Jorge Semprún – Charles Baudelaire

Jorge Semprún. Lugano. 1945.

Je relis des textes de Jorge Semprún (1923-2011), résistant FTP-MOI, rotspanier déporté à Buchenwald, militant communiste orthodoxe puis critique, exclu du PCE en 1964, ministre de la culture d’un gouvernement socialiste en Espagne de 1988 à 1991.

La poésie l’a toujours passionné. Son père, José María Semprún Gurrea (1893-1966), fut correspondant en Espagne de la revue Esprit et représentant de la République espagnole à La Haye de 1937 à 1939. En famille, ils récitaient et apprenaient par coeur des poèmes de Garcilaso de la Vega, Rubén Darío, Gustavo Adolfo Bécquer, César Vallejo, Pablo Neruda. Ceux de Baudelaire et de Rimbaud ont été essentiels dans son rapide apprentissage du français à Paris à partir de 1939.

Adieu, vive clarté est un récit autobiographique de Jorge Semprún, publié en 1998, qui se déroule pendant la période précédant sa déportation à Buchenwald en janvier 1944. Il participait à la Résistance en Bourgogne dans le groupe « Jean-Marie Action », dépendant du réseau Buckmaster, mis en place par les services secrets britanniques. Il fut arrêté à Joigny, le 8 octobre 1943, avec la résistante Irène Chiot, puis détenu à la prison d’Auxerre et torturé par la Gestapo à l’hôpital psychiatrique .

Gallimard. Collection Folio n° 3317.

Chant d’automne (Charles Baudelaire)

                            I        

Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres ;
Adieu, vive clarté de nos étés trop courts !
J’entends déjà tomber avec des chocs funèbres
Le bois retentissant sur le pavé des cours.

Tout l’hiver va rentrer dans mon être : colère,
Haine, frissons, horreur, labeur dur et forcé,
Et, comme le soleil dans son enfer polaire,
Mon coeur ne sera plus qu’un bloc rouge et glacé.

J’écoute en frémissant chaque bûche qui tombe ;
L’échafaud qu’on bâtit n’a pas d’écho plus sourd.
Mon esprit est pareil à la tour qui succombe
Sous les coups du bélier infatigable et lourd.

Il me semble, bercé par ce choc monotone,
Qu’on cloue en grande hâte un cercueil quelque part.
Pour qui ? – C’était hier l’été ; voici l’automne !
Ce bruit mystérieux sonne comme un départ.

                              II

J’aime de vos longs yeux la lumière verdâtre,
Douce beauté, mais tout aujourd’hui m’est amer,
Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l’âtre,
Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer.

Et pourtant aimez-moi, tendre cœur ! soyez mère,
Même pour un ingrat, même pour un méchant ;
Amante ou soeur, soyez la douceur éphémère
D’un glorieux automne ou d’un soleil couchant.

Courte tâche ! La tombe attend ; elle est avide !
Ah ! laissez-moi, mon front posé sur vos genoux,
Goûter, en regrettant l’été blanc et torride,
De l’arrière-saison le rayon jaune et doux !

Les Fleurs du mal, 1857.

Dans L’Écriture ou la vie (1994) Jorge Semprun évoque la mort à Buchenwald le 16 mars 1945 du sociologue Maurice Halbwachs (1877-1945), professeur à la Sorbonne.

« J’avais pris la main de Halbwachs qui n’avait pas eu la force d’ouvrir les yeux. J’avais senti seulement une réponse de ses doigts, une pression légère : message presque imperceptible.
Le professeur Maurice Halbwachs était parvenu à la limite des résistances humaines. Il se vidait lentement de sa substance, arrivé au stade ultime de la dysenterie qui l’emportait dans la puanteur.
Un peu plus tard, alors que je lui racontais n’importe quoi, simplement pour qu’il entende le son d’une voix amie, il a soudain ouvert les yeux. La détresse immonde, la honte de son corps en déliquescence y étaient lisibles. Mais aussi une flamme de dignité, d’humanité vaincue mais inentamée. La lueur immortelle d’un regard qui constate l’approche de la mort, qui sait à quoi s’en tenir, qui en a fait le tour, qui en mesure face à face les risques et les enjeux, librement : souverainement.
Alors, dans une panique soudaine, ignorant si je puis invoquer quelque Dieu pour accompagner Maurice Halbwachs, conscient de la nécessité d’une prière, pourtant, la gorge serrée, je dis à haute voix, essayant de maîtriser celle-ci, de la timbrer comme il faut, quelques vers de Baudelaire. C’est la seule chose qui me vienne à l’esprit.
Ô mort, vieux capitaine, il est temps, levons l’ancre…
Le regard de Halbwachs devient moins flou, semble s’étonner.
Je continue de réciter. Quand j’arrive à … – nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons,
un mince frémissement s’esquisse sur les lèvres de Maurice Halbwachs.
Il sourit, mourant, son regard sur moi, fraternel. »

Maurice Halbwachs, 1944.

