Francisco Brines

Francisco Brines dans sa maison d’ Oliva. 15 juin 2006 (Jesús Císcar)

Le poète Francisco Brines a obtenu hier, 16 novembre 2020, le prix Cervantès, la plus haute distinction de la littérature hispanique.

Il est né le 22 janvier 1932 à Oliva (Communauté valencienne) en 1932. C’est un des derniers représentants de la Génération de 1950 (Jaime Gil de Biedma, José María Caballero Bonald, Carlos Barral, José Ángel Valente, Claudio Rodríguez, Alfonso Costafreda, Ángel González)

Ce fils de propriétaires terriens valenciens a suivi des études de droit et de philosophie et lettres. Il a été professeur de littérature espagnole à Cambridge, puis de langue espagnole à Oxford.

Sa poésie est une célébration de la vie, de la beauté du monde et de la nature. L’oubli, le néant et le temps destructeur sont aussi très présents dans son oeuvre. Il a été influencé par des poètes comme Antonio Machado, Juan Ramón Jiménez, Luis Cernuda ou Constantin Cavafy.

Il a obtenu le Premio Nacional de las Letras Españolas en 1986 et le Premio Reina Sofía de Poesía Iberoamericana en 2010. Il est membre de la Real Academia Española depuis 2001.

Oeuvres principales:

  • Las brasas, Madrid, Colección Adonais, 1959
    • El santo inocente, Madrid, Poesía para todos, 1965.
    • Palabras a la oscuridad, Madrid, Ínsula, 1966.
    • Aún no, Barcelona, Ocnos, 1971.
    • Insistencias en Luzbel, Madrid, Visor, 1977.
    • El otoño de las rosas, Sevilla, Renacimiento, 1987.
    • La última costa, Barcelona, Tusquets, 1995.
    • Ensayo de una despedida (1960-1997). Poesía completa. Barcelone Tusquets , 1997.

Cuando yo aún soy la vida

A Justo Jorge Padrón

La vida me rodea, como en aquellos años
ya perdidos, con el mismo esplendor
de un mundo eterno. La rosa cuchillada
de la mar, las derribadas luces
de los huertos, fragor de las palomas
en el aire, la vida en torno a mí,
cuando yo aún soy la vida.
Con el mismo esplendor, y envejecidos ojos,
y un amor fatigado.

¿Cuál será la esperanza? Vivir aún;
y amar, mientras se agota el corazón,
un mundo fiel, aunque perecedero.
Amar el sueño roto de la vida
y, aunque no pudo ser, no maldecir
aquel antiguo engaño de lo eterno.
Y el pecho se consuela, porque sabe
que el mundo pudo ser una bella verdad.

Aún no, Ocnos, Barcelona, 1971.

Quand je suis encore la vie

A Justo Jorge Padrón

La vie m’entoure, comme durant ces années
maintenant perdues, après la magnificence
d’un monde éternel. La rose estafilade
de la mer, les couleurs estompées
des jardins, le fracas des pigeons
dans l’air, la vie autour de moi,
quand je suis encore la vie.
Avec la magnificence d’autrefois, les yeux vieillis,
et un amour lassé.

Quelle espérance à présent? Vivre;
et aimer, tandis que le cœur s’épuise,
un monde fidèle, bien que périssable.
Aimer le rêve brisé de la vie
et, en dépit de l’échec, ne pas maudire
cette vieille duperie d’éternité.
Et notre cœur se console car il sait
que le monde aurait pu être une belle vérité.

Traduction Claude de Freyssinet. Poésie espagnole. Anthologie 1945 – 1990. Actes Sud / Editions Unesco, 1995.

Epitafio romano

«No fui nada, y ahora nada soy.
Pero tú, que aún existes, bebe, goza
de la vida…, y luego ven.»

Eres un buen amigo.
Ya sé que hablas en serio, porque la amable piedra
la dictaste con vida: no es tuyo el privilegio,
ni de nadie,
poder decir si es bueno o malo
llegar ahí.

Quien lea, debe saber que el tuyo
también es mi epitafio. Valgan tópicas frases
por tópicas cenizas.

