François Mauriac II


Les traces de François Mauriac à Bordeaux sont toujours bien présentes. En 1925, il a publié Bordeaux. Une enfance provinciale. Ce récit autobiographique est une visite de la ville riche et intime. L’ouvrage a été réédité en 2019 dans son intégralité par L’Esprit du Temps, 33 rue Carnot à Bègles.
On peut regretter un certain nombre de fautes d’impression.

Bordeaux, une enfance provinciale. 1925. La Revue hebdomadaire.

Quelques citations:

« Cette ville où nous naquîmes, où nous fûmes un enfant, un adolescent, c’est la seule qu’ il faudrait nous défendre de juger: elle se confond avec nous, elle est nous-mêmes; nous la portons en nous. L’histoire de Bordeaux est l’histoire de mon corps et de mon âme.»

«Les maisons, les rues de Bordeaux, ce sont les événements de ma vie.»

«Un grenier suffit à Rimbaud pour connaître le monde et illustrer la comédie humaine; il m’a suffi de cette ville triste et belle, de son fleuve limoneux, des vignes qui la couronnent, des pignadas, des sables qui l’enserrent et la font brûlante, pour tout connaître de ce qui devait m’être révélé. Où que j’aille désormais, au-delà des océans et des déserts, mon miel aura toujours le goût de la bruyère chaude, en août, quand l’appel du tocsin et l’odeur de la résine brûlée interrompaient mes devoirs de vacances. Quelque douleur qui m’attende encore, je sais que je l’ai par avance connue dans la clarté mortelle des jours où je devins un homme, sur cette terrasse, à quarante kilomètres de Bordeaux, près d’un calvaire. Plusieurs, qui admirent ou haïssent notre étoile, flattent en nous un beau destin commençant ; mais nous savons, au plus secret de notre âme, que tout est déjà fini : notre enfance à Bordeaux fut une préfiguration.»

«L’enfant a autant besoin que l’homme d’être beau pour être aimé.»

«Bordeaux est ce port qui nous fait rêver de la mer, mais d’où l’on ne voit ni n’entend jamais la mer; et jamais les grands vaisseaux ne remontent le fleuve dont ils redoutent la vase. L’enfant s’enlisait aussi, dans quelles solitudes!»

« Au retour de la Faculté des Lettres, il manquait rarement de traverser la cathédrale. Telle fut la place qu’occupa dans sa vie d’alors cette primatiale Saint-André, qu’il lui arrive aujourd’hui encore de s’étonner lorsque les spécialistes ne lui assignent pas un rang parmi les plus belles cathédrales de France. Peu lui importait que tant de styles y fussent confondus. C’était, en pleine ville, un lieu clos où l’atmosphère de la ville ne pénétrait pas; une terre étrangère où il était assuré d’avance de ne pas rencontrer tel ou tel; une nuit où, sans être taxé de folie, chacun était libre de risquer des gestes aussi extraordinaires que de joindre les mains, se mettre à genoux, cacher son visage ou le lever vers les voûtes. L’enfant s’asseyait dans l’immense nef unique, sans bas-côtés, au bout de laquelle le chœur s’élevait, si étroit, si mince, si pur, que sa grâce était comme féminine et d’abord faisait songer à la Vierge. Le bonheur que l’enfant goûtait là, peut-être était-ce celui de l’insecte qui se terre, et pour qui c’est une angoisse que d’être vu. Comment faire dix pas dans les rues de Bordeaux, sans rencontrer quelqu’un que l’on a déjà salué le matin même? Sans être hélé par un oncle, de la plate-forme d’un tramway : “Où vas-tu comme ça?” (Sans compter ceux qui vous diront: “Je suis passé à côté de toi. dans le Jardin public, tu ne m’as pas vu…, tu faisais des gestes…, tu parlais seul…”) A la cathédrale, il était naturel de parler seul; la prière est d’abord le droit de parler seul. »

«J’ai renié Bordeaux plus de septante fois sept fois.»

Bordeaux. Cathédrale primatiale Saint-André. XII-XVI siècle. Façade nord.

François Mauriac I

Livres achetés à la Librairie Mollat. Bordeaux.

Je lis avec plaisir les livres achetés la semaine dernière à la Librairie Mollat de Bordeaux, parmi eux deux livres de François Mauriac: Bordeaux, une enfance provinciale (1925, La revue hebdomadaire) et Le Cahier noir ( publié sous le pseudonyme de Forez en 1943 aux Éditions de Minuit clandestines).

«Chaque destinée humaine comporte une révélation où, comme dans la révélation chrétienne, les prophéties ne prennent de sens que lorsque les événements les ont éclairées. Bordeaux te rappelle cette saison de ta vie où tu étais entouré de signes que tu ne sus pas interpréter. Alors la ville maternelle touchait doucement toutes les places douloureuses de ton cœur et de ta chair pour que tu fusses averti et que tu te prémunisses contre le destin; elle t’a exercé à la solitude, à la prière, à plusieurs sortes de renoncements. En prévision des jours futurs, elle t’emplissait de visages grotesques ou charmants, de paysages, d’impressions, d’émotions, enfin de tout ce qu’il faut pour écrire. Tu ne l’as payée que d’offenses, mais elle te pardonne; peut-être même te réserve-t-elle, comme à certains de ses fils d’une gloire médiocre, Maxime Lalanne ou Léon Valade, un buste à quelque tournant d’allée du jardin public. Un de tes jeunes amis parisiens, devenu grisonnant et illustre, viendra entre deux trains pour l’inauguration et lira un discours sous un parapluie que l’on verra bouger trois secondes sur l’écran du Pathé-Journal. Puis, la petite troupe dispersée, il ne restera plus que les moineaux qui couvriront ton effigie de larmes blanches, et les enfants pour qui tu ne seras rien que “le but” dans leurs parties de cache-cache.»

