Honoré de Balzac

Honoré de Balzac (Félix Vallotton). 1895. Paris, BNF.

Illusions perdues, roman publié en trois parties entre 1837 et 1843. Incipit.

PREMIÈRE PARTIE.

LES DEUX POÈTES.
«À l’époque où commence cette histoire, la presse de Stanhope et les rouleaux à distribuer l’encre ne fonctionnaient pas encore dans les petites imprimeries de province. Malgré la spécialité qui la met en rapport avec la typographie parisienne, Angoulême se servait toujours des presses en bois, auxquelles la langue est redevable du mot faire gémir la presse, maintenant sans application. L’imprimerie arriérée y employait encore les balles en cuir frottées d’encre, avec lesquelles l’un des pressiers tamponnait les caractères. Le plateau mobile où se place la forme pleine de lettres sur laquelle s’applique la feuille de papier était encore en pierre et justifiait son nom de marbre. Les dévorantes presses mécaniques ont aujourd’hui si bien fait oublier ce mécanisme, auquel nous devons, malgré ses imperfections, les beaux livres des Elzevier, des Plantin, des Alde et des Didot, qu’il est nécessaire de mentionner les vieux outils auxquels Jérôme-Nicolas Séchard portait une superstitieuse affection; car ils jouent leur rôle dans cette grande petite histoire.»

Ce roman vu par Marcel Proust (Contre Sainte-Beuve, 1954) :
“La lecture de cet admirable livre qui s’appelle Les Illusions perdues restreint et matérialise plutôt ce beau titre : Illusions perdues . Il signifie que Lucien de Rubempré venant à Paris s’est rendu compte que Mme de Bargeton était ridicule et provinciale, que les journalistes étaient des fourbes, que la vie était difficile. Illusions toutes particulières, toutes contingentes, dont la perte peut l’acculer au désespoir et qui donnent une puissante marque de réalité au livre, mais qui font rabattre un peu de la poésie philosophique du titre. Chaque titre doit être ainsi pris au pied de la lettre : Un Grand Homme de Province à Paris, Splendeurs et Misères des Courtisanes, A combien l’Amour revient aux Vieillards, etc. Dans La Recherche de l’Absolu, l’absolu est plutôt une formule, une chose, alchimique que philosophique. Du reste il n’en est peu question. Et le sujet du livre est bien plutôt les ravages que l’égoïsme d’une passion étend dans une famille aimante qui la subit, quelque soit d’ailleurs l’objet de cette passion. Balthazar Claës est le frère des Hulot, des Grandet…
…Le style est tellement la marque de la transformation que la pensée de l’écrivain fait subir à la réalité, que dans Balzac, il n’y a pas à proprement parler de style… le style ne suggère pas, ne reflète pas : il explique. Il explique d’ailleurs à l’aide des images les plus saisissantes, mais non fondues avec le reste, qui font comprendre ce qu’il veut dire, comme on le fait comprendre dans la conversation, si on a une conversation géniale, mais sans se préoccuper de l’harmonie du tout et de ne pas intervenir…. “Le rire de M. de Bargeton était comme des boulets endormis qui se réveillent…” ” On ne pouvait pas ne pas comparer M. X… à une vipère gelée.”

Joseph Conrad

J’ai vu d’abord le film Lord Jim de Richard Brooks avec Peter O’Toole. Il date de 1965. Je n’ai lu le roman que bien plus tard. Richard Brooks se demandait pourquoi il avait passé plus de trois ans à réaliser son adaptation du roman de Joseph Conrad.

«Parmi les différents thèmes utilisés dans Lord Jim, expliquait-il, un en particulier demeure présent en ma mémoire depuis que j’ai lu pour la première fois le livre au lycée : c’est le thème de l’homme qui cherche et trouve une seconde chance. C’est un thème commun à la plupart des hommes. (…) C’est l’épine dorsale du film.»

Film intéressant de 154 minutes. Richard Brooks a peut-être eu du mal à maîtriser la grosse machine hollywoodienne: une équipe de techniciens britanniques, une bonne distribution, plus de 4 tonnes d’équipement transportées dans les ports et les jungles d’Asie du Sud-Est. Le livre, lui, est, passionnant

http://www.institut-lumiere.org/manifestations/lord-jim.html

Joseph Conrad. Lord Jim. Traduction: Philippe Neel. Édition de la nouvelle revue française. 1924. Incipit.

I

“Il avait six pieds, moins un ou deux pouces, peut-être; solidement bâti, il s’avançait droit sur vous, les épaules légèrement voûtées et la tête en avant, avec un regard fixe venu d’en dessous, comme un taureau qui va charger. Sa voix était profonde et forte, et son attitude trahissait une sorte de hauteur morose, qui n’avait pourtant rien d’agressif. On aurait dit d’une réserve qu’il s’imposait à lui-même autant qu’il l’opposait aux autres. D’une impeccable netteté, et toujours vêtu, des souliers au chapeau, de blanc immaculé, il était très populaire dans les divers ports d’Orient, où il exerçait son métier de commis maritime chez les fournisseurs de navires.”

CHAPTER 1

“He was an inch, perhaps two, under six feet, powerfully built, and he advanced straight at you with a slight stoop of the shoulders, head forward, and a fixed from-under stare which made you think of a charging bull. His voice was deep, loud, and his manner displayed a kind of dogged self-assertion which had nothing aggressive in it. It seemed a necessity, and it was directed apparently as much at himself as at anybody else. He was spotlessly neat, apparelled in immaculate white from shoes to hat, and in the various Eastern ports where he got his living as ship-chandler’s water-clerk he was very popular.»

