Louis Guilloux a écrit un livre de souvenirs au titre emprunté à une vieille légende bretonne, L’Herbe d’oubli. Commencé au début des années 1960, poursuivi de manière plus intense en 1969 ce récit qu’il n’a jamais fini est paru seulement en 1984. Le texte a été établi et annoté par Françoise Lambert.
« Faire ses comptes, se mettre en règle, chercher à savoir qui on est, et ce que l’on pense, trouver son ordre et s’y maintenir – combien de fois au cours de ma vie ne me suis-je pas dit qu’il ne pouvait s’agir d’autre chose, que tant que cette entreprise n’aurait pas été menée à bonne fin, il n’y aurait rien de fait ni rien qui vaille, que je ne ferais que persévérer dans la confusion et vivre dans la suite de moi-même, c’ est-à-dire en acceptant tout ce que je refuse. Combien de fois n’ai-je pas pensé que j’allais me mettre en route, mais sans aller jamais bien loin, repris dans les pièges de la facilité, d’une certaine paresse peut-être, soumis, toujours hanté par le soupçon que rien n’est jamais comme on croit, que tous les problèmes ne sont pas faits pour chacun et qu’il ne faut pas se laisser tenter au-dessus de ses forces. Faire ses comptes c’est aussi chercher à revoir comme à travers un kaléidoscope, s’efforcer de remettre en ordre les pages d’un livre disloqué tout en sachant qu’il en manquera beaucoup, se demander sur ce qui s’est passé à telle ou telle période : comment était-ce ? Qu’est-ce que cela voulait dire ? Pourquoi ? Comment ai-je agi à ce moment-là ? Envers moi-même, envers les autres ? Se peut-il que l’on s’habitue à soi-même ? Que jusque dans la vieillesse on vive avec ses erreurs et ses remords comme avec ses maladies, qu’on finisse par se passer bien des choses ? Oui, mais on sait. Pour ce qui a compté il n’y a pas de prescription. »
Son professeur, au Lycée de Saint-Brieuc, M.Maumont faisait apprendre à ses élèves de nombreux poèmes par coeur.
” Quel but poursuivait M. Maumont en nous faisant apprendre des textes comme celui-là et des poèmes comme celui de Leconte de Lisle (… ). Les plus âgés d’entre nous avaient à peine quinze ans (…). Pourquoi faisait-il cela? Il me le dit lui-même, beaucoup plus tard, c’est qu’il avait été élevé par des prêtres et qu’il avait pris dès son enfance une horreur définitive de toute ” mysticité “.
Buste en bronze de Leconte de Lisle au lycée éponyme, Saint-Denis de la Réunion (Alexandre Guéry)
Le vent froid de la nuit (Charles-Marie Leconte de Lisle)
Le vent froid de la nuit souffle à travers les branches Et casse par moments les rameaux desséchés ; La neige, sur la plaine où les morts sont couchés, Comme un suaire étend au loin ses nappes blanches.
En ligne noire, au bord de l’étroit horizon, Un long vol de corbeaux passe en rasant la terre, Et quelques chiens, creusant un tertre solitaire, Entre-choquent les os dans le rude gazon.
J’entends gémir les morts sous les herbes froissées. Ô pâles habitants de la nuit sans réveil, Quel amer souvenir, troublant votre sommeil, S’échappe en lourds sanglots de vos lèvres glacées ?
Oubliez, oubliez ! Vos coeurs sont consumés ; De sang et de chaleur vos artères sont vides. Ô morts, morts bienheureux, en proie aux vers avides, Souvenez-vous plutôt de la vie, et dormez !
Ah ! dans vos lits profonds quand je pourrai descendre, Comme un forçat vieilli qui voit tomber ses fers, Que j’aimerai sentir, libre des maux soufferts, Ce qui fut moi rentrer dans la commune cendre !
Mais, ô songe ! Les morts se taisent dans leur nuit. C’est le vent, c’est l’effort des chiens à leur pâture, C’est ton morne soupir, implacable nature ! C’est mon coeur ulcéré qui pleure et qui gémit.