En empruntant l’entrée principale du Jardin public de Bordeaux (1746), située cours de Verdun on peut assez rapidement voir un buste aux multiples facettes. Il s’agit de celui de François Mauriac réalisé par le sculpteur d’origine russe Ossip Zadkine (1890-1967). L’original de ce buste est un plâtre qui se trouve au musée d’Aquitaine et qui a donné lieu à trois bronzes dont l’un se trouve au Musée des Beaux-Arts de Bordeaux. Le buste original du Jardin public a été volé en 1993 et il n’a été retrouvé que deux ans plus tard avant d’être offert à la famille de François Mauriac. C’est une copie que l’on peut voir aujourd’hui dans les allées du Jardin public.

Bordeaux, Jardin public. Buste de François Mauriac (Ossip Zadkine). 1943.
François Mauriac (Ossip Zadkine). 1943. Bordeaux, Musée des Beaux-Arts. Dépot du Musée National d’Art Moderne (Centre Georges Pompidou).

De 1941 à 1945, Ossip Zadkine est exilé à New York. Il réalise le buste de François Mauriac d’après des photographies.

Susette Gontard – Hölderlin

Susette Gontard (1768-1802) (Marguerite Soemmering).

Présentation par les Éditions Verdier:

Susette Gontard, la Diotima de Hölderlin.

Der Doppelgänger. Verdier.
Lettres, documents et poèmes
édités par Adolf Beck, traduits de l’allemand par Thomas Buffet. 192 p. 18,00 €. Parution : juin 2020.
Le 28 décembre 1795, le jeune poète Friedrich Hölderlin devient le précepteur des enfants de Jacob Friedrich Gontard, un riche banquier de Francfort. Très vite, Hölderlin tombe amoureux de l’épouse de son employeur, Susette Gontard. Friedrich a 25 ans, Susette 26.

L’idylle naissante entre le poète et la jeune femme sera favorisée par des circonstances exceptionnelles : à l’été 1796, les Français assiègent Francfort. Le banquier envoie sa femme, ses enfants et ses serviteurs près de Kassel pour les mettre à l’abri. Dès lors, Hölderlin et Susette Gontard nouent des liens d’une intensité exceptionnelle. Dans le roman qu’il est en train d’écrire, Hypérion, elle devient Diotima, du nom de la prêtresse de Mantinée dont Socrate rapporte l’enseignement sur l’amour dans Le Banquet de Platon.

En septembre 1798, une dispute éclate entre Hölderlin et Jacob Gontard, qui ne supporte plus les assiduités du jeune précepteur auprès de sa femme. Le poète quitte son emploi, mais reste secrètement en relation avec Diotima. Lorsqu’il apprendra sa mort, en 1802, son deuil insurmontable lui inspirera quelques-uns de ses plus beaux poèmes avant de contribuer au déclin de ses facultés mentales, jusqu’à la crise de folie qui le conduit en clinique psychiatrique en 1806, avant son installation chez le menuisier Zimmer à Tübingen. Les lettres, poèmes et témoignages contenus dans ce livre ont fait sortir la Diotima de Hölderlin de l’ombre où l’avait maintenue l’histoire littéraire. Elle se révèle une figure éminemment attachante, pleinement digne de l’amour que lui portait le poète, et tout à fait consciente du génie de celui-ci.

«Le recueil que proposent les éditions Verdier est la traduction de l’ouvrage publié par Adolf Beck en 1980 chez lnsel Verlag, intitulé Hölderlins Diotima Susette Gontard, aujourd’hui épuisé. Il rassemble la correspondance du poète et de cette femme, Susette Gontard, dont il fut l’amant et qui lui inspira le personnage de Diotima, nom emprunté à la prêtresse de l’amour du Banquet platonicien. Il contient les lettres des deux amants, plus particulièrement celles de Susette, quelques poèmes et textes en prose d’Hölderlin. Certaines lettres avaient déjà été publiées en français (1) ; c’est une nouvelle traduction qui nous en est proposée. S’y a joutent des témoignages de première main sur la personnalité de Susette, sur sa relation avec le poète et le milieu social auquel elle appartenait.» (Jasques Henric, art press 479, juillet-août 2020.)

(1) Oeuvres. Lettres de Susette Gontard à Hölderlin en appendice à la Correspondance complète. Traduction de Denise Naville, Paris, Gallimard, 1948 (d’après l’édition des Hölderlins sämtliche Werke, Berlin 1943)

Hölderlin

Friedrich Hölderlin (Franz Karl Hiemer). 1792.