Federico García Lorca – Walt Whitman II

Walt Whitman. 1879.

Ode à Walt Whitman

Par l’East River et le Bronx
les garçons chantaient, montrant leur ceinture
avec la roue, l’huile, le cuir et le marteau.
Quatre-vingt dix mille mineurs tiraient l’argent des rochers
et les enfants dessinaient des escaliers et des perspectives.

Mais aucun ne s’endormait,
aucun ne voulait être rivière,
aucun n’aimait les larges feuilles
ni la langue bleue de la plage.

Par l’East River et le Queensboro
les garçons luttaient avec l’industrie
les Juifs vendaient au faune du fleuve
la rose de la circoncision,
et le ciel lâchait sur les ponts et les toits
des troupeaux de bisons poussés par le vent.

Mais aucun ne s’arrêtait,
aucun ne voulait être nuage,
aucun ne cherchait les fougères
ni la roue jaune du tambourin.

Au lever de la lune
les poulies tourneront pour brouiller le ciel ;
une frontière d’aiguilles cernera la mémoire
et les cercueils emporteront ceux qui ne travaillent pas.

New York de fange,
New York de fil de fer et de mort,
Quel ange portes-tu caché dans ta joue?
Quelle voix parfaite dira la vérité des blés?
Qui dira le sommeil terrible de tes anémones souillées?

Pas un seul instant, beau Walt Whitman,
Je n’ai cessé de voir ta barbe pleine de papillons,
ni tes épaules de panne usées par la lune,
ni tes cuisses d’Apollon virginal,
ni ta voix comme une colonne de cendres,
vieillard beau comme le brouillard
qui gémissait à l’égal d’un oiseau
sexe transpercé d’une aiguille.
Ennemi du satyre,
ennemi de la vigne,
et amant des corps sous la toile grossière.

Pas un seul instant, beauté virile,
qui, parmi les montagnes de charbon, les réclames et les chemins de fer,
rêvait d’être un fleuve et de dormir comme un fleuve
avec ce camarade qui aurait mis dans ta poitrine
cette petite douleur d’innocent léopard.
Pas un seul instant, Adam de sang, mâle,
homme seul sur la mer, beau vieillard Walt Whitman,
parce que sur les terrasses,
groupés dans les bars,
sortant en grappes des égouts,
tremblant entre les jambes des chauffeurs,
ou tournant sur les plates-formes de l’absinthe,
les efféminés, Walt Whitman te suivaient.

Lui aussi! Lui aussi ! et ils se précipitent
sur ta barbe lumineuse et chaste,
Blonds du nord, Noirs du désert,
multitude de cris et de gestes,
comme les chats et comme les serpents,
les efféminés, Walt Whitman, les efféminés,
brouillés de larmes, chair pour le fouet,
la botte ou la morsure du dompteur.

Lui aussi! Lui aussi ! Leurs doigts teints
tintent à l’orée de ton rêve
quand l’ami mange ta pomme
au léger goût de pétrole
et le soleil chante sur le nombril
des garçons qui jouent sous les ponts.

Mais tu ne cherchais pas les yeux égratignés,
ni le sombre marais où dorment les enfants,
ni la salive glacée,
ni les blessures courbes comme des panses de crapaud
que portent les efféminés dans les voitures et aux terrasses
quand la lune les fouette au coin de la terreur.

Tu cherchais un nu qui fût comme un fleuve.
Taureau et songe qui joignît l’algue à la roue,
père de ton agonie, camélia de ta mort,
qui gémirait dans les flammes de ton équateur secret.

Parce qu’il est juste que l’homme ne cherche pas sa jouissance
dans la forêt de sang du proche lendemain.
Le ciel a des plages où éviter la vie
et il y a des corps qui ne doivent pas se répéter dans l’aurore.

Agonie, l’agonie, rêve, ferment et rêve.
Voici le monde ami, agonie, agonie.
Les morts se décomposent sous l’horloge des villes
la guerre passe en pleurant, avec un million de rats gris,
les riches offrent à leurs bien-aimées
de petits moribonds illuminés,
et la vie n’est ni noble, ni bonne, ni sacrée.

L’homme peut s’il le veut conduire son désir
par une veine de corail ou un nu céleste.
Demain, les amours seront des rochers, et le temps
une brise qui vient dormante sous les branches.

C’est pourquoi je n’élève pas la voix, vieux Walt Whitman,
contre l’enfant qui écrit
un nom de fille sur son oreiller
ni contre l’adolescent qui s’habille en mariée
dans l’obscurité de sa chambre,
ni contre les solitaires des casinos
qui boivent avec dégoût l’eau de la prostitution,
ni contre les hommes au regard vert
qui aiment l’homme et brûlent leurs lèvres en silence.
Mais bien contre vous, efféminés des villes
à la chair tuméfiée et aux pensées immondes,
mères de la fange, harpies, ennemies sans trêve
de l’Amour qui partage des couronnes de joie.

Contre vous toujours, qui donnez aux garçons
des gouttes de mort sale et du venin amer.
Contre vous toujours,
Faeries de l’Amérique
Pajaros de La Havane,
Jotos de Mexico,
Sarasas de Cadix,
Apios de Séville,
Cancos de Madrid,
Floras d’Alicante,
Adelaidas du Portugal..

