Manet – Degas

Nous avons vu l’exposition Manet/Degas (Musée d’Orsay,Paris du 28 mars au 23 juillet 2023). Il y avait beaucoup trop de monde. Environ 200 tableaux, pastels, dessins, gravures, monotypes, lettres et carnets. Il s’agit d’un parcours thématique et chronologique. Je me souviens encore de l’exposition Manet 1832-1883 en 1983 au Grand Palais. L’influence de la peinture espagnole, et particulièrement de celle de Velázquez, m’avait marqué alors.

Édouard Manet (1832-1883) et Edgar Degas (1834-1917) sont les deux fondateurs de la nouvelle peinture dans les années 1860-1880. Ils établissent les bases de la modernité en peinture. Leurs tableaux réalistes reflètent les différents aspects de la société de l’ époque : le travail, les loisirs (scènes de plage, courses de chevaux, brasseries et cafés-concerts, théâtre, opéra, ballets), la prostitution (les mondaines et les demi-mondaines), la vie domestique et la vie privée.

 Ils se sont rencontrés dans les années 1860, se sont fréquentés, ont côtoyé les mêmes cercles. Les deux peintres avaient des tempéraments très différents. Ils étaient rivaux. Ils ont traité des mêmes sujets, mais de façon assez différente.

Édouard Manet : « Qui donc a dit que le dessin est l’écriture de la forme ? La vérité est que l’art doit être l’écriture de la vie. »

« Je peins ce que je vois, et non ce qu’il plaît aux autres de voir. »

La Prune (l’actrice Ellen Andrée) (Édouard Manet), 1877. Washington, National Gallery of Art.
Dans un café (L’absinthe) (l’actrice Ellen Andrée et le peintre Marcellin Desboutin). Vers 1875-76. Paris. Musée d’ Orsay.

Saint-John Perse – Sandrine Expilly

Exposition du 13 avril au 15 juillet 2023 à la Galerie Gallimard, 30-32 rue de l’Université 75007- Paris.

Insulaire sur les traces de Saint-John Perse. Sandrine Expilly photographies.

Saint-John Perse (Alexis Leger) est né à Pointe-à-Pitre (Guadeloupe) le 31 mai 1887. Il s’installe au lieu-dit La Polynésie, sur la Presqu’île de Giens (Var), en 1957. « Je viens d’habiter presque un absolu », dit-il dans une lettre à Mina Curtiss, l’amie américaine, la riche mécène qui a acheté pour lui une villa face à la mer, Les Vigneaux. Le poète y retrouve des parfums, un ciel, une terre qui lui rappellent son île natale. Cette presqu’île méditerranéenne sera à l’origine de ses dernières oeuvres. Le poète a reçu le Prix Nobel de Littérature en 1960. Il est mort le 20 septembre 1975 et est enterré sur la presqu’île de Giens.

Pourpre 3 (Sandrine Expilly).

La photographe Sandrine Expilly connaît ce lieu depuis son enfance :
« Je connais presque par coeur ce bout de terre à l’extrême-sud du Var, il ressemble à un navire tourné vers le large et m’emmène chaque fois vers un ailleurs. Lorsque j’ai découvert la poésie de Saint-John Perse, je me suis laissée emmener par ses mots et son souffle poétique. Plusieurs années durant j’ai tourné autour de la maison où il avait vécu, tenté de suivre ses traces, deviné et imaginé ses pas sur la presqu’île. Dans cette série photographique, je questionne la frontière entre terre et mer, entre paysage réel et onirique. Parallèlement je collecte des morceaux de bois trouvés le long du sentier du littoral, fabrique différents fusains et j’interviens sur les paysages documentaires. J’utilise la matière naturelle du lieu afin d’apposer à mon tour ma propre trace ».

Vents, 1946. NRF Poésie/Gallimard n°36, 1968.

On peut lire les Lettres à une dame d’Amérique, Mina Curtiss (1951-1973). Édition de Mireille Sacotte (éd.), Les Cahiers de la NRF, série Saint-John Perse, n°16, Gallimard 2003.

Walter Reuter 1906-2005

Walter Reuter, photographe de la République.

El Palau de les Comunicacions de Valence (Espagne) présente du 31 mars au 2 juillet 2023 deux expositions de photographies d’une grande valeur historique et documentaire : Robert Capa. Retrospectiva (une centaine de photographies prises de 1932 à 1954) et Letras por la libertad de Walter Reuter (60 photographies inédites du second Congrès International des Écrivains pour la Défense de la Culture qui s’est tenu à Valence, Madrid, Barcelone et Paris du 4 au 17 juillet 1937). L’entrée est gratuite.

