Marie-Sophie Leroyer de Chantepie (1800-1888)

 

Marie-Sophie Leroyer de Chantepie (Anonyme) Musée du pays de Château-Gonthier.

Marie-Sophie Leroyer de Chantepie (31 octobre 1800, Château-Gontier – 23 octobre 1888, Angers) est une écrivaine française.

Elle a hérité de ses parents, à leur mort (1830?), une confortable fortune: fermes et terres autour d’Angers, maisons dans la ville même. Dans sa propriété La Licorne, elle accueille généreusement beaucoup de nécessiteux. Leur nombre atteint parfois les dix-huit personnes. Célibataire, profondément croyante, elle souffrira toute sa vie d’obsessions intérieures: scrupules liés à la religion; conflits domestiques.

L’art lui apporte quelques consolations. Grande lectrice, amatrice de peinture, de musique (concerts, opéras), elle se désespère du néant de la vie culturelle de province. Elle voyage peu. Elle séjourne parfois à Nantes, où elle loue une maison pour assister à des opéras.

Pour pallier ses angoisses, elle correspond, entre autres, avec George Sand, et durant 19 ans, avec Gustave Flaubert .

Elle écrit pour la première fois à Flaubert depuis Angers, le 18 décembre 1856, afin de lui témoigner son admiration après la lecture de Madame Bovary qui venait de paraître dans la Revue de Paris, avant publication, chez l’éditeur Michel Lévy, au mois de septembre 1857:
«J’ai vu d’abord que vous aviez écrit un chef d’œuvre de naturel et de vérité. Oui, ce sont bien là les mœurs de cette province où je suis née, où j’ai passé ma vie…»

À Flaubert elle écrit aussi:
«Je crois, comme vous, au progrès, mais toujours il faudra se séparer, souffrir, mourir, et cette prévision seule suffira pour empêcher d’être heureux; alors il faut chercher ailleurs l’immortalité, l’union indissoluble, le bonheur… Je crois comme vous à l’évolution perpétuelle de l’humanité sur notre globe, mais voilà pour le temps, mais au-delà, mais ailleurs! Que se passera-t-il et que trouverons-nous? Voilà le grand, l’éternel problème, auprès duquel le problème social disparaît…»

Son premier roman est édité en 1844, Les Duranti. Elle publie ensuite Angélique Lagier (1851), Angèle ou Le Dévouement filial (1860). La Bibliothèque nationale de France mentionne 13 œuvres, certaines publiées après sa mort.

Elle écrit aussi des articles dans Le Phare de la Loire. On remarque aussi Mémoires d’une provinciale (1880) et la parution posthume de Souvenirs et Impressions littéraires (1892) dans lesquels Marie-Sophie consacre un chapitre à George Sand et un autre à Gustave Flaubert.

Aristocrate issue d’un milieu très privilégié, Marie-Sophie fréquente surtout des artistes et des Républicains. Ces derniers sont majoritaires dans son salon à partir de 1871. Armand Barbès est son héros, et les prolétaires des martyrs qui luttent pour une juste cause.

Mais la sensibilité politique de Mademoiselle de Chantepie, ses idées sociales, sont toujours le fruit de la dimension chrétienne de sa personnalité. Le républicain, chez elle, prend racine dans la spiritualité évangélique.

Elle meurt le 23 octobre 1888 dans sa maison d’Angers.

Gustave Flaubert

Gustave Flaubert (Etienne Carjat) v 1860 .

À MARIE-SOPHIE LEROYER DE CHANTEPIE

[Croisset, 6 juin 1857.]

[Cette lettre sera courte, mais il y a longtemps que je ne vous ai écrit, ce me semble? et comme je vais être dérangé tous ces jours-ci (j’attends trois amis de Paris qui viennent passer quelque temps chez moi) je ne veux pas remettre à plus longtemps, le plaisir de causer avec vous.]

Non, détrompez-vous! je ne raille nullement (et pas même dans le plus profond de ma conscience) vos sentiments religieux. Toute piété m’attire. Et la catholique par-dessus toutes les autres. Mais je ne comprends pas la nature de vos doutes. Ont-ils rapport au dogme ou à vous-même? Si je comprends ce que vous m’écrivez, il me semble que vous vous sentez indigne? Alors rassurez-vous. Car vous péchez par excès d’humilité, ce qui est une grande vertu. Indigne! pourquoi? pourquoi, pauvre chère âme endolorie que vous êtes? Rassurez-vous. Votre Dieu est bon et vous avez assez souffert pour qu’il vous aime. Mais si vous avez des doutes sur le fond même de la religion (ce que je crois, quoi que vous en disiez), pourquoi vous affliger de manquer à des devoirs, qui dès lors ne sont plus des devoirs? Qu’un catholique sincère se fasse musulman (pour un motif ou pour un autre), cela est un crime aux yeux de la religion comme à ceux de la philosophie. Mais si ce catholique n’est pas un croyant, son changement de religion n’a pas plus d’importance qu’un changement d’habit. Tout dépend de la valeur que nous donnons aux choses. C’est nous qui faisons la moralité ou la vertu. Le cannibale qui mange son semblable est aussi innocent que l’enfant qui suce son sucre d’orge. Pourquoi donc vous désespérer de ne pouvoir ni vous confesser, ni communier, puisque vous ne le pouvez pas? Du moment que ce devoir vous est impraticable, ce n’est plus un devoir. – Mais non! L’admiration que vous me témoignez pour Jean Reynaud me prouve que vous êtes en plein dans le courant de la critique contemporaine et cependant vous tenez par l’éducation, par l’habitude et par votre nature personnelle aux croyances du passé. Si vous voulez sortir de là, je vous le répète, il faut prendre un parti, vous enfoncer résolument dans l’un ou dans l’autre. Soyez avec sainte Thérèse ou avec Voltaire. Il n’y a pas de milieu, quoi qu’on dise