Efféminés du monde entier, assassins de colombes !
Esclaves de la femme, chiens de leurs boudoirs,
ouverts sur les places avec des fièvres d’éventail
ou embusqués dans des paysages desséchés de ciguë.

Pas de quartier ! La mort
sourd de vos yeux
et rassemble ses fleurs grises aux frontières de la fange.
Pas de quartier ! Alerte !
Que les confondus, les purs,
les classiques, les insignes, les suppliants
vous ferment les portes de l’orgie.

Et toi, beau Walt Whitman, dors au rivage de l’Hudson,
la barbe vers le pôle, et les mains ouvertes.
Argile tendre ou neige, ta langue appelle
tes camarades qui veillent ta gazelle sans corps.

Dors, rien ne subsiste.
Une danse de murs agite les prairies
et l’Amérique est submergée de machines et de larmes.
Je veux que l’air violent de la nuit la plus profonde
arrache fleurs et lettres à l’arche où tu dors
et qu’un enfant noir annonce aux blanc de l’or
la venue du règne de l’épi.

Poète à New York suivi de Chant funèbre pour Ignacio Sanchez Mejías et de Divan du Tamarit.
Traduit de l’espagnol par André Belamich. Nouvelle édition en 2016 de Poésies, III.
Collection Poésie/Gallimard n° 30, Gallimard. 1968.

Federico García Lorca – Walt Whitman I

Federico García Lorca.

Federico García Lorca a écrit une magnifique ode au grand Walt Whitman, poète américain qui a eu une influence certaine sur sa vie et son œuvre. Le manuscrit indique comme date de rédaction le 15 juin 1930. Le poète n’a jamais publié l’ode entière en Espagne. Une version a été tirée à trente exemplaires au Mexique en 1933. Une partie de l’ode (les 52 premiers vers) figure dans la seconde édition de la célèbre Poesía española. Antología (Contemporáneos) de Gerardo Diego. (Editorial Signo 1934).  L’ode figure bien sûr dans Poeta en Nueva York, recueil publié dans deux éditions différentes en 1940, une bilingue préparée par Rolfe Humphries chez Norton, et une espagnole préparée par José Bergamín chez Séneca.

On sait que le voyage de García Lorca à New York et à Cuba en 1929 et 1930 fut pour lui une libération sexuelle et littéraire. Il a lu ou relu Walt Whitman à New York. Il a rencontré là-bas le poète León Felipe (1884-1968) qui y vivait depuis 6 ans. Ce dernier connaissait bien l’anglais et traduisait alors le poète américain qu’il a publié en 1941: Canto a mí mismo (Song of myself). Editorial Losada, Buenos Aires.

Selon le biographe de León Felipe, une bonne relation s’établit entre aux deux, malgré leurs différences (Luis Rius, León Felipe, poeta de barro, México, Colección Málaga, 1974.) León Felipe lui a dit : « Él no quería estar dentro del grupo de maricas, de gentes…Él sabía que había otra…y que él tenía otra actitud, porque era de una gran simpatía, lo quería todo el mundo ; hombres, mujeres, niños, y él se sentía querido por todos, y debía de tener la tragedia de que un hombre tan afectuoso como él, y a quien le querían todos, no poder expresar de una manera…, de alguna manera…Luego…de eso sí quisiera…, si habría que hablar con cuidado. »

L’évocation de Walt Whitman est magnifique, mais on a reproché parfois à cette ode d’être homophobe, d’être une croisade contre les « tantes ». Elle reprend, en effet, les préjugés homophobes de l’époque dont Federico García Lorca avait lui-même souffert. Le poète de Grenade craignait qu’on le prenne pour un homme efféminé. On trouve le même type de processus contradictoire et autodestructeur chez Marcel Proust, qui parlait de “race maudite”. Walt Whitman, en revanche, est présenté par García Lorca comme un “bon” homosexuel, viril et non pervers. Luis Cernuda, dans un texte de 1957 Federico García Lorca (1898-1936), recueilli dans Prosa I, Obra completa (Madrid, Siruela. 1994), affirme: « Por eso puede lamentarse que dicho poema sea tan confuso, a pesar de su fuerza expresiva ; pero el autor no quiso advertir que, asumiendo ahí una actitud contradictoria consigo mismo y con sus propias emociones, el poema resultaría contraproducente. Para quien conociese bien a Lorca, el efecto de la Oda a Walt Whitman es de ciertas esculturas inacabadas porque el bloque de mármol encerraba una grieta.»

Oda a Walt Whitman

Por el East River y el Bronx
los muchachos cantaban enseñando sus cinturas,
con la rueda, el aceite, el cuero y el martillo.
Noventa mil mineros sacaban la plata de las rocas
y los niños dibujaban escaleras y perspectivas.

Pero ninguno se dormía,
ninguno quería ser el río,
ninguno amaba las hojas grandes,
ninguno la lengua azul de la playa.

Por el East River y el Queensborough
los muchachos luchaban con la industria,
y los judíos vendían al fauno del río
la rosa de la circuncisión
y el cielo desembocaba por los puentes y los tejados
manadas de bisontes empujadas por el viento.

Pero ninguno se detenía,
ninguno quería ser nube,
ninguno buscaba los helechos
ni la rueda amarilla del tamboril.

Cuando la luna salga
las poleas rodarán para tumbar el cielo;
un límite de agujas cercará la memoria
y los ataúdes se llevarán a los que no trabajan.

