René Char

Les Dentelles de Montmirail. (CF) Été 2013.

Les Dentelles de Montmirail

Au sommet du mont, parmi les cailloux, les trompettes de terre cuite des hommes des vieilles gelées blanches pépiaient comme de petits aigles.

Pour une douleur drue, s’il y a douleur.

La poésie vit d’insomnie perpétuelle.

Il semble que ce soit le ciel qui ait le dernier mot. Mais il le prononce à voix si basse que nul ne l’entend jamais.

Il n’y a pas de repli ; seulement une patience millénaire sur laquelle nous sommes appuyés.

Dormez, désespérés, c’est bientôt jour, un jour d’hiver.

Nous n’avons qu’une ressource avec la mort : faire de l’art avant elle.

La réalité ne peut être franchie que soulevée.

Aux époques de détresse et d’improvisation, quelques-uns ne sont tués que pour une nuit et les autres pour l’éternité : un chant d’alouette des entrailles.

La quête d’un frère signifie presque toujours la recherche d’un être, notre égal, à qui nous désirons offrir des transcendances dont nous finissons à peine de dégauchir les signes.

Le probe tombeau : une meule de blé. Le grain au pain, la paille pour le fumier.

Ne regardez qu’une fois la vague jeter l’ancre dans la mer.

L’imaginaire n’est pas pur ; il ne fait qu’aller.

Les grands ne se perpétuent que par les grands. On oublie. La mesure seule est blessée.

Qu’est-ce qu’un nageur qui ne saurait se glisser entièrement sous les eaux ?

Avec des poings pour frapper, ils firent de pauvres mains pour travailler.

Les pluies sauvages favorisent les passants profonds.

L’essentiel est ce qui nous escorte, en temps voulu, en allongeant la route. C’est aussi une lampe sans regard, dans la fumée.

L’écriture d’un bleu fanal, pressée, dentelée, intrépide, du Ventoux alors enfant, courait toujours sur l’horizon de Montmirail qu’à tout moment notre amour m’apportait, m’enlevait.

Des débris de rois d’une inexpugnable férocité.

Les nuages ont des desseins aussi fermés que ceux des hommes.

Ce n’est pas l’estomac qui réclame la soupe bien chaude, c’est le cœur.

Sommeil sur la plaie pareil à du sel.

Une ingérence innommable a ôté aux choses, aux circonstances, aux êtres, leur hasard d’auréole. Il n’y a d’avènement pour nous qu’à partir de cette auréole. Elle n’immunise pas.

Cette neige, nous l’aimions, elle n’avait pas de chemin, elle découvrait notre faim.

La parole en archipel, Gallimard, 1962.

NRF. Collection Poésie/Gallimard (n° 38). Gallimard, 1969.

Joan Margarit

Poema de l’últim refugi

Abans em concentrava escoltant
el pensament enmig de qualsevol estrèpit.
Ara, m’és tan difícil.
No estic cansat de viure: estic cansat
de les veus que al voltant ressonen buides.
Però sé on continua l’alegria:
si no m’he perdut mai cap paradís,
no em perdré ara el més auster,
aquest on al poema ja no hi queda
gairebé rastre de literatura.
Reconec aquest lloc, l’he buscat sempre.
L’últim refugi, el de la soledat.

Es perd el senyal. Barcelona, Proa, 2012. Col lecció “Óssa menor”

Retiradas

Antes, incluso en medio de un estrépito,
podía concentrarme en un poema.
Ahora me resulta más difícil.
No estoy cansado de vivir: lo estoy
de tantas voces que a mi alrededor
resuenan huecas.
Sé dónde continúa la alegría:
si nunca me he perdido un paraíso,
no iré a perderme ahora el más austero,
ese donde el poema no le queda
apenas rastro de literatura.
Reconozco el lugar, es el mismo de siempre.
El último refugio, el de la soledad.

Todos los poemas (1975-2015). Austral, 2018.

Le poète Joan Margarit est né le 11 mai 1938 à Sanaüja (Lérida) en Catalogne. il est mort le 16 février 2021 à Sant Just Desvern dans sa maison de la banlieue de Barcelone. Architecte, professeur et poète, il écrivait principalement en catalan. Il a obtenu le Prix Cervantès, le Prix Nobel des langues castillanes en 2019.

«Soy un poeta catalán, pero también castellano, coño» avait-il affirmé en 2019 en déposant ses archives à l’Instituto Cervantes de Madrid.

Madrid. Instituto Cervantes. Calle de Alcalá n°49. Edificio de las Cariátides (o antiguo Banco Español del Río de la Plata) (Antonio Palacios Ramilo-Joaquín Otamendi) 1911-1918.

Yannis Ritsos – Aragon

Ville historique de Monemvasia ou Kastro (Grèce).

Voyage en Grèce du 19 au 30 septembre. Nous étions à Monemvassia le mardi 27 septembre. Cette belle ville fortifiée du sud du Péloponnèse, située sur la côte est de la Laconie est l’ancienne Malvoisie. La ville historique ou Kastro se trouve sur une presqu’île. Elle occupe une partie d’un rocher de 1,8 km de long et 300 m de haut, relié par une digue au continent. Sur les remparts, on peut voir la maison familiale du poète communiste grec Yannis Ritsos (1909-1990) et son buste. Après la guerre civile dans son pays, de 1948-1952, il a été incarcéré dans les camps de Kondopouli (île de Limnos), Makronissos et Aghios Efstratios (île d’Aï-Strati) au titre de la “rééducation nationale”. Lors du coup d’État des Colonels en 1967, il a été à nouveau interné, puis assigné à résidence. Aragon publiera en 1957 un article important dans Les Lettres françaises pour faire connaître davantage le poète en France. Yannis Ritsos et Louis Aragon ne se sont rencontrés qu’une seule fois à Athènes le 14 octobre 1980.

Monemvassia. Maison familiale de Yannis Ritsos. Buste du poète.

