Simone Weil – Georges Bernanos

Simone Weil après 1936.

Les menaces de guerre avec l’Allemagne poussèrent Simone Weil vers le pacifisme pur. Elle fut favorable aux accords de Munich en septembre 1938.
Elle révisa également son jugement sur les événements d’Espagne et écrivit à ce sujet une lettre à Georges Bernanos, qui s’était détaché du franquisme par rejet de ses atrocités. La publication de cette lettre dans la revue Témoins de l’automne 1954 devait provoquer une « controverse posthume » avec l’anarchiste Louis Mercier, qui donna une interprétation différente des événements décrits par Simone Weil.

Lettre de Simone Weil à Georges Bernanos, 1938

Monsieur,
Quelque ridicule qu’il y ait à écrire à un écrivain, qui est toujours , par la nature de son métier, inondé de lettres, je ne puis m’empêcher de le faire après avoir lu Les Grands Cimetières sous la lune. Non que ce soit la première fois qu’un livre de vous me touche; le Journal d’un curé de campagne est à mes yeux le plus beau, du moins de ceux que j’ai lus, et véritablement un grand livre. Mais si j’ai pu aimer d’autres de vos livres, je n’avais aucune raison de vous importuner en vous l’écrivant. Pour le dernier, c’est autre chose; j’ai eu une expérience qui répond à la vôtre, quoique bien plus brève, moins profonde, située ailleurs et éprouvée, en apparence – en apparence seulement -, dans un tout autre esprit.

Je ne suis pas catholique, bien que – ce que je vais dire doit sans doute sembler présomptueux à tout catholique, de la part d’un non-catholique mais je ne puis m’exprimer autrement – bien que rien de catholique, rien de chrétien ne m’ait jamais paru étranger. Je me suis dit parfois que si seulement on affichait aux portes des églises que l’entrée est interdite à quiconque jouit d’un revenu supérieur à telle ou telle somme, peu élevée, je me convertirais aussitôt.  Depuis l’enfance, mes sympathies se sont tournées vers les groupements qui se réclament des couches méprisées de la hiérarchie sociale, jusqu’à ce que j’ai pris conscience que ces groupements sont de nature à décourager toutes les sympathies. Le dernier qui m’ait inspiré quelque confiance, c’était la CNT espagnole. J’avais un peu voyagé en Espagne – assez peu – avant la guerre civile, mais assez pour ressentir l’amour qu’il est difficile de ne pas éprouver envers ce peuple ; j’avais vu dans le mouvement anarchiste l’expression naturelle de ses grandeurs et de ses tares, de ses aspirations les plus et les moins légitimes. La CNT, la FAI étaient un mélange étonnant, où on admettait n’importe qui, où, par la suite, se coudoyaient l’immoralité, le cynisme, le fanatisme, la cruauté mais aussi l’amour, l’esprit de fraternité, et surtout la revendication de l’honneur si belle chez les hommes humiliés ; il me semblait que ceux qui venaient là animés par un idéal l’emportaient sur ceux que poussait le goût de la violence et du désordre. En juillet 1936, j’étais à Paris, je n’aime pas la guerre ; mais ce qui m’a toujours fait le plus horreur dans la guerre, c’est la situation de ceux qui se trouvent à l’arrière. Quand j’ai compris que, malgré tous mes efforts, je ne pouvais m’empêcher de participer moralement à cette guerre, c’est-à-dire de souhaiter toutes les heures, la victoire des uns, la défaite des autres, je me suis dit que Paris était pour moi l’arrière, et j’ai pris le train pour Barcelone dans l’intention de m’engager. C’était au début d’août 1936.

Un accident m’a fait abréger par force mon séjour en Espagne. J’ai été quelques jours à Barcelone ; puis en pleine campagne aragonaise, au bord de l’Ebre, à une quinzaine de kilomètres de Saragosse, à l’endroit même où récemment les troupes de Yagüe ont passé l’Ebre ; puis dans le palace de Sitgès transformé en hôpital ; puis de nouveau à Barcelone ; en tout à peu près deux mois.
J’ai quitté l’Espagne malgré moi avec l’intention d’y retourner ; par la suite, c’est volontairement que je n’en ai rien fait. Je ne sentais plus aucune nécessité intérieure de participer à une guerre qui n’était plus, comme elle m’avait paru être au début, une guerre de paysans affamés contre les propriétaires terriens et un clergé complice des propriétaires, mais une guerre entre la Russie, l’Allemagne et l’Italie.

J’ai reconnu cette odeur de guerre civile, de sang, et de terreur que dégage votre livre ; je l’avais respirée. Je n’ai rien vu de certaines des histoires que vous racontez, ces meurtres de vieux paysans, ces ballilas faisant courir des vieillards à coups de matraques. Ce que j’ai entendu suffisait pourtant. J’ai failli assister à l’exécution d’un prêtre ; pendant les minutes d’attente, je me demandais si j’allais regarder simplement, ou me faire fusiller moi-même en essayant d’intervenir ; je ne sais pas encore ce que j’aurais fait si un hasard heureux n’avait empêché l’exécution.