Nueva York de cieno,
Nueva York de alambre y de muerte.
¿Qué ángel llevas oculto en la mejilla?
¿Qué voz perfecta dirá las verdades del trigo?
¿Quién el sueño terrible de sus anémonas manchadas?

Ni un solo momento, viejo hermoso Walt Whitman,
he dejado de ver tu barba llena de mariposas,
ni tus hombros de pana gastados por la luna,
ni tus muslos de Apolo virginal,
ni tu voz como una columna de ceniza;
anciano hermoso como la niebla,
que gemías igual que un pájaro
con el sexo atravesado por una aguja,
enemigo del sátiro,
enemigo de la vid,
y amante de los cuerpos bajo la burda tela.

Ni un solo momento, hermosura viril
que en montes de carbón, anuncios y ferrocarriles,
soñabas ser un río y dormir como un río
con aquel camarada que pondría en tu pecho
un pequeño dolor de ignorante leopardo.
Ni un sólo momento, Adán de sangre, macho,
hombre solo en el mar, viejo hermoso Walt Whitman,
porque por las azoteas,
agrupados en los bares,
saliendo en racimos de las alcantarillas,
temblando entre las piernas de los chauffeurs
o girando en las plataformas del ajenjo,
los maricas, Walt Whitman, te señalan.

¡También ése! ¡También! Y se despeñan
sobre tu barba luminosa y casta,
rubios del norte, negros de la arena,
muchedumbres de gritos y ademanes,
como los gatos y como las serpientes,
los maricas, Walt Whitman, los maricas
turbios de lágrimas, carne para fusta,
bota o mordisco de los domadores.

¡También ése! ¡También! Dedos teñidos
apuntan a la orilla de tu sueño
cuando el amigo come tu manzana
con un leve sabor de gasolina
y el sol canta por los ombligos
de los muchachos que juegan bajo los puentes.

Pero tú no buscabas los ojos arañados,
ni el pantano oscurísimo donde sumergen a los niños,
ni la saliva helada,
ni las curvas heridas como panza de sapo
que llevan los maricas en coches y terrazas
mientras la luna los azota por las esquinas del terror.

Tú buscabas un desnudo que fuera como un río,
toro y sueño que junte la rueda con el alga,
padre de tu agonía, camelia de tu muerte,
y gimiera en las llamas de tu ecuador oculto.

Porque es justo que el hombre no busque su deleite
en la selva de sangre de la mañana próxima.
El cielo tiene playas donde evitar la vida
y hay cuerpos que no deben repetirse en la aurora.

Agonía, agonía, sueño, fermento y sueño.
Éste es el mundo, amigo, agonía, agonía.
Los muertos se descomponen bajo el reloj de las ciudades,
la guerra pasa llorando con un millón de ratas grises,
los ricos dan a sus queridas
pequeños moribundos iluminados,
y la vida no es noble, ni buena, ni sagrada.

Puede el hombre, si quiere, conducir su deseo
por vena de coral o celeste desnudo.
Mañana los amores serán rocas y el Tiempo
una brisa que viene dormida por las ramas.
Por eso no levanto mi voz, viejo Walt Whítman,
contra el niño que escribe
nombre de niña en su almohada,
ni contra el muchacho que se viste de novia
en la oscuridad del ropero,
ni contra los solitarios de los casinos
que beben con asco el agua de la prostitución,
ni contra los hombres de mirada verde
que aman al hombre y queman sus labios en silencio.
Pero sí contra vosotros, maricas de las ciudades,
de carne tumefacta y pensamiento inmundo.
Madres de lodo, Arpías, Enemigos sin sueño
del Amor que reparte coronas de alegría.

Contra vosotros siempre, que dais a los muchachos
gotas de sucia muerte con amargo veneno.
Contra vosotros siempre,
Faeries de Norteamérica,
Pájaros de la Habana,
Jotos de Méjico,
Sarasas de Cádiz,
Ápios de Sevilla,
Cancos de Madrid,
Floras de Alicante,
Adelaidas de Portugal.

¡Maricas de todo el mundo, asesinos de palomas!
Esclavos de la mujer. Perras de sus tocadores.
Abiertos en las plazas con fiebre de abanico
o emboscadas en yertos paisajes de cicuta.

¡No haya cuartel! La muerte
mana de vuestros ojos
y agrupa flores grises en la orilla del cieno.
¡No haya cuartel! ¡¡Alerta!!
Que los confundidos, los puros,
los clásicos, los señalados, los suplicantes
os cierren las puertas de la bacanal.

Y tú, bello Walt Whitman, duerme a orillas del Hudson
con la barba hacia el polo y las manos abiertas.
Arcilla blanda o nieve, tu lengua está llamando
camaradas que velen tu gacela sin cuerpo.

Duerme: no queda nada.
Una danza de muros agita las praderas
y América se anega de máquinas y llanto.
Quiero que el aire fuerte de la noche más honda
quite flores y letras del arco donde duermes
y un niño negro anuncie a los blancos del oro
la llegada del reino de la espiga.

Dibujo de Federico García Lorca para la Oda a Walt Whitman.

Rubén Darío – Walt Whitman

Walt Whitman autour de la cinquantaine.

Walt Whitman est né le 31 mai 1819 à West Hills, New York (Long Island). Il est mort le 26 mars 1892 à Camden. L’influence du grand poète lyrique américain a été grande sur la littérature en langue espagnole, d’abord à travers Rubén Darío, fondateur du mouvement littéraire moderniste.

