Vicente Aleixandre

Vicente Aleixandre.

Vicente Aleixandre est un grand poète méconnu de la génération de 1927. Il naît le 26 avril 1898 à Séville, la même année qu’un autre andalou, Federico García Lorca. Il est élevé à Málaga (“la ciudad del paraíso”). Il souffre toute sa vie des conséquences d’une néphrite tuberculeuse. En 1932, il subit une extraction du rein droit. À cause de sa “mauvaise santé de fer”, il sort peu de sa maison de Madrid (Velintonia, 3, aujourd’hui, Vicente Aleixandre), située près de la Cité Universitaire. À la fin de la Guerre d’Espagne, et malgré ses idées progressistes, il ne s’exile pas. Il aide souvent les jeunes poètes espagnols de l’après-guerre qui le considèrent comme un maître. Il obtient le Prix Nobel de littérature en 1977 et meurt à Madrid le 13 décembre 1984. La Asociación de Amigos de Vicente Aleixandre (Velintonia 3) essaie depuis plus de 25 ans de sauver cet endroit de la destruction et de créer une Maison de la Poésie.

Mar del paraíso

Heme aquí frente a ti, mar, todavía…
Con el polvo de la tierra en mis hombros,
impregnado todavía del efímero deseo apagado del hombre,
heme aquí, luz eterna,
vasto mar sin cansancio,
última expresión de un amor que no acaba,
rosa del mundo ardiente.

Eras tú, cuando niño,
la sandalia fresquísima para mi pie desnudo.
Un albo crecimiento de espumas por mi pierna
me engañara en aquella remota infancia de delicias.
Un sol, una promesa
de dicha, una felicidad humana, una cándida correlación de luz
con mis ojos nativos, de ti, mar, de ti, cielo,
imperaba generosa sobre mi frente deslumbrada
y extendía sobre mis ojos su inmaterial palma alcanzable,
abanico de amor o resplandor continuo
que imitaba unos labios para mi piel sin nubes.

Lejos el rumor pedregoso de los caminos oscuros
donde hombres ignoraban tu fulgor aún virgíneo.
Niño grácil, para mí la sombra de la nube en la playa
no era el torvo presentimiento de mi vida en su polvo,
no era el contorno bien preciso donde la sangre un día
acabaría coagulada, sin destello y sin numen.
Más bien, como mi dedo pequeño, mientras la nube detenía su paso,
yo tracé sobre la fina arena dorada su perfil estremecido,
y apliqué mi mejilla sobre su tierna luz transitoria,
mientras mis labios decían los primeros nombres amorosos:
cielo, arena, mar…

El lejano crujir de los aceros, el eco al fondo de los bosques partidos por los hombres,
era allí para mí un monte oscuro, pero también hermosos
Y mis oídos confundían el contacto heridor del labio crudo
del hacha en las encinas
con un beso implacable, cierto de amor, en ramas.

La presencia de peces por las orillas, su plata núbil,
el oro no manchado por los dedos de nadie,
la resbalosa escama de la luz, era un brillo en los míos.
No apresé nunca esa forma huidiza de un pez en su hermosura,
la esplendente libertad de los seres,
ni amenacé una vida, porque amé mucho: amaba
sin conocer el amor; solo vivía…

Las barcas que a lo lejos
confundían sus velas con las crujientes alas
de las gaviotas o dejaban espuma como suspiros leves,
hallaban en mi pecho confiado un envío,
un grito, un nombre de amor, un deseo para mis labios húmedos,
y si las vi pasar, mis manos menudas se alzaron
y gimieron de dicha a su secreta presencia,
ante el azul telón que mis ojos adivinaron,
viaje hacia un mundo prometido, entrevisto,
al que mi destino me convocaba con muy dulce certeza.

Por mis labios de niño cantó la tierra; el mar
cantaba dulcemente azotado por mis manos inocentes.
La luz, tenuamente mordida por mis dientes blanquísimos,
cantó; cantó la sangre de la aurora en mi lengua.

Tiernamente en mi boca, la luz del mundo me iluminaba por dentro.
Toda la asunción de la vida embriagó mis sentidos.
Y los rumorosos bosques me desearon entre sus verdes frondas,
porque la luz rosada era en mi cuerpo dicha.

Por eso hoy, mar,
con el polvo de la tierra en mis hombros,
impregnado todavía del efímero deseo apagado del hombre,
heme aquí, luz eterna,
vasto mar sin cansancio,
rosa del mundo ardiente.
Heme aquí frente a ti, mar, todavía…

Sombra del Paraíso, (1939-1943). 1944.