Aún no. Ocnos, Barcelone, 1971.

Épitaphe romaine

«Je ne fus rien, et rien ne suis.
Mais toi, qui es vivant, bois, profite
de la vie…et ensuite viens.»

Tu es un bon ami.
Je sais que tu parles sérieusement, car l’aimable inscription
fut dictée de ton vivant; ni toi ni personne
n’a le privilège
de pouvoir dire s’il est bon ou mauvais
d’en arriver là.

Le lecteur doit savoir que ton épitaphe
je la fais mienne. Voilà des phrases toutes faites
pour des cendres toutes faites.

Traduction Claude de Freyssinet. Poésie espagnole. Anthologie 1945 – 1990. Actes Sud / Editions Unesco, 1995.

Bernard Sesé

Bernard Sesé (né le 27 avril 1929) est décédé le 6 novembre 2020 à Paris. C’était un universitaire, essayiste, traducteur et poète français, agrégé d’espagnol.
Il a enseigné la littérature espagnole à l’université Mohammed-V de Rabat, puis à l’université Paris I Panthéon Sorbonne ainsi qu’à l’université de Nanterre.
Il a fondé la collection Ibériques aux éditions José Corti. Il était aussi membre correspondant de l’Académie royale espagnole.
Une grande part de son travail a consisté en de multiples et importantes traductions d’ouvrages espagnols, le plus souvent en éditions bilingues, de grands mystiques comme Thérèse d’Avila à des poètes comme Antonio Machado ou Juan Ramón Jiménez, en passant par le théâtre de Pedro Calderón de la Barca. On lui doit aussi des traductions de textes en portugais de Fernando Pessoa.

Merci, Professeur, pour vos nombreux ouvrages et vos belles traductions.
“Sit tibi terra levis. Que la tierra te sea leve.”

https://www.youtube.com/watch?v=FyoH_LBniMQ

Quelques-unes de ses traductions:
. Antonio Machado, Champs de Castille, précédé de Solitudes, Galeries et autres poèmes, et suivi de Poésies de la guerre, traduction par Sylvie Léger et Bernard Sesé, préface de Claude Esteban, Paris, Gallimard, collection Poésies, 1981.
• Fernando Pessoa, L’Heure du diable, édition bilingue, traduction par Maria Druais et Bernard Sesé, préface de José Augusto Seabra et postface de Teresa Rita Lopes, Paris, José Corti, 1989.
• Fernando Pessoa, Message, édition bilingue, traduction par Bernard Sesé, préface de José Augusto Seabra et bibliographie par José Blanco, Paris, José Corti, 1989.
• Jean de la Croix, Les Dits de lumière et d’ amour, édition bilingue, traduction par Bernard Sesé, préface de Michel de Certeau et introduction de Jean Baruzi, Paris, José Corti, 1990.
• Juan Ramón Jiménez, Pierre et ciel, édition bilingue, préface et traduction par Bernard Sesé, Paris, José Corti, 1990.
• Pedro Calderón de la Barca, Le Prince Constant – El Príncipe Constante, édition bilingue, introduction et traduction par Bernard Sesé, Paris, Aubier, 1992.
• Pedro Calderón de la Barca, Le Magicien prodigieux – El Mágico prodigioso, édition bilingue, présentation et traduction Bernard Sesé, Paris, Aubier, 1992.
• Jean de la Croix, Poésies complètes, édition bilingue, traduction et avant-propos par Bernard Sesé, préface de Pierre Emmanuel, postface de Jorge Guillén, Paris, José Corti, 1993.
La Vie de Lazarillo de Tormès – La vida de Lazarillo de Tormes, édition bilingue, introduction de Marcel Bataillon, traduction par Bernard Sesé, Paris, Garnier-Flammarion, 1993.
• Sainte Thérèse d’Avila, Œuvres complètes, traduction et présentation par Bernard Sesé, 2 tomes, Paris, Cerf, 1995.
• Juan Ramón Jiménez, Été – Estío, édition bilingue, préface et traduction par Bernard Sesé, Paris, José Corti, 1997.
• Pedro Calderón de la Barca, La Vie est un songe – La vida es sueño, édition bilingue, traduction par Bernard Sesé, Paris, Garnier-Flammarion, 1999.
• Fernando Pessoa, Le Marin, édition bilingue, traduction par Bernard Sesé, préface de José Augusto Seabra, Paris, José Corti, 1999.
• Juan Ramón Jiménez, Éternités, édition bilingue, préface et traduction par Bernard Sesé, Paris, José Corti, 2000.
• Juan Ramón Jiménez, Poésies en vers, édition bilingue, préface et traduction par Bernard Sesé, Paris, José Corti, 2002.
• Juan Ramón Jiménez, Beauté, édition bilingue, préface et traduction par Bernard Sesé, Paris, José Corti, 2005.
• Pedro Salinas, La voix qui t’es due. La tête à l’envers. 2012
Ainsi parlait Thérèse d’Avila, édition bilingue, dits et maximes de vie choisis par Anne Pfister, traduction par Bernard Sesé, Paris, Arfuyen, 2015.

