les montagnes du nord que les brouillards du soir couvraient d’un rideau blanc, sur la vallée du midi, sur l’ensemble du paysage, et je suis retourné à ma chambre solitaire. À une heure du matin, le vent soufflant avec violence, je me suis levé, et j’ai passé le reste de la nuit sur la terrasse. Le ciel était chargé de nuages, la tempête mêlait ses gémissements, dans les colonnes du temple, au bruit de la cascade: on eût cru entendre des voix tristes sortir des soupiraux de l’antre de la Sibylle. La vapeur de la chute de l’eau remontait vers moi du fond du gouffre comme une ombre blanche: c’était une véritable apparition. Je me croyais transporté au bord des grèves ou dans les bruyères de mon Armorique, au milieu d’une nuit d’automne; les souvenirs du toit paternel effaçaient pour moi ceux des foyers de César: chaque homme porte en lui un monde composé de tout ce qu’il a vu et aimé, et où il rentre sans cesse, alors même qu’il parcourt et semble habiter un monde étranger.»

Voyage en Italie (1803-1804)