Antonio Machado

Instituto Antonio-Machado, Soria. Ancien Collège de la Compagnie de Jésus (1840).

Deux poèmes d’Antonio Machado. Merci à la Fundación Española Antonio Machado Soria-Madrid.

LVII. Consejos

I

Este amor que quiere ser
acaso pronto será;
pero ¿cuándo ha de volver
lo que acaba de pasar?
Hoy dista mucho de ayer.
¡Ayer es Nunca jamás!

                  II 

Moneda que está en la mano
quizá se deba guardar:
la monedita del alma
se pierde si no se da.

Soledades, 1903.

LVII. Conseils

I

Cet amour qui veut être
existera bientôt peut-être ;
mais quand donc reviendra
ce qui vient de passer ?

Aujourd’hui est très loin d’hier.
Hier signifie Plus jamais.

II

Cette pièce au creux de la main
peut-être faut-il la garder ;
la petite monnaie de l’âme
si on ne la donne, est perdue.

Champs de Castille précédé de Solitudes, Galeries et autres poèmes et suivi de Poésies de la guerre. NRF Poésie/Gallimard n°144. 2004.

CXXXVII
Parábolas
IV
Consejos

Sabe esperar, aguarda que la marea fluya
– así en la costa un barco – sin que el partir te inquiete.
Todo el que aguarda saber que la victoria es suya;
porque la vida es larga y el arte es un juguete.
Y si la vida es corta
y no llega la mar a tu galera,
aguardar sin partir y siempre espera,
que el arte es largo y, además, no importa.

Campos de Castilla, 1912.

CXXXVII
PARABOLES
IV
Conseils

Il faut savoir attendre, attends le flux de la marée,
– comme une barque sur le rivage -, sans que le départ t’inquiète.
Quiconque attend sait que la victoire est à lui ;
car la vie est longue et l’art est un jouet.
Et si la vie est courte
et si la mer n’arrive à ta galère
attends sans partir et espère toujours,
car l’art est long et, d’ailleurs, c’est sans importance.

Champs de Castille précédé de Solitudes, Galeries et autres poèmes et suivi de Poésies de la guerre. NRF Poésie/Gallimard n°144. 2004.

César Vallejo

Rafael Chirbes (1949-2015). Photo: Philippe Marsas.

Je lis le troisième tome du Journal de Rafael Chirbes (Diarios. A ratos perdidos 5 y 6. Anagrama, 2023). Le grand romancier de la crise espagnole est mort le 15 août 2014, à 66 ans, d’un cancer du poumon. Son importance avait été reconnue en Espagne avec la publication de Crematorio (Anagrama, 2007) et de En la orilla (Anagrama, 2007). Ces deux romans ont été publiés en français aux Éditions Rivages (Crémation, 2009 et Sur le rivage, 2015. Traduction de Denise Laroutis).

Il décrit la mort de son jeune chat : “Y aquello de Vallejo, tanto amor y no poder nada contra la muerte, lo que viene a decir ese poema que se dice “Masa”. Pero en el poema, al final, la solidaridad de todos los hombres consigue que el cadáver eche a andar, versión laica del Lázaro de los Evangelios. La gran máquina fraternal del comunismo. Pero eso no es verdad, no hay consuelo.” (pages 73-74)

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2022/12/21/rafael-chirbes-1949-2015-pierre-michon/

Je me souviens que ce poème était chanté par Daniel Viglietti (1939-2017) dans son album Canciones para mi América, édité en 1968 par Le Chant du Monde (LDX 7-4362).

https://www.youtube.com/watch?v=WUe_AGKRjeM

Le poème est daté du 10 novembre 1937, mais selon certains critiques il a pu être écrit en 1929 ou 1930. Tous les textes de España, aparta de mí este cáliz ont été réécrits. Le recueil a été publié de manière posthume à la fin de la guerre civile espagnole. Vallejo évoque l’agonie de l’Espagne républicaine, mais aussi celle du poète lui-même. On remarque les nombreuses allusions bibliques et la résurrection de Lazare.

Masa

Al fin de la batalla,
y muerto el combatiente, vino hacia él un hombre
y le dijo: «¡No mueras, te amo tanto!»
Pero el cadáver ¡ay! siguió muriendo.

Se le acercaron dos y repitiéronle:
«¡No nos dejes! ¡Valor! ¡Vuelve a la vida!»
Pero el cadáver ¡ay! siguió muriendo.

Acudieron a él veinte, cien, mil, quinientos mil,
clamando «¡Tanto amor y no poder nada contra la muerte!»
Pero el cadáver ¡ay! siguió muriendo.