Quant on pense aux photographes qui ont couvert la guerre civile espagnole on pense à Robert Capa, Gerda Taro, David Seymour, Kati Horna. L’importance de Walter Reuter est assez peu souvent soulignée. Ses photos montrent pourtant clairement son humanisme, son empathie envers les gens qui souffrent et son refus du voyeurisme face à la misère. Il réussit même parfois à faire sourire ceux qu’il photographie, et cela dans les pires conditions de guerre (après un bombardement par exemple). Walter Reuter est resté en Espagne de 1933 à février 1939. Il était le photographe officiel du commissariat à la propagande du gouvernement républicain. Les négatifs espagnols de ce photographe que l’on pensait perdus ont réaparu en 2011 dans les archives personnelles de Guillermo Fernández Zúñiga (1909-2005), réalisateur de documentaires et père du cinéma scientifique espagnol. 2 200 négatifs de photos de guerre de juillet 1936 à janvier 1939 ont ainsi été retrouvés.

L’exposition de Valence présente le deuxième Congrès international des écrivains pour la défense de la culture. Il s’est ouvert le 4 juillet 1937 dans la salle des séances de la mairie de Valence, alors capitale de la République. Il est organisé conjointement par le ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts du gouvernement républicain et par l’Alliance des intellectuels pour la défense de la culture. Il s’est déroulé également à Madrid, Barcelone et Paris. Ce Congrès, résolument antifasciste, a constitué l’acte de propagande le plus spectaculaire organisé par le gouvernement républicain pendant la guerre civile espagnole et a eu un grand impact médiatique à l’échelle internationale. Il a d’autre part permis aux intellectuels du monde entier d’exprimer leur solidarité envers le gouvernement de Front populaire de la République espagnole, victorieux lors des élections démocratiques du 16 février 1936, mais victime du coup d’État mené par le général Franco avec l’aide de l’Allemagne nazi et de l’Italie fasciste.

Miguel Hernández sortant du Congrès International des Écrivains pour la Défense de la Culture. Valence 4 juillet 1937.

Biographie succincte : Walter Reuter est né le 4 janvier 1906 à Berlin dans le quartier ouvrier de Charlottenbourg. Il devient photographe pour la revue de gauche AIZ (Arbeiter-Illustrierte-Zeitung). On retrouve dans ses photos l’influence des avant-gardes des années 20. Il doit fuir l’Allemagne à l’arrivée des nazis au pouvoir en mars 1933. Il arrive en Espagne en mai 1933 avec sa première femme, Sulamith Siliava, d’origine juive, et leur fils, Jasmin, né à Malaga en 1934. Il participe à la guerre comme milicien, puis comme photoreporter. Après un séjour en France, au Maroc et en Algérie, il peut s’exiler au Mexique. La famille y arrive le 22 avril 1942. Walter Reuter a une fille, Almuth, avec sa première femme. Puis, devenu veuf, il se remarie avec Ana María Araujo. Ils ont trois filles : Marina, Claudia, Hely. Cette dernière se charge actuellement du classement de son œuvre qui comporte 120 000 négatifs (Allemagne, Espagne, Mexique). Il sera aussi réalisateur, scénariste, producteur et directeur de la photographie de courts métrages pour le cinéma mexicain. Il est décédé le 20 mars 2005 à Cuernavaca, dans l’état de Morelos.

Un milicien des Jeunesses Socialistes Unifiées. Madrid, hiver 1936.

Auguste Rodin – Alberto Giacometti – Germaine Richier

L’homme qui marche (Aguste Rodin). 1907. Paris, Musée Rodin.

L’Homme qui marche d’Auguste Rodin (1907)

Cette sculpture est née à partir d’une étude des jambes de Saint Jean-Baptiste (1878. Paris, Musée d’Orsay) et d’un torse. Rodin les assemble vers 1900. A cette époque, il porte un nouveau regard sur la sculpture antique. L’état fragmentaire dans lequel nous sont parvenues la plupart des oeuvres gréco-romaines a eu une incidence sur sa réflexion. D’après lui, cela ne diminue en rien leur beauté ni leur pouvoir d’expression : « Voilà une main, une main de marbre que j’ai trouvée chez un brocanteur ; elle est cassée au ras du poignet ; elle n’a plus de doigts, rien qu’une paume ; et elle est si vraie que pour la contempler, la voir vivre, je n’ai pas besoin de doigts. Mutilée comme elle est, elle se suffit malgré tout, parce qu’elle est vraie. » (Auguste Rodin, 1904).
L’Homme qui marche est souvent considéré comme le symbole de la création pure, débarrassée du poids du sujet. C’est l’image même du mouvement, du dynamisme.

L’Homme qui marche II (Alberto Giacometti). 1960. Fondation Alberto et Annette Giacometti.

L’Homme qui marche I et II d’Alberto Giacometti (1960)