Marche

Il a usé ses souliers nuit après nuit cheminant
sur les cailloux des étoiles – cheminant seul
pour l’amour des hommes. Il était fait, cet homme-là
pour le bonheur du monde. On l’a empêché. On lui a pris
ce qu’il pouvait donner de plus : sa confiance
en ceux-là même qui le refusaient. A présent
il se promène, deux fois seul, sur la rive. Il regarde. Ne récolte rien.
Des ombres de barques raient l’or du couchant,
dans le grand silence de la beauté délaissée.
Inachevé plein d’amertume, je reviendrai frapper à ta porte.

Correspondances – Anthologie de la poésie grecque contemporaine, 1945-2000 (NRF Poésie/Gallimard n°353, 2000. ) – Traduit du grec par Michel Volkovitch.

Blancheur

Il posa sa main sur la page
pour ne pas voir la feuille blanche.
Et il vit dessus sa main nue. Alors
il ferma aussi les deux yeux, et entendit
monter en lui, ensevelie,
la ténébreuse, l’indescriptible blancheur.

Léros, 10.XI.67

Le mur dans le miroir et autres poèmes. NRF Poésie/Gallimard n°354. 2006. Traduction : Dominique Grandmont.

Mes chers semblables

Mes chers semblables
comment pouvez-vous
vous courber encore ?
Comment pouvez-vous
ne pas sourire ?
Ouvrez les fenêtres.
Le monde resplendit
infatigable.
Qu’il soit regardé.

Symphonie du printemps, 1938. Bruno Doucey, 2012 Traduction : Anne Personnaz.

Article publié dans les Lettres françaises (semaine du 28 février au 6 mars 1957).

Pour saluer Ritsos (Aragon)

En février 1949, dans la page du C.N.E. que les Lettres Françaises publiaient alors, était présenté à nos lecteurs un poète grec, Yannis Ritsos, avec un grand poème, Lettre à la France, traduit par M. Néoclès Coutousis : dans un article voisin, on pouvait lire de lui cette biographie :
Né à Monemvasie (Laconie), en 1909, il est, depuis 1934, un des chefs de file de la jeune poésie grecque. Ses recueils lyriques et généreux s’intitulent Tracteurs, Pyramides, Le chant et la sœur, Symphonie Printanière, La marche de l’Océan, Epreuve. Ritsos est un vibrant ami de la France, de ses livres, de ses messages de progrès. Le 14 Juillet 1945, il composa une admirable Lettre à la France qui fut déclamée alors devant 30 000 Athéniens et dont le retentissement fut profond en France, où notamment Pierre Blanchard, en 1946, à Paris, au cours d’une réunion franco-grecque, en fit une inoubliable lecture. Le poème, depuis, a été reproduit dans l’anthologie des poèmes pour la paix, publiée par M Armand Megglé. Ritsos est poitrinaire.
Le poète était alors déporté à l’île de Limnos.
Nous n’avions plus entendu parler de lui depuis ce temps là. Voici qu’un petit livre de lui nous donne de ses nouvelles, cette Sonate au clair de lune, qui nous parvient avec une traduction de M. Alécos Kataza, que nous publions aujourd’hui. Le poète est maintenant à Athènes, libre. Il a quarante-neuf ans, et sur ce texte on peut maintenant le voir grandeur nature : il faut savoir le saluer, et le dire très haut, c’est un des plus grands et des plus singuliers parmi les poètes d’aujourd’hui. Pour ma part, il y avait longtemps que quelque chose ne m’avait donné comme ce chant le choc violent du génie.
Je sais : ce mot-là ne se prononce pas, ou tout au moins il ne faut pas l’écrire. Je n’y puis rien. Je ne le retire pas.
*
De ce poème, paru en décembre 1956, le traducteur m’écrit qu’il exprime l’impasse tragique dans laquelle sont tombés l’individualisme et toute le civilisation bourgeoise.
J’imagine qu’il me dit ceci, s’étant donné la peine de et l’amour de traduire, pour concilier à ce poème le lecteur que je suis. Et je sais que l’ayant lu à des camarades, qui avaient peut-être besoin de ce commentaire pour se sentir le droit d’admirer, et à qui j’avais omis de le transmettre, j’ai vu dans leurs yeux cet égarement, ce trouble, des gens qui ne voient pas où on les mène. On m’a dit que c’était obscur, difficile, et même plus fait pour une revue que pour les Lettres. Je ne me suis pas arrêté à ces remarques : J’ai peut être tort de faire cette confiance aux lecteurs des Lettres françaises, mais je ne les croie pas faits pour ne lire que des poèmes d’un seul type, portant tout au moins les références évidentes qui rendent licite l’enthousiasme qu’on en a.
Ritsos a-t-il ou non voulu montrer l’impasse de l’individualisme et de la civilisation bourgeoise ? Je n’en sais rien. Je puis imaginer que l’on comprenne cette Sonate au clair de lune d’une telle affirmation, et elle peut bien être fondée. Elle me rappelle et l’explication que Michelet donne du Radeau de la Méduse, affirmant que Géricault y a peint la France dans la nuit de la Restauration, et l’explication par Proudhon de ce Retour de foire de Courbet, où il voit toute l’histoire de la société sous Louis-Philippe. Ce n’est pas aujourd’hui que les hommes marqués par la passion politique, cherchent ainsi à lier profondément ce qu’ils admirent et ce qu’ils pensent, avec un bonheur inégal. Justifier, justifier… Qui oserait dire que cela ne part pas d’un sentiment louable ? J’ajouterai qu’il arrive que ce genre d’interprétation serve le livre, tableau, poème, ou cuvette, à laquelle il faut bien voir qu’il s’applique par une volonté émouvante du théoricien, cherchant à créer un pont entre l’œuvre d’art et ceux qui vont passer distraitement devant elle. Mais c’est par là surtout que ce genre d’interprétation vaut, et parfois prévaut. Il faut le prendre comme une image poétique, ne pas trop s’attacher à la traduction qu’il donne, et Michelet ne pouvait pas ne pas voir la France sur le Radeau, et son image est celle d’un poète, et je salue en lui ce poète. Mais considérer directement l’œuvre de Géricault comme « la France sous le Restauration » est un non-sens. C’est, une fois de plus, tomber dans ce qu’on appelle, pour le condamner, le sociologisme vulgaire.
*
Ceci dit, je voudrais simplement mettre la Sonate sur le tourne-disque, faire autour de vous ce silence dans lequel va commencer le chant, s’épanouir cette lumière lunaire qui n’est ni
Le clair de lune calme et beau
de Verlaine, cet éclairage pour les jets, l’eau et les masques, ni le jeu géométrique, blanc et noir, de la musique moderne, le Pierrot lunaire allemand.
Dans cette nuit de printemps où une femme âgée, de noir vêtue, parle à un jeune homme…est-ce la bourgeoisie ? L’individualisme ? Mais ce qui me saisit c’est comme par les deux fenêtres entrent avec la clarté nocturne non point des personnages des Fêtes galantes, non les spectres de Macbeth, non le monde irréel des fées et des elfes, mais
la cité cimenteuse et aérienne, badigeonnée de clair de lune.
L’image, ici, ce ne sont point les mots poétiques, le bazar éprouvé des choses nobles, qui en appuie les deux volets tournants : c’est le fauteuil défoncé dans la pièce ou les souliers aux talons tournés qu’on porte une fois par moi chez le cireur du coin, dans la cuisine les verseuses suspendues au mur qui brillent – comme des grands yeux ronds d’invraisemblables poissons…
… et quand j’enlève la tasse de la table
il reste un trou de silence au-dessous, je mets immédiatement la main dessus
pour n’y pas regarder – je remets la tasse à sa place…