Le rodearon millones de individuos,
con un ruego común: «¡Quédate hermano!»
Pero el cadáver ¡ay! siguió muriendo.

Entonces todos los hombres de la tierra
le rodearon; les vio el cadáver triste, emocionado;
incorporóse lentamente,
abrazó al primer hombre; echóse a andar…

(10 noviembre 1937)

España, aparta de mí este cáliz. Montserrat, Ediciones Literarias del Comisariado. Ejército del Este, 1939.

Masse

La bataille finie,
et mort le combattant, est venu vers lui un homme
qui lui a dit : « Ne meurs pas; je t’aime tant ! »
Mais le cadavre, hélas ! persista à mourir.

Deux autres hommes vinrent à lui et lui redirent :
« Ne nous quitte pas ! Courage! Reviens à la vie ! »
Mais le cadavre, hélas ! persista à mourir.

Vingt, cent, mille, cinq cent mille se rendirent près de lui
clamant : « Tant d’amour et ne rien pouvoir contre la mort ! »
Mais le cadavre, hélas ! persista à mourir.

L’entourèrent des millions d’individus,
implorant d’une seule voix : « Reste, frère !
Mais le cadavre, hélas! persista à mourir.

Alors, tous les hommes de la terre
l’entourèrent; les vit le cadavre triste, ému ;
il se releva lentement,
serra dans ses bras le premier homme; se mit à marcher…

Poésie complète 1919-1937. Flammarion, 2009. Traduction : Nicole Réda-Euvremer.

Garcilaso de la Vega

Homme portant la croix de l’ordre d’Alcantara (Garcilaso de la Vega ?) Cassel, Galerie des maîtres anciens.

Garcilaso de la Vega est un poète et un militaire du Siècle d’or espagnol. Il est né à Tolède en 1501 dans une illustre famille. Il apprend le grec, le latin, l’italien, le français, la musique et l’escrime. Il entre en 1520 au service de Charles Quint comme membre de la Garde royale. Il participe à la répression des Comunidades de Castille (1521), à la prise de Fontarabie (1523), aux sièges de Vienne (1529) et de Tunis (1535). Il est nommé membre de l’Ordre de Santiago. En 1525, il épouse Doña Elena de Zúñiga, dame de compagnie de la reine Éléonore, sœur de Charles Quint. Ils auront cinq enfants. 1526 est une année très importante. il reçoit Charles Quint chez lui à Tolède et rencontre à Grenade Doña Isabel Freyre, dame portugaise dont il tombe amoureux. Elle lui inspire poèmes et églogues. Il l’appelle Elisa. Elle épousera en 1529 un autre homme et mourra en couches en 1533. Garcilaso est blessé en octobre 1536 lors d’un assaut contre la forteresse du Muy, près de Fréjus. Il meurt à Nice, où il avait été transporté, le 13 ou le 14 octobre 1536. Il est l’ami et le disciple du poète catalan Juan Boscán (entre 1485 et 1492-1542). Il imite Pétrarque et Virgile et introduit en Espagne le goût italien. On lui doit trente-huit sonnets, deux élégies, une épître, trois églogues et cinq chansons. Ses oeuvres seront publiées avec celles de Boscán en 1543 à Barcelone. C’est le type même du poète de la Renaissance en Espagne. Il y joue un rôle analogue à celui de Ronsard en France. Sa poésie a marqué Góngora, Luis de León, saint Jean de la Croix, Cervantes, Gustavo Adolfo Bécquer, Luis Cernuda, Rafael Alberti, Miguel Hernández entre autres. Pedro Salinas (1891-1951) lui emprunte le titre de son recueil poétique le plus important, La voz a ti debida (1933). Carlos Saura intitulera une de ces films, Elisa vida mía (1977)

Portada de Las obras de Boscán y algunas de Garcilaso de la Vega repartidas en cuatro libros, Barcelona, Carlos Amorós, 1543

¿Quién me dijera, Elisa, vida mía,
cuando en aqueste valle al fresco viento
andábamos cogiendo tiernas flores,
que había de ver, con largo apartamiento,
venir el triste y solitario día
que diese amargo fin a mis amores?
El cielo en mis dolores
cargó la mano tanto
que a sempiterno llanto
y a triste soledad me ha condenado;
y lo que siento más es verme atado
a la pesada vida y enojosa,
solo, desamparado,
ciego, sin lumbre en cárcel tenebrosa.