Tais-toi. Le ciel est sourd, la terre te dédaigne. À quoi bon tant de pleurs si tu ne peux guérir ? Sois comme un loup blessé qui se tait pour mourir, Et qui mord le couteau, de sa gueule qui saigne.
Encore une torture, encore un battement. Puis, rien. La terre s’ouvre, un peu de chair y tombe ; Et l’herbe de l’oubli, cachant bientôt la tombe, Sur tant de vanité croît éternellement.
Louis Guilloux [1899-1980] Lettre à Jean Guéhenno [1890-1978]. 4 mars 1931.
« […] La culture n’a rien à voir avec l’amour de la vérité, je crois, ou bien, elle n’est justement que cela. Et, il est à se demander s’il est bien nécessaire de connaître Platon et Jésus-Christ pour aimer la justice et défendre la vérité. Je ne le crois pas. Je ne pousserai pas le paradoxe jusqu’à dire que je crois le contraire, bien que toute culture digne de ce nom doive être naïve. Je dis naïve et pas autre chose. Naïve donc profonde, comme est profond tout ce qui naît du cœur sans la complicité de l’orgueil, comme est profond tout ce qui participe du sentiment de la communion des hommes, tous également torturés par les mêmes angoisses, tous ensevelis dans la même nuit. Ce mot de culture, pour moi, ne peut avoir d’autre sens que celui de l’expérience. Et il n’est d’expérience que de soi. Culture est douleur et courage. L’homme cultivé est toujours un homme meurtri, et qui, dans une certaine mesure, se survit à lui-même. Cet homme là est de toutes les classes, de tous les temps. Il n’a pas besoin de savoir lire. Il lui suffit d’avoir vu mourir, d’avoir aimé, d’avoir trompé, d’avoir été trompé, d’avoir éprouvé l’inquiétude de ses « fins dernières », et connu la solitude. Mais lire, écrire ? Jeux mesquins. Oui, tout le monde tire sa force de sa naïveté. C’est pourquoi les intellectuels forment une race si triste, si étrange, et en même temps odieuse et douloureuse. Pauvres gens ! Ils sont sans abri et sans racines ; la plupart d’entre eux connaissent la pire des solitudes : celle qui grelotte de froid et de peur, et qui grince des dents, celle qui n’a que la haine pour partage, et point l’amour. Étrange peuple, séparé de tout, et pitoyable. Ce sont eux, pourtant qui prétendent avoir le monopole et le dépôt de la culture. Petits bonhommes en sable, ils n’ont que du sable pour nourriture. Et ça ne fait pas un régime. »
Albert Camus et Louis Guilloux à Sidi-Madani. Mars 1948. Bibliothèques de Saint-Brieuc, Fonds Louis Guilloux.
Entre décembre 1947 et mars 1948, eurent lieu à soixante kilomètres au sud d’Alger, à douze kilomètres de Blida, dans l’Hôtel Transatlantique situé dans le village de Sidi-Madani, dans les gorges de la Chiffa, près du Ruisseau des Singes, des rencontres d’écrivains et d’artistes originaires de France et d’Algérie. Charles Aguesse (1903-1983), inspecteur des Mouvements de jeunesse et d’éducation populaire en Algérie, assisté de Christiane Faure, Inspectrice Départementale de ce même service et sœur aînée de Francine Camus, était à l’origine de ces rencontres. La perspective était offerte à des intellectuels de trouver à Sidi Madani un espace de paix et de réflexion, propice à leur propre travail de création. Ils découvraient aussi quelques aspects d’un pays inconnu de la plupart d’entre eux. Enfin et surtout, la possibilité leur était offerte de rencontrer et d’échanger avec des écrivains et artistes d’Algérie, riches d’une double culture, ainsi qu’avec des enseignants et des étudiants. Ces rencontres furent importantes. Elles réunirent des personnalités du monde des arts et des lettres de France et d’Algérie, comme les écrivains Albert Camus, Francis Ponge, Jean Cayrol, Louis Guilloux, Michel Leiris, Mohamed Dib, Mohamed Zerrouki, Nabahni Kouriba, Emmanuel Roblès, Jean Sénac, Henri Calet, Louis Parrot, Jean Tortel, Brice Parain, Pierre Minet, André Mandouze, les artistes Marcel Damboise, Simon Mondzain, Jean de Maisonseul, Louis Bénisti, Sauveur Galliero, Baya, le musicien El Boudali Safir, le docteur Khaldi. Charles Aguesse n’a pas été autorisé à renouveler cette expérience en 1949. Louis Guilloux est resté en Algérie du 18 février au 24 mars 1948. Il a séjourné à Sidi-Madani du 18 février au 17 mars. Albert Camus est arrivé à Sidi-Madani le 2 mars et y est resté jusqu’au 13.