D’où vient cette poésie ? d’où ce sens du frisson ? où les choses telles qu’elles sont jouent le rôle des spectres, où l’Hamlet grec est confronté, non plus avec les rois morts, le nouvel Œdipe non plus avec le Sphinx, mais avec les objets sournoisement familiers et
… le chapeau du mort qui roule de la patère dans le sombre couloir.
Il y a, dans cette poésie, le bruit méditerranéen d’une mer sans marée, j’y fais comme un quelconque M. de Marcellus le voyage de Grèce, d’une Grèce qui n’est plus celle de Byron ou de Delacroix, d’une Grèce qui est sœur de la Sicile de Pirandello et de Chirico, où la beauté n’est point des marbres mutilés, mais d’une humanité déchirée, et le jeune homme qui vient de quitter la vieille femme dit, c’est vrai, déboutonnant sa chemise, sur cette poitrine puissante : la décadence d’une époque… il me fallait ces mots, il a suffit de ces mots pour que je le voie, qu’il s’anime (ici, le commentaire du traducteur semble se justifier, si tant est vrai que la morale d’une fable explique la folie du fabuliste qui a fait jouer ensemble une cigogne et un renard).
On cherche à s’expliquer les choses par analogie : et peut-être me fallait-il parler de la Sicile, quand la Grèce se suffit, parce qu’une nuit semblable dans un pays où je n’ai jamais mis les pieds me rassure sur le caractère trop réel de cette nuit-ci, et mon ignorance de la Grèce non moins parfaite que celle que j’ai de la Sicile…
Alors, parce que le mystère de la poésie, il est dans les poètes mêmes, et qu’ici aussi il me faut comparer, comparer et toujours comparer, je m’avise qu’il y a chez Yannis Ritsos, plus que Shakespeare ou Eschyle, un souffle étrange et que je connais bien, un écho d’un poète secret, dot j’ai l’intonation dans l’oreille. Et le nom de Lautréamont vient clore ce trop long prolégomène, et c’est avec Lautréamont qu’ici j’accueillerai Ritsos, à côté de lui que je le prierai à s’asseoir, avec sa Sonate, belle comme la rencontre d’une machine à coudre et d’un parapluie…, parmi les poètes qui ont le droit de rire, la nuit, au clair de lune, de ce rire bruyant, irrépressible comme la vie.

Les Lettres françaises n°10. Octobre 1943.

Antonio Machado

Antonio Machado. Miranda de Ebro (Castilla y León).

Le grand poète espagnol Antonio Machado est né le 26 juillet 1875 à Séville. Il quitte l’Andalousie avec ses parents le 8 septembre 1883. Il a été formé à Madrid à partir de 1883 par l’Institution libre d’enseignement (La Institución Libre de Enseñanza), célèbre tentative pédagogique moderne et laïque qui a profondément marqué l’Espagne de la fin du XIX ème siècle et du début du XX ème. En 1907, Antonio Machado obtient une place de professeur de français à Soria. Il y rencontre Leonor Izquierdo Cuevas, avec laquelle il se marie le 30 juillet 1909. Il a 34 ans, Leonor 15 seulement. Elle meurt de tuberculose le 1 août 1912. Très affecté, le poète quitte Soria pour ne jamais y retourner. Il obtient sa mutation à Baeza, dans la province de Jaén (Andalousie), où il reste jusqu’en 1919. Entre 1919 et 1932, il est professeur de français à Ségovie, près de Madrid. En 1931, avec ses amis progressistes il proclame la République dans cette ville de Castille et hisse le drapeau républicain sur l’hôtel de ville au son de La Marseillaise. Á partir de 1932, il réside à Madrid. Lorsqu’éclate la Guerre civile en juillet 1936, Antonio Machado est à Madrid. Il met sa plume au service de la République. Il écrit un poème qui évoque l’exécution de Federico Garcia Lorca (El crimen fue en Granada). En novembre 1936, il est évacué avec sa mère, Ana Ruiz, et deux de ses frères, Joaquin et José, à Valence, puis en 1938 à Barcelone. Le 22 janvier 1939, ils sont contraints de fuir vers la France. Arrivé à Collioure, à quelques kilomètres de la frontière, Antonio Machado meurt épuisé le 22 février 1939, trois jours avant sa mère. Il est enterré à Collioure, tandis que la tombe de Leonor se trouve à Soria (Cementerio del Espino).

Gerardo Diego disait d’Antonio Machado : « Hablaba en verso y vivía en poesía »

Leonor Izquierdo le jour de son mariage le 30 juillet 1909.