Guillaume Apollinaire

Portrait (prémonitoire) de Guillaume Apollinaire. Printemps 1914. Paris, Centre Georges Pompidou.

11 novembre 2020. La Première Guerre mondiale (1914-1918) était encore très présente et marquante dans les lectures de ma génération. Premier livre de poche lu vers 1963-1964: À l’Ouest, rien de nouveau (1929) de Erich Maria Remarque . 1968-1969. Année de Terminale: Voyage au bout de la nuit (1932) de Louis-Ferdinand Céline. Surtout la première partie. L’auteur qualifie la guerre d’« abattoir international en folie ». Comme Serge Lasvignes, président du Centre Pompidou, le poème d’Apollinaire peut nous réconforter dans cette période de confinement.

La Jolie rousse

Me voici devant tous un homme plein de sens
Connaissant la vie et de la mort ce qu’un vivant peut connaître
Ayant éprouvé les douleurs et les joies de l’amour
Ayant su quelquefois imposer ses idées
Connaissant plusieurs langages
Ayant pas mal voyagé
Ayant vu la guerre dans l’Artillerie et l’Infanterie
Blessé à la tête trépané sous le chloroforme
Ayant perdu ses meilleurs amis dans l’effroyable lutte
Je sais d’ancien et de nouveau autant qu’un homme seul pourrait des deux savoir
Et sans m’inquiéter aujourd’hui de cette guerre
Entre nous et pour nous mes amis
Je juge cette longue querelle de la tradition et de l’invention
De l’Ordre et de l’Aventure

Vous dont la bouche est faite à l’image de celle de Dieu
Bouche qui est l’ordre même
Soyez indulgents quand vous nous comparez
À ceux qui furent la perfection de l’ordre
Nous qui quêtons partout l’aventure
Nous ne sommes pas vos ennemis
Nous voulons vous donner de vastes et d’étranges domaines
Où le mystère en fleurs s’offre à qui veut le cueillir
Il y a là des feux nouveaux des couleurs jamais vues
Mille phantasmes impondérables
Auxquels il faut donner de la réalité

Nous voulons explorer la bonté contrée énorme où tout se tait
Il y a aussi le temps qu’on peut chasser ou faire revenir
Pitié pour nous qui combattons toujours aux frontières
De l’illimité et de l’avenir
Pitié pour nos erreurs pitié pour nos péchés
Voici que vient l’été la saison violente
Et ma jeunesse est morte ainsi que le printemps
Ô Soleil c’est le temps de la Raison ardente
Et j’attends
Pour la suivre toujours la forme noble et douce
Qu’elle prend afin que je l’aime seulement
Elle vient et m’attire ainsi qu’un fer l’aimant
Elle a l’aspect charmant
D’une adorable rousse

Ses cheveux sont d’or on dirait
Un bel éclair qui durerait
Ou ces flammes qui se pavanent
Dans les roses-thé qui se fanent

Mais riez riez de moi
Hommes de partout surtout gens d’ici
Car il y a tant de choses que je n’ose vous dire
Tant de choses que vous ne me laisseriez pas dire
Ayez pitié de moi.