Charles Aguesse, Journal de Sidi Madani. Alger-Lunel, EL Kalima Aspam. collection “Petits inédits maghrébins”, 2022.
Carnets de Louis Guilloux (1944-1974). Tome II. Gallimard, 1982. Pages 72-74.
« Après la visite aux singes, nous sommes retournés à Blida qui se trouve à une quinzaine de kilomètres de Sidi-Madani. Avant le concert, nous avons eu très largement le temps d’errer dans la ville et de retourner au marché indigène, que nous avions déjà vu en passant l’autre jour pour venir ici. Je pourrais en faire toute une description si je croyais au pittoresque, la couleur ne manquerait pas, ni le grouillement autour des étals chargés de toutes sortes de fruits, de gâteaux, de légumes, dans des couffins, sur des planchers, dans des baraques qui seraient un luxe dans la zone parisienne. La pauvreté des Arabes est celle des clochards. Le nombre de gens en haillons est immense. Beaucoup portent d’anciennes capotes militaires plus que hors d’usage. Les souliers sont une rareté et encore ne peut-on guère parler de souliers, mais de savates, de chaussures innommables. Les femmes, les enfants, les gosses vont pieds nus, on me dit que les arabes sont heureux, qu’ils n’ont besoin de rien, qu’il leur suffit d’avoir à manger pour aujourd’hui et qu’ils ne s’inquiètent pas du lendemain, que leur religion le veut ainsi. Je ne sais si cela est vrai mais ce qui est sûr, c’est que nous, Européens, nous pensons différemment, et que nos principes en tout cas voudraient que nous fassions quelque chose pour les tirer de cet état de misère qui est, à proprement parler, une honte. Je n’ai jamais été colonialiste mais après cet expérience, je le suis moins que jamais. Je me sens ici une mauvaise conscience. Dans les rues de Blida, c’est un agent de ville portant exactement le même uniforme que les agents de ville de Saint-Brieuc qui règle la circulation, et le spectacle de cet agent, entouré d’une foule très bariolée d’hommes à turbans et à gandouras, de femmes voilées, de têtes coiffées du fez rouge, est une belle expression de ce qu’il y a la fois d’absurde et d’humoristique au sens humour noir, et de salaud, dans la situation. Je ne suis pas à l’aise. Je me sens parfaitement étranger, occupant. À ce concert, est arrivé le capitaine de gendarmerie. C’était le feld-kommandant. Il paraît, nous a dit Aguesse, que nous aurons des rencontres avec des musulmans « évolués », c’est à dire avec des bourgeois riches. Bon. Ce sont les collaborateurs. Je reviens ce matin d’un village arabe qui s’appelle la Chiffa. On ne peut imaginer l’ennui que c’est. Des maisons très pauvrement européennes de part et d’autre d’une route, de pauvres boutiques, c’est très ennuyeux. Mais attendons de voir plus loin, et de retourner à Alger, où nous n’avons encore passé que quelques heures. Ici, nous sommes en pleine campagne, sur la grand-route du Sud. On voit passer des cars portant : Route du Hoggar. Et, toute la journée, des Arabes, soit à pied, soit montés sur leurs petits bourricots. À quelques cent mètres d’ici, il y a une épicerie et un café maure où nous sommes déjà allés plusieurs fois. On y trouve toujours une bonne dizaine d’Arabes, vieux et jeunes, assis en train de bavarder, ou de tresser des