CXXVII. Otro viaje

Ya en los campos de Jaén,
amanece. Corre el tren
por sus brillantes rieles,
devorando matorrales,
alcaceles,
terraplenes, pedregales,
olivares, caseríos,
praderas y cardizales,
montes y valles sombríos.
Tras la turbia ventanilla,
pasa la devanadera
del campo de primavera.
La luz en el techo brilla
de mi vagón de tercera.
Entre nubarrones blancos,
oro y grana;
la niebla de la mañana
huyendo por los barrancos.
¡Este insomne sueño mío!
¡Este frío
de un amanecer en vela!…
Resonante,
jadeante,
marcha el tren. El campo vuela.
Enfrente de mí, un señor
sobre su manta dormido;
un fraile y un cazador
—el perro a sus pies tendido—.
Yo contemplo mi equipaje,
mi viejo saco de cuero;
y recuerdo otro viaje
hacia las tierras del Duero.
Otro viaje de ayer
por la tierra castellana
—¡pinos del amanecer
entre Almazán y Quintana!—
¡Y alegría
de un viajar en compañía!
¡Y la unión
que ha roto la muerte un día!
¡Mano fría
que aprietas mi corazón!
Tren, camina, silba, humea,
acarrea
tu ejército de vagones,
ajetrea
maletas y corazones.
Soledad,
sequedad.
Tan pobre me estoy quedando
que ya ni siquiera estoy
conmigo, ni sé si voy
conmigo a solas viajando.

Campos de Castilla, 1912.

CXXVII Autre voyage

Sur les campagnes de Jaén,
voici que le soleil se lève.
Le train sur ses rails
brillants s’élance,
dévorant des buissons,
des champs d’orge,
des terre-pleins, des pierres,
des oliveraies et des fermes,
des prés et des chardons,
des monts et de sombres vallons.
Par-delà la trouble fenêtre
passe l’écheveau
de la campagne du printemps.
La lumière brille au plafond
de mon wagon de troisième.
Entre de gros nuages blancs,
l’or et la pourpre ;
le brouillard du matin
fuyant dans les ravins.
Oh ! sommeil d’insomnie,
oh ! le froid
du matin, dans l’éveil !…
Résonnant,
haletant,
va le train. La campagne vole.
En face de moi, un monsieur
sur sa couverture endormi ;
un moine et un chasseur
– son chien étendu à ses pieds. –
Moi, je contemple mon bagage,
mon vieux sac de cuir ;
et je me souviens d’un autre voyage
vers les terres du Douro.
Un autre voyage d’hier
en terre de Castille
– oh ! Les pins de l’aurore
entre Almazán et Quintana ! –
Et la joie
de voyager en compagnie !
Et l’union
que la mort un jour a brisée !
Oh ! main froide qui serre
mon coeur !
Chemine, train,
siffle, fume,
transporte,
ton armée de wagons,
bourlinguant
valises et coeurs.
Oh ! Solitude,
sécheresse.
Me voici pauvre, si pauvre,
que je ne suis même plus
avec moi, ni ne sais si je suis
avec moi tout seul voyageant.

Champs de Castille précédé de Solitudes, Galeries et autres poèmes et suivi des Poésies de la guerre. 2004. Traduction de Sylvie Léger et Bernard Sesé. NRF Poésie/ Gallimard n°144.

Soria. A un olmo seco (Á un orme desséché). Poème écrit à Soria en 1912.




César Vallejo – Trilce

Lima. Distrito de San Borja. Biblioteca Nacional del Perú. 2006 ( Arquitectos : Guillermo Claux Alfaro, Franco Vella Zardín, Walter Morales Llanos y Augusta Estremadoyro de Vella)

La Bibliothèque Nationale du Pérou vient d’inaugurer officiellement le 29 septembre 2022 l’exposition Contra todas las contras: 100 años de Trilce ( Sala de Exposiciones Francisco Laso, Avenida de la Poesía, 160, distrito de San Borja, Lima). L’exposition est ouverte au public du 4 octobre 2022 au 22 décembre 2022.

Le premier livre de César Vallejo (1892-1938), Los heraldos negros, date de 1919. Dans ces poèmes, rédigés entre 1915 et 1918, on remarque encore l’influence du modernisme.

Le deuxième recueil de César Vallejo, Trilce, paraît en octobre 1922, il y a tout juste cent ans, à compte d’auteur (Talleres Tipográficos de la Penitenciaria). Tiré à deux cents exemplaires avec un prologue d’Antenor Orrego (1892-1960), ami du poète, il comporte 77 poèmes sans titre, numérotés de I à LXXVII. Ils furent écrits pendant une période particulièrement dramatique de la vie du poète. Sa mère meurt en août 1918. Il connaît une rupture amoureuse douloureuse (avec la très jeune Otilia Villanueva) en mai 1919. Son ami, l’écrivain Abraham Valdelomar, (1888-1919) meurt le 3 novembre 1919 après une chute accidentelle. Il perd son poste d’enseignant à la fin de 1919. Il est emprisonné à Trujillo pendant 112 jours (du 6 novembre 1920 au 26 février 1921), sous l’accusation infondée d’être un agitateur et d’avoir incendié une maison à Santiago de Chuco, sa ville natale, lors d’un conflit social. Il avait 28 ans. Cette expérience carcérale fut particulièrement marquante comme pour Cervantes ou Dostoïevski, Il s’exilera en France le 17 juin 1923 et arrivera à Paris le 13 juillet.

César et Georgette Vallejo. Versailles, été 1929.

Le mot Trilce est un mot inconnu. On demanda un jour à Vallejo ce qu’il signifiait. Il répondit : « Ah, mais ça ne veut rien dire. Je ne trouvais aucun mot qui ait la dignité d’un titre, alors je l’ai inventé : Trilce. Ce n’est pas un joli mot ? » («Ah, pues Trilce no quiere decir nada. No encontraba, en mi afán, ninguna palabra con dignidad de título, y entonces la inventé : Trilce. ¿No es una palabra hermosa ? ») D’autres explications ont été données. En espagnol, on entend d’abord deux états : Triste, Dulce. Triste et Doux.