Calligrammes, Poèmes de la paix et de la guerre 1913-1916. Mercure de France, 15 avril 1918.

Voltaire – Le fanatisme

Paris. Square Honoré Champion. Statue de Voltaire (Léon Drivier).

Dictionnaire philosophique portatif, 1764.

«Le fanatisme est à la superstition ce que le transport est à la fièvre, ce que la rage est à la colère. Celui qui a des extases, des visions, qui prend ses songes pour des réalités, et ses imaginations pour des prophéties, est un fanatique novice qui donne de grandes espérances; il pourra bientôt tuer pour l’amour de Dieu.
Barthélemy Diaz fut un fanatique profès. Il avait à Nuremberg un frère, Jean Diaz, qui n’était encore qu’enthousiaste luthérien, vivement convaincu que le pape est l’Antéchrist, ayant le signe de la bête. Barthélemy, encore plus vivement persuadé que le pape est Dieu en terre, part de Rome pour aller convertir ou tuer son frère: il l’assassine; voilà du parfait: et nous avons ailleurs rendu justice à ce Diaz.
Polyeucte, qui va au temple, dans un jour de solennité, renverser et casser les statues et les ornements, est un fanatique moins horrible que Diaz, mais non moins sot. Les assassins du duc François de Guise, de Guillaume prince d’Orange, du roi Henri III, du roi Henri IV, et de tant d’autres, étaient des énergumènes malades de la même rage que Diaz.
Le plus grand exemple de fanatisme est celui des bourgeois de Paris qui coururent assassiner, égorger, jeter par les fenêtres, mettre en pièces, la nuit de la Saint-Barthélemy, leurs concitoyens qui n’allaient point à la messe. Guyon, Patouillet, Chaudon, Nonotte, l’ex-jésuite Paulian, ne sont que des fanatiques du coin de la rue, des misérables à qui on ne prend pas garde: mais un jour de Saint-Barthélemy ils feraient de grandes choses.
Il y a des fanatiques de sang-froid: ce sont les juges qui condamnent à la mort ceux qui n’ont d’autre crime que de ne pas penser comme eux; et ces juges-là sont d’autant plus coupables, d’autant plus dignes de l’exécration du genre humain, que, n’étant pas dans un accès de fureur comme les Clément, les Chastel, les Ravaillac, les Damiens, il semble qu’ils pourraient écouter la raison.
Il n’est d’autre remède à cette maladie épidémique que l’esprit philosophique, qui, répandu de proche en proche, adoucit enfin les mœurs des hommes, et qui prévient les accès du mal; car dès que ce mal fait des progrès, il faut fuir et attendre que l’air soit purifié. Les lois et la religion ne suffisent pas contre la peste des âmes; la religion, loin d’être pour elles un aliment salutaire, se tourne en poison dans les cerveaux infectés. Ces misérables ont sans cesse présent à l’esprit l’exemple d’Aod qui assassine le roi Églon; de Judith qui coupe la tête d’Holopherne en couchant avec lui; de Samuel qui hache en morceaux le roi Agag; du prêtre Joad qui assassine sa reine à la porte aux chevaux, etc. Ils ne voient pas que ces exemples, qui sont respectables dans l’Antiquité, sont abominables dans le temps présent: ils puisent leurs fureurs dans la religion même qui les condamne.
Les lois sont encore très impuissantes contre ces accès de rage: c’est comme si vous lisiez un arrêt du conseil à un frénétique. Ces gens-là sont persuadés que l’esprit saint qui les pénètre est au-dessus des lois, que leur enthousiasme est la seule loi qu’ils doivent entendre.
Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, et qui en conséquence est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant?
Lorsqu’une fois le fanatisme a gangrené un cerveau, la maladie est presque incurable. J’ai vu des convulsionnaires qui, en parlant des miracles de saint Pâris, s’échauffaient par degrés parmi eux: leurs yeux s’enflammaient, tout leur corps tremblait, la fureur défigurait leur visage, et ils auraient tué quiconque les eût contredits.
Oui, je les ai vus ces convulsionnaires, je les ai vus tendre leurs membres et écumer. Ils criaient: « Il faut du sang.» Ils sont parvenus à faire assassiner leur roi par un laquais, et ils ont fini par ne crier que contre les philosophes.
Ce sont presque toujours les fripons qui conduisent les fanatiques, et qui mettent le poignard entre leurs mains ; ils ressemblent à ce Vieux de la montagne qui faisait, dit-on, goûter les joies du paradis à des imbéciles, et qui leur promettait une éternité de ces plaisirs dont il leur avait donné un avant-goût, à condition qu’ils iraient assassiner tous ceux qu’il leur nommerait. Il n’y a eu qu’une seule religion dans le monde qui n’ait pas été souillée par le fanatisme, c’est celle des lettrés de la Chine. Les sectes des philosophes étaient non seulement exemptes de cette peste, mais elles en étaient le remède ; car l’effet de la philosophie est de rendre l’âme tranquille, et le fanatisme est incompatible avec la tranquillité. Si notre sainte religion a été si souvent corrompue par cette fureur infernale, c’est à la folie des hommes qu’il faut s’en prendre.»