Combien d’histoires se pressent sous ma plume… Mais ce serait trop long ; et à quoi bon ? Une seule suffira. J’étais à Sitgès quand sont revenus, vaincus les miliciens de l’expédition de Majorque. Ils avaient été décimés. Sur quarante jeunes garçons partis de Sitgès, neuf étaient morts. On ne le sut qu’au retour des trente et un autres. La nuit même qui suivit, on fit neuf expéditions punitives, on tua neuf fascistes ou soi-disant tels, dans cette petite ville où, en juillet, il ne s’était rien passé. Parmi ces neuf, un boulanger d’une trentaine d’années, dont le crime était, m’a-t’on dit, d’avoir appartenu à la milice des « somaten » ; son vieux père, dont il était le seul enfant et le seul soutien, devint fou. Une autre encore : en Aragon, un petit groupe international de vingt-deux miliciens de tous les pays prit, après un léger engagement, un jeune garçon de quinze ans, qui combattait comme phalangiste. Aussitôt pris, tout tremblant d’avoir vu tuer ses camarades à ses côtés, il dit qu’on l’avait enrôlé de force. On le fouilla, on trouva sur lui une médaille de la Vierge et la carte de phalangiste ; on l’envoya à Durruti, chef de la colonne, qui après lui avoir exposé pendant une heure les beautés de l’idéal anarchiste, lui donna le choix entre mourir et s’enrôler immédiatement dans les rangs de ceux qui l’avaient fait prisonnier, contre ses camarades de la veille. Durruti donna à l’enfant vingt-quatre heures de réflexion ; au bout de vingt-quatre heures, l’enfant dit non et fut fusillé. Durruti était pourtant à certains égards un homme admirable. La mort de ce petit héros n’a jamais cessé de me peser sur la conscience, bien que je ne l’aie apprise qu’après coup. Ceci encore : dans un village que rouges et blancs avaient pris, perdu, repris, reperdu, je ne sais combien de fois, les miliciens rouges, l’ayant repris définitivement, trouvèrent dans les caves une poignée d’êtres hagards, terrifiés et affamés, parmi lesquels trois ou quatre jeunes hommes. Ils raisonnèrent ainsi : si ces jeunes hommes, au lieu d’aller avec nous la dernière fois que nous nous sommes retirés, sont restés et ont attendu les fascistes, c’est qu’ils sont fascistes. Ils les fusillèrent donc immédiatement, puis donnèrent à manger aux autres et se crurent très humains. Une dernière histoire, celle-ci de l’arrière : deux anarchistes me racontèrent une fois comment, avec des camarades, ils avaient pris deux prêtres ; on tua l’un sur place, en présence de l’autre, d’un coup de revolver, puis, on dit à l’autre qu’il pouvait s’en aller. Quand il fut à vingt pas, on l’abattit. Celui qui me racontait l’histoire était très étonné de ne pas me voir rire.

A Barcelone, on tuait en moyenne, sous forme d’expéditions punitives, une cinquantaine d’hommes par nuit. C’était proportionnellement beaucoup moins qu’à Majorque, puisque Barcelone est une ville de près d’un million d’habitants ; d’ailleurs il s’y était déroulé pendant trois jours une bataille de rues meurtrière. Mais les chiffres ne sont peut-être pas l’essentiel en pareille matière. L’essentiel, c’est l’attitude à l’égard du meurtre. Je n’ai jamais vu, ni parmi les Espagnols, ni même parmi les Français venus soit pour se battre, soit pour se promener – ces derniers le plus souvent des intellectuels ternes et inoffensifs – je n’ai jamais vu personne exprimer même dans l’intimité de la répulsion, du dégoût ou seulement de la désapprobation à l’égard du sang inutilement versé. Vous parlez de la peur. Oui, la peur a eu une part dans ces tueries ; mais là où j’étais, je ne lui ai pas vu la part que vous lui attribuez. Des hommes apparemment courageux – au milieu d’un repas plein de camaraderie, racontaient avec un bon sourire fraternel combien ils avaient tué de prêtres ou de « fascistes » – terme très large. J’ai eu le sentiment, pour moi, que lorsque les autorités temporelles et spirituelles ont mis une catégorie d’êtres humains en dehors de ceux dont la vie a un prix, il n’est rien de plus naturel à l’homme que de tuer. Quand on sait qu’il est possible de tuer sans risquer ni châtiment ni le blâme, on tue ; ou du moins on entoure de sourires encourageants ceux qui tuent. Si par hasard on éprouve d’abord un peu de dégoût, on le tait et bientôt on l’étouffe de peur de paraître manquer de virilité. Il y a là un entraînement, une ivresse à laquelle il est impossible de résister sans une force d’âme qu’il me faut bien croire exceptionnelle, puisque je ne l’ai rencontrée nulle part. J’ai rencontré en revanche des Français paisibles, que jusque-là je ne méprisais pas, qui n’auraient pas eu l’idée d’aller eux-mêmes tuer, mais qui baignaient dans cette atmosphère imprégnée de sang avec un visible plaisir. Pour ceux-là je ne pourrai jamais avoir à l’avenir aucune estime.