Friedrich Hölderlin (1770-1843) arrive à Bordeaux le 28 janvier 1802 au matin, après un voyage difficile (par Lyon, l’Auvergne, le Périgord). Il demande son chemin pour arriver jusqu’au domicile du consul de la république de Hambourg (37 allées de Tourny), Daniel Christophe Meyer, négociant en vins installé depuis vingt-sept ans à Bordeaux, marié à une française et propriétaire de vignobles à Blanquefort, dans le Médoc. Il doit servir de précepteur aux enfants du couple. Fatigué par de longues journées de marche, il traverse le pont sur la Garonne. Il aime ce fleuve et sa courbe, le port rempli de bateaux. Le vent sent le sel, la mer qu’il n’a jamais vue. Il est bien reçu par le consul en personne. On lui montre sa chambre. Le soir même, il écrit à sa mère: « Je suis presque trop magnifiquement logé.». L’instruction des cinq fillettes ne lui donne aucun mal, mais son caractère taciturne frappe les Meyer. Il se promène souvent sur les quais de la Garonne et accompagne les enfants au bord de l’océan. Il quitte de façon précipité la ville en mai 1802. Il aura passé cent deux jours en Aquitaine. On sait peu de choses de ce séjour, mais il a laissé un beau poème, Souvenir, et quelques allusions dans des esquisses.
Il décrit ainsi son état: «L’élément violent, le feu du ciel et le silence des hommes […] cela m’a saisi et, comme on le dit des héros, je peux dire de moi aussi qu’Apollon m’a frappé.» Il a probablement effectué à pied le voyage de retour à travers la France post-révolutionnaire. Il passe par la Vendée et Paris où il visite les Antiquités au Louvre. Un mois après son départ, il reparaît à Stuttgart, «blanc comme un mort, amaigri, avec de grands yeux creux et le regard égaré, la barbe et le cheveu longs, vêtu comme un mendiant». En passant par Francfort, il y a appris la mort le 22 juin 1802 de sa muse Susette Gontard (1769-1802), épouse d’un banquier d’origine grenobloise et huguenote, Jacob Gontard. Hölderlin l’a célébrée sous le nom de Diotima dans le roman épistolaire Hypérion ou l’Ermite de Grèce (1797-99). «C’est un terrible mystère qu’un être pareil soit destiné à mourir».
Les critiques datent l’éclosion de la «folie» du poète du retour de Bordeaux. Son état de santé se dégrade de plus en plus. Il est interné le 11 septembre 1806 de force en clinique à Tübingen. Il échappe à cet enfer le 3 mai 1807, et devient pendant trente-six ans le pensionnaire du menuisier Ernst Zimmer, grand lecteur d’Hypérion, au premier étage d’une tour de Tübingen qui domine le Neckar. Hölderlin rédige encore des poèmes portant principalement sur le cycle naturel des saisons. Il meurt à 73 ans le 7 juin 1843 vers onze heures du soir. Il est enterré au cimetière de Tübingen.

Souvenir

Le vent du Nord-Est se lève,
De tous les vents mon préféré
Parce qu’il promet aux marins
Haleine ardente et traversée heureuse.
Pars donc et porte mon salut
A la belle Garonne
Et aux jardins de Bordeaux, là-bas
Où le sentier sur la rive abrupte
S’allonge, où le ruisseau profondément
Choit dans le fleuve, mais au-dessus
Regarde au loin un noble couple
De chênes et de trembles d’argent.

Je m’en souviens encore, et je revois
Ces larges cimes que penche
Sur le moulin la forêt d’ormes,
Mais dans la cour, c’est un figuier qui croît.
Là vont aux jours de fête
Les femmes brunes
Sur le sol doux comme une soie,
Au temps de Mars,
Quand la nuit et le jour sont de même longueur,
Quand sur les lents sentiers
Avec son faix léger de rêves,
Brillants, glisse le bercement des brises.

Ah! qu’on me tende,
Gorgée de sa sombre lumière,
La coupe odorante
Qui me donnera le repos! Oh, la douceur
D’un assoupissement parmi les ombres!
Il n’est pas bon
De n’avoir dans l’âme nulle périssable
Pensée, et cependant
Un entretien, c’est chose bonne, et de dire
Ce que pense le cœur, d’entendre longuement parler
Des journées de l’amour
Et des grands faits qui s’accomplissent.

Mais où sont-ils ceux que j’aimai? Bellarmin
Avec son compagnon? Maint homme
A peur de remonter jusqu’à la source;
Oui, c’est la mer
Le lieu premier de la richesse. Eux,
Pareils à des peintres, assemblent
Les beautés de la terre, et ne dédaignent
Point la Guerre ailée, ni
Pour des ans, de vivre solitaires
Sous le mât sans feuillage, aux lieux où ne trouent point
La nuit
De leurs éclats les fêtes de la ville,
Les musiques et les danses du pays.

Mais vers les Indes à cette heure
Ils sont partis, ayant quitté
Là-bas, livrée aux vents, la pointe extrême
Des montagnes de raisin d’où la Dordogne
Descend, où débouchent le fleuve et la royale
Garonne, larges comme la mer, leurs eaux unies.
La mer enlève et rend la mémoire, l’amour
De ses yeux jamais las fixe et contemple,
Mais les poètes seuls fondent ce qui demeure.

Que mille rivières bercent tes gestes.

Oeuvres. Gallimard. Bibliothèque de la Pléiade. Édition sous la direction de Philippe Jaccottet. 1967. Traduction: Gustave Roud.

Tübingen, La tour de Hölderlin sur les bords du Neckar.

Fernando Pessoa – Mário de Sá-Carneiro

Fernando Pessoa (Júlio Pomar), 1985.

Cette lettre figure en tête du Livre de l’intranquillité (Édition intégrale. Christian Bourgois éditeur. 1999). Mário Sá-Carneiro, poète et écrivain portugais, a vécu à Paris de 1912 à 1916. Ce grand ami de Fernando Pessoa s’est suicidé le 26 avril, à l’âge de 26 ans dans un hôtel du IX ème arrondissement, 29 rue Victor-Massé. C’est de là qu’il communiquait à ses amis les nouveautés produites par les mouvements artistiques de l’avant-garde européenne. Il s’est donné la mort près d’un mois après avoir annoncé son suicide dans une lettre à Fernando Pessoa.