Claude Vigée

(Je remercie Colette W. et Léon-Marc L.)

Claude Vigée.

Le poète Claude Vigée est décédé le 2 octobre à Paris.

Claude Vigée (de son vrai nom Claude André Strauss) est né à Bischwiller (Bas-Rhin) le 3 janvier 1921 dans une famille juive établie en Alsace. Son enfance se passe dans une région où on parlait surtout le dialecte alsacien. Le dialecte bas-alémanique sera donc sa première langue. Il n’apprendra le français qu’à l’école, à l’âge de six ans. Il fait ses études secondaires au collège classique de Bischwiller, puis au lycée Fustel de Coulanges à Strasbourg. En 1938, il est évacué, puis expulsé d’Alsace avec sa famille à la suite de l’occupation nazie. Étudiant en médecine, il participe à l’organisation de la résistance juive (Action juive) à Toulouse contre l’occupation hitlérienne et le gouvernement de Vichy d’octobre 1940 à fin 1942. Il publie ses premiers vers dans la revue résistante Poésie 42 de Pierre Seghers. Réfugié aux États-Unis au début de 1943, il se marie après la guerre avec sa cousine Évelyne Meyer, et termine son doctorat en langues et littératures romanes en 1947.
Il enseigne la littérature française aux États-Unis, puis à l’Université hébraïque de Jérusalem (Israel) de 1960 à 1984.
Depuis 2001, Claude et Evy Vigée étaient installés à Paris.
Claude Vigée a choisi son nom dans les années 40 “Comme mon aïeul Jacob sortant du gué du Yabbok vainqueur, mais blessé, après le combat avec l’ange, « je boîte, mais vie j’ai -, moi aussi !» Désormais, Claude Vigée sera mon nom, celui d’un poète juif” (Cité in Anne Mounic, La poésie de Claude Vigée, l’Harmattan, 2005, p. 61)

«Qu’est-ce donc que la poésie?»

«Un feu de camp abandonné
qui fume longuement dans la nuit d’été
sur la montagne déserte».

En 1978, une anthologie de ses poèmes est publiée dans la collection Poètes d’aujourd’hui (éditions Seghers).

La meilleure introduction à son œuvre est l’anthologie publiée en poche en 2013: L’homme naît grâce au cri, poésies choisies (1950-2012), Points Seuil. 336 pages, 7,8 euros. Édition établie, présentée et annotée par Anne Mounic.

On peut aussi trouver une édition complète de son oeuvre sur papier bible: Mon heure sur la terre. Éditions Galaade. 2008. Poésies complètes, 1936-2008.

La grande Passacaille


Écoute le roulement des galets dans la mer!
Hors les murs nus de l’être prolongeant
la hantise de la musique muette,
soudain murmurent en nous les flûtes du crépuscule.
Dans le passage de notre souffle mortel
les mots tracent le sens que nous espérions rencontrer
en explorant du regard
chaque soir chaque matin qui hennit en plein ciel –
la bouche ouverte boit
le vent pluvieux toujours resurgissant,
le vent qui vient d’ailleurs
et porte en soi comme une absence
le silence pareil au germe jaillissant
hors du commencement sans visage et sans lieu:
respirer de nouveau, plonger dans le temps fabuleux des noces
où s’étreignent le jour et la nuit emmêlés.
Afflux divin du livre qui en porte le rythme
comme une lame de fond arrachée au ventre de la mer,
chevaux d’écume dansant, caracolant, puis tout à coup
se cabrant pour jouir
jusqu’à la crête mortelle et blanchissante du ressac.