Ce livre, publié la même année que l’Ulysse de James Joyce et La Terre vaine de T.S Eliot, est le sommet de l’oeuvre du poète péruvien et l’un des plus importants de la poésie en langue espagnole du XX ème siècle. Il est en avance sur toutes les avant-gardes. Beaucoup de ses poèmes sont difficiles et en apparence hermétiques. Ils relatent la dure expérience du malheur et de l’emprisonnement. On remarque une rupture avec Los heraldos negros. Les poèmes sont toujours marqués par le pessimisme, mais l’angoisse et la désolation apparaissent avec un nouveau langage, loin de toute influence. La langue se désarticule. La syntaxe disparaît parfois. Ce livre donne l’impression d’un monde chaotique et angoissant.

«El libro ha nacido en el mayor vacío. Soy responsable de él. Asumo toda la responsabilidad de su estética. Hoy, y más que nunca quizás, siento gravitar sobre mí una hasta ahora desconocida obligación sacratísima, de hombre y de artista: ¡la de ser libre! Si no he de ser hoy libre, no lo seré jamás. Siento que gana el arco de mi frente con su más imperativa curva de heroicidad. Me doy en la forma más libre que puedo y ésta es mi mayor cosecha artística. ¡Dios sabe hasta dónde es cierta y verdadera mi libertad! ¡Dios sabe cuánto he sufrido para que el ritmo no traspasara esa libertad y cayera en libertinaje! ¡Dios sabe hasta qué bordes espeluznantes me he asomado, colmado de miedo, temeroso de que todo se vaya a morir a fondo para que mi pobre ánima viva!»
(Carta enviada a Antenor Orrego y citada por su amigo José Carlos Mariátegui. Siete ensayos de interpretación de la realidad peruana. En El proceso de la literatura. Lima, 1928.)

Il fut publié en Espagne en 1930 (Compañia Ibero-Americana de Publicaciones) avec un prologue de José Bergamín et un poème de Gerardo Diego.

Première édition en Espagne, 1930.

XLI

La Muerte de rodillas mana
su sangre blanca que no es sangre.
Se huele a garantía.
Pero ya me quiero reír.

Murmúrase algo por allí. Callan.
Alguien silba valor de lado,
y hasta se contaría en par
veintitrés costillas que se echan de menos
entre sí, a ambos costados; se contaría
en par también, toda la fila
de trapecios escoltas.

En tanto, el redoblante policial
(otra vez me quiero reír)
se desquita y nos tunde a palos,
dale y dale
de membrana a membrana
tas
con
tas.

Trilce, 1922.

XLI

La mort à genoux laisse sourdre
son sang blanc qui n’est pas du sang.
Ça sent la garantie.
Mais je veux en rire.

On murmure quelque chose par là. On se tait.
Quelqu’un siffle courage de côté,
et même on compterait par paires
vingt-trois côtes qui se font défaut
entre elles, de chaque côté ; on compterait
par paires aussi tout le rang
de trapèzes escortes.

Entre-temps le tambour policier
(à nouveau je veux en rire)
se venge et nous roue de coups,
cogne et cogne
de membrane à membrane,
vlan
et
vlan.

Poésie complète 1919-1937. Flammarion, 2009. Traduction: Nicole Reda-Euvremer.

Ce poème fut écrit dans la prison de Trujillo.

Trujillo (Pérou) Plaza de Armas. Casa Calonge. Casa Bracamonte.

Mario Vargas Llosa – Jorge Luis Borges

Nous rentrons d’un voyage de douze jours en Grèce. Marie Paule Farina a publié hier sur Facebook une citation de El héroe discreto de Mario Vargas Llosa (Alfaguara, 2013). Je recherche dans ma bibliothèque l’original en espagnol. Je me rends compte que l’écrivain péruvien a placé en épigraphe une citation de El hilo de la fábula (Los conjurados. Alianza editorial, 1985) : ” Nuestro hermoso deber es imaginar que hay un laberinto y un hilo. ” ” Notre beau devoir à nous est d’imaginer qu’il y a un labyrinthe et un fil. ” Je remercie Marie Paule et Raymond Farina de me permettre de revenir à Vargas Llosa et à Borges.

El hilo de la fábula

El hilo que la mano de Ariadne dejó en la mano de Teseo (en la otra estaba la espada) para que éste se ahondara en el laberinto y descubriera el centro, el hombre con cabeza de toro o, como quiere Dante, el toro con cabeza de hombre, y le diera muerte y pudiera, ya ejecutada la proeza, destejer las redes de piedra y volver a ella, a su amor.

Las cosas ocurrieron así. Teseo no podía saber que del otro lado del laberinto estaba el otro laberinto, el del tiempo, y que en algún lugar prefijado estaba Medea.

El hilo se ha perdido; el laberinto se ha perdido también. Ahora ni siquiera sabemos si nos rodea un laberinto, un secreto cosmos, o un caos azaroso. Nuestro hermoso deber es imaginar que hay un laberinto y un hilo. Nunca daremos con el hilo; acaso lo encontramos y lo perdemos en un acto de fe, en una cadencia, en el sueño, en las palabras que se llaman filosofía o en la mera y sencilla felicidad.

Cnossos, 1984.

Thésée combat le Minotaure, assisté par Athéna. Médaillon d’un kylix d’Aison, v. 430 av. J.-C. Musée archéologique national de Madrid.

Le fil de la fable

Le fil que la main d’Ariane glissa dans la main de Thésée (son autre main tenait l’épée) pour que celui-ci s’enfonce dans le labyrinthe et qu’il en découvre le centre, l’homme à la tête de taureau ou, comme le veut Dante, le taureau à la tête d’homme, et qu’il lui donne la mort et qu’il puisse enfin, sa prouesse accomplie, défaire les mailles de pierre et revenir vers elle, son amour.

Les choses se passèrent ainsi. Thésée ne pouvait savoir que de l’autre côté du labyrinthe s’ouvrait l’autre labyrinthe, celui du temps, et que dans quelque lieu déjà établi se trouvait Médée.

Le fil s’est perdu. Le labyrinthe s’est perdu, lui aussi. Nous ne savons même plus, maintenant, si c’est un labyrinthe qui nous entoure, un cosmos secret ou un chaos hasardeux. Notre beau devoir à nous est d’imaginer qu’il y a un labyrinthe et un fil. Jamais nous ne tiendrons le fil. Il se peut que nous le rencontrions et que nous le perdions dans un acte de foi, une cadence, un rêve, dans les mots que l’on nomme philosophique ou dans le simple bonheur.