Je connais deux traductions :

Première Églogue de Garcilaso, vers 282 : “¡Quién me dijera, Elisa, vida mía !”. Plainte de Nemoroso.

Qui m’eût dit, Élise, ô ma vie,
lorsque dans le vent frais de ce vallon
nous marchions en cueillant de tendres fleurs,
que je verrais avec une si longue absence
venir le triste et solitaire jour
qui mettrait une fin amère à mes amours ?
Le ciel pour ma douleur
eut si lourde la main
qu’à des pleurs éternels
et à triste solitude il m’a condamné ;
et ce qui plus me navre est de me voir lié
à cette vie et pesante et fastidieuse,
tout seul, abandonné,
aveugle, sans lumière, en prison ténébreuse.

Poemas. Poèmes. Bilingue Aubier-Flammarion. 1968. Traduction Paul Verdevoye.

Qui m’aurait dit, Élise, mon amour,
lorsque, dans la fraîcheur de ce vallon,
à tes côtés cueillais de tendres fleurs,
que je verrais, longue séparation,
venir le triste et solitaire jour
qui mettrait fin amère à mon bonheur.
Le ciel pour ma douleur
eut une main si dure
qu’à sanglots qui perdurent
et triste solitude m’a contraint.
Et d’être lié plus encore crains
à cette fâcheuse et pesante vie,
esseulé, sans soutien,
dans l’aveugle prison où rien ne luit.

Anthologie bilingue de la poésie espagnole. NRF Gallimard Bibliothèque de la Pléiade. 1995. Traduction Patrice Bonhomme.

Le film de Carlos Saura est interprété par Fernando Rey, Geraldine Chaplin, Ana Torrent. Fernando Rey a obtenu le Prix d’interprétation masculine au Festival de Cannes en 1977.

Pablo Neruda

Buste de Pablo Neruda. Côte d’Isla Negra (Chili)

Paix. Guerre. Années 50.

J’ai lu dans Charlie Hebdo du 4 octobre 2023 l’article de Philippe Lançon (Le torrent Neruda) sur le Quarto Gallimard Résider sur la terre. Oeuvres choisies que je conseille à nouveau. Les traductions ont été revues, mais Claude Couffon était un très bon traducteur. Merci à lui pour son travail sur Federico García Lorca et Miguel Hernández particulièrement.

VI

Paz para los crepúsculos que vienen,
paz para el puente, paz para el vino,
paz para las letras que me buscan
y que en mi sangre suben enredando
el viejo canto con tierra y amores,
paz para la ciudad en la mañana
cuando despierta el pan, paz para el río
Mississippi, río de las raíces:
paz para la camisa de mi hermano,
paz en el libro como un sello de aire,
paz para el gran koljós de Kíev,
paz para las cenizas de estos muertos
y de estos otros muertos, paz para el hierro
negro de Brooklyn, paz para el cartero
de casa en casa como el dia,
paz para el coreógrafo que grita
con un embudo a las enredaderas,
paz para mi mano derecha,
que sólo quiere escribir Rosario:
paz para el boliviano secreto
como una piedra de estaño, paz
para que tú te cases, paz para todos
los aserraderos de Bío Bío,
paz para el corazón desgarrado
de España guerrillera:
paz para el pequeño Museo de Wyoming
en donde lo más dulce
es una almohada con un corazón bordado,
paz para el panadero y sus amores
y paz para la harina: paz
para todo el trigo que debe nacer,
para todo el amor que buscará follaje,
paz para todos los que viven: paz
para todas las tierras y las aguas.

Yo aquí me despido, vuelvo
a mi casa, en mis sueños,
vuelvo a la Patagonia en donde
el viento golpea los establos
y salpica hielo el Océano.
Soy nada más que un poeta: os amo a todos,
ando errante por el mundo que amo:
en mi patria encarcelan mineros
y los soldados mandan a los jueces.
Pero yo amo hasta las raíces
de mi pequeño país frío.
Si tuviera que morir mil veces
allí quiero morir:
si tuviera que nacer mil veces
allí quiero nacer,
cerca de la araucaria salvaje,
del vendaval del viento sur,
de las campanas recién compradas.
Que nadie piense en mí.
Pensemos en toda la tierra,
golpeando con amor en la mesa.
No quiero que vuelva la sangre
a empapar el pan, los frijoles,
la música: quiero que venga
conmigo el minero, la niña,
el abogado, el marinero,
el fabricante de muñecas,
que entremos al cine y salgamos
a beber el vino más rojo.