Mer du paradis

Me voici face à toi, mer, encore…
La poussière de la terre sur les épaules,
encore imprégné de l’éphémère désir épuisé de l’homme,
me voici, lumière éternelle,
vaste mer infatigable,
ultime expression d’un amour sans limites,
rose du monde ardent.

Lorsque j’étais enfant,
c’était toi la sandale si fraîche à mon pied nu.
Une blanche montée d’écume au long de ma jambe
doit m’égarer en cette lointaine enfance de délices.
Un soleil, une promesse
de bonheur, une félicité humaine, une candide corrélation de lumière
avec les yeux d’autrefois, de toi, mer, de toi, ciel,
régnaient, généreux sur mon front ébloui,
étendant sur mes yeux leur immatérielle mais accessible palme,
éventail d’amour ou éclat continu
qui imitait des lèvres pour ma peau sans nuages.

Au loin la rumeur pierreuse des sombres chemins
où les hommes ignoraient leur fulguration vierge encore.
Pour moi, enfant gracile, l’ombre du nuage sur la plage
n’était pas le pressentiment menaçant de ma vie dans sa poussière,
ce n’était pas le contour bien précis où le sang un jour
finirait par se figer, sans éclair, sans divinité.
Comme mon petit doigt, plutôt, tandis que le nuage suspendait sa course,
je traçai sur le sable fin son profil ému,
et j’appuyai ma joue sur sa tendre lumière transitoire,
tandis que mes lèvres disaient les premiers noms d’amour :
ciel, sable, mer…

Le grincement au loin des aciers, l’écho tout au long des arbres
fendus par les hommes,
c’était pour moi là-bas un bois sombre mais beau.
Et mes oreilles confondaient le contact blessant de la lèvre
crue, de la hache sur les chênes
avec un implacable baiser, sûrement d’amour, dans les branches.

La présence de poissons près du bord, leur argent nubile,
l’or non souillé encore par les doigts de personne,
la glissante écaille de la lumière, c’était comme un éclat dans les miens.
Jamais je ne serrai cette forme fuyante d’un poisson dans toute sa beauté,
la resplendissante liberté des êtres,
ni ne menaçai une vie, parce que j’aimais beaucoup: j’aimais
sans connaître l’amour ; je vivais seulement…
Les barques qui au loin
confondaient leurs voiles avec les crissantes ailes des mouettes
ou laissaient une écume pareille à des soupirs légers,
trouvaient dans ma poitrine confiante un envoi,
un cri, un nom d’amour, un désir pour mes lèvres humides,
et si je les voyais passer, mes petites mains se levaient
et gémissaient de bonheur à leur secrète présence,
devant le rideau bleu que mes yeux devinaient,
voyage vers un monde promis, entrevu,
auquel mon destin me conviait avec très douce certitude.

Sur mes lèvres d’enfant chanta la terre ; la mer
chantait doucement fouettée par mes mains innocentes.
La lumière, faiblement mordue par mes dents très blanches,
chanta ; sur ma langue chanta le sang de l’aurore.

Tendrement dans ma bouche, la lumière du monde m’illuminait.
Toute la montée de la vie grisa mes sens.
Et les bois murmurants me désirèrent parmi leurs verts feuillages,
car la lumière rose était le bonheur dans mon corps.

C’est pourquoi aujourd’hui, mer,
la poussière de la terre sur les épaules,
encore imprégné de l’éphémère désir épuisé de l’homme,
me voici, lumière éternelle,
vaste mer infatigable,
rose du monde ardent.
Me voici face à toi, mer, encore…

Ombre du paradis. Gallimard, 1980. Traduction : Claude Couffon et Roger Noël-Mayer.

Raymond Farina

Raymond Farina.

Je remercie beaucoup Raymond Farina qui me permet de mettre sur ce blog deux de ses poèmes, tirés de Notes pour un fantôme suivi de Hétéroclites (N & B éditions, 2020).
Merci aussi à Marie Paule. Tant de choses en commun…

Notre Babel
« Aucune langue n’est langue maternelle. »
Marina Tsvétaïeva. Correspondance à trois. Été 1926.

Ma langue goûtait les saveurs
de tous les pays dont les langues
se mêlaient dans mon pays tien
qui jamais, dans nos jeux d’enfants,
ne ressembla, je dois le dire,
au vaste malheur colonial
qui hante aujourd’hui les mémoires.

Nos passions, nos pensées
pouvaient choisir dans ce patchwork
la langue qui disait le mieux
ce que chacun avait à dire :
insultes ou salamalecs.
C’était selon les circonstances
l’humeur ou la couleur du ciel.