Ces deux sculptures arrivent pour Giacometti après un long processus, de nombreuses tentatives. Elles ont un pas large et assuré.
Cet être humain est en quête de sens. Il est à la fois fragile et conquérant. C’est le symbole d’une humanité en mouvement. Giacometti comme Rodin n’a pas inventé ce motif sculpté qui existe depuis la Préhistoire, des figures égyptiennes aux Kouroi grecs. Mais il est le seul à lui avoir donné une forme universelle et atemporelle : celle d’un homme, sans époque, sans genre, ni origines. Ce n’est pas un héros, juste un homme sculpté entre la figuration et l’abstraction, dans la quintessence du mouvement et la vérité de la perception.
Jean Genet affirme dans une étude sur l’oeuvre de son ami sculpteur (L’atelier d’Alberto Giacometti. L’Arbalète, 1963. Gallimard, 2007) :
« Autour d’elles l’espace vibre. Rien n’est plus en repos. C’est peut-être que chaque angle (fait avec le pouce de Giacometti quand il travaillait la glaise) ou courbe, ou bosse, ou crête, ou pointe déchirée du métal ne sont eux-mêmes en repos. Chacun d’eux continue à émettre la sensibilité qui les créa. Aucune pointe, arête qui découpe, déchire l’espace, n’est morte. »
Il dit aussi :
«Il n’est pas à la beauté d’autre origine que la blessure, singulière, différente pour chacun, cachée ou visible, que tout homme garde en soi, qu’il préserve et où il se retire quand il veut quitter le monde pour une solitude temporaire mais profonde. Il y a donc loin de cet art à ce qu’on nomme le misérabilisme. L’art de Giacometti me semble vouloir découvrir cette blessure secrète de tout être et même de toute chose, afin qu’elle les illumine.»

L’Homme qui marche (Germaine Richier). 1945. Paris, Centre Pompidou.

L’Homme qui marche de Germaine Richier (1945)

Germaine Richier crée L’Homme qui marche en 1945 pendant son exil en Suisse. Elle ne craint pas de s’attaquer à un thème traité par Rodin. Loin de tout élan, le personnage semble titubant. Il a l’œil exorbité et son crâne troué laisse passer la lumière. Le travail expressif sur le bronze est indissociable des menaces qui pèsent sur l’homme après la guerre. C’est aussi une façon de le ramener à la vie :
« Mes statues ne sont pas inachevées – leurs formes déchiquetées ont toutes été conçues pleines et complètes. C’est ensuite que je les ai creusées, déchirées, pour qu’elles soient variées de tous les côtés et qu’elles aient un aspect changeant et vivant », dit-elle peu avant sa mort.
Cette image d’une humanité aussi blessée que menaçante est développée deux ans plus tard avec L’Orage.
André Pieyre de Mandiargues écrit : « Elle fait crier ce qui est passé entre ses mains. » Il ajoute : « Elle nous induit à d’étranges mouvements de l’âme, elle nous fait apercevoir des fièvres et des peurs qui sont primordiales. »
Son homme semble ahuri, mais a les pieds englués dans la terre. Ses mains aux doigts écartés donne vie à ce personnage inquiétant au crâne percé. On est loin de la figure longiligne de Giacometti. La sculpture de Richier offre l’image d’une humanité blessée, menaçante , fortement marquée par la guerre et l’après-guerre.

L’Orage. 1947-48. Paris, Centre Georges Pompidou.
L’Orage. 1947-48. Paris, Centre Georges Pompidou.

Germaine Richier 1902-1959

Germaine Richier dans son atelier (Agnès Varda). Paris, 30 novembre 1955.

Exposition Germaine Richier au centre Georges-Pompidou, Paris 4e du 1 mars au 12 juin et du 12 juillet au 5 novembre au Musée Fabre de Montpellier.

Nous l’avons vue samedi 4 mars. Elle est très complète puisque presque 200 œuvres (sculptures, gravures, dessins) sont exposées. Je ne connaissais cette artiste que par les sculptures présentées habituellement au quatrième étage du centre (Musée national d’Art moderne). Je trouvais impressionnant Le Christ d’Assy I, petit de 1950.

On peut admirer pour la première fois à Paris le véritable Christ d’Assy, modelé en bronze, l’un de ses chefs-d’œuvre. Il avait créé une importante polémique au début des années 1950 auprès des catholiques traditionalistes les plus conservateurs, et même au Vatican dans l’entourage du pape Pie XII. Il se trouve exposé d’habitude dans l’ église Notre-Dame-de-Toute-Grâce du plateau d’Assy (Haute-Savoie). Il avait été décroché d’avril 1951 à 1969.

Les premières salles montrent des têtes de plâtre et de bronze, réalistes, qui lui ont assuré ses premiers succès. On voit davantage son originalité dans les sculptures des années 40 et 50. La figure humaine est déformée, décharnée, écorchée. Elle joue des hybridations avec les mondes animal et végétal (L’Homme-forêt, 1945, et sa branche d’olivier). Elle sculpte des colosses expressionnistes (L’Orage, 1947, l’Ouragane, 1949). Comme Picasso, elle réutilise des débris métalliques, un morceau de mur de brique, des morceaux de céramique, des bouts de bois, des coquillages, des os. Elle sertit dans le plomb des morceaux de verre coloré. A partir de 1951, elle travaille avec des amis peintres et introduit la couleur dans ses sculptures (Maria Helena Vieira da Silva. La Ville, 1952. Zao Wou-Ki. L’Échelle, 1956) .

L’Échelle, 1956 (+Zao Wou-Ki). Collection particulière.

Biographie

Elle est née le 16 septembre 1902 à Grans (Bouches-du-Rhône). Elle vit à partir de 1904 avec sa famille près de Montpellier, dans la propriété du Prado à Castelnau-le-Lez, au milieu des vignes et de la garrigue. Dès l’enfance, elle est fascinée par les insectes de cette campagne méditerranéenne. A partir de 1926, elle étudie à l’École des Beaux-arts de Montpellier. Elle y apprend la technique de la taille directe.