L’humanité maintenant est exactement comme vous. Le sang du moyen âge palpite encore dans ses veines et elle aspire le grand vent des siècles futurs, qui ne lui apporte que des tempêtes.

Et tout cela, parce qu’on veut une solution. Oh! orgueil humain. Une solution! le but, la cause! Mais nous serions Dieu, si nous tenions la cause. Et à mesure que nous irons, elle se reculera indéfiniment, parce que notre horizon s’élargira. Plus les télescopes seront parfaits et plus les étoiles seront nombreuses. Nous sommes condamnés à rouler dans les ténèbres et dans les larmes.

Quand je regarde une des petites étoiles de la voie lactée, je me dis que la terre n’est pas plus grande que l’une de ces étincelles. – Et moi qui gravite une minute sur cette étincelle, que suis-je donc, que sommes-nous? Ce sentiment de mon infirmité, de mon néant, me rassure. Il me semble être devenu un grain de poussière perdu dans l’espace, et pourtant je fais partie de cette grandeur illimitée qui m’enveloppe. Je n’ai jamais compris que cela fût désespérant. Car il se pourrait bien qu’il n’y eût rien du tout, derrière le rideau noir. L’infini, d’ailleurs, submerge toutes nos conceptions. Et du moment qu’il est, pourquoi y aurait-il un but à une chose aussi relative que nous?

Imaginez un homme qui, avec des balances de mille coudées voudrait peser le sable de la mer. Quand il aurait empli ses deux plateaux, ils déborderaient et son travail ne serait pas plus avancé qu’au commencement. Toutes les philosophies en sont là. Elles ont beau se dire: «Il y a un poids cependant, il y a un certain chiffre qu’il faut savoir. Essayons»; on élargit les balances, la corde casse, et toujours ainsi, toujours! Soyez donc plus chrétienne. Et résignez-vous à l’ignorance. Vous me demandez quels livres lire. Lisez Montaigne, lisez-le lentement, posément! Il vous calmera. Et n’écoutez pas les gens qui parlent de son égoïsme. Vous l’aimerez, vous verrez. Mais ne lisez pas, comme les enfants lisent, pour vous amuser, ni comme les ambitieux lisent, pour vous instruire. Non. Lisez pour vivre. Faites à votre âme une atmosphère intellectuelle qui sera composée par l’émanation de tous les grands esprits. Étudiez, à fond, Shakespeare et Goethe. Lisez des traductions des auteurs grecs et romains, Homère, Pétrone, Plaute, Apulée, etc., et quand quelque chose vous ennuiera, acharnez-vous dessus. Vous le comprendrez bientôt, ce sera une satisfaction pour vous. Il s’agit de travailler, me comprenez-vous? Je n’aime pas à voir une aussi belle nature que la vôtre s’abîmer dans le chagrin et le désœuvrement. Élargissez votre horizon et vous respirerez plus à l’aise. Si vous étiez un homme et que vous eussiez vingt ans, je vous dirais de vous embarquer pour faire le tour du monde. Eh bien! faites le tour du monde dans votre chambre. Étudiez ce dont vous ne vous doutez pas: la Terre. Mais je vous recommande d’abord Montaigne. Lisez-le d’un bout à l’autre et quand vous aurez fini, recommencez. Les conseils (de médecins, sans doute) que l’on vous donne me paraissent peu intelligents. Il faut, au contraire, fatiguer votre pensée. Ne croyez pas qu’elle soit usée. Ce n’est point une courbature qu’elle a, mais des convulsions. Ces gens-là, d’ailleurs, n’entendent rien à l’âme. Je les connais, allez!

Je ne vous parle pas aujourd’hui d’Angélique, parce que je n’ai ni le temps ni la place. Je vous en ferai une critique détaillée dans ma prochaine lettre.

Adieu, et comptez toujours sur mon affection. Je pense très souvent à vous, et j’ai grande envie de vous voir. Cela viendra, espérons-le […].

Gve Flaubert