Yo no vengo a resolver nada.

Yo vine aquí para cantar

y para que cantes conmigo.

IX Qué despierte el leñador. Canto general. 1950.

VI

Paix pour les crépuscules qui s’avancent,
paix pour le pont, paix pour le vin,
paix pour les lettres qui me cherchent
et montent dans mon sang, y emmêlant
le vieux chant et la terre, les amours,
paix pour la ville au petit jour
quand s’éveille le pain, paix pour le fleuve
des racines, pour le Mississippi :
paix pour la chemise de mon prochain,
paix dans le livre comme un sceau de vent,
paix pour Kiev et son grand kolkhoze,
paix pour les cendres de ces morts
et de ces autres morts, paix pour le fer
noir de Brooklyn, paix pour le facteur qui se rend
de maison en maison comme le jour,
paix pour le chorégraphe qui crie ses paroles
dans un entonnoir, aux volubilis,
paix pour ma main droite
qui ne veut écrire que Rosario :
paix pour le Bolivien secret
comme une pierre d’étain, paix
pour que tu te maries, paix
pour toutes les scieries du Bío Bío,
paix pour le coeur écartelé
de l’Espagne guérillera :
paix pour le petit musée du Wyoming
où le plus doux
est un coussin avec un coeur brodé,
paix pour le boulanger et ses amours
et paix pour la farine : paix
pour tout le blé à naître,
pour tout l’amour qui cherchera la frondaison,
paix pour tous ceux qui vivent : paix
pour toutes les terres et les eaux.

Je prends congé, je rentre
chez moi, dedans mes rêves,
je retourne à cette Patagonie
où le vent frappe les étables
et où l’Océan disperse la glace.
Je ne suis qu’un poète et je vous aime tous,
je vais errant par le monde que j’aime :
dans ma patrie on emprisonne les mineurs
et le soldat commande au juge.
Mais j’aime, moi, jusqu’aux racines
de mon petit pays si froid.
Si je devais mourir cent fois,
c’est là que je veux mourir,
si je devais naître cent fois,
c’est là aussi que je veux naître,
près de l’araucaria sauvage,
des bourrasques du vent du sud,
des cloches depuis peu acquises.
Que personne ne pense à moi. Pensons
à toute la terre, frappons
amoureusement sur la table.
Je ne veux pas revoir le sang
imbiber le pain, les haricots noirs,
la musique : je veux que viennent
avec moi le mineur, la fillette,
l’avocat, le marin
et le fabricant de poupées,
que nous allions au cinéma, que nous sortions
boire le plus rouge des vins.

Je ne veux rien résoudre.

Je suis venu ici chanter, je suis venu

afin que tu chantes avec moi.

IX Que s’éveille le bûcheron. Chant général. 1950. Traduction Claude Couffon révisée par Stéphanie Decante.

Collection NRF Poésie/Gallimard n° 182. 1984. Traduction Claude Couffon. Première parution 1977.

José Ángel Valente

José Ángel Valente (Manuel Álvarez).

José Ángel Valente est né à Orense (Galice) le 25 avril 1929. Après des études de droit à Saint-Jacques de Compostelle et de philologie romane à Madrid (Licence à l’Université Complutense ), il est lecteur à Oxford. Il s’installe en 1958 à Genève et occupe un poste de traducteur à l’Organisation Mondiale de la Santé. Il dirige ensuite un département de l’Unesco à Paris. C’est un poète, essayiste et traducteur (Constantin Cavafis, Paul Celan, John Donne, Edmond Jabès, John Keats, Eugenio Montale, Dylan Thomas entre autres). Á la retraite, il s’installe dans la province d’Almería, poussé par ” l’appel ardent de la lumière ” ( “la irrenunciable llamada de la luz” ) . Il participe à la vie culturelle de la région et à la défense du Parc Naturel Cabo de Gata-Níjar. On peut visiter sa maison ( Casa del Poeta, calle José Ángel Valente n°7 à Almería) Il meurt d’un cancer à Genève le 18 juillet 2000. C’est l’une des grandes voix poétiques de l’Espagne de la seconde partie du XX ème siècle. On le classe habituellement parmi les poètes de la Génération de 1950.

– Prix Príncipe de Asturias de las Letras ( 1988 ).

– Prix Reina Sofía de Poesía Iberoamericana ( 1998 ).

– Prix national de littérature (Poésie) ( 2001 ) à titre posthume pour Fragmentos de un libro futuro.