Elle se rend ensuite à Paris. Antoine Bourdelle l’accueille dans son atelier particulier en octobre 1926. Elle y rencontre son premier mari, sculpteur lui aussi, Otto Bänninger (1897-1973) . Elle l’épouse en 1929, puis divorce en 1951. En 1933, le couple s’installe 36 avenue de Châtillon (aujourd’hui avenue Jean Moulin), dans le 14e arrondissement.

Elle passe la Seconde Guerre mondiale à Zürich en Suisse. Elle revient vivre à Paris en octobre 1946.

Des écrivains comme Georges Limbour, Francis Ponge, André Pieyre de Mandiargues, Jean Grenier, Jean Cassou, Dominique Rolin, Alain Jouffroy, Jean Paulhan, Franz Hellens ont écrit après-guerre de beaux textes sur elle.

En 1956, c’est la première artiste femme exposée de son vivant au Musée national d’art moderne.

Ses œuvres des années 50 peuvent être comparées à celles d’Alberto Giacometti.

Elle est morte à Montpellier le 31 juillet 1959 d’un cancer du sein. Elle avait 56 ans.

Quelques citations de Germaine Richier :

« Le but de la sculpture, c’est d’abord la joie de celui qui la fait. On doit y sentir sa main, sa passion. »

« J’ai commencé à introduire la couleur dans mes statues en y incrustant des blocs de verre colorés où la lumière jouait par transparence. Ensuite, j’ai demandé à des peintres de peindre sur l’écran qui sert de fond à certaines de mes sculptures. Maintenant, je mets la couleur moi-même. Dans cette affaire de couleurs, j’ai peut-être tort, j’ai peut-être raison. Je n’en sais rien. Ce que je sais en tous les cas, c’est que ça me plaît. La sculpture est grave, la couleur est gaie. J’ai envie que mes statues soient gaies, actives. Normalement, une couleur sur de la sculpture ça distrait. Mais, après tout, pourquoi pas ? »

« La sculpture s’accroche à des volumes géométriques. Cette géométrie sert à relier et à assagir les choses. C’est une compensation aux excès. »

« La sculpture est un lieu. »

« J’invente plus facilement en regardant la nature, sa présence me rend indépendante. »

« Je pense qu’il fallait partir des racines des choses. Or, la racine, c’est la racine de l’arbre. C’est peut-être un membre d’un insecte. »

« Ce qui, à mon avis, caractérise la sculpture, c’est la façon dont elle renonce à la forme solide et compacte. (…) Une forme vit tant qu’elle ne recule pas devant l’expression. »

« Je suis plus sensible à un arbre calciné qu’à un pommier en fleurs. »

Don Quichotte. 1950-51. Collection Pinault.

Deux jugements significatifs :

Alain Jouffroy. Au Musée d’art moderne : Germaine Richier. Arts, 10-16 octobre 1956.

« il faut regarder le visage du Don Quichotte. Nul élément anatomique n’y est réellement présent. Et pourtant, tout le visage de Don Quichotte est là ; on le reconnaît dans cette face rocheuse, on l’y reconnaît aussi parfaitement qu’on « voit » un visage dans le dessin d’une falaise, ou dans la craquelure d’un mur. Il est là et cela montre bien que l’image d’une œuvre d’art se fait dans l’esprit de celui qui la contemple, et qu’elle une hallucination, et non une perception normale. »

Helena Vieira da Silva. Robert Couturier, Alberto Giacometti, Vieira da Silva : Adieu à Germaine Richier. Tribune de Lausanne, 9 août 1959.

« Je ne sais pas si tout le monde saisira l’importance de ce que je vais affirmer : son Christ est, à ma connaissance, l’unique Christ des grandes époques de l’art chrétien. Pour moi, ce fait, seulement, est d’une grandeur qui tient du miracle. » Paris, le 3 août 1959.

Christ d’Assy . 1950. Assy, Église Notre-Dame-de Toute-Grâce (Haute-Savoie).

Henri Matisse

Matisse. Cahiers d’art, le tournant des années 30. Exposition du 1 mars au 29 mai 2023 au Musée de l’Orangerie.

https://www.musee-orangerie.fr/fr/agenda/expositions/matisse-cahiers-dart-le-tournant-des-annees-30

Visite de l’exposition Matisse avec J. et P. le jour de l’ouverture. Le public était nombreux, à l’entrée et dans les premières salles. La deuxième salle a retenu particulièrement mon attention car elle évoque le voyage du peintre à Tahiti.

Fenêtre à Tahiti (Tahiti I). 1935. Nice, Musée Matisse.

Henri Matisse (1869-1954) fait ce voyage en 1930. Il a plus de 60 ans. Il recherche une autre lumière, un autre espace. Il écrit à Florent Fels : “J’irai vers les îles pour regarder sous les tropiques la nuit et la lumière de l’aube qui ont sans doute une autre densité. “Le peintre voyage peu d’habitude. Lorsqu’il part, c’est pour ressentir le monde et les êtres. Le voyage lui rend une forme de liberté, de nouveauté.