couffins, mais, jusqu’à présent, pas de chanteurs, pas de conteurs. L’épicerie est minable d’apparence, mais l’épicier riche à millions. Il est vêtu à l’européenne. Mais il porte un fez. C’est un homme très obligeant. Chaque fois qu’on va le voir, il vous offre le café, ou le thé à la menthe. Il ne demande qu’à vous rendre service. C’est lui aussi un collaborateur. J’ai attendu bien tard pour quitter l’Europe, et je m’aperçois que bien des choses qui peut-être m’auraient enthousiasmé il y a vingt ou vingt-cinq ans, ne m’intéressent plus que médiocrement. Je me sens surtout étranger. Mais attendons. L’expérience ne fait que commencer. Il y aura demain dimanche tout juste huit jours de mon départ de Genève, et je n’en suis encore qu’à mon quatrième jour d’Algérie. En principe, Camus doit arriver ici dans deux ou trois jours. »
Je viens de lire L’ami Louis de Sylvie Le Bihan, Denoël, 2025. Le roman est assez décevant, mais son intérêt est de nous permettre de nous replonger dans l’oeuvre d’un des grands romanciers français du XXe siècle : Louis Guilloux (1899-1980).
Je renvoie à la recension de Gilles Cervera de cette nouveauté de ” la rentrée littéraire ” dans La Cause Littéraire :
L’amitié entre Albert Camus et Louis Guilloux a été essentielle pour les deux auteurs. Le prix Nobel 1957 a fait une belle préface à La Maison du peuple, premier roman de son ami breton dont la première édition date de 1927.
Préface d’Albert Camus à La Maison du Peuple de Louis Guilloux. Caliban n°13, janvier 1948. Grasset, 1953. Les cahiers rouges, 2004.
Presque tous les écrivains français qui prétendent aujourd’hui parler au nom du prolétariat sont nés de parents aisés ou fortunés. Ce n’est pas une tare, il y a du hasard dans la naissance, et je ne trouve cela ni bien ni mal. Je me borne à signaler au sociologue une anomalie et un objet d’études. On peut d’ailleurs essayer d’expliquer ce paradoxe en soutenant, avec un sage de mes amis, que parler de ce qu’on ignore finit par vous l’apprendre.
Il reste qu’on peut avoir ses préférences. Et, pour moi, j’ai toujours préféré qu’on témoignât, si j’ose dire, après avoir été égorgé. La pauvreté, par exemple, laisse à ceux qui l’ont vécue une intolérance qui supporte mal qu’on parle d’un certain dénuement autrement qu’en connaissance de cause. Dans les périodiques et les livres rédigés par les spécialistes du progrès, on traite souvent du prolétariat comme d’une tribu aux étranges coutumes et on en parle alors d’une manière qui donnerait aux prolétaires la nausée si seulement ils avaient le temps de lire les spécialistes pour s’informer de la bonne marche du progrès. De la flatterie dégoûtante au mépris ingénu, il est difficile de savoir ce qui, dans ces homélies, est le plus insultant. Ne peut-on vraiment se priver d’utiliser et de dégrader ce qu’on prétend vouloir défendre ? Faut-il que la misère toujours soit volée deux fois ? Je ne le pense pas. Quelques hommes au moins, avec Vallès et Dabit, ont su trouver le seul langage qui convenait. Voilà pourquoi j’admire et j’aime l’oeuvre de Louis Guilloux, qui ne flatte ni ne méprise le peuple dont il parle et qui lui restitue la seule grandeur qu’on ne puisse lui arracher, celle de la vérité.