Lettre à Mário de Sá-Carneiro

« 14 mars 1916
Je vous écris aujourd’hui poussé par un besoin sentimental – un désir aigu et douloureux de vous parler. Comme on peut le déduire facilement, je n’ai rien à vous dire. Seulement ceci- que je me trouve aujourd’hui au fond d’une dépression sans fond. L’absurdité de l’expression parlera pour moi.
Je suis dans un de ces jours où je n’ai jamais eu d’avenir. Il n’y a qu’un présent immobile, encerclé d’un mur d’angoisse. La rive d’en face du fleuve n’est jamais, puisqu’elle se trouve en face, la rive de ce côté-ci; c’est là toute la raison de mes souffrances. Il est des bateaux qui aborderont à bien des ports, mais aucun n’abordera à celui où la vie cesse de faire souffrir, et il n’est pas de quai où l’on puisse oublier. Tout cela s’est passé voici bien longtemps, mais ma tristesse est plus ancienne encore.
En ces jours de l’âme comme celui que je vis aujourd’hui, je sens, avec toute la conscience de mon corps, combien je suis l’enfant douloureux malmené par la vie. On m’a mis dans un coin, d’où j’entends les autres jouer. Je sens dans mes mains le jouet cassé qu’on m’a donné, ironiquement, un jouet de fer-blanc. Aujourd’hui 14 mars, à neuf heures dix du soir, voilà toute la saveur, voilà toute la valeur de ma vie.
Dans le jardin que j’aperçois, par les fenêtres silencieuses de mon incarcération, on a lancé toutes les balançoires par-dessus les branches, d’où elles pendent maintenant ; elles sont enroulées tout là-haut; ainsi l’idée d’une fuite imaginaire ne peut même pas s’aider des balançoires, pour me faire passer le temps.
Tel est plus ou moins, mais sans style, mon état d’âme en ce moment. Je suis comme la Veilleuse du Marin, les yeux me brûlent d’avoir pensé à pleurer. La vie me fait mal à petit bruit, à petites gorgées, par les interstices. Tout cela est imprimé en caractères tout petits, dans un livre dont la brochure se défait déjà.
Si ce n’était à vous, mon ami, que j’écris en ce moment, il me faudrait jurer que cette lettre est sincère, et que toutes ces choses, reliées hystériquement entre elles, sont sorties spontanément de ce que je me sens vivre. Mais vous sentirez bien que cette tragédie irreprésentable est d’une réalité à couper au couteau – toute pleine d’ici et de maintenant, et qu’elle se passe dans mon âme comme le vert monte dans les feuilles.
Voilà pourquoi le Prince ne régna point. Cette phrase est totalement absurde. Mais je sens en ce moment que les phrases absurdes donnent une envie de pleurer.
Il se peut fort bien, si je ne mets pas demain cette lettre au courrier, que je la relise et que je m’attarde à la recopier à la machine pour inclure certains de ses traits et de ses expressions dans mon Livre de l’intranquillité. Mais cela n’enlèvera rien à la sincérité avec laquelle je l’écris, ni à la douloureuse inévitabilité avec laquelle je la ressens.
Voilà donc les dernières nouvelles. Il y a aussi l’état de la guerre avec l’Allemagne, mais déjà bien avant cela, la douleur faisait souffrir. De l’autre côté de la vie, ce doit être la légende d’une caricature quelconque.
Cela n’est pas vraiment la folie, mais la folie doit se procurer un abandon à cela même dont on souffre, un plaisir, astucieusement savouré, des cahots de l’âme- peu différents de ceux que j’éprouve maintenant.
Sentir- de quelle couleur cela peut-il être?
Je vous serre contre moi mille et mille fois, vôtre, toujours vôtre.
Fernando Pessoa
PS: J’ai écrit cette lettre d’un seul jet. En la relisant, je vois que, décidément, je la recopierai demain avant de vous l’envoyer. J’ai bien rarement décrit aussi complètement mon psychisme, avec toutes ses facettes affectives et intellectuelles, avec toute son hystéro-neurasthénie fondamentale, avec tous ces carrefours et intersections dans la conscience de soi-même qui sont sa caractéristique si marquante…
Vous trouvez que j’ai raison, n’est-ce pas?»
(Traduction: Françoise Laye).