Il quitte Paris pour New York le 19 mars. Cette ville le fascine : « Si je n’avais pas l’habitude de suivre mes décisions jusqu’au bout, je n’irais pas plus loin que New York, tellement je trouve qu’ici c’est un nouveau monde : c’est grand et majestueux comme la mer – et en plus on sent l’effort humain. » (Pierre Schneider, Matisse, Paris, Flammarion, 1994)

Il traverse en train les États-Unis et embarque à San Francisco le 21 mars. Il arrive à Tahiti le 29 mars. Il s’installe à Papeete dans une chambre de l’hôtel Stuart, face au front de mer.

Il ne peint pas. Il se contente de dessiner et de prendre des photos. Il s’imprègne des lumières et observe la nature et les couleurs.

Pendant ce voyage, il rencontre le réalisateur allemand Friedrich Wilhelm Murnau (1888-1931) qui filme Tabou. Matisse assistera à la projection du film l’année suivante.

https://www.youtube.com/watch?v=JRh60w9tzsU

Pendant ce séjour de trois mois, il visitera l’atoll d’Apataki et de Fakarava de l’archipel des Tuamotu. Il est de retour en France le 16 juillet 1930.

Il a engrangé des souvenirs et des sensations. Il est revenu avec de nouvelles lumières, de nouvelles formes qui resurgiront dans son art une dizaine d’années plus tard . Son trait s’est épuré. Il a obtenu une simplification progressive de la ligne. Aragon dira : « Sans Tahiti, Matisse ne serait pas Matisse ».

Fenêtre à Tahiti (Tahiti II). 1935-36. Le Cateau Cambrésis, Musée départemental Matisse.

« L’optimisme de Matisse, c’est le cadeau qu’il fait à notre monde malade, l’exemple à ceux-là donné qui se complaisent dans le tourment. »

Henri Matisse à Tahiti (Friedrich Wilhelm Murnau ?). 1930. Issy-les-Moulineaux, Archives Henri Matisse.

Sayed Haider Raza 1922 – 2016

Sayed Haider Raza dans son atelier à Bombay. 1948.

Samedi 18 février. Découverte du peintre indien Sayed Haider Raza (1922-2016) que je ne connaissais pas du tout. Le Centre Pompidou présente jusqu’au 15 mai 2023 une exposition de près de 100 œuvres de cet artiste, sur papier et sur toile.

Elle suit de manière chronologique l’évolution de cet artiste : paysages expressionnistes au début, compositions abstraites à la fin. Il naît le 22 février 1922 à Barbaria dans l’actuel état du Madhya Pradesh en Inde dans une famille musulmane. Il fait des études à la prestigieuse école Sir J.J. School of Arts de Bombay (aujourd’hui Mumbai). Il fonde avec d’autres peintres de sa génération (Francis Newton Souza 1924-2002, Maqbool Fida Husain 1915 – 2011) le Progressive Artists’ Group. Il rencontre en 1948 le photographe Henri Cartier-Bresson qui devient son ami. En 1950, il se rend à Paris grâce à une bourse du gouvernement français. Il est élève à l’école des Beaux-Arts. Il expose assez rapidement dans les galeries parisiennes, et de 1955 à 1971 à la galerie Lara Vincy. Il rentre dans son pays natal en 2011 et meurt le 23 juillet 2016 à 94 ans.

L’exposition montre essentiellement des œuvres de 1950 à 1990. J’ai surtout aimé les aquarelles du début et ses œuvres des années 50 et 60 qui sont d’une grande intensité chromatique : rouges vifs, ocres jaunes, verts et bleus moins soutenus.

Bombay vue depuis la colline Malabar. 1948. New Delhi, Collection Kiran Nadar Museum of Art.

Philippe Dagen dans Le Monde du 18 février émet beaucoup de réserves : « L’idée est bonne, la réalisation moins. Non qu’elle soit trop abrégée : une centaine d’œuvres sur papier et sur toile – parfois très mal encadrées par leurs propriétaires – se succèdent dans un ordre chronologique. Mais le déséquilibre est flagrant entre les premières décennies et les deux dernières. Il y en a bien trop du début et pas assez ensuite, alors que la dernière période est celle où Raza affronte de plus en plus l’abstraction géométrique, celle des avant-gardes occidentales et, conjointement, celle, symbolique, de l’hindouisme et du bouddhisme se rejoignant dans le tantrisme. »

« Les couleurs, qui ne perdent le plus souvent rien de leur intensité, sont posées en touches appuyées. La composition, de moins en moins assujettie au paysage, s’organise par nuées de taches. Les formats s’agrandissent, sans atteindre l’ampleur des toiles contemporaines de Zao Wou-ki, ni des Américains pour lesquels il manifeste de l’intérêt, Hans Hofmann, Mark Rothko ou Sam Francis. Ces toiles, regardées aujourd’hui, sont très fortement datées et manquent par trop de singularité. »