Le voyage (Charles Baudelaire)

VIII

Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre,
Nos coeurs que tu connais sont remplis de rayons !

Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !

Jorge Semprún a glissé ce vers de Baudelaire – ” Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses. ” – dans le scénario de La Guerre est finie d’Alain Resnais. Ce film raconte trois jours de Diego Mora, permanent en exil du PCE qui passe régulièrement la frontière sous des identités d’emprunt pour assurer la liaison entre les militants exilés et ceux qui sont restés en Espagne. Il décrit la vie quotidienne d’un révolutionnaire clandestin qui doute du sens de son action et des moyens mis en oeuvre.

https://www.youtube.com/watch?v=XD7QIGlzktw

https://www.youtube.com/watch?v=o7q8Ougxv10

Las Majas en el balcón (Francisco de Goya). 1808-14. New York, Metropolitan Museum of Art.

XXXVI Le balcon (Charles Baudelaire)

Mère des souvenirs maîtresse des maîtresses
Ô toi, tous mes plaisirs! ô, toi, tous mes devoirs !
Tu te rappelleras la beauté des caresses,
La douceur du foyer et le charme des soirs,
Mère des souvenirs maîtresse des maîtresses !

Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon,
Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses.
Que ton sein m’était doux ! que ton coeur m’était bon !
Nous avons dit souvent d’impérissables choses
Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon.

Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !
Que l’espace est profond ! que le coeur est puissant !
En me penchant vers toi, reine des adorées,
Je croyais respirer le parfum de ton sang.
Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !

La nuit s’épaississait ainsi qu’une cloison,
Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles,
Et je buvais ton souffle, ô douceur ! ô poison !
Et tes pieds s’endormaient dans mes mains fraternelles.
La nuit s’épaississait ainsi qu’une cloison.

Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses,
Et revis mon passé blotti dans tes genoux.
Car à quoi bon chercher tes beautés langoureuses
Ailleurs qu’en ton cher corps et qu’en ton coeur si doux ?
Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses !

Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis,
Renaîtront-ils d’un gouffre interdit à nos sondes,
Comme montent au ciel les soleils rajeunis
Après s’être lavés au fond des mers profondes.

– Ô serments ! ô parfums ! ô baisers infinis !

Les Fleurs du Mal, 1857.

Le balcon (Edouard Manet). 1869. Paris, Musée d’ Orsay.

Charles Baudelaire

Charles Baudelaire (Etienne Carjat). Bruxelles, 1865.

CHANT D’AUTOMNE

                            I        

Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres;
Adieu, vive clarté de nos étés trop courts!
J’entends déjà tomber avec des chocs funèbres
Le bois retentissant sur le pavé des cours.

Tout l’hiver va rentrer dans mon être: colère,
Haine, frissons, horreur, labeur dur et forcé,
Et, comme le soleil dans son enfer polaire,
Mon coeur ne sera plus qu’un bloc rouge et glacé.

J’écoute en frémissant chaque bûche qui tombe;
L’échafaud qu’on bâtit n’a pas d’écho plus sourd.
Mon esprit est pareil à la tour qui succombe
Sous les coups du bélier infatigable et lourd.

Il me semble, bercé par ce choc monotone,
Qu’on cloue en grande hâte un cercueil quelque part.
Pour qui ? – C’était hier l’été; voici l’automne!
Ce bruit mystérieux sonne comme un départ.

                              II

J’aime de vos longs yeux la lumière verdâtre,
Douce beauté, mais tout aujourd’hui m’est amer,
Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l’âtre,
Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer.

Et pourtant aimez-moi, tendre cœur! soyez mère,
Même pour un ingrat, même pour un méchant;
Amante ou soeur, soyez la douceur éphémère
D’un glorieux automne ou d’un soleil couchant.

Courte tâche! La tombe attend; elle est avide!
Ah! laissez-moi, mon front posé sur vos genoux,
Goûter, en regrettant l’été blanc et torride,
De l’arrière-saison le rayon jaune et doux!

Les Fleurs du mal, 1857.

Adieu, vive clarté (1998) est un récit roman autobiographique de Jorge Semprún qui se déroule pendant la période précédant sa déportation au camp de concentration de Buchenwald.