Cnossos, 1984.

Les Conjurés précédé de Le Chiffre. Gallimard. 1988. Traduction de Claude Esteban.

Le livre regroupe les quarante-quatre derniers poèmes et proses poétiques de Jorge Luis Borges. Le livre a été publié en 1985. L’écrivain argentin est décédé à Genève le 14 juin 1986. il avait 86 ans. La traduction de Claude Esteban, mon ancien professeur, est excellente comme toujours.

Pablo Neruda

Casa de Isla Negra. Tombe de Matilde Urrutia (1912-1985) et de Pablo Neruda (1904-1973).

Je continue de publier des poèmes d’auteurs chiliens. Aujourd’hui c’est le tour de Pablo Neruda, très présent dans mon blog. Los versos del capitán paraît pour la première fois de manière anonyme en Italie en 1952, imprimé par son ami Paolo Ricci. Il n’est publié sous le nom de Neruda au Chili qu’en 1963.

Los versos del capitán. Naples, 8 Juillet 1952.

8 de septiembre

Hoy, este día fue una copa plena,
hoy, este día fue la inmensa ola,
hoy, fue toda la tierra.

Hoy el mar tempestuoso
nos levantó en un beso tan alto que temblamos
a la luz de un relámpago
y, atados, descendimos
a sumergirnos sin desenlazarnos.

Hoy nuestros cuerpos se hicieron extensos,
crecieron hasta el límite del mundo
y rodaron fundiéndose
en una sola gota
de cera o meteoro.

Entre tú y yo se abrió una nueva puerta
y alguien, sin rostro aún,
allí nos esperaba.

Los versos del capitán, 1952.

8 septembre

Aujourd’hui, notre temps a été coupe pleine,
aujourd’hui, notre temps a été vague immense,
aujourd’hui, terre entière.

Aujourd’hui la mer, houle furieuse,
nous a portés si haut dans un baiser
que nous avons tremblé
sous l’éclair fulgurant
et l’un à l’autre liés, nous sommes descendus
au fond des eaux sans desserrer l’étreinte.

Aujourd’hui nos corps ont grandi, grandi,
ils sont arrivés jusqu’au bout du monde
et ils ont roulé, fusionné :
goutte unique
de cire ou météore.

Entre nous – toi et moi – une porte nouvelle
s’est ouverte où quelqu’un, encore sans visage,
nous attendait.

Les Vers du capitaine. Publié en français sous le titre Les Vers du capitaine, suivi de La Centaine d’amour, traduits par Claude Couffon, André Bonhomme et Jean Marcenac, Paris, Gallimard, « Du monde entier», 1984.

Carlos Pezoa Véliz – Roberto Bolaño

Le poète et journaliste chilien Carlos Pezoa Veliz (1879-1908), anarchiste et autodidacte, de son vrai nom Carlos Enrique Moyano Jaña, est né à Santiago le 21 juillet 1879. Il est très gravement blessé aux jambes lors du terrible tremblement de terre qui secoue Valparaíso le 16 août 1906 et cause 3000 morts et 20 000 blessés. Les murs de la pension où il habite à Viña del Mar s’écroulent sur lui. Il fait de longs séjours dans les hôpitaux de Santiago et meurt, à 28 ans, le 21 avril 1908 de tuberculose. Son œuvre complète est éditée en 1927 sous le titre de Poesías y prosas completas (Editorial Renacimiento). Sa poésie est le miroir fidèle du pathétisme de la vie des indigents, de l’angoisse économique, des douleurs physiques, c’est-à-dire de sa propre existence qui fut errante et torturée mais sans renoncement ni mélancolie.
On retrouve un peu l’influence de sa poésie rebelle, ironique et populaire chez Nicanor Parra et Roberto Bolaño (1953-2003). Ce dernier s’est toujours senti profondément poète, mais sa réputation repose essentiellement sur ses romans et ses nouvelles.

Roberto Bolaño. Paris, mars 2003. (Raphaël Gaillarde).

Carlos Pezoa Véliz escritor chileno (Roberto Bolaño)

Yo he traído ahora el caso
porque lo oí a un viejo cuque

(Carlos Pezoa Véliz)

Cómo estás. Tanto tiempo sin vernos. Qué es de tu
muerte
Bien gracias hermano hermano

Invitado al banquete de la vida. Maniquí de hierba.
Carlitos tomando pisco
e imaginando perfectos círculos
de mariguana de cáñamo cordillerano
virgen improbable:
Invitado al banquete de la vida
o sea al de los ferrocarriles, las ocho horas
(en ese tiempo eran más de once)
las calles, los árboles frutales, la poesía:
invitado a todo pero en pedacitos
uno por uno conchetumare violento
el rostro lleno de sémola

Carlitos estremecido naonato
te ame
Spleen vete de aquí vete.
Si esto es una fiesta no me eche señor garzón
y deme pisco por favor
para que Nick Guzmán diga después que a mi
alrededor
hip
sonaron los tambores magistrales de Rubén y la
adjetivación
llena de onomatopeyas de Pedro Antonio Gonzales

Para que diga que me engañaron
que me metieron a la fuerza
en un brindis byroniano
(Cositas como Invitado al banquete de la vida,
vengo a brindar, de vuestro gozo en medio,
al levantar la copa del suicida,
llena hasta el borde de espantoso tedio
me colman
el espíritu clasemediero bajo)

Mejor me voy a Valparaíso a trabajar
A mirar el mar en la tarde
Me voy precedido de palomas
Esta actitud se nos puso sospechosa
Esta vida esta hora
Evoluciona mi poesía.

Bueno, en la autopista del subdesarrollo, puaj, ve cómo
pasan
deportivos a 90 por hora, la gente risueña
como en una película
como si fuera la dorada California y no Chile
húmedo y gris

Entonces mochilero errante necesitas inscribirte en el
partido
porque los tiempos son duros para andar sin espalda.
Necesitas una compañera, una casa, una máquina
de escribir, un trabajo.
Ayúdanos a hacer la Revolución:
No puedo,
voy a Valparaíso,
voy a ser víctima del terremoto de Valparaíso.
Entienda.
Voy a quedar inválido.
Voy a morir.
Y Nicanor Parra será el antipoeta, no yo.
1907: masacraron en el norte a los obreros del salitre:
no me estoy disculpando.