Ce grand écrivain, parce qu’il a fait ses classes à l’école de la nécessité, a appris à juger sans embarras de ce qu’est un homme. Il y a gagné du même coup une sorte de pudeur qui semble mal partagée dans le monde où nous vivons et qui l’empêchera toujours d’accepter que la misère d’autrui puisse être un marchepied, ni qu’elle puisse offrir un sujet de pittoresque pour lequel seul l’artiste n’aurait pas à payer. D.H.Lawrence rapportait souvent à sa naissance dans une famille de mineurs ce qu’il y avait de meilleur en lui-même et dans son oeuvre. Mais Lawrence et ceux qui lui ressemblent savent que, si l’on peut prêter une grandeur à la pauvreté, l’asservissement qui l’accompagne presque toujours ne se justifiera jamais. Par dessus eux-mêmes, leurs oeuvres portent condamnation, et les livres de Guilloux ne se soustraient pas à ce grand devoir. De La Maison du Peuple, son premier livre au Pain des rêves et au Jeu de Patience, ils témoignent tous d’une fidélité. L’enfance pauvre, avec ses rêves et ses révoltes, lui a fourni l’inspiration de son premier et de ses derniers livres. Rien n’est plus dangereux qu’un tel sujet qui prête au réalisme facile et à la sentimentalité. Mais la grandeur d’un artiste se mesure aux tentations qu’il a vaincues. Et Guilloux, qui n’idéalise rien, qui peint toujours avec les couleurs les plus justes et les moins crues, sans jamais rechercher l’amertume pour elle-même, a su donner au style les pudeurs de son sujet. Ce ton un et pur, cette voix un peu sourde qui est celle du souvenir témoigne pour celui qui raconte, vertus de style qui sont aussi celles de l’homme.
On mesure mieux encore la tentation vaincue en voyant Guilloux prendre pour sujet unique de Compagnons la mort d’un ouvrier. La pauvreté et la mort font ensemble un ménage si désespéré qu’il semblerait qu’on ne puisse en parler sans être Keats, si sensible, a-t-on dit, qu’il aurait pu toucher de ses mains la douleur elle-même. Il n’empêche que dans ce petit livre, qui a le ton des grandes nouvelles de Tolstoï (Ivan Ilitch, ici, est devenu maçon), Guilloux ne cesse de se maintenir à la hauteur exacte de son modèle, et surtout, oui, surtout, sans le majorer. Pas une seule fois le ton ne s’élève. Je défie pourtant qu’on lise ce récit sans le terminer la gorge serrée. Guilloux sait comme tous qu’il y a un tarif de la mort dans nos belles entreprises municipales et que mourir est devenu un luxe qu’on ne peut vraiment plus se permettre. Mais ce n’est pas de cela qu’il parle ; on ne relèvera pas une plainte dans Compagnons. Jean Kernevel, au contraire, semble mourir heureux. Simplement, devant cette joie inexplicable qui lui vient quelques instants avant sa fin, il n’exprime qu’une sorte de gauche surprise, comme si cette joie n’était pas dans l’ordre. « Qu’est-ce que j’ai, dit-il alors, qu’est-ce que j’ai. » Pourquoi dire plus, en effet ? Le bonheur demande une disposition à laquelle la pauvreté prépare moins bien qu’à la mort silencieuse.