Une telle atmosphère efface aussitôt le but même de la lutte. Car on ne peut formuler le but qu’en le ramenant au bien public, au bien des hommes – et les hommes sont de nulle valeur. Dans un pays où les pauvres sont, en très grande majorité, des paysans, le mieux-être des paysans doit être un but essentiel pour tout groupement d’extrême gauche ; et cette guerre fut peut-être avant tout, au début, une guerre pour et contre le partage des terres. Eh bien, ces misérables et magnifiques paysans d’Aragon, restés si fiers sous les humiliations, n’étaient même pas pour les miliciens un objet de curiosité. Sans insolences, sans injures, sans brutalité – du moins je n’ai rien vu de tel, et je sais que vol et viol, dans les colonnes anarchistes, étaient passibles de la peine de mort – un abîme séparait les hommes armés de la population désarmée, un abîme tout à fait semblable à celui qui sépare les pauvres et les riches. Cela se sentait à l’attitude toujours un peu humble, soumise, craintive des uns, à l’aisance, la désinvolture, la condescendance des autres.

On part en volontaire, avec des idées de sacrifice, et on tombe dans une guerre qui ressemble à une guerre de mercenaires, avec beaucoup de cruautés en plus et le sens des égards dus à l’ennemi en moins. Je pourrais prolonger indéfiniment de telles réflexions, mais il faut se limiter. Depuis que j’ai été en Espagne, que j’entends, que je lis toutes sortes de considérations sur l’Espagne, je ne puis citer personne, hors vous seul, qui à ma connaissance, ait baigné dans l’atmosphère de la guerre espagnole et y ait résisté. Vous êtes royaliste, disciple de Drumont – que m’importe ? Vous m’êtes plus proche, sans comparaison, que mes camarades de milices d’Aragon – ces camarades que, pourtant, j’aimais.

Ce que vous dites du nationalisme, de la guerre, de la politique extérieure française après la guerre m’est également allé au coeur. J’avais dix ans lors du traité de Versailles. Jusque-là j’avais été patriote avec toute l’exaltation des enfants en période de guerre. La volonté d’humilier l’ennemi vaincu, qui déborda partout à ce moment (et dans les années qui suivirent) d’une manière si répugnante, me guérit une fois pour toutes de ce patriotisme naïf. Les humiliations infligées par mon pays me sont plus douloureuses que celles qu’il peut subir. Je crains de vous avoir importuné par une lettre aussi longue. Il ne me reste qu’à vous exprimer ma vive admiration.

S. WEIL.

Mlle Simone Weil, 3, rue Auguste-Comte, Paris (VIème).
P.s. : C’est machinalement que je vous ai mis mon adresse. Car, d’abord, je pense que vous devez avoir mieux à faire que de répondre aux lettres. Et puis je vais passer un ou deux mois en Italie, où une lettre de vous ne me suivrait peut-être pas sans être arrêtée au passage.

[Simone Weil– « Lettre à Georges Bernanos 1938 » – in ” Bulletin des amis de Georges Bernanos “, repris dans ” Ecrits historiques et politiques “, Gallimard et dans ” Œuvres “, Quarto Gallimard. ]

Georges Bernanos 1927.

María Zambrano – Simone Weil

María Zambrano

María Zambrano aurait rencontré Simone Weil à Madrid. Pourtant pendant la Guerre Civile, Simone Weil n’est restée en Espagne que du 10 août 1936 au 25 septembre 1936. La philosophe espagnole raconte ainsi leur rencontre.

MARIA ZAMBRANO, CARTAS DE LA PIECE: CORRESPONDENCIA CON AGUSTIN ANDREU 2002 Ed.Pretextos.

Lettre que María Zambrano a adressé le 15 novembre 1974 a Agustín Andreu, jeune théologien (né en 1929) qu’elle avait rencontré à Rome en 1955.