Walt Whitman

En su país de hierro vive el gran viejo,
bello como un patriarca, sereno y santo.
Tiene en la arruga olímpica de su entrecejo
algo que impera y vence con noble encanto.

Su alma del infinito parece espejo;
son sus cansados hombros dignos del manto;
y con arpa labrada de un roble añejo,
como un profeta nuevo canta su canto.

Sacerdote que alienta soplo divino,
anuncia en el futuro tiempo mejor.
Dice al águila: «¡Vuela!»; «¡Boga!», al marino,

y «¡Trabaja!», al robusto trabajador.
¡Así va ese poeta por su camino,
con su soberbio rostro de emperador!

Medallones, III, in Azul [1888]

Walt Whitman

Dans son pays de fer vit le grand vieillard,
beau comme un patriarche, saint et serein.
Il y a dans la ride olympique de sa gabelle
quelque chose de noble, de conquérant et d’enchanteur.

Son âme est comme le miroir de l’infini ;
ses épaules éreintées sont dignes de la mante ;
et d’une harpe ouvrée dans du chêne vieilli
tel un nouveau prophète il chante son chant.

Aruspice soufflant un souffle divin,
il annonce pour l’avenir un temps meilleur.
Il dit à l’aigle ; «Vole!»; «Vogue!» au marin,

et «travaille!», au robuste travailleur.
Ainsi va ce poète sur son chemin
avec son visage superbe d’empereur !

Médaillons, III, in Azul, suivi d’un choix de textes, Éditions José Corti, 2012, pp. 117-118. Traduit de l’espagnol (Nicaragua) par Jean-Luc Lacarrière.

La vida de Lazarillo de Tormes

Incipit

La vida de Lazarillo de Tormes (auteur anonyme-1554), édition bilingue, traduction par Bernard Sesé, Paris, Garnier-Flammarion, 1993.

“Pues sepa V.M. ante todas cosas que a mí llaman Lázaro de Tormes, hijo de Tomé González y de Antona Pérez, naturales de Tejares, aldea de Salamanca. Mi nacimiento fue dentro del río Tormes, por la cual causa tome el sobrenombre, y fue desta manera. Mi padre, que Dios perdone, tenía cargo de proveer una molienda de una aceña, que esta ribera de aquel río, en la cual fue molinero mas de quince años; y estando mi madre una noche en la aceña, preñada de mí, tomóle el parto y parióme allí: de manera que con verdad puedo decir nacido en el río.

Pues siendo yo niño de ocho años, achacaron a mi padre ciertas sangrías mal hechas en los costales de los que allí a moler venían, por lo que fue preso, y confesó y no negó y padeció persecución por justicia. Espero en Dios que está en la Gloria, pues el Evangelio los llama bienaventurados.”

La Vie de Lazarillo de Tormès

“Sachez, Monsieur, avant toute chose, que mon nom est Lazare de Tormès, fils de Thomas Gonzalez et d’Antona Perez, natifs de Tejares, village de Salamanque. Ma naissance eut lieu dans la rivière Tormes, ce qui me valut mon surnom. Voici ce qui advint : mon père (Dieu lui pardonne) avait la charge de pourvoir la mouture d’un moulin situé sur le bord de cette rivière, où il fut meunier plus de quinze ans. Une nuit que ma mère, enceinte de moi, se trouvait au moulin, les douleurs la prirent, et c’est là qu’elle me mit au monde. De telle sorte qu’en vérité je peux dire que je suis né dans le ruisseau.

Or, comme j’avais atteint l’âge de huit ans, mon père fut accusé de certaines saignées malicieusement faites aux sacs de ceux qui venaient moudre au moulin. Il fut alors mis en prison, il confessa, ne nia point, et il souffrit persécution à cause de la justice. J’espère en Dieu qu’il est dans la gloire éternelle, car ceux-là, selon l’Évangile, sont déclarés bienheureux.”

Présentation de l’édition Garnier-Flammarion.

Courte biographie anonyme, La Vida de Lazarillo de Tormès (1554) est une œuvre surprenante qui retrace non les amours d’un berger ou les exploits d’un chevalier, mais la vie d’un va-nu-pieds. Après un triomphe initial, l’ouvrage va figurer sur la liste des livres interdits. Peine perdue : le succès ne s’est pas démenti, jusqu’à nos jours.

Lazare, le héros, est un type de personnage nouveau, un gueux, un pícaro. Il tourne en dérision les valeurs fondamentales de la société espagnole : la foi et l’honneur. Lazare est un Espagnol pauvre qui porte un regard ironique sur la société et met à nu la dureté, l’hypocrisie et le cynisme du monde.

Voleur d’andouilles ou perceur de coffres, le pícaro ne se paye pas de mots : la vérité n’est pas celle qu’on dit. Pour survivre, il lui faut aller voir de l’autre côté de la vie, selon l’expression de Céline.

El Lazarillo de Tormes (antes llamado El garrotillo) (Francisco de Goya) 1808-12. Collection particulière.

Gustave Flaubert

Gustave Flaubert à Nohant (Maurice Sand 1823-1889), 1869.