Ceci dit, je trahirais Guilloux si je laissais croire qu’il est seulement le romancier de la pauvreté. Un jour que nous parlions de la justice et de la condamnation : « La seule clé, me disait-il, c’est la douleur. C’est par elle que le plus affreux des criminels garde un rapport avec l’humain. » Et il me citait un mot de Lénine, pendant le siège de Leningrad, alors qu’il voulait faire partciper au combat des prisonniers de droit commun : « Non, protestait un de ses compagnons, pas avec eux. – Pas avec eux, répondit Lénine, mais pour eux. » un autre jour Guilloux observait, à propos de l’humeur railleuse d’un de nos amis, que le sarcasme n’était pas forcément un signe de méchanceté. Je répondais qu’il ne pouvait passer, cependant, pour le signe de la bonté : « Non, dit Guilloux, mais de la douleur à quoi on ne songe jamais chez les autres. » J’ai retenu ces mots qui peignent bien leur auteur. Car Guilloux songe presque toujours à la douleur chez les autres, et c’est pourquoi il est avant tout, le romancier de la douleur. Les plus misérables créatures du Sang noir, aux yeux de leur auteur, ont une excuse dans la souffrance de vivre. On sent bien pourtant que douleur ne veut pas dire ici désespoir. Le Sang noir portait une bande désespérée : « La vérité de cette vie, ce n’est pas qu’on meurt, c’est qu’on meurt volé. » Et cependant ce livre tendu et déchirant, qui mêle à des fantoches misérables des créatures d’exil et de défaite, se situe au-delà du désespoir ou de l’espoir. Nous sommes avec lui au coeur de ces terres inconnues que les grands romanciers russes ont tenté d’explorer. En vérité est-il un seul grand artiste qui n’y ait abordé au moins une fois ? Les êtres y courent à leur fin, à la fois solitaires et confondus, identiques et irremplaçables. Placés au-delà de la justification, ils se détachent alors avec la puissance de la vie, assez semblables à nous pour que nous les reconnaissions, mais portés au-dessus de nous, agrandis par la souffrance qui fixe leurs attitudes dans leur mémoire et les rend, pour finir, exemplaires : ce sont les grandes images de la compassion. Voilà le grand art de Guilloux qui n’utilise la misère de tous les jours que pour mieux éclairer la douleur du monde. Il pousse ses personnages jusqu’au type universel, mais en les faisant d’abord passer par la réalité la plus humble. Je ne connais pas d’autre définition de l’art, et si tant d’écrivains aujourd’hui font mine de s’en écarter, c’est qu’il est plus facile d’étonner que de convaincre. Guilloux s’est privé de cette facilité. Son goût presque désordonné pour les êtres, la longue confrontation qu’il poursuit avec un monde intérieur grouillant de personnages l’ont porté comme naturellement à l’art le plus difficile. Pour moi, qui vient de reprendre tous ses livres, il ne fait aucun doute que cette œuvre ne se compare à aucune autre.
Mais je n’ai pas encore parlé de La Maison du peuple, le premier livre de Guilloux. Je n’ai jamais pu le lire sans un serrement de coeur : je le lis avec des souvenirs. Il me parle sans arrêt d’une vérité dont je sais, malgré les professeurs de philosophie et de tactique, qu’elle passe les empires et les jours : celle de l’homme seul en proie à une pauvreté aussi nue que la mort : « Il savait, en écoutant le sifflet des locomotives, si le temps serait à la pluie. » J’ai si souvent relu ce livre que ce sont des phrases comme celle-là qui m’accompagnent, maintenant quand je l’ai refermé. Elles m’éclairent le personnage du père dont je connais par coeur les silences et les révoltes. Lui, si retranché, je le sens alors accordé au monde, comme au temps de sa jeunesse où il allait se baigner avec son meilleur ami. Cet ami lui-même a pris dans ma mémoire une place apparemment disproportionnée. Mais il vit en moi par son absence, et seulement parce qu’en une phrase Guilloux note que son père l’a perdu de vue après le régiment, sans que nous puissions savoir si cela a été dur ou non. Bel exemple de l’art indirect avec lequel Guilloux fait sentir combien la misère ôte de leurs forces aux passions qui lui sont étrangères.Un excès de pauvreté raccourcit la mémoire, détend l’élan des amitiés et des amours. Quinze mille francs par mois, la vie d’atelier, et Tristan n’a plus rien à dire à Yseult. L’amour aussi est luxe, voilà la condamnation.
Mais je ne veux pas refaire à gros traits ce qui est constamment suggéré par ce livre. Je voulais seulement dire que j’entretiens un long commerce avec lui et qu’il est de ceux qui se transforment dans le souvenir sans jamais s’épuiser. Voici plus de vingt ans, en tout cas, qu’il poursuit sa vie dans quelques coeurs, et qu’il y fait du bien, loin de son auteur qui ne le sait pas assez. De combien de livres, aujourd’hui, pourrais-je écrire ceci sans mentir, et lesquelles de nos œuvres donneront jamais une si pure occasion d’admirer leur art et d’aimer leur auteur ?