« Celle-ci [sa singularité] se manifeste d’abord de façon discontinue, puis plus résolue quand Raza commence à ordonner la surface picturale par des bandes parallèles, des carrés et des rectangles jointifs ou emboîtés, des losanges et des cercles, ceux-ci le plus souvent noirs. Ainsi s’approche-t-il de l’art des miniatures rajput et des peintures tantriques. Dans des toiles telles que Maa (1981) ou Saurashtra (1983), Raza trouve sa tonalité propre. La géométrie s’étend jusqu’aux bords de la toile, mais sans tomber dans l’orthogonal strict. Les lignes s’interrompent, les angles ne sont pas tous droits, ni les parallèles parfaites. Les surfaces colorées ne sont pas non plus uniformes, mais semblent flotter ou glisser. Ce sont les chefs-d’œuvre de l’exposition, et leur réussite se voit d’autant mieux que les abstractions strictement régulières de spirales et de cercles concentriques qui les suivent n’ont ni la même vibration ni la même inventivité. »

Maa (Mère). 1981. The Raza Foundation.
Sans titre. 1956. Mumbai, Piramal Museum of Art.

Il critique pour finir l’absence dans l’exposition d’oeuvres de Janine Mongillat (1930-2002) qu’il a rencontrée aux Beaux-Arts et épousée en 1959.

Saurashtra. 1983. New Delhi, Collection Kiran Nadar Museum of Art.

Cette exposition me semble pourtant réussie, car elle permet de faire connaître cet artiste à un large public.

Raimon

Raimon. Barcelona, Poblenou. 1963. (Oriol Maspons 1928 – 2013)

Al vent (Al viento), c’est le titre d’une célèbre chanson de l’auteur-compositeur valencien Raimon (Ramón Pelegero Sanchis – Játiva, 1940). Elle a été composée en 1959 et enregistrée sur son premier disque Raimon: Al Vent, La Pedra, Som, A Cops en février 1963, il y a soixante ans. Cette chanson est devenue dans les années 60 et 70 le symbole de l’opposition au franquisme en Espagne. L’auteur tentait de transmettre les désirs de liberté de la jeunesse espagnole. Il a composé cette chanson lors d’un voyage en Vespa entre sa ville natale Játiva (Xàtiva) et Valence où il faisait des études d’histoire. Les paroles parlent de la recherche de la lumière, de la paix et de dieu avec une minuscule. Elle exprime l’esprit de liberté de la jeunesse. Il s’agit d’un cri, d’une proclamation reprise maintes fois par les jeunes espagnols dans les années 60 et 70. Elle a échappé à la censure car il s’agissait d’une chanson existentielle, et non directement politique comme plus tard Diguem no ou Jo vinc d’un silenci.

Concert de Raimon à l’ Université Complutense de Madrid. Faculté de sciences politiques et d’économie. 18 mai 1968. (Juan Santiso).

60 anys d’Al vent, La col·lecció d’art de Raimon i Annalisa, c’est le titre d’une exposition inaugurée le 16 février 2023 à la Casa de l’Ensenyança – Museu de Bellas Artes de Xàtiva. Elle durera jusqu’au 20 mars. C’est la première manifestation organisée par La Fundació Raimon i Annalisa, créée par le chanteur et son épouse pour mettre en valeur le legs de cet artiste. Les 62 oeuvres proposées proviennent de la collection du chanteur et de sa femme. Elles ont été créées par des artistes qui ont été le plus souvent des amis de l’auteur (Andreu Alfaro, Joan Miró, Artur Heras, Antoni Tàpies, Juan Genovés, Josep Guinovart, Manuel Boix, Josep Armengol, Eduardo Chillida, Julio González). Cette institution, Centro Raimon de Actividades Culturales – CRAC de Xàtiva, sera hébergée à l’avenir dans le monastère de Santa Clara de Játiva qui est en cours de restauration.

Al vent

Al vent

La cara al vent
El cor al vent
Les mans al vent
Els ulls al vent
Al vent del món
I tots
Tots plens de nit
Buscant la llum
Buscant la pau
Buscant a déu
Al vent del món

La vida ens dóna penes
Ja el nàixer és un gran plor
La vida pot ser eixe plor
Però nosaltres

Al vent
La cara al vent
El cor al vent
Les mans al vent
Els ulls al vent
Al vent del món

I tots
Tots plens de nit
Buscant la llum
Buscant la pau
Buscant a déu
Al vent del món
Buscant a déu
Al vent del món

https://www.youtube.com/watch?v=qHgaLK2c_6E

Logo de la fondation.

Carlos Saura 1932 – 2023

Carlos Saura, le dernier metteur en scène classique du cinéma espagnol, est mort le 10 février 2023 chez lui à Collado Mediano (Madrid) à 91 ans. Il était né à Huesca (Aragon) le 4 janvier 1932.

Je me souviens particulièrement de ses films des années 60 et 70.

1966 La caza.
1967 Peppermint frappé.
1969 La madriguera.
1970 El jardín de las delicias.
1973 Ana y los lobos.
1974 La prima Angélica.
1976 Cria cuervos.
1977 Elisa, vida mía.
1978 Los ojos vendados.
1979 Mamá cumple cien años.