Juillet 2001 – septembre 2002.

Danser vers l’abîme, in Dans le Creuset du Vent, Essais, Poésie, entretiens, Parole et Silence, 2003, p. 161.

Michael Lonsdale – Albert Camus

Michael Lonsdale. Paris, Mai 1988.

L’acteur franco-britannique Michael Lonsdale est décédé le 21 septembre 2020 à Paris, il avait 89 ans. Il avait lu en 2008 L’Etranger (1942), la première oeuvre d’Albert Camus parue en livre-audio chez Ecoutez Lire/Gallimard. Le début du roman peut être écouté gratuitement sur ce lien.

http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Ecoutez-lire/L-Etranger3?fbclid=IwAR1rJ8QmJIV-kDLf59lexpNQtC3cA37u4AftGetbuzfLRNNRBP_IVSyz6I0

“Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier.
L’asile de vieillards est à Marengo, à quatre-vingts kilomètres d’Alger. Je prendrai l’autobus à deux heures et j’arriverai dans l’après-midi. Ainsi, je pourrai veiller et je rentrerai demain soir. J’ai demandé deux jours de congé à mon patron et il ne pouvait pas me les refuser avec une excuse pareille. Mais il n’avait pas l’air content. Je lui ai même dit : « Ce n’est pas de ma faute. » Il n’a pas répondu. J’ai pensé alors que je n’aurais pas dû lui dire cela. En somme, je n’avais pas à m’excuser. C’était plutôt à lui de me présenter ses condoléances. Mais il le fera sans doute après-demain, quand il me verra en deuil. Pour le moment, c’est un peu comme si maman n’était pas morte. Après l’enterrement, au contraire, ce sera une affaire classée et tout aura revêtu une allure plus officielle.”

Luis Cernuda

Luis Cernuda (Gregorio Prieto), 1939.

Luis Cernuda, poète espagnol, républicain et homosexuel, de la Génération de 1927, est né le 21 septembre 1902 à Séville. Exilé en 1938 au Royaume-Uni, aux Etats-Unis et enfin au Mexique, il est mort sans revoir son pays le 5 novembre 1963 à Mexico. Il avait 61 ans.

He venido para ver

He venido para ver semblantes
Amables como viejas escobas,
He venido para ver las sombras
Que desde lejos me sonríen.

He venido para ver los muros
En el suelo o en pie indistintamente,
He venido para ver las cosas,
Las cosas soñolientas por aquí.

He venido para ver los mares
Dormidos en cestillo italiano,
He venido para ver las puertas,
El trabajo, los tejados, las virtudes
De color amarillo ya caduco.

He venido para ver la muerte
Y su graciosa red de cazar mariposas,
He venido para esperarte
Con los brazos un tanto en el aire,
He venido no sé por qué;
Un día abrí los ojos: he venido.

Por ello quiero saludar sin insistencia
A tantas cosas más que amables:
Los amigos de color celeste,
Los días de color variable,
La libertad del color de mis ojos;

Los niñitos de seda tan clara,
Los entierros aburridos como piedras,
La seguridad, ese insecto
Que anida en los volantes de la luz.

Adiós, dulces amantes invisibles,
Siento no haber dormido en vuestros brazos.
Vine por esos besos solamente;
Guardad los labios por si vuelvo.

29 de abril de 1931. Poème publié pour la première fois dans la célèbre anthologie de Gerardo Diego: Poesía española: antología 1915-1931. Madrid, 1932.
Los placeres prohibidos, 1931. Ce recueil de Luis Cernuda ne sera publié que dans La realidad y el deseo, 1936.

Je suis venu pour voir

Je suis venu pour voir les têtes
Aimables comme un vieux balai,
Je suis venu pour voir les ombres
Qui me sourient dans le lointain.