Après le succès de Salammbô (1862), Gustave Flaubert écrit un roman d’amour qui a pour cadre la monarchie de Juillet et la IIe République. L’Éducation sentimentale, dont le sous-titre est Histoire d’un jeune homme, est le récit de l’échec d’une génération, celle de l’auteur. «Je veux faire l’histoire morale des hommes de ma génération; sentimentale serait plus vrai. C’est un livre d’amour, de passion; mais de passion telle qu’elle peut exister maintenant, c’est-à-dire inactive.», dit Gustave Flaubert dans une lettre à Mlle Leroyer de Chantepie, le 6 octobre 1864. Il commence le roman en septembre 1864 et l’ achève le 16 mai 1869, après 56 mois de rédaction et 4 000 pages de notes et de brouillons. Le livre est publié le 17 novembre 1869 chez Michel Lévy frères. La critique est négative. Seuls Théodore de Banville, Émile Zola et George Sand le défendent. Ce roman d’apprentissage est le fruit de trois essais de jeunesse de Flaubert: Mémoires d’un fou (1838), Novembre (1842) et la première Éducation sentimentale (1843-45) .

Incipit:

« Le 15 septembre 1840, vers six heures du matin, la Ville-de-Montereau, près de partir, fumait à gros tourbillons devant le quai Saint-Bernard.

Des gens arrivaient hors d’haleine ; des barriques, des câbles, des corbeilles de linge gênaient la circulation; les matelots ne répondaient à personne; on se heurtait; les colis montaient entre les deux tambours, et le tapage s’absorbait dans le bruissement de la vapeur, qui, s’échappant par des plaques de tôle, enveloppait tout d’une nuée blanchâtre, tandis que la cloche, à l’avant, tintait sans discontinuer.

Enfin le navire partit; et les deux berges, peuplées de magasins, de chantiers et d’usines, filèrent comme deux larges rubans que l’on déroule.

Un jeune homme de dix-huit ans, à longs cheveux et qui tenait un album sous son bras, restait auprès du gouvernail, immobile. À travers le brouillard, il contemplait des clochers, des édifices dont il ne savait pas les noms; puis il embrassa, dans un dernier coup d’œil, l’île Saint-Louis, la Cité, Notre-Dame; et bientôt, Paris disparaissant, il poussa un grand soupir.

M. Frédéric Moreau, nouvellement reçu bachelier, s’en retournait à Nogent-sur-Seine, où il devait languir pendant deux mois, avant d’aller faire son droit. Sa mère, avec la somme indispensable, l’avait envoyé au Havre voir un oncle, dont elle espérait, pour lui, l’héritage; il en était revenu la veille seulement; et il se dédommageait de ne pouvoir séjourner dans la capitale, en regagnant sa province par la route la plus longue.»

Julio Cortázar

Paris. Métro ligne 14. Station Bibliothèque François-Mitterrand. Passage de la nouvelle Axototl. “…el tanteo de las finas patas en las piedras…”

«¿Encontraría a la Maga? Tantas veces me había bastado asomarme, viniendo por la rue de Seine, al arco que da al Quai de Conti, y apenas la luz de ceniza y olivo que flota sobre el río me dejaba distinguir las formas, ya su silueta delgada se inscribía en el Pont des Arts, a veces andando de un lado a otro, a veces detenida en el pretil de hierro, inclinada sobre el agua. Y era tan natural cruzar la calle, subir los peldaños del puente, entrar en su delgada cintura y acercarme a la Maga que sonreía sin sorpresa, convencida como yo de que un encuentro casual era lo menos casual en nuestras vidas, y que la gente que se da citas precisas es la misma que necesita papel rayado para escribirse o que aprieta desde abajo el tubo de dentífrico.»

Marelle. 1967. Gallimard. Traduction: Laure Guille Bataillon.

« Allais-je rencontrer la Sibylle? Il m’avait tant de fois suffit de déboucher sous la voûte qui donne Quai Conti en venant de la rue de Seine pour voir, dès que la lumière cendre olive au-dessus du fleuve me permettait de distinguer les formes, sa mince silhouette s’inscrire sur le Pont des Arts, parfois allant et venant, parfois arrêtée contre la rampe de fer, penchée au dessus de l’eau. Et c’était tout naturel de traverser la rue, de monter les marches du pont, d’entrer dans sa mince ceinture et de m’approcher de la Sibylle qui souriait sans surprise, persuadée comme moi qu’une rencontre fortuite était ce qu’il y avait de moins fortuit dans la vie et que les gens qui se donnent des rendez-vous précis sont ceux qui écrivent sur du papier rayé et pressent leur tube de dentifrice par le fond.»

Julio Cortázar (1914-1984) est surtout un grand nouvelliste. Mais son roman Marelle (Rayuela), publié en 1963, a marqué beaucoup d’Hispano-américains et d’Espagnols et a eu une grande influence sur les écrivains de la fin du siècle dernier. Son importance est mise en cause parfois aujourd’hui, mais moi j’aime toujours ce roman.
«Marelle est une sorte de capitale, un de ces livres du XXe siècle auquel on retourne plus étonné encore que d’y être allé, comme à Venise. Ses personnages entre ciel et terre, exposés aux résonances des marées, ne labourent ni ne sèment ni ne vendangent : ils voyagent pour découvrir les extrémités du monde et ce monde étant notre vie c’est autour de nous qu’ils naviguent. Tout bouge dans son reflet romanesque, la fiction se change en quête, le roman en essai, un trait de sagesse zen en fou rire, le héros, Horacio Oliveira, en son double, Traveler, l’un à Paris, l’autre à Buenos Aires.
Le jazz, les amis, l’amour fou – d’une femme, la Sibylle, en une autre, la même, Talita -, la poésie sauveront-ils Oliveira de l’échec du monde ? Peut-être… car Marelle offre plusieurs entrées et sorties. Un mode d’emploi nous suggère de choisir entre une lecture suivie, “rouleau chinois” qui se déroulera devant nous, et une seconde, active, où en sautant de case en case nous accomplirons une autre circumnavigation extraordinaire. Le maître de ce jeu est Morelli, l’écrivain dont Julio Cortázar est le double. Il cherche à ne rien trahir en écrivant et c’est pourquoi il commence à délivrer la prose de ses vieillesses, à “désécrire” comme il dit. D’une jeunesse et d’une liberté inconnues, Marelle nous porte presque simultanément au paradis où on peut se reposer et en enfer où tout recommence.» (Florence Delay.)