C’était aussi un excellent photographe. Je me rappelle en 2017 une belle exposition de ses œuvres au Musée Cerralbo de Madrid, Carlos Saura. España años 50, dans le cadre du festival PhotoEspaña. On pouvait voir des photos de Madrid, Cuenca, Sanabria, des villages de Castille et de l’Andalousie de cette époque. Cette Espagne encore essentiellement rurale paraît loin de la réalité actuelle, mais nous l’avons connue enfant. Le regard de Carlos Saura fait preuve d’empathie envers ce peuple travailleur qui a subi les désastres de la Guerre Civile et une après-guerre interminable.

“ El fotógrafo es como un bacalao, que produce un montón de huevos para que madure uno solo ”.

Francesc Tosquelles 1912 – 1994 – Paul Éluard

Francesc Tosquelles soulevant une sculpture d’Auguste Forestier. Saint-Alban, 1947.

Du 28 septembre 2022 au 27 mars 2023 au Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía de Madrid (Bâtiment Sabatini, 3 ème étage), on peut voir une exposition passionnante et peu commune : Francesc Tosquelles Como una máquina de coser en un campo de trigo. Elle a été présentée d’abord aux Abattoirs de Toulouse (14 octobre 2021-6 mars 2022), puis au Centre de Culture Contemporaine de Barcelone (8 avril-28 août 2022).

Francesc Tosquelles est un psychiatre espagnol. Il est né à Reus (Catalogne) le 22 août 1912 et décédé à Granges-sur-Lot le 25 septembre 1994. Il a exercé d’abord à l’Institut Pere Mata de Reus. Catalaniste, marxiste, militant du Bloc ouvrier et paysan (BOC), puis du Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM), c’est un grand connaisseur de la psychanalyse. Barcelone est dans les années trente la Vienne espagnole. Pendant la Guerre Civile, il exerce comme médecin capitaine dans des hôpitaux de campagne près du front (Sarineña, Guadalajara). Il doit s’exiler en 1939. En France, il est enfermé comme tant d’autres républicains espagnols dans le camp de concentration de Septfonds (Tarn-et-Garonne). Il travaille ensuite à l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban-sur-Limagnole (Lozère) de 1940 à 1962. D’abord employé comme infirmier, il doit refaire sa formation, le gouvernement français ne reconnaissant pas ses diplômes espagnols. Après avoir franchi tous les échelons de la hiérarchie hospitalière, il devient psychiatre et est nommé médecin directeur de l’hôpital en 1953. Il occupait en réalité la fonction depuis au moins dix ans. Pendant la guerre, il y a à Saint-Alban environ 900 malades. La population du bourg n’est, elle, que de 2000 à 3000 habitants. Á l’époque de la République espagnole, il a déjà abordé les racines sociales de la maladie mentale et humanisé l’institution psychiatrique. En France, il développe une pratique radicalement novatrice, mêlant l’exercice clinique, la politique et la culture. Il réussit à nourrir ses malades alors que le médecin de Lyon Max Lafont rappelle dans son livre (L’Extermination douce : la mort de 40 000 malades mentaux dans les hôpitaux psychiatriques en France, sous le Régime de Vichy. AREFPPI, Toulouse, 1987) que 40 000 malades mentaux sont morts de faim dans les asiles de l’Hexagone pendant la Guerre. Il est à l’origine avec Lucien Bonnafé (1912-2003) de la psychothérapie institutionnelle. Tous deux ont en 1942 fondé La Société du Gévaudan.

Le titre de l’exposition évoque la célèbre phrase de Lautréamont : « Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie. » (Les Chants de Maldoror, 1869), reprise souvent par le mouvement surréaliste. Francesc Tosquelles a fait de l’artisanat, de l’écriture, de l’art, du cinéma, du théâtre des instruments essentiels de la thérapie. Il a voulu relier la terre, le travail collectif, l’imagination et la nature. Des poètes comme Paul Éluard (Souvenirs de la maison des fous, 1946) et Tristan Tzara (Parler seul, 1948-50) se sont refugiés là pendant la guerre ainsi que des résistants et des Juifs. Ces activités ont donné naissance après-guerre à la notion d’art brut. Jean Dubuffet a acheté à Saint-Alban en septembre 1945 les premières œuvres d’art brut (celles d’Auguste Forestier 1887-1958 et Marguerite Sirvins 1890-1957, internés dans ce centre). Jean Oury, Frantz Fanon, Roger Gentis, Félix Guattari sont aussi passés par Saint-Alban. Les malades ont imprimé la thèse de Jacques Lacan De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité (1932) à l’imprimerie du club.

On trouve dans l’exposition des documents, des photographies, des enregistrements dans lesquels Tosquelles expose sa conception de la pratique psychiatrique. On peut voir aussi des œuvres créées par des artistes et des malades mentaux de l’hôpital de Saint-Alban provenant de la Collection de l’Art Brut de Lausanne et d’autres collections particulières.

Maison (Auguste Forestier) 1934. LaM, Villeneuve d’Ascq.