Je suis venu pour voir les murs
Qui s’élèvent ou s’effondrent, peu importe,
Je suis venu pour voir les choses,
La rêverie des choses qui nous entourent.

Je suis venu pour voir les mers
Bercées dans leur ronde nacelle,
Je suis venu pour voir les portes,
Le travail, les toitures, les vertus
À la robe jaunie, déjà fanée.

Je suis venu pour voir la mort
Et son divertissant filet de papillons,
Je suis venu pour t’attendre,
Les bras tant soit peu écartés,
Je suis venu qui sait pourquoi;
Un jour, j’ouvris les yeux: je suis venu.

C’est pourquoi, je veux saluer sans insistance
Tant et tant de choses aimables:
Les amis de couleur bleu ciel,
Les jours aux couleurs changeantes,
La liberté aux couleurs de mes yeux;

Les garçonnets de soie si claire,
Les enterrements ennuyeux comme la pierre,
La sécurité, cet insecte
Qui niche au creux des plis de la lumière.

Adieu, mes tendres amants invisibles,
Que n’ai-je pu dormir entre vos bras.
Je ne suis venu que pour vos baisers;
Gardez vos lèvres prêtes, si jamais je reviens.

Les plaisirs interdits. Presse Sorbonne Nouvelle. 2010. Traduction: Françoise ÉTIENVRE, Serge SALAÜN, Zoraida CARANDELL, Laurie-Anne LAGET, Melissa LECOINTRE.

Enrique Irazoqui

Enrique Irazoqui.

Enrique Irazoqui qui avait joué le rôle du Christ dans L’Évangile selon saint Matthieu de Pier Paolo Pasolini (1964) est mort à Cadaqués le 16 septembre 2020. il avait 76 ans. Ce militant communiste, fils d’un père espagnol et d’une mère italienne, était allé en Italie pour y rencontrer les antifascistes italiens afin de les sensibiliser à la lutte antifranquiste et obtenir des fonds pour le syndicat étudiant clandestin qu’il dirigeait à Barcelone (Sindicato Democrático de Estudiantes). Il rencontra Pier Paolo Pasolini par l’intermédiaire d’Elsa Morante en février 1964. Quand le metteur en scène d’Accatone le vit, il s’ approcha de lui et dit « È lui [C’est lui ! ]» Il lui proposa le rôle de Jésus. Enrique Irazoqui refusa dans un premier temps, puis accepta ensuite. La rencontre de Pier Paolo Pasolini, Elsa Morante, Natalia Ginzburg, Alberto Moravia, alors qu’il n’avait que 19 ans, fut une expérience marquante de sa vie. Il fit des études d’économie politique, puis de littérature espagnole et devint professeur aux États-Unis (Minnesota). Cétait un passionné du jeu d’échecs. Il avait joué aux échecs à Cadaqués avec Marcel Duchamp et John Cage.

Vicent Andrés Estellés

Statue de Vicent Andrés Estellés (Teresa Cháfer) . Burjassot (Communauté de Valence). Plaza Emilio Castelar.

Vicent Andrés Estellés est né le 4 septembre 1924 à Burjassot (Communauté de Valence). Il est issu d’un milieu modeste, ses parents sont boulangers. Son père, analphabète, veut que son fils étudie. Vicent Andrés Estellés fera des études de journalisme dans le Madrid de l’après-guerre.  Á partir de 1948, il collabore au journal Las Provincias, dont il deviendra le rédacteur en chef. Il est mort à Valence à 68 ans le 27 mars 1993. Ce poète espagnol, d’expression valencienne,  a été chanté par Ovidi Montllor, Maria del Mar Bonet, Raimon entre autres. D’après Joan Fuster, c’est « le meilleur poète valencien des trois derniers siècles, un nouvel Ausiàs March du XXe siècle ».

Els amants

La carn vol carn (Ausiàs March)

No hi havia a València dos amants com nosaltres.