Deme un pisco por favor.
Deme un pisco negro.
Mi niña es una golondrina, una golondrina
no hace verano,
cuántas mitades de genios chilenos
se nos quedaron en las manos,
ah patria de amargos pajeros.
Deme un pisco por favor.

Pasa un auto blanco. De adentro miran rápidamente
a Pezoa Véliz que está afuera.

Carlitos piensa en los peces de los muelles de Valparaíso
Va a temblar —¿Cómo vivirán esos diablos pescados?
Carlitos en todos los idiomas
¿Cómo son esos pescados negros?

Poemas dispersos, en Poesía Reunida 2018.

Carlos Pezoa Véliz écrivain chilien (Roberto Bolaño)

J’ai présenté maintenant l’affaire
Parce que j’en ai entendu parler par un vieux cuistot

(Carlos Pezoa Véliz)

Comment vas-tu. Si longtemps qu’on ne s’est vus. Comment
se passe ta mort
Bien merci mon frère mon frère

Invité au banquet de la vie. Mannequin d’herbe.
Carlitos buvant du pisco
et imaginant des cercles parfaits
de marijuana de chanvre de la cordillère
vierge improbable :
Invité au banquet de la vie
c’est à dire à celui des chemins de fer, les huit heures
(à l’époque c’était plus de onze)
les rues, les arbres fruitiers, la poésie :
invité à tout mais par petits morceaux
un par un putain-de-mère violent
le visage couvert de semoule

Carlitos frissonnant né en mer
Spleen
Va-t en va-t en d’ici
Si c’est une fête ne me chassez pas monsieur le serveur
et donnez-moi du pisco s’il vous plaît
Pour que Nick Guzman dise ensuite qu’autour de moi
hip
ont résonné les tambours magistraux de Rubén et
l’adjectivation
pleine d’onomatopées de Pedro Antonio Gonzales

Pour qu’il dise qu’on m’a trompé
qu’on m’a entraîné de force
dans un toast byronien
(de petites choses comme Invité au banquet de la vie,
je viens porter un toast, au milieu de votre allégresse,
quand se lève le verre du suicidaire,
plein à ras-bord d’un épouvantable ennui
, comblent
mon esprit classe moyenne inférieure)

Je ferais mieux d’aller à Valparaíso travailler
Regarder la mer l’après-midi
Je pars précédé de colombes
Cette attitude nous a paru suspecte
Cette vie cette heure
Ma poésie évolue.

Bon sur l’autoroute du sous-développement, pouah, regarder
passer
des voitures de sport à 90 à l’heure, les gens souriants
comme dans un film
comme si c’était la Californie dorée et non le Chili
humide et gris

Alors routard errant il te faut t’inscrire au parti
parce que les temps sont durs pour vivre sans échine.
Il te faut une compagne, une maison, une machine
à écrire, un travail.
Aide-nous à faire la révolution :
Je ne peux pas
Je vais à Valparaíso,
Je vais être victime du tremblement de terre de Valparaíso.
Comprenez.
Je resterai invalide.
Je mourrai
Et Nicanor Parra sera l’antipoète, pas moi.
1907 : on a massacré dans le Nord les ouvriers du salpêtre :
Je ne suis pas en train de me disculper.

Donnez-moi un pisco s’il vous plaît.
Donnez-moi un pisco noir
Ma petite est une hirondelle, une hirondelle
ne fait pas le printemps,
combien de moitiés de génies chiliens
nous sont restés entre les mains,
ah patrie d’amers branleurs.
Donnez-moi un pisco s’il vous plaît.

Une auto blanche passe. Ses occupants regardent rapidement
Pezoa Véliz qui est dehors.

Carlitos pense aux poissons des quais de Valparaíso
Il va trembler – comment peuvent bien vivre ces diables
de poissons ?
Carlitos dans toutes les langues
Á quoi ressemblent ces poissons noirs ?

Œuvres complètes, vol. 1. Traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio et Jean-Marie Saint-Lu. L’Olivier, 1 248 p., 29 €.

                                 

Nicanor Parra

Nicanor Parra. Las Cruces (Chili), mars 2009.

Après Gonzalo Rojas, je relis Nicanor Parra qui est né le 5 septembre 1914 et a obtenu le Prix Cervantès 2011. Il est mort le 23 janvier 2018 à La Reina, près de Santiago de Chile, à l’âge tout à fait respectable de 103 ans. Nous étions alors au Chili. Les relations de Nicanor Parra avec Pablo Neruda et Gonzalo Rojas n’ont jamais été simples.

Epitafio

De estatura mediana,
Con una voz ni delgada ni gruesa,
Hijo mayor de un profesor primario
Y de una modista de trastienda;
Flaco de nacimiento
Aunque devoto de la buena mesa;
De mejillas escuálidas
Y de más bien abundantes orejas;
Con un rostro cuadrado
En que los ojos se abren apenas
Y una nariz de boxeador mulato
Baja a la boca de ídolo azteca
-Todo esto bañado
Por una luz entre irónica y pérfida-
Ni muy listo ni tonto de remate
Fui lo que fui: una mezcla
De vinagre y de aceite de comer
¡Un embutido de ángel y de bestia!

Épitaphe

De taille moyenne,
La voix ni mince ni grosse,
Fils aîné d’un instituteur
Et d’une couturière d’arrière-boutique ;
Maigre de naissance
Et pourtant dévot de la bonne table ;
Les joues creuses
Et les oreilles plutôt abondantes ;
Un visage carré
Où les yeux s’ouvrent à peine
Où un nez de boxeur mulâtre
Surmonte une bouche d’idole aztèque
– Tout cela baigné
D’une lumière entre ironique et perfide –
Ni très malin ni complètement idiot
Je fus ce que je fus : un mélange
De vinaigre et d’huile de table,
Une charcutaille d’ange et de bête !

Poèmes et antipoèmes – Anthologie (Le Seuil, 2017) Traduit de l’espagnol (Chili) par Bernard Pautrat et Felipe Tupper.