«He estado al borde de preguntarte si has leído a Simone Weil y si la quieres. Yo la amo y Araceli estaba más cerca de ella que yo. Murieron por negarse a tomar alimentos, y medicamentos –en especial Ara–, lo que está escrito en el certificado médico de Simone, en el de Ara no. Pero ya de antes. Si tienes sus libros y no los has leído, lee al menos «Prologue» –segundo Cahier–. Durante media hora estuvimos sentadas en un diván las dos en Madrid. Venía ella del Frente de Aragón. Sí había de ser ella. María Teresa [la mujer de Alberti] nos presentó diciendo: La discípula de Alain, la discípula de Ortega. Tenía el pelo muy negro y crespo, como de alambre, morena de serlo y estar quemada desde adentro. Éramos tímidas. No nos dijimos apenas nada. Ella era, sí, un poco más baja que yo; 1,59 he leído era su talla, la mía un centímetro más y llevaba yo todavía tacones no muy altos. Era muy delgada, como lo había sido yo, y no lo era ya en ese grado. Pero era Ara quien se le emparejaba. Las dos eran de las que dans el salto, como Safo.»

Ce qui est curieux, c’est le lien que María Zambrano établit entre Simone Weil et sa soeur Araceli (Segovia 21-04-1911- La Pièce Jura FR 1972) avec qui elle vécut de 1946 à 1972. Le compagnon d’Araceli, Manuel Muñoz Martínez (1888-1942) , député radical-socialiste de la province de Cádiz, fut arrêté en France par la police militaire allemande le 14 octobre 1940, remis par la Gestapo à la police espagnole et fusillé à Madrid le 1 décembre 1942. Araceli ne s’en remit jamais.

Simone Weil séjourna en Espagne pendant deux mois au cours de l’été 1936. Bien que pacifiste, elle essaiera de s’engager du côté des républicains espagnols, d’abord avec le POUM. Elle rejoindra ensuite les milices anarchistes.

“Attirée en Espagne par la révolution et la lutte antifasciste, Simone Weil arriva à Barcelone le 10 août 1936. Là, elle proposa sans succès ses services au POUM, avant de rejoindre le front d’Aragon avec un groupe de journalistes. À Pina de Ebro, sans doute le 14 août, elle rencontra Ridel et Carpentier, militants de l’Union anarchiste incorporés dans le Groupe international de la colonne Durruti, et s’engagea comme milicienne. Près de quarante ans plus tard, Louis Mercier (Charles Ridel) relata ainsi cet engagement: «Elle porte le fusil, revêt la combinaison de mécanicien qui sert d’uniforme, chausse des espadrilles, se noue le fouloir rouge et noir autour du cou, se coiffe du calot aux mêmes couleurs.[…]. C’est une milicienne qui ne manque pas de courage et qui exige de participer aux missions de reconnaissance. Ce qui ne va pas sans poser quelques problèmes aux animateurs du Groupe international.[…]Simone ne possède aucune notion du maniement des armes ; de plus elle est myope et porte des lunettes à verre épais. Il est question d’abord de lui confier des tâches d’arrière-garde, comme celle de monter une antenne pour les premiers soins, mais elle tempête, insiste pour courir les mêmes risques que les combattants, finit par l’emporter.»
Une semaine plus tard, elle se brûla accidentellement le pied en le posant sur une poêle dans un campement, et fut évacuée sur Sitges, dans un hôpital de campagne. Elle revint en France le 25 septembre.
Dans les mois qui suivirent, elle continua à soutenir activement les révolutionnaires espagnols, portant ostensiblement le foulard rouge et noir dans les meetings.”

(http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article156135, notice WEIL Simone, Adolphine
[Dictionnaire des anarchistes] par Géraldi Leroy, notice adaptée par Guillaume Davranche, version mise en ligne le 12 mars 2014, dernière modification le 4 avril 2018.
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Simone Weil en Espagne. 1936.

Hegel, Philosophie de l’esprit (1817)

Georg Wilhelm Friedrich Hegel (Jakob Schlesinger) 1831.

«C’est dans les mots que nous pensons. Nous n’avons conscience de nos pensées déterminées et réelles que lorsque nous leur donnons la forme objective, que nous les différencions de notre intériorité et par suite nous les marquons d’une forme externe, mais d’une forme qui contient aussi le caractère de l’activité interne la plus haute. C’est le son articulé, le mot, qui seul nous offre une existence où l’externe et l’interne sont si intimement unis. Par conséquent, vouloir penser sans les mots, c’est une tentative insensée. Et il est également absurde de considérer comme un désavantage et comme un défaut de la pensée cette nécessité qui lie celle-ci au mot. On croit ordinairement, il est vrai, que ce qu’il y a de plus haut, c’est l’ineffable. Mais c’est là une opinion superficielle et sans fondement; car, en réalité, l’ineffable, c’est la pensée obscure, la pensée à l’état de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu’elle trouve le mot. Ainsi le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie.»

La vida en crisis (1934) (María Zambrano)

María Zambrano, de joven, en el ponte Vecchio de Florencia.