[Carta a Mário de Sá-Carneiro – 14 Mar. 1916]
Lisboa, 14 de Março de 1916
Meu querido Sá-Carneiro:
Escrevo-lhe hoje por uma necessidade sentimental — uma ânsia aflita de falar consigo. Como de aqui se depreende, eu nada tenho a dizer-lhe. Só isto — que estou hoje no fundo de uma depressão sem fundo. O absurdo da frase falará por mim.
Estou num daqueles dias em que nunca tive futuro. Há só um presente imóvel com um muro de angústia em torno. A margem de lá do rio nunca, enquanto é a de lá, é a de cá, e é esta a razão intima de todo o meu sofrimento. Há barcos para muitos portos, mas nenhum para a vida não doer, nem há desembarque onde se esqueça. Tudo isto aconteceu há muito tempo, mas a minha mágoa é mais antiga.
Em dias da alma como hoje eu sinto bem, em toda a consciência do meu corpo, que sou a criança triste em quem a vida bateu. Puseram-me a um canto de onde se ouve brincar. Sinto nas mãos o brinquedo partido que me deram por uma ironia de lata. Hoje, dia catorze de Marco, às nove horas e dez da noite, a minha vida sabe a valer isto.
No jardim que entrevejo pelas janelas caladas do meu sequestro, atiraram com todos os balouços para cima dos ramos de onde pendem; estão enrolados muito alto, e assim nem a ideia de mim fugido pode, na minha imaginação, ter balouços para esquecer a hora.
Pouco mais ou menos isto, mas sem estilo, é o meu estado de alma neste momento. Como à veladora do «Marinheiro» ardem-me os olhos, de ter pensado em chorar. Dói-me a vida aos poucos, a goles, por interstícios. Tudo isto está impresso em tipo muito pequeno num livro com a brochura a descoser-se.
Se eu não estivesse escrevendo a você, teria que lhe jurar que esta carta é sincera, e que as cousas de nexo histérico que aí vão saíram espontâneas do que sinto. Mas você sentirá bem que esta tragédia irrepresentável é de uma realidade de cabide ou de chávena — cheia de aqui e de agora, e passando-se na minha alma como o verde nas folhas.
Foi por isto que o Príncipe não reinou. Esta frase é inteiramente absurda. Mas neste momento sinto que as frases absurdas dão uma grande vontade de chorar. Pode ser que se não deitar hoje esta carta no correio amanhã, relendo-a, me demore a copiá-la à máquina, para inserir frases e esgares dela no «Livro do Desassossego». Mas isso nada roubará à sinceridade com que a escrevo, nem à dolorosa inevitabilidade com que a sinto.
As últimas notícias são estas. Há também o estado de guerra com a Alemanha, mas já antes disso a dor fazia sofrer. Do outro lado da Vida, isto deve ser a legenda duma caricatura casual.
Isto não é bem a loucura, mas a loucura deve dar um abandono ao com que se sofre, um gozo astucioso dos solavancos da alma, não muito diferentes destes.
De que cor será sentir?
Milhares de abraços do seu, sempre muito seu
Fernando Pessoa
P. S. — Escrevi esta carta de um jacto. Relendo-a, vejo que, decididamente, a copiarei amanhã, antes de lha mandar. Poucas vezes tenho tão completamente escrito o meu psiquismo, com todas as suas atitudes sentimentais e intelectuais, com toda a sua histeroneurastenia fundamental, com todas aquelas intersecções e esquinas na consciência de si próprio que dele são tão características…
Você acha-me razão, não é verdade?
14-3-1916
Escritos Íntimos, Cartas e Páginas Autobiográficas.

Arthur Schopenhauer 1788 – 1860

Portrait de jeunesse de Schopenhauer. 1832.

En 1803, alors âgé de 15 ans, le futur philosophe Schopenhauer, accompagné de ses parents ( Henri Floris Schopenhauer, riche commerçant libéral, et Johanna Schopenhauer, née Trosiener, la “Madame de Staël” allemande ) découvre la vie au cours d’un long voyage à travers l’Europe (mai 1803-septembre 1804). Ils vont séjourner à Bordeaux du 5 février au 24 mars 1804 et fréquenter le monde assez fermé des négociants des Chartrons. Le jeune Arthur va s’intéresser aux fêtes, aux aux jeux d’argent et aux femmes plus qu’aux affaires.