Je conseille le livre récent de Joana Masó : Tosquelles. Curar las instituciones. Arcadia/ Atmarcadia, 2022.

On peut aussi écouter les émissions de France-Culture : Á Barcelone, une exposition consacrée à François Tosquelles, figure majeure de l’histoire de la psychiatrie (6 minutes) du 6 juin 2022.

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/affaire-a-suivre/a-barcelone-une-exposition-consacree-a-francois-tosquelles-figure-majeure-de-l-histoire-de-la-psychiatrie-7147706

Saint-Alban, lieu d’hospitalité (1/2) : Un asile à l’abri de la folie du monde (28 minutes) du 4 mai 2020.

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/une-histoire-particuliere-un-recit-documentaire-en-deux-parties/saint-alban-lieu-d-hospitalite-1-2-un-asile-a-l-abri-de-la-folie-du-monde-8206154

Saint-Alban, lieu d’hospitalité (2/2) : Une révolution psychiatrique (28 minutes) du 4 mai 2020.

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/une-histoire-particuliere-un-recit-documentaire-en-deux-parties/saint-alban-lieu-d-hospitalite-2-2-une-revolution-psychiatrique-4342133

Francesc Tosquelles était hétérodoxe, excentrique, éclectique, mais aussi pragmatique. Il ne manquait pas d’humour.

“Los maestros que tenemos son los enfermos, no tenemos otro maestro, todos los demás maestros elaboran teorías”.

“El miedo a morir vestidos lo tenemos todos”.

“El inconsciente no existe, insiste pero no existe”.

“El genio catalán es surrealista genéticamente, nunca se sabe si hablamos en serio o desbarramos, hay que desbarrar.”.

“Cuando nos paseamos por el mundo, lo que cuenta no es la cabeza, son los pies. Saber dónde pisas”.

“El exilio se inscribe en los pies, porque son los que cruzan las fronteras”.

« Un malade va d’un espace à l’autre, il ne peut pas rester à l’arrêt, l’important, c’est son trajet. L’important est de se libérer de l’oppression : le droit au vagabondage, c’est le premier droit du malade. »

« La Société du Gévaudan produit, produit et produit, et, à ce moment-là, il est impossible de dire qui est le fait de quoi et le fait de qui, tellement la réalité du travail collégial à Saint-Alban a été profonde. Vraiment, le producteur, c’est la Société du Gévaudan. »

« Pour préparer les lendemains qui chantent, on parlait alors psychiatrie, on révisait les concepts de base et les types d’action possibles. On analysait l’hôpital psychiatrique, et on disait, entre blague et sérieux, que l’hôpital, c’était un marquisat, le territoire d’un marquis. La structure du médecin-chef était celle du châtelain, avec les classes sociales étagées, les infirmiers, les malades…»

« Une institution, c’est un lieu d’échanges, c’est un lieu où le commerce, c’est-à-dire les échanges, devient possible. Donc le problème pour moi, à Saint-Alban, était simplement de faire que dans l’hôpital soit possible qu’il existe des institutions : d’où l’accent qu’on a mis sur le club comme un appareil qui permettait de faire éclater l’établissement classique et de faciliter qu’il survienne à sa place un ensemble de lieux institutionnels. »

« Je pense que lorsque tu poses les bases d’une psychothérapie, institutionnelle ou non, on part toujours d’une feuille blanche, d’une page blanche. Tu invites quelqu’un à utiliser une feuille de dessin. »

« L’action du psychothérapeute n’est pas celle de faire le pape, mais de tendre des ponts. Parce que la caractéristique du malade – mais aussi de celui qui est bien – est d’être sur une berge, puis sur une autre, mais d’oublier le pont. »

« Rien ne va jamais de soi. Le travail n’est jamais terminé qui transforme un établissement de soins en institution, une équipe soignante en collectif. C’est l’élaboration constante des moyens matériels et sociaux, des conditions conscientes et inconscientes d’une psychothérapie. Et celle-ci n’est pas le fait des seuls médecins ou spécialistes, mais d’un agencement complexe où les malades eux-mêmes ont un rôle primordial. »

” L’isolement est au cœur du problème de l’origine de la maladie et au cœur de cette démarche thérapeutique. »

Pour conclure, voici un poème de Paul Éluard, écrit à Saint-Alban en 1943.

Le cimetière des fous

Ce cimetière enfanté par la lune
Entre deux vagues de ciel noir
Ce cimetière archipel de mémoire
Vit de vents fous et d’esprits en ruine

Trois cents tombeaux réglés de terre nue
Pour trois cents morts masqués de terre
Des croix sans nom corps du mystère
La terre éteinte et l’homme disparu

Les inconnus sont sortis de prison
Coiffés d’absence et déchaussés
N’ayant plus rien à espérer
Les inconnus sont morts dans la prison

Leur cimetière est un lieu sans raison

Asile de Saint-Alban, 1943.

Le lit la table. Éditions des Trois Collines, Genève, 1944.

Saint-Alban-sur-Limagnole (Lozère). Ancien cimetière de l’Hôpital désaffecté. On y trouve une stèle avec le poème de Paul Eluard.