Bref j’ai baigné dans mon enfance
dans la belle polyphonie
où tintaient les phonèmes
des deux rives de Notre Mer.
Parfois ce parler d’Arlequin
laissait le maltais murmurer
les tendresses et les secrets,
les berceuses et les prières
dont s’enchantaient béatement
les saints de l’autel domestique
devant l’amande de la lampe.
Dans cette confusion de langues,
la vie se chuchotait, tranquille.

Je suis né en terre étrangère,
naïvement je la crus mienne,
et ne sais pas de quel pays
la mort me fera citoyen.

Je suis né peut-être après moi
possiblement dans un poème,
le premier que j’ai dû écrire.

Avec quelques amis obscurs,
je me suis fait mon idiolecte,
j’ai bricolé, dans mon latin,
pour en faire une langue mienne,
quelque chose que je chantonne
avec une ferveur autistique
pour les absents et les idiots,

comme ce vieil Aborigène
à la recherche d’un vieux rite,
d’un chant de son clan dispersé :
ma patrie c’était la poussière
et je patauge dans la boue,
j’ai perdu à jamais mon rêve,
je me suis à jamais perdu.
De ma famille d’outre-monde
j’ai perdu à jamais la trace.

Pages 40-42.

Le critère de légèreté
Á quel élément demander
de faire sans trop déranger
le ménage d’après la mort ?
C’est la question que l’on se pose
ou que l’on pose à son vieux corps
quand il a plus de septante ans.

Moi je réponds, sans hésiter,
qu’habitant d’un vague Nowhere,
qui a perdu, avec son nom,
la certitude d’être né,
je ne veux pas être enterré,
comme tous ceux qui ont la chance
d’avoir une terre natale.

Alors que faire de ce corps
qu’a lentement défait le temps,
quand il ne reste de mon âme
que des miettes de soucis,
de vanités et de fantasmes,
dont elle ne fut que la flamme ?
Le feu, je crois, a le pouvoir
de parfaire ce long travail
et de faire que ce qui pèse

devienne enfin chose légère,
légère comme ombelle ou feuilles
qu’invisibles les mains du vent
prennent aux arbres las du vert,

chose qu’on sait aussi sans traces,
comme les ombres et les larmes,
ce que je fus, par conséquent,
présence à peine perceptible,
discrète en sa presque existence.

Pages 85-86.

Raymond Farina est né à Alger le 11 juin 1940. Il passe son enfance en Algérie et au Maroc. Ses ascendants sont valenciens, italiens, bretons. Catherine, sa nourrice maltaise, illettrée, l’élève jusqu’à l’âge de huit ans dans une petite ferme isolée des hauts d’Alger. Au début des années 1950, il quitte l’Algérie pour le Maroc où ses parents se sont installés. Il grandit à la campagne, entre Casablanca et Bouskoura. De 1960 à 1962, il est de retour en Algérie  pour y faire ses études supérieures et découvre  l’horreur des dernières années de la guerre. Il est répétiteur à l’École des jeunes sourds d’Alger avec sa future femme, Marie-Paule Granès. Après des études supérieures à l’université de Nancy, il enseigne la philosophie de 1964 à 2000 en France, au Maroc, en République centrafricaine, à la Réunion. Depuis 1991, il vit à Saint-Denis de la Réunion. Il est l’auteur d’une quinzaine de recueils de poésie et a traduit de nombreux poètes (E.E Cummings, Ezra Pound, Wallace Stevens, Louise Glück, Linda Pastan, María Victoria Atencia, Clara Janés, Rosa Lentini, Jaime Siles, Andrea Zanzotto, Sophia de Mello Breyner Andresen, Nuno Judice).

Derniers recueils publiés:
Exercices, Editions “L’Arbre à Paroles”, Amay (Belgique), 2000.
Italiques (Edition bilingue), version d’Emilio Coco, I “Quaderni della Valle”, San Marco in Lamis, 2003. Réédité en ebook dans les Quaderni di Traduzioni de La Dimora del tempo sospeso
Fantaisies, Editions « L’Arbre à Paroles », Amay (Belgique), 2005.
Une colombe une autre, Editions des Vanneaux, 2006.
Éclats de vivre, Editions Bernard Dumerchez, 2006.
La maison sur les nuages, Recours au Poème Editeur, 2015.
Notes pour un fantôme suivi de Hétéroclites, N&B Editions, 2020.
La gloire des poussières, éditions Alcyone, 2020.