William Faulkner – Jorge Luis Borges

William Faulkner.

L’influence de William Faulkner sur la plupart des grands écrivains latinoaméricains du XXème siècle (Juan Rulfo, Juan Carlos Onetti, Gabriel García Márquez, Guillermo Cabrera Infante, Ernesto Sabato) est indéniable. Ainsi, Jorge Luis Borges a traduit en 1941 Les palmiers sauvages de Faulkner et Un Barbare en Asie d’Henri Michaux pour compléter ses revenus. Le grand argentin avait une conception personnelle de la traduction, mais ce livre, publié aux États-Unis en 1939, a paru en Argentine (Editorial Sudamericana), plus tôt qu’en France.

Incipit:

LES PALMIERS SAUVAGES
«Le coup retentit de nouveau, à la fois discret et impérieux, tandis que le docteur descendait, précédé par le cône de lumière de sa lampe de poche découpant devant lui l’escalier teinté en brun puis le vestibule de la même couleur fait de planches assemblées à tenons et mortaises. C’était un modeste bungalow au bord de la mer, avec un étage cependant, éclairé par des lampes à huile, ou plutôt par une lampe à huile que sa femme avait montée au premier après le dîner. Et avec cela le docteur portait une chemise de nuit, et non un pyjama, pour la même raison qu’il fumait une pipe à laquelle il ne s’était jamais habitué et savait fort bien qu’il ne s’habituerait jamais, alternant celle-ci avec le cigare que ses clients lui offraient parfois entre deux dimanches, où il fumait alors les trois cigares qu’il pensait pouvoir s’offrir, bien qu’il fût propriétaire du bungalow, de celui d’à côté et d’un autre, avec électricité et murs plâtrés, dans la petite ville à quatre milles de là. Car il avait maintenant quarante-huit ans et il avait eu seize, puis dix-huit, puis vingt ans en un temps où son père lui disait (et il le croyait) que les cigarettes et les pyjamas, c’était fait pour les gandins et les femmes.»

William Faulkner Si je t’oublie, Jérusalem (Les palmiers sauvages) traduit de l’anglais par Maurice-Edgar Coindreau (1952), révisée par François Pitavy. Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade 2000; réédition Collection « L’Imaginaire », 2001.

Wild Palms

«The knocking sounded again, at once discreet and peremptory, while the doctor was descending the stairs, the flashlight’s beam lancing on before him down the brown-stained stairwell and into the brown-stained tongue-and-groove box of the lower hall. Itwas a beach cottage, even though of two stories, and lighted by oil lamps—or an oil lamp, which his wife had carried up stairs with them after supper. And the doctor wore a nightshirt too, not pajamas, for the same reason that he smoked the pipe which he had never learned and knew that he would never learn to like, between the occasional cigar which clients gave him in the intervals of Sundays on which he smoked the three cigars which he felt he could buy for himself even though he owned the beach cottage as well as the one next door to it and the one, the residence with electricity and plastered walls, in the village four miles away. Because he was now forty-eight years old and he had been sixteen and eighteen and twenty at the time when his father could tell him (and he believe it) that cigarettes and pajamas were for dudes and women»

William Faulkner, If I Forget Thee, Jerusalem (The Wild Palms). 1939.

C’est le roman de Faulkner où la souffrance morale et physique atteint sa plus grande intensité. “On ne se suicide pas pour un chagrin d’amour: on écrit un roman.”, disait l’auteur. “Entre le chagrin et le néant, je choisis le chagrin.” “Between grief and nothing, I will take grief.” (Cette citation du roman est reprise par Jean-Luc Godard dans Á bout de souffle. 1960)

Borges n’aimait pas beaucoup ce roman, ou plutôt cette œuvre qui mêle deux nouvelles. Le texte ne fut pas très bien reçu aux États-Unis, mais eut beaucoup de succès en Amérique Latine et une grande influence. Borges avait traduit Virginia Woolf, Herman Melville, Henri Michaux et André Gide. S’il n’était pas encore très connu internationalement, il avait déjà un grand prestige dans les milieux qui entouraient Victoria Ocampo et la revue Sur. Sa traduction prend comme point de départ la version britannique de la maison d’édition Chatto & Winduet, bien censurée ( exit les gros mots, les jurons, les scènes de sexe), et non le texte original édité par Random House. Borges privilégie la trame de l’histoire, fait peu de cas du contexte culturel, ne respecte pas non plus beaucoup la lettre du texte. Certains lecteurs ont loué la qualité de son style, d’autres ont pointé ses nombreuses erreurs (place du narrateur, utilisation des temps).
Jorge Luis Borges dans son Introduction à La invención de Morel (1940) de son ami Adolfo Bioy Casares dit: «La novela característica, «psicológica», propende a ser informe. Los rusos y los discípulos de los rusos han demostrado hasta el hastío que nadie es imposible: suicidas por felicidad, asesinos por benevolencia, personas que se adoran hasta el punto de separarse para siempre, delatores por fervor o por humildad… Esa libertad plena acaba por equivaler al pleno desorden. Por otra parte, la novela «psicológica» quiere ser también novela «realista»: prefiere que olvidemos su carácter de artificio verbal y hace de toda vana precisión (o de toda lánguida vaguedad) un nuevo toque verosímil. Hay páginas, hay capítulos de Marcel Proust que son inaceptables como invenciones: a los que, sin saberlo, nos resignamos como a lo insípido y ocioso de cada día. La novela de aventuras, en cambio, no se propone como una transcripción de la realidad: es un objeto artificial que no sufre ninguna parte injustificada. El temor de incurrir en la mera variedad sucesiva del Asno de Oro, de los siete viajes de Simbad o del Quijote, le impone un riguroso argumento.»