« Par hasard, pendant la dernière semaine que nous passâmes à Bordeaux, se déroula le carnaval qui, cette année, fut moins joyeux que d’ordinaire. M. Lienau nous accompagna à deux bals de souscripteurs, qui constituent l’essentiel du divertissement bordelais en hiver. Le premier était le bal de l’Intendance, qui a lieu dans la ville et qui est fréquenté par les habitants de la ville, par aucun membre de la noblesse. Le local se compose d’une enfilade d’assez grandes pièces mais qui sont mal éclairées, mal meublées et mal décorées. L’assistance se composait de quatre-vingts à quatre vingt-dix personnes. C’est curieux d’y entendre beaucoup parler l’allemand, qui semble vraiment être devenu la langue à la mode. Certes à Bordeaux, beaucoup d’Allemands se sont établis, mais ceux-là précisément ne viennent pas au bal. Á Paris aussi, j’ai remarqué qu’on parlait beaucoup l’allemand, et que beaucoup de Français l’étudiaient sans nécessité particulière.
Le deuxième bal où nous nous rendîmes est le bal de l’hôtel Franklin, souvent appelé bal Anglais, bien qu’on n’y rencontre pas d’Anglais. Le local et la fréquentation de ce bal sont plus élégants qu’au premier; les souscripteurs sont presque tous des habitants des Chartrons, à savoir des marchands, et beaucoup d’étrangers. L’assistance se compose d’environ cent cinquante personnes. On danse dans une salle extrêmement vaste, mais qui manque singulièrement de hauteur de plafond. Outre celle-ci, il y a une salle où l’on joue à l’écarté, le seul jeu du moment en dehors de la bouillotte. L’éclairage de ce bal est bon, mais l’ameublement aussi médiocre que celui de l’Intendance. Je trouve un peu mesquin dans ce genre de bal, qu’on doive s’acquitter sur-le-champ des consommations. Lorsqu’à dix heures et demie nous entrâmes, nous fûmes pratiquement les premiers. Durant les trois derniers jours du carnaval, les masques se promènent dans la rue. Ceci est un grand privilège accordé au peuple mais qui cette fois, mécontent, participa très peu. Le Mardi gras, nous visitâmes les deux mascarades principales. D’abord nous allâmes au Grand-Théâtre. L’entrée de ce bâtiment somptueux étonne, et plus encore en ce jour de fête. De chaque côté de la porte, à l’intérieur, il y a deux escaliers de pierre très beaux, menant à une galerie magnifique, soutenue par des colonnes précieuses, chefs d’oeuvre de l’architecture. Le parvis, les escaliers, la galerie sont illuminés par des éclairages multicolores et remplis par la foule colorée des masques. Celui qui découvre ce spectacle pour la première fois est très surpris. La bâtisse est vraiment très importante. Elle comprend la grande salle de spectacle, une vaste salle de concerts, et peut-être encore six grandes pièces. En dépit de son immensité, il y avait dans tout ce bâtiment, dans loges, dans les couloirs, une foule si pressante qu’il était presque impossible de danser. Comme le prix des entrées (trois livres) était beaucoup trop bas, il en résulta un inévitable brassage des couches de la société, ce qui se décelait surtout à la présence d’une très forte odeur d’ail qui, dans ces régions, est l’apanage des gens du peuple. Cela est fort désagréable, surtout pour l’étranger. Bien qu’en ce jour de fête on voie plus de masques qu’à l’ordinaire, je pouvais compter un masque pour douze personnes non masquées. Parmi tous ces masques, aucun n’était extraordinaire ni original. La principale distraction de la plupart des personnes qui fréquentent ces bals est le jeu. Dans une longue pièce, il y a deux séries de tables qu’on peut louer pour douze livres; à chacune d’elle se trouvent un ou deux Dominos, mais aussi parfois des personnes non travesties, souvent des femmes, qui ont près d’elles un énorme tas de faux louis d’or et qui, en frappant avec des cornets sur la table, incitent les amateurs à jouer aux dés avec elles, pour n’importe quelle somme, ne dépassant toutefois pas un louis d’or. Généralement, elles gagnent, car beaucoup engagent leurs bons louis d’or contre les leurs qui sont faux. Il y a aussi une table de change, où l’on donne cinq mauvais louis d’or pour deux bons. Dans une autre salle, on joue à la roulette.»

Journal de voyage. Mercure de France. 1989. Collection Le Temps retrouvé. Traduction: Didier Raymond.

Emily Dickinson

Dans La Planche de vivre, recueil publié en édition bilingue chez Gallimard en 1981, René Char et Tina Jolas ont choisi et traduit des poèmes de la littérature de temps et de pays divers. On y trouve trois poèmes d’Emily Dickinson: Mien…, On ne brise pas le coeur, Ma barque…

411

Mine – by the Right of the White Election!
Mine – by the Royal Seal!
Mine – by the sign in the Scarlet prison –
Bars – cannot conceal!

Mine – here – in Vision – and in Veto!
Mine – by the Grave’s Repeal –
Titled – Confirmed –
Delirious Charter!
Mine – long as Ages steal!

Mien – par le Droit de la Blanche Élection!
Mien – par le Sceau Royal!
Mien – par le signe de la prison Écarlate –
Que les Barreaux – ne peuvent dissimuler!

Mien – ici – par Vision- et par Veto!
Mien – par la Révocation de la Tombe –
Mon Titre – Confirmé –
Mon Statut, du Délire!
Mien – pour les Siècles des Siècles!

Poésies complètes. Flammarion 2009. Traduction: Françoise Delphy.

Mien en vertu de la blanche élection!
Mien par sceau royal!
Mien par le signe dans l’écarlate prison
Que les Barreaux ne peuvent dissimuler!

Mien, ici dans la vision et l’interdit!
Mien titré, confirmé
Par la révocation du tombeau, -délirant privilège!
Mien, et vont les ans!

La planche de vivre (Poésie/Gallimard, 1995) Traduit par René Char et Tina Jolas.

33

Whether my bark went down at sea –
Whether she met with gales –
Whether to isles enchanted
She bent her docile sails –

By what mystic mooring
She is held today –
This is the errand of the eye
Out upon the Bay.

Ma barque a-t-elle fait naufrage –
A-t-elle rencontré des tempêtes –
Vers des îles enchantées
A-t-elle dirigé ses voiles dociles –

Quel est le mouillage mystique
Qui la retient aujourd’hui –
C’est la mission de l’oeil
Qui scrute la Baie

Poésies complètes. Flammarion 2009. Traduction Françoise Delphy.

Ma barque s’est-elle brisée en mer,
Crie-t-elle sa peur sous le vent,
Ou docile a-t-elle hissé sa voile,
Pour des îles enchantées ;

A quel mystique mouillage
Est-elle aujourd’hui retenue, –
Çà c’est affaire de regard
Là-bas au loin sur la baie.

La planche de vivre (Poésie/Gallimard, 1995) Traduit par René Char et Tina Jolas.

1349

Not with a club the heart is broken,
Nor with a stone;
A whip, so small you could not see it,
I ’ve known
To lash the magic creature
Till it fell,
Yet that whip’s name too noble
Then to tell.
Magnanimous of bird
By boy descried,
To sing unto the stone
Of which it died.
Shame need not crouch
In such an Earth as Our’s –
Shame -stand erect –
The Universe is your’s.

1874.

Ce n’est pas avec un Gourdin, qu’on nous brise le Coeur
Ni avec une Pierre –
Mais un Fouet si petit qu’il en est invisible
Je l’ai vu

Cingler la Créature magique
Jusqu’à ce qu’elle tombe,
Pourtant, le Nom de ce Fouet
Elle est trop noble pour le dévoiler.