“No parece demasiado necesario justificar que creamos estar viviendo en crisis; es ya un lugar común de nuestros días, y como tantos lugares comunes nos hace correr el peligro de que resbalemos sobre él, sin adentrarnos. Mas, si sucede así será tanto como resbalar sobre nuestra propia vida. Y lo grave es que tal cosa: resbalar sobre la propia vida, sin adentrarse en ella, puede ocurrir con suma facilidad. Por eso es necesario que intentemos desentrañar lo que hay dentro de esta realidad a que aludimos al decir crisis. Es necesario. Y sin embargo, no podemos atrevernos a definirla de veras. Sólo nos cabe hacer eso que no resulta fácil confesar que se hace, por el indebido uso de una palabra, que fue en otro tiempo humilde y expresiva como tantas otras. La actividad humana denominada meditación, de humilde expresión que no significa resultado alguno, sino sencillamente una actividad, una actitud casi, muy pegada a la vida de todos los días, pues la meditación no es sino la preocupación un poco domada, que corre sin revolverse por un cierto cauce; una preocupación que se ha fundido con nuestra mente, incrustada en nuestras horas. Y tan pegada a la vida diaria que como ella no tiene término fijo de antemano, que no va a concluir en ninguna obra ni resultado y que sólo se va a justificar modificándose a sí misma,haciéndose paso a paso más transparente, alcanzando mayor claridad. Algo, en fin, parecido a una confesión. Buscamos saber lo que vivimos; como se ha dicho poéticamente «vigilar el sueño».

Vivir en crisis es vivir en inquietud. Mas toda vida se vive en inquietud. Ninguna vida mientras pasa alcanza la quietud y el sosiego por mucho que lo anhele. No será la inquietud simplemente lo que caracterice el vivir en crisis sino, en todo caso, una inquietud determinada, o una inquietud excesiva, más allá o en el límite de lo soportable.

Así parece ser. Si repasamos los títulos de las revistas literarias jóvenes y aun de los libros de Poemas, o de Ensayos de los años que van de 1915 a 1930, la palabra «inquietud» o «inquietudes» es la que con mayor frecuencia aparece. Y sabido es lo delator que resulta el que una palabra sea usada con preferencia en la expresión literaria y más todavía, en la expresión literaria balbuciente.”

María Zambrano Hacia un saber sobre el alma, Alianza Literaria. Madrid 2004.

Daniel Cordier

Daniel Cordier

Daniel Cordier : « Il faut être optimiste » (Le Monde, 09/05/2018)

“Vous avez dit : « Il m’a choisi. » En fait, c’est bien plus que cela, parce que Jean Moulin est aussi celui qui vous a initié à la peinture. Au fond, sans lui, vous ne seriez peut-être jamais devenu galeriste et marchand d’art. Il ne vous a donc pas seulement choisi, il vous a aussi aidé à choisir votre vie.

Oui, c’est vrai, on peut résumer les choses comme ça. Mais la façon dont tout cela s’est passé est tout de même un peu plus compliquée. Car cette initiation à l’art, comme vous dites, s’est faite dans des circonstances assez particulières.

C’est-à-dire ?

Au moment où j’ai commencé à travailler avec lui, l’une des premières choses qu’il m’a dites est ceci : « Quand nous serons dans la rue, au restaurant ou dans n’importe quel endroit où nous risquons d’être entendus, je me mettrai à vous parler d’art pour que nous ne soyons pas suspectés. » Que voulez-vous ? C’était lui le patron, c’est lui qui décidait. Donc ça s’est passé comme ça : quand on était ensemble et qu’il sentait qu’il y avait un danger, il se lançait, il me parlait de Cézanne, de Renoir, de Kandinsky. La peinture moderne le passionnait.

En somme, durant vos journées avec Jean Moulin, il vous arrivait de passer de façon soudaine de la Résistance à l’art moderne, comme deux vies parallèles, cloisonnées… Dans vos Mémoires, vous racontez ainsi que c’est ce qui s’est passé le 27 mai 1943, quand a eu lieu la première réunion du Conseil de la Résistance, rue du Four (Paris 6e). Une date historique, puisque c’est là que la Résistance intérieure s’est unie pour se mettre sous la tutelle du général de Gaulle…

Oui, en effet. Pour être exact, je n’ai pas assisté personnellement à cette réunion, où il y avait Moulin et les grands chefs de la Résistance. Moi, j’étais dehors, rue du Four, entre la rue de Rennes et le carrefour de la Croix-Rouge, je devais récupérer des gens pour les amener dans l’appartement que nous avait prêté un médecin. J’étais aussi censé téléphoner pour prévenir ceux qui étaient à l’intérieur en cas de problème. D’ailleurs, quand j’y repense, c’était un peu enfantin : qu’est-ce que j’aurais bien pu faire s’il s’était passé quelque chose ? Je préfère ne pas y penser…

Mais bon, voilà, quand la fameuse réunion a été terminée, Moulin m’a donné rendez-vous dans une galerie près de la Seine. Il y avait des Kandinsky. Il m’a expliqué qui c’était. Pour moi, c’était une découverte. Après, nous sommes allés dîner du côté de Montmartre…

Pour vous, ce monde de l’art, c’était nouveau ?