Je rappelle la fin du roman: “- Les femmes, font chier”, fit le grand forçat.” (“Women, shit,” the tall convict said.) Le lecteur de Faulkner chez Random House était alors Saxe Commins. Il avait obligé l’auteur à changer le titre de son roman et à supprimer le dernier mot du forçat à la fin du livre. De la première à la huitième édition, le mot shit avait été supprimé et remplacé par un tiret (“Women -“) Le violent rejet des femmes par le forçat n’était donc pas explicite. Maurice Edgar Coindreau avait traduit par le bien français: “Ah! Les femmes!” dit le grand forçat.”. Á partir de l’édition Vintage de 1962, on trouve: “Women —-t” C’est seulement avec l’édition de 1990 que le mot est rétabli et en français avec la traduction de la Pléiade revue par François Pitavy en 2000: — Les femmes. Font chier ! ” fit le grand forçat

Fernando Pessoa

Fernando Pessoa. Street Art.

« Le Livre de l’intranquillité est le journal intime que Pessoa attribue à son double, l’employé de bureau Bernardo Soares ; mais les paysages urbains de Lisbonne y sont si présents qu’on peut le lire aussi comme le roman géo-poétique de la ville avec laquelle il entretient un rapport singulier, un peu comme Baudelaire avec Paris ou Joyce avec Dublin. » (Robert Bréchon)
En 2018 paraît, chez Christian Bourgois éditeur, la réorganisation proposée trois ans plus tôt par Teresa Rita Lopes, dans une nouvelle traduction de Marie-Hélène Piwnik. Le titre devient Livre(s) de l’inquiétude, et l’ouvrage est divisé en trois parties correspondant aux livres de trois hétéronymes distincts, classés chronologiquement.
Incipit. Ce texte est une présentation de l’hétéronyme Bernardo Soares par Fernando Pessoa.
Autobiographie sans événements.

Le Livre de l’intranquillité, Christian Bourgois. 1999.

« Il existe à Lisbonne un certain nombre de petits restaurants ou de bistrots qui comportent, au dessus d’une salle d’allure convenable, un entresol offrant cette sorte de confort pesant et familial des restaurants de petites villes sans chemin de fer. Dans ces entresols, peu fréquentés en dehors des dimanches, on rencontre souvent des types humains assez curieux, des personnages dénués de tout intérêt, toute une série d’apartés de la vie.
Le désir de tranquillité et la modicité des prix m’amenèrent, à une certaine période de ma vie, à fréquenter l’un de ces entresols. Lorsque j’y dînais, vers les sept heures, j’y rencontrais presque toujours un homme dont l’aspect, que je jugeai au début sans intérêt, éveilla peu à peu mon attention.
C’était un homme d’environ trente ans, assez grand, exagérément voûté en position assise, mais un peu moins une fois debout, et vêtu avec une certaine négligence qui n’était pas, cependant, entièrement négligée. Sur son visage pâle, aux traits dénués de tout intérêt, on décelait un air de souffrance qui ne leur en ajoutait aucun, et il était bien difficile de définir quelle sorte de souffrance indiquait cet air-là – il semblait en désigner plusieurs, privations, angoisses, et aussi cette souffrance née de l’indifférence, qui naît elle-même d’un excès de souffrance.»

Livro do Desassossego, Assírio & Alvim, 1998.

« Há em Lisboa um pequeno número de restaurantes ou casas de pasto em que, sobre uma loja com feitio de taberna decente, se ergue uma sobreloja com uma feição pesada e caseira de restaurante de vila sem comboios. Nessas sobrelojas, salvo ao domingo pouco frequentadas, é frequente encontrarem-se tipos curiosos, caras sem interesse, uma série de apartes na vida.
O desejo de sossego e a conveniência de preços levaram-me, num período da minha vida, a ser frequente num a sobreloja dessas. Sucedia que, quando calhava jantar pelas sete horas, quase sempre encontrava um indivíduo cujo aspeto, não me interessando a princípio, pouco a pouco passou a interessarme.
Era um homem que aparentava trinta anos, magro, mais alto que baixo, curvado exageradamente quando sentado, mas menos quando de pé, vestido com um certo desleixo não inteiramente desleixado. Na face pálida e sem interesse de feições um ar de sofrimento não acrescentava interesse, e era difícil definir que espécie de sofrimento esse ar indicava — parecia indicar vários, privações, angústias, e aquele sofrimento que nasce da indiferença que provém de ter sofrido muito.»