Magnanime comme l’Oiseau
Aperçu par un Garçon –
Qui chantait pour la Pierre
Qui venait de le tuer –

La Honte n’a pas à se tapir
Sur une Terre telle que la Nôtre –
Honte – redresse-toi –
L’Univers t’appartient.

Poésies complètes. Flammarion 2009. Traduction Françoise Delphy.

On ne brise pas le cœur avec un gourdin,
Non plus qu’avec une pierre ;
Un fouet, éclair minime,
Je l’ai vu

Cingler l’être magique
Jusqu’à ce qu’il tombe ;
Trop noble pourtant, pour dire
De ce fouet le nom.

Magnanime est l’oiseau,
Surpris par l’enfant,
Qui chante la pierre
Dont il meurt.

La planche de vivre (Poésie/Gallimard, 1995) Traduit par René Char et Tina Jolas.

Tombe d’Emily Dickinson. Amherst (Massachusetts). Cimetière de l’Ouest.

Notice sur la poétesse américaine dans cette anthologie. Emily Dickinson, 1830-1886. Née à Amherst, petite ville universitaire du Massachusetts, d’un père avocat. Dès sa jeunesse: une solitaire, qui se séquestre au fil des ans, ainsi la décrit l’essayiste Higginson, l’un de ses rares correspondants et visiteurs (il ne l’a rencontrée que deux fois): “Une recluse par tempérament et habitude qui passait littéralement des années sans mettre le pied dehors, et d’autres années sans outrepasser les limites du jardin de son père; elle dissimulait ordinairement son esprit comme sa personne à tous, hors quelques rares amis, et c’est avec la plus grande difficulté qu’elle se laissa persuader de publier de son vivant trois ou quatre poèmes.”

Marcel Proust

Portrait de Marcel Proust. 1892. Paris, Musée d’ Orsay.

XXVIII

La mer

La mer fascinera toujours ceux chez qui le dégoût de la vie et l’attrait du mystère ont devancé les premiers chagrins, comme un pressentiment de l’insuffisance de la réalité à les satisfaire. Ceux-là qui ont besoin de repos avant d’avoir éprouvé encore aucune fatigue, la mer les consolera, les exaltera vaguement. Elle ne porte pas comme la terre les traces des travaux des hommes et de la vie humaine. Rien n’y demeure, rien n’y passe qu’en fuyant, et des barques qui la traversent, combien le sillage est vite évanoui ! De là cette grande pureté de la mer que n’ont pas les choses terrestres. Et cette eau vierge est bien plus délicate que la terre endurcie qu’il faut une pioche pour entamer. Le pas d’un enfant sur l’eau y creuse un sillon profond avec un bruit clair, et les nuances unies de l’eau en sont un moment brisées; puis tout vestige s’efface, et la mer est redevenue calme comme aux premiers jours du monde. Celui qui est las des chemins de la terre ou qui devine, avant de les avoir tentés, combien ils sont âpres et vulgaires, sera séduit par les pâles routes de la mer, plus dangereuses et plus douces, incertaines et désertes. Tout y est plus mystérieux, jusqu’à ces grandes ombres qui flottent parfois paisiblement sur les champs nus de la mer, sans maisons et sans ombrages, et qu’y étendent les nuages, ces hameaux célestes, ces vagues ramures.

La mer a le charme des choses qui ne se taisent pas la nuit, qui sont pour notre vie inquiète une permission de dormir, une promesse que tout ne va pas s’anéantir, comme la veilleuse des petits enfants qui se sentent moins seuls quand elle brille. Elle n’est pas séparée du ciel comme la terre, est toujours en harmonie avec ses couleurs, s’émeut de ses nuances les plus délicates. Elle rayonne sous le soleil et chaque soir semble mourir avec lui. Et quand il a disparu, elle continue à le regretter, à conserver un peu de son lumineux souvenir, en face de la terre uniformément sombre. C’est le moment de ses reflets mélancoliques et si doux qu’on sent son coeur se fondre en les regardant. Quand la nuit est presque venue et que le ciel est sombre sur la terre noircie, elle luit encore faiblement, on ne sait par quel mystère, par quelle brillante relique du jour enfouie sous les flots. Elle rafraîchit notre imagination parce qu’elle ne fait pas penser à la vie des hommes, mais elle réjouit notre âme, parce qu’elle est, comme elle, aspiration infinie et impuissante, élan sans cesse brisé de chutes, plainte éternelle et douce. Elle nous enchante ainsi comme la musique, qui ne porte pas comme le langage la trace des choses, qui ne nous dit rien des hommes, mais qui imite les mouvements de notre âme. Notre coeur en s’élançant avec leurs vagues, en retombant avec elles, oublie ainsi ses propres défaillances, et se console dans une harmonie intime entre sa tristesse et celle de la mer, qui confond sa destinée et celle des choses.
Septembre 1892

Les Plaisirs et les jours, 1896.

Edith Aron – Julio Cortázar

Édith Aron.

Edith Aron est décédée à Londres le 25 mai 2020. Elle avait 96 ans. Julio Cortázar avait utilisé certains aspects de sa personnalité pour construire le personnage de La Sibylle (La Maga) dans son roman Marelle (Rayuela. 1963).