Feroçment ens amàvem des del matí a la nit.
Tot ho recorde mentre vas estenent la roba.
Han passat anys, molts anys; han passat moltes coses.
De sobta encara em pren aquell vent o l’amor
i rodolem per terra entre abraços i besos.
No comprenem l’amor com un costum amable,
com un costum pacífic de compliment i teles.
Es desperta, de sobta, com un vell huracà,
i ens tomba en terra els dos, ens ajunta, ens empeny.
Jo desitjava, a voltes, un amor educat
i en marxa el tocadiscos, negligentment besant-te,
ara un muscle i després el peçó d’una orella.
El nostre amor és un amor brusc i salvatge,
i tenim l’enyorança amarga de la terra,
d’anar a rebolcons entre besos i arraps.
Què voleu que hi faça! Elemental, ja ho sé.
Ignorem el Petrarca i ignorem moltes coses.
Les Estances de Riba i les “Rimas” de Bécquer.
Després, tombats en terra de qualsevol manera,
comprenem que som bàrbars, i que això no deu ser,
que no estem en l’edat, i tot això i allò.

No hi havia a València dos amants com nosaltres,
car d’amants com nosaltres en són parits ben pocs

Llibre de les meravelles, 1956-58, publié en 1971.

Les amants

La chair convoite la chair (Ausiàs March)

Il n’y avait pas à Valence deux amants comme nous.

Nous nous aimions férocement du matin au soir.
Je me souviens de tout cela pendant que tu étends le linge.
Des années ont passé, beaucoup d’années; il s’est passé beaucoup de choses.
Soudain aujourd’hui encore le vent de jadis ou l’amour m’envahissent
et nous roulons par terre dans l’étreinte et les baisers.
Nous n’entendons pas l’amour comme une coutume aimable,
comme une habitude pacifique faite d’obligations et de beau linge
( et que le chaste M. López-Picó nous en excuse ).
Il s’eveille en nous, soudain, comme un vieil ouragan,
et il nous fait tomber tous deux par terre, nous rapproche, nous pousse.
Je souhaitais, parfois, un amour bien poli
et le tourne-disques en marche, et moi qui t’embrasse négligemment,
d’abord l’épaule et ensuite le lobe d’une oreille.
Notre amour est un amour brusque et sauvage,
et nous avons la nostalgie amère de la terre,
de nous rouler dans les baisers et les coups d’ongles.
Que voulez-vous que j’y fasse. Elémentaire, je sais.
Nous ignorons Petrarque et nous ignorons beaucoup de choses.
Les Estances de Riba et les Rimas de Becquer.
Après affalés par terre n’importe comment,
rous comprenons que nous sommes des barbares, et que ce ne sont pas des manières,
que nous n’avons plus l’âge, et ceci et cela.

Il n’y avait pas à Valence deux amants comme nous,
Car des amants comme nous on n’en fait pas tous les jours.

Livres des merveilles. Beuvry. Maison de la Poésie Nord. Pas-de-Calais, 2004.

Poème publié aussi sur ce blog le 27 mars 2018.

Francesc Boix

Francesc Boix après la libération du camp de Mauthausen.

Francesc Boix i Campo est né le 31 août 1920 à Barcelone. Il est mort prématurément le 4 juillet 1951 à Paris, sa santé ayant été fragilisée par la déportation. Photographe et républicain espagnol, il s’exile en France en 1939. Il s’engage dans l’armée française en 1940 et est fait prisonnier. Il est déporté au camp de concentration de Mauthausen le 27 janvier 1941. En tant que photographe de métier, il est affecté au service d’identification du camp. Au péril de sa vie, il dérobe plus de 2000 photographies effectuées.
Il témoigne le matin du 28 janvier 1946 au procès de Nuremberg. Il apporte quelques-unes de ces photos, comme preuves accusatrices contre des membres importants du corps militaire du Troisième Reich. Il est enterré au cimetière parisien de Thiais. Le 16 juin 2017, ses restes sont transférés au Père-Lachaise.

Ernst Kaltenbrunner au côté de Himmler lors d’ une visite du Camp de concentration de Mauthausen. Une des photos présentées par Francesc Boix lors du procès de Nuremberg. Kaltenbrunner prétendit qu’il s’agissait d’un montage. Boix sortit alors les négatifs.