Oui, complètement nouveau ! A cette époque-là, je n’étais encore jamais entré dans un musée. Je venais d’une famille de la vieille bourgeoisie de Bordeaux. C’était des gens qui avaient de l’argent, mais j’ai l’impression qu’eux non plus n’étaient jamais allés dans un musée… C’est grâce à Jean Moulin que j’ai su ce qu’était un musée, mais malheureusement il n’était déjà plus là…

Comment cela ?

Un jour, il m’avait dit : « Après la guerre, je vous emmènerai au Prado, à Madrid, et je vous montrerai quelque chose qui a beaucoup d’importance. » Il parlait de la peinture de Goya. Alors, quand vers la fin de la guerre je me suis retrouvé en Espagne, après avoir franchi les Pyrénées à pied et fait un peu de prison, j’y suis allé.

Je me trouve donc à Madrid avec quelques camarades. Ils me disent : « Viens avec nous au bordel. » Je leur réponds : « Ah non, moi je vais au Prado ! » Eux : « C’est quoi ? » Moi : « C’est un musée. » Je peux vous dire qu’ils s’en foutaient complètement. Alors, j’y suis allé tout seul. Et c’est là que j’ai rencontré la peinture.

Et c’est donc un peu plus tard que vous êtes devenu marchand d’art. Mais ce n’est pas quelque chose que vous avez décidé quand vous étiez avec Jean Moulin ?

Non, pendant la guerre, je n’avais pas ça en tête. A vrai dire, je ne savais pas ce que j’allais faire de ma vie. Je ne me posais pas la question. Je me disais que, une fois la guerre terminée, je continuerais volontiers à travailler avec mon patron… Je n’y pensais pas… Mais, après sa disparition [à l’été 1943], la guerre a encore duré deux ans. C’est après que j’ai commencé à acheter quelques tableaux.”

Jean-Moulin octobre 1940 (Photo prise par son ami Marcel Bernard)

Jean Paulhan (1884-1968)

 

Portrait de Jean Paulhan (Jean Dubuffet) Juillet 1945.

«ET JE SAIS QU’IL Y EN A QUI DISENT : ILS SONT MORTS POUR PEU DE CHOSE. UN SIMPLE RENSEIGNEMENT (PAS TOUJOURS TRÈS PRÉCIS) NE VALAIT PAS ÇA, NI UN TRACT, NI MÊME UN JOURNAL CLANDESTIN (PARFOIS ASSEZ MAL COMPOSÉ). À CEUX-LÀ IL FAUT RÉPONDRE : « C’EST QU’ILS ÉTAIENT DU CÔTÉ DE LA VIE. C’EST QU’ILS AIMAIENT DES CHOSES AUSSI INSIGNIFIANTES QU’UNE CHANSON, UN CLAQUEMENT DES DOIGTS, UN SOURIRE. TU PEUX SERRER DANS TA MAIN UNE ABEILLE JUSQU’À CE QU’ELLE ÉTOUFFE. ELLE N’ÉTOUFFERA PAS SANS T’AVOIR PIQUÉ. C’EST PEU DE CHOSE, DIS-TU. OUI, C’EST PEU DE CHOSE. MAIS SI ELLE NE TE PIQUAIT PAS, IL Y A LONGTEMPS QU’IL N’Y AURAIT PLUS D’ABEILLES.»

Jean Paulhan, L’abeille (Texte signé Juste), paru dans Les cahiers de Libération, février 1944.

August Sander -Persécutés / persécuteurs, des hommes du XX ème siècle

August Sander à Kuchhausen v 1956-58

Je connais depuis assez longtemps August Sander (1876-1964) , l’un des pères du style documentaire. J’ai dans ma bibliothèque un petit coffret publié par Fnac Galeries en 1980. J’ai vu une exposition de ses photos, il y a quelques années à Madrid lors de PhotoEspaña.