Elle était née dans une famille juive à Hombourg en Sarre en 1923, mais avait émigré avec sa mère en Argentine avant la Seconde Guerre Mondiale. Elle vécut toute sa jeunesse à Buenos Aires. Elle avait rencontré l’écrivain argentin en 1950 dans le bateau qui les menait en France. Elle revenait alors en Europe pour revoir son père qui avait survécu en France à la guerre.

Elle épousa le peintre britannique John Bergin en 1968. Ils eurent une fille Joanna, chanteuse et photographe. Édith Aron et John Bergin vécurent en Argentine, puis en Angleterre. Ils se séparèrent en 1976. Elle traduisit Julio Cortázar en allemand, mais aussi Jorge Luis Borges, Octavio Paz et Silvina Ocampo. Elle vivait dans un petit appartement du quartier St. John’s Wood à Londres.

Rayuela. 1963.

«¿Encontraría a la Maga? Tantas veces me había bastado asomarme, viniendo por la rue de Seine, al arco que da al Quai de Conti, y apenas la luz de ceniza y olivo que flota sobre el río me dejaba distinguir las formas, ya su silueta delgada se inscribía en el Pont des Arts, a veces andando de un lado a otro, a veces detenida en el pretil de hierro, inclinada sobre el agua. Y era tan natural cruzar la calle, subir los peldaños del puente, entrar en su delgada cintura y acercarme a la Maga que sonreía sin sorpresa, convencida como yo de que un encuentro casual era lo menos casual en nuestras vidas, y que la gente que se da citas precisas es la misma que necesita papel rayado para escribirse o que aprieta desde abajo el tubo de dentífrico.»

“Horacio y la Maga no tenían nada que ver, él analizaba demasiado todo, ella sólo vivía”.

Elle disait: “Yo no soy La Maga. Yo soy mi propia persona”.

Marelle (Rayuela) a été publié en France chez Gallimard en 1967. Traduction: Laure Guille-Bataillon et Françoise Rosset. Réédition: Collection L’Imaginaire n° 51, Gallimard 1979.

Federico García Lorca

Carta al diplomático, historiador y crítico cubano José María Chacón y Calvo (1882–1969).

[Asquerosa después del 26 de julio de 1923.]

Queridísimo José María

¡Como me alegró tu carta! Pero…fue tardía. Tú debiste contestarme enseguida… Ya no me fío de ti ¡viajero impediente!
Agredezco mucho los elogios de Loynaz; de ese muchacho pálido y febril que tiene una terrible enfermedad de lirios y círculos concéntricos, pero él todavía no me conoce (lo digo con cierto orgullo). Mi alma avanza disolviendo nieblas y revelando cielos con una florecita de angustia y amor sobre la frente; mi alma brinca y canta por perspectivas que Loynaz no supone en este momento. ¡Si vieras que efecto más raro, más frio me produce el que me digan Lorca! Yo soy Federico pero no soy Lorca ¿No lo ves tú así?
Me siento traspasado por todas las cosas. A veces imagino que tengo una coronita de luciérnagas y que yo soy otra cosa. Creo que nunca seremos puros porque poseemos la cualidad de distinguir y juzgar…, pero por más esfuerzos que hago, el viento no quiere darme lección… y he de permanecer así hasta que sea viejecito buscando la cartilla inefable y verdadera de la brisa.
Oye José María, no sabes la alegría que me das con la fundación de esa sociedad de arte popular que tanto bien puede hacer revelando los cauces puros del carácter de España ¡de España! (Me emociono alegremente pensando en mi país.) Yo creo que Falla se pondra contentísimo con esa idea. Mañana voy a Granada unas horas y hablaré con él. Cuéntame de esto más cosas.
La conversación con [Enrique Díez] Canedo en tu casa, la he recordado varias veces y os agredezco con el alma que os acordarais de mí. Canedo es un hombre por quien siento un respeto extraordinario, un gran cariño y mi más honda admiración. No sé si tú sabes (¡casi como Calderón!) que le he pedido un prólogo para el libro de Monge y él me lo ha ofrecido gustoso.
He recibido libros de varios jóvenes poetas portugueses. ¡Ya te hablaré! Abrazos cordiales de

Federico

P.D. Adiós. Ahora mismo comienza una gran tormenta.Los truenos como grandes brasas de hierro negro que rodaran sobre una pendiente de piedra lisa, hacen temblar los cristales de una casa. ¡Señor, acuérdate de los rebaños que viven en el monte de las garbas de trigo abandonadas sobre el rastrojo! Entre la luz cenicienta mi madre y mis hermanas dicen ¡Santo, Santo, Santo!
Yo como el caracol, encojó mis cuernecitos de poesía.

Apeadero de San Pascual. Granada

  • Federico García Lorca fait la connaissance du diplomate cubain José María Chacón y Calvo à Séville en avril 1922 lors de la Semaine Sainte. Ils reviennent ensemble à Grenade avec Manuel de Falla. Chacón y Calvo sera le guide de García Lorca à La Havane quand il y débarquera à partir du 7 mars 1930 après son séjour à New York.
  • Enrique Loynaz Muñoz (1904-1966) était un poète cubain, frère de Dulce María Loynaz (1902-1997), Prix Cervantès en 1992. Federico vient souvent voir la famille Loynaz dans la demeure familiale (“La maison enchantée”) à El Vedado, un quartier de La Havane. Gabriela Mistral et Juan Ramón Jiménez y seront aussi reçus.
  • La famille de García Lorca priait, en disant “¡Santo, Santo, Santo!” pour éloigner le tonnerre et la foudre lors des orages.
La Habana. Centro Cultural Dulce María Loynaz.