La montaña rusa

Durante medio siglo
La poesía fue
El paraíso del tonto solemne.
Hasta que vine yo
Y me instalé con mi montaña rusa.

Suban, si les parece.
Claro que yo no respondo si bajan
Echando sangre por boca y narices.

Versos de salón, 1962.

La montagne russe

Pendant un demi-siècle
La poésie fut
Le paradis de l’idiot solennel.
Jusqu’à ce que j’arrive
Et m’installe avec ma montagne russe.

Montez, si ça vous dit.
Évidemment je ne réponds de rien si vous en descendez
En saignant de la bouche et du nez.

Poèmes et antipoèmes – Anthologie (Le Seuil, 2017) Traduit de l’espagnol (Chili) par Bernard Pautrat et Felipe Tupper.

Antipoesía.

Gonzalo Rojas

Gonzalo Rojas. (Gorka Lejarcegi). Mars 2004.

“A une très forte majorité (près de 62 %), les Chiliens ont repoussé, le 4 septembre, un projet très ambitieux de réforme de la Constitution qui promettait de clore définitivement les années sombres de la dictature d’Augusto Pinochet.” (Le Monde, 5 septembre 2022)

J’aime beaucoup ce pays où nous sommes allés deux fois, ses gens, ses paysages. Pays de poètes : entre autres Armando Uribe, Carlos Pezoa Véliz, Enrique Lihn, Gabriela Mistral (Prix Nobel 1945), Gonzalo Rojas (Prix Cervantès 2003), Jorge Teillier, Nicanor Parra (Prix Cervantès 2011) , Oscar Hahn, Pablo de Rokha, Pablo Neruda (Prix Nobel 1971), Raúl Zurita, Roberto Bolaño, Vicente Huidobro…

Je publie à nouveau sur ce blog Contra la muerte, le poème de Gonzalo Rojas (1916-2011), mais j’ajoute la traduction de Fabienne Bradu.

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/04/21/contra-la-muerte-gonzalo-rojas/

J’ai acheté ces jours-ci Nous sommes un autre soleil (2013) dans la belle collection bilingue Orphée/ La Différence. Malheureusement, la maison d’édition est en cessation de paiement depuis octobre 2021.

Contra la muerte

Me arranco las visiones y me arranco los ojos cada día que pasa.
No quiero ver ¡no puedo! ver morir a los hombres cada día.
Prefiero ser de piedra, estar oscuro,
a soportar el asco de ablandarme por dentro y sonreír
a diestra y siniestra con tal de prosperar en mi negocio.

No tengo otro negocio que estar aquí diciendo la verdad
en mitad de la calle y hacia todos los vientos:
la verdad de estar vivo, únicamente vivo,
con los pies en la tierra y el esqueleto libre en este mundo.

¿Qué sacamos con eso de saltar hasta el sol con nuestras máquinas
a la velocidad del pensamiento, demonios: qué sacamos
con volar más allá del infinito
si seguimos muriendo sin esperanza alguna de vivir
fuera del tiempo oscuro?

Dios no me sirve. Nadie me sirve para nada.
Pero respiro, y como, y hasta duermo
pensando que me faltan unos diez o veinte años para irme
de bruces, como todos, a dormir en dos metros de cemento allá abajo.

No lloro, no me lloro. Todo ha de ser así como ha de ser,
pero no puedo ver cajones y cajones
pasar, pasar, pasar, pasar cada minuto
llenos de algo, rellenos de algo, no puedo ver
todavía caliente la sangre en los cajones.

Toco esta rosa, beso sus pétalos, adoro
la vida, no me canso de amar a las mujeres: me alimento
de abrir el mundo en ellas. Pero todo es inútil,
porque yo mismo soy una cabeza inútil
lista para cortar, pero no entender qué es eso
de esperar otro mundo de este mundo.

Me hablan del Dios o me hablan de la Historia. Me río
de ir a buscar tan lejos la explicación del hambre
que me devora, el hambre de vivir como el sol
en la gracia del aire, eternamente.

Contra la muerte, 1964.

Contre la mort

Je m’arrache à mes visions et je m’arrache les yeux chaque jour qui passe.
Je ne veux pas voir, je ne peux pas voir les hommes mourir chaque jour.
Je préfère être de pierre, être sombre,
à supporter le dégoût de me ramollir en dedans et sourire
à droite et à gauche afin que prospère ma petite affaire.

Je n’ai d’autre affaire que d’être ici à dire la vérité
au milieu de la rue et à tous les vents :
la vérité d’être vivant, rien que vivant,
avec les pieds sur terre et le squelette libre dans ce monde-ci.

Que diable gagnons-nous à bondir jusqu’au soleil avec nos machines
à la vitesse de la pensée ; que gagnons-nous
à voler au-delà de l’infini
si nous continuons à mourir sans aucun espoir de vivre
hors du temps des ténèbres ?

Dieu ne me sert à rien. Personne ne me sert à rien.
Mais je respire, et je mange, et je dors même
en pensant qu’il me reste dix ou vingt ans avant de m’en aller
les pieds devant, comme tout le monde, dormir dans deux mètres de ciment sous terre.

Je ne pleure pas, je ne me pleure pas sur mon sort. Tout sera comme il se doit,
mais je ne peux pas voir des cercueils et des cercueils
passer, passer, passer, passer à chaque minute
pleins de quelque chose, emplis de quelque chose, je ne peux pas voir
le sang encore chaud dans les cercueils.

Je touche cette rose, j’embrasse ses pétales, j’adore
la vie, je ne me lasse pas d’aimer les femmes : je me nourris
d’ouvrir le monde en elles. Mais tout est inutile,
parce que moi-même je suis une tête inutile,
bonne pour l’échafaud, parce que je ne comprends pas ce que c’est
que d’attendre un autre monde depuis ce monde.

On me parle de Dieu ou on me parle de l’Histoire. Je me moque bien
d’aller chercher si loin l’explication de la faim
qui me dévore, la faim de vivre comme le soleil
dans la grâce du ciel, éternellement.

Nous sommes un autre soleil. Orphée/ La Différence, 2013. Traduction Fabienne Bradu.