En 1910, ce photographe, fils de mineur, établit son studio à Cologne. En 1919, il renonce à une carrière de portraitiste commercial. Il conçoit son projet Hommes du XX ème siècle, une Comédie Humaine en photos. Il s‘agit, pour lui, de faire l’inventaire social de l’Allemagne de son temps. Seul, il parcourt l’Allemagne. Contemporain du Leica, il utilise pourtant presque toujours un appareil photographique à plaque. Il lui arrive de travailler dans la rue, mais ne vole jamais une photo. En 1929, il publie à Cologne un premier livre Le Visage de ce temps, un choix de 60 portraits des Hommes du XX ème siècle. Il est préfacé par le romancier Alfred Döblin qui édite la même année son chef d’oeuvre, Berlin Alexanderplatz. Celui-ci qualifie la méthode du photographe de «photographie comparée». Walter Benjamin le remarque aussi et affirme: «Tout à coup, le visage humain a pris sur la pellicule, une nouvelle, une incomparable signification. Il ne s’agissait plus de portrait. Mais de quoi s’agissait-il donc!»

Ces silhouettes, ces visages, évoquent la société allemande de la République de Weimar au III ème Reich. Son projet n’est pas directement politique, même s’il a subi l’influence des artistes du groupe Kölner Progressive. Son fils Erich, étudiant en philosophie, né en 1903, est membre du Parti socialiste ouvrier d’Allemagne; lui, plutôt socialiset et pacifiste. Dès 1936, les nazis interdisent son livre et détruisent 50 000 clichés conservés dans son studio de Cologne. Les négatifs seront, heureusement, sauvés. A partir de 1938, il se met à réaliser des photographies d’identité de Juifs persécutés, de travailleurs étrangers et de prisonniers politiques. La plupart n’ont pas été publiées de son vivant, mais ses héritiers continuent d’explorer cette oeuvre riche de 40 000 images. Ils ont aussi retrouvé dans leurs archives des portraits de leaders nazis, d’officiers SS ou de membres des jeunesses hitlériennes. Les bourreaux sont aujourd’hui confrontés à leurs victimes.

Son fils, Erich est arrêté en 1934 et condamné à dix ans de prison pour «haute trahison». Il obtient le poste de photographe officiel de la prison où il réalise de très beaux portraits de prisonniers politiques, montrées aussi dans l’exposition. Il meurt le 23 mars 1944, peu avant la fin de sa peine, d’une appendicite non soignée.

Le projet d’August Sander a donc été modifié. Il a ajouté quatre catégories: prisonniers politiques, travailleurs immigrés, nationaux-socialistes et persécutés. Ceux-ci, les Juifs de sa ville, Cologne, ne fixent pas l’objectif. Ils regardent déjà ailleurs. La plupart des 16 000 Juifs de Cologne disparaîtront dans les camps.

Ces images inédites ont été, pour la plupart, tirées à l’occasion de cette exposition impressionnante au mémorial de la Shoah. Elle s’achève sur le cliché du masque mortuaire d’Erich Sander que son père avait accroché dans son bureau.

Quelque citations de cet artiste: «Dans chaque visage d’homme, son histoire est écrite de la façon la plus claire. L’un sait la lire, l’autre non. La vie y laisse immanquablement ses traces»

«Si moi, August Sander, je prétends voir les choses comme elles sont et non comme elles devraient ou pourraient être, que l’on m’en excuse, mais je ne peux faire autrement» (1927)

Il qualifie la photographie par trois mots: «Voir, observer, penser»

«August Sander -Persécutés / persécuteurs, des hommes du XX ème siècle» Mémorial de la Shoah 17, rue Geoffroy l’Asnier 75004-Paris. Commissaires : Sophie Nagiscarde et Marie-Edith Agostini.

http://www.memorialdelashoah.org/

Benjamin Fondane

Benjamin Fondane (Victor Brauner) 1931 Collection particulière.

Benjamin Fondane (Benjamin Wechsler) est né le 14 novembre 1898 à Iași (Roumanie). Philosophe, poète, réalisateur de cinéma, il est d’origine juive, athée roumain, naturalisé français en 1938. Il s’installe en France en 1923 et écrit en français à partir de 1925. Il rencontre en 1924 son maître, le philosophe russe Léon Chestov et contribue à faire connaître sa pensée en France. Il est mobilisé en 1940. Fait prisonnier, il s’évade. Dénoncé comme juif, il est arrêté le 7 mars 1944 par la police française avec sa sœur Line. Ils sont internés à Drancy. Sa femme, Geneviève Tissier, obtient avec l’aide de Jean Paulhan sa libération. Il la refuse pour ne pas abandonner sa sœur, de nationalité roumaine. Ils sont déportés à Auschwitz le 30 mai dans l’avant dernier convoi, n°75. Il est assassiné le 2 ou le 3 octobre 1944 dans une chambre à gaz du camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau.

Benjamin Fontaine a habité 6 rue Rollin à Paris (V ème arrondissement) de1932 à 1944.
La rue est en impasse. Elle est barrée par un haut escalier double de 34 marches qui rejoint la rue Monge. Pascal a vécu au n° 2 de la rue et y est mort. Descartes, âgé, a habité au n°14. L’espace rectangulaire qui précède l’escalier s’appelle depuis 2006 la place Benjamin-Fondane.
On ne peut traverser cette rue sans une certaine émotion.

Paris-V Place Benjamin Fondane Mur végétal .

 

Hommage à la Catalogne (George Orwell) 1938

George Orwell et son fils Richard. 1946.

” Cette guerre, à laquelle j’ai pris une part si inefficace, m’a laissé des souvenirs qui sont pour la plupart de mauvais souvenirs, et cependant je ne puis souhaiter ne pas en avoir été. Quand on a eu un aperçu d’un désastre tel que celui-ci – car, quelle qu’en soit l’issue, cette guerre d’Espagne, de toute manière, se trouvera avoir été un épouvantable désastre, sans même parler du massacre et des souffrances physiques- il n’en résulte pas forcément de la désillusion ou du cynisme. Il est assez curieux que dans son ensemble cette expérience m’ait laissé une foi, pas seulement non diminuée, mais accrue, dans la dignité des êtres humains. Et j’espère que le récit que j’en ai fait n’induit pas trop en erreur. Je crois que devant un événement comme celui-là, personne n’est, ne peut-être, absolument véridique. Il est difficile d’arriver à une certitude à propos de quelque fait que ce soit, à moins d’en avoir été soi-même le témoin oculaire, et, consciemment ou inconsciemment, chacun écrit en partisan. Au cas où je ne vous l’aurais pas déjà dit précédemment au cours de ce livre, je vais vous dire à présent ceci: méfiez-vous de ma partialité, des erreurs sur les faits que j’ai pu commettre, et de la déformation qu’entraîne forcément le fait de n’avoir vu qu’un coin des événements. Et méfiez-vous exactement des mêmes choses en lisant n’importe quel autre livre sur la guerre d’Espagne.”

Barcelona, Plaça George Orwell.

 

María Zambrano

María Zambrano

María Zambrano est née à Vélez-Málaga le  , il y a donc 114 ans.  Prix Cervantes 1988.

Quelques aphorismes:  “Las grandes verdades no suelen decirse hablando.” “Les grandes vérités n’ont pas coutume d’être dites en parlant.”

“Somos problemas vivientes.” “Nous sommes de vivants problèmes.”

“Lo más noble del hombre es, sin duda, la no resignación ante las cadenas de todas clases de que está rodeado.”

“Al hombre no le basta con vivir y cuando solamente vive, ni vive tan siquiera.” “Il ne suffit pas à l’homme de vivre et, quand il ne fait que vivre, il ne vit même pas.”

“La música cumple, se cumple, y escuchándola nos cumplimos.” La musique accomplit, s’accomplit, et en l’écoutant, nous nous accomplissons.”

“Todo ver a otro es verse vivir en otro.” “Voir l’autre, c’est se voir vivre dans l’autre.”

“Un secreto siempre es un secreto de amor.” Un secret est toujours un secret d’amour.”

“Dormir es regresar.” Dormir c’est retourner.”

“Al elegir, me voy eligiendo.” “En choisissant, je me choisis.”

«La acción de preguntar supone la aparición de la conciencia.»

“Nuestra alma está cruzada por sedimentos de siglos, son más grandes las raíces que las ramas que ven la luz”

«No tener maestro es no tener a quien preguntar y más hondamente todavía, no tener ante quien preguntarse»

«Sólo en soledad se siente la sed de la verdad. Sin embargo, escribir es defender la soledad en la que vivo; un tipo de aislamiento no efectivo, un aislamiento comunicativo»

“Prefiero una libertad peligrosa, a una servidumbre tranquila”

“El filósofo no se contenta con gustar de la vida, sino que quiere penetrar en ella, reduciéndola, haciéndola consciente, transparente a su razón… Filosófico es el preguntar, y poético el hallazgo“.

“La historia no es sino un diálogo, bastante dramático, por cierto, entre el hombre y el universo” «L’histoire n’est qu’un dialogue assez dramatique, certes, entre l’homme et l’univers.»

“Y a las utopías, cuando son de nacimiento, no se las puede discutir aunque uno se rebele contra ellas…”

“Si se hubiera de definir la democracia podría hacerse diciendo que es la sociedad en la cual no sólo es permitido, sino exigido, el ser persona”
“Si l’on devait definir la démocratie on pourrait le faire en disant qu’elle est la société dans laquelle il est non seulement permis, mais exigé d’être une personne.”

“No se pasa de lo posible a lo real, sino de lo imposible a lo verdadero”

“Filosófico es el preguntar, y poético el hallazgo“.
«Philosophique est l’interrogation et poétique la trouvaille.»

“No sé cuándo con exactitud, pero un día, de pronto se despertó en mí ese deseo irresistible de dejarme llevar por el viento como éste hace con las nubes.” Claros del bosque.