On peut le lire facilement en français dans les excellentes traductions de Jacques Ancet : Trois leçons de ténèbres – Mandorle – L’Eclat. Poésie/Gallimard n°321. 1998.

Faro de Cabo de Gata (Almería) – Arrecife de las Sirenas.

J’ai choisi trois textes de ce poète.

El cabo entra en las aguas como el perfil de un muerto o de un durmiente con la cabellera anegada en el mar. El color no es color; es tan sólo la luz. Y la luz sucedía a la luz en láminas de tenue transparencia. El cabo baja hacia las aguas, dibujado perfil por la mano de un dios que aquí encontrara acabamiento, la perfección del sacrificio, delgadez de la línea que engendra un horizonte o el deseo sin fin de lo lejano. El dios y el mar. Y más allá, los dioses y los mares. Siempre. Como las aguas besan las arenas y tan sólo se alejan para volver, regreso a tu cintura, a tus labios mojados por el tiempo, a la luz de tu piel que el viento bajo de la tarde enciende. Territorio, tu cuerpo. El descenso afilado de la piedra hacia el mar, del cabo hacia las aguas. Y el vacío de todo lo creado envolvente, materno, como inmensa morada.

(Cabo de Gata) (4.X.1992)

Fragmentos de un libro futuro, 2000.

Le cap entre dans les eaux comme le profil d’un mort ou d’un dormeur, la chevelure noyée dans la mer. La couleur n’est pas la couleur ; elle n’est que la lumière. Et la lumière succédait à la lumière en lames d’une légère transparence. Le cap descend jusqu’aux eaux, profil tracé par la main d’un dieu qui aurait ici trouvé son terme, la perfection du sacrifice, la pureté de la ligne qui engendre un horizon ou le désir sans fin des lointains. Le dieu et la mer. Et au-delà, les dieux et les mers. Toujours. Comme les eaux déposent un baiser sur le sable et ne s’éloignent que pour revenir, je retourne à ta taille, à tes lèvres humectées par le temps, à l’éclat de ta peau que le vent bas de la soirée fait briller. Territoire, ton corps. La déclinaison tranchante de la pierre vers la mer, du cap vers les eaux. Et le vide de tout le créé enveloppant, maternel, comme une immense demeure.

(Cabo de Gata) (4.X.1992)

Fragments d’un livre futur. Librairie José Corti, Collection Ibériques, 2002. Traduction et préface de Jacques Ancet.

Ha pasado algún tiempo. El tiempo pasa y no deja nada. Lleva, arrastra muchas cosas contigo. El vacío, deja el vacío. Dejarse vaciar por el tiempo como se dejan vaciar los pequeños crustáceos y moluscos por el mar. El tiempo es como el mar. Nos va gastando hasta que somos transparentes. Nos da la transparencia para que el mundo pueda verse a través de nosotros o puedo oírse como oímos el sempiterno rumor del mar en la concavidad de una caracola. El mar, el tiempo, alrededores de lo que no podemos medir y nos contiene.

(Desde del otro costado) (4.IX.1993)

Fragmentos de un libro futuro, 2000.

Un peu de temps a passé. Le temps passe et ne laisse rien. Il emporte, il traîne beaucoup de choses avec lui. Le vide, il laisse le vide. Se laisser vider par le temps comme les petits crustacés et les mollusques se laissent vider par la mer. Le temps est comme la mer. Il nous use jusqu’à être transparents. Il nous donne la transparence pour que le monde puisse se voir à travers nous ou puisse s’entendre comme nous entendons la sempiternelle rumeur de la mer dans le creux d’un coquillage. La mer, le temps, alentours de ce que nous ne pouvons mesurer et qui nous contient.

(Depuis l’autre côté) (4.IX.1993)

Fragments d’un livre futur. José Corti, 2002. Traduction de Jacques Ancet.

El amor está en lo que tendemos

El amor está en lo que tendemos
(puentes, palabras).

El amor está en todo lo que izamos
(risas, banderas).

Y en lo que combatimos
(noche, vacío)
por verdadero amor.

El amor está en cuanto levantamos
(torres, promesas).

En cuanto recogemos y sembramos
(hijos, futuro).

Y en las ruinas de lo que abatimos
(desposesión, mentira)
por verdadero amor.

Breve son. 1968.

L’amour est dans ce que nous lançons.

L’amour est dans ce que nous lançons
(ponts, paroles).

L’amour est dans tout ce que nous hissons
(rires, drapeaux).

Et dans ce que nous combattons
(nuit, vide)
pour le véritable amour.

L’amour est dans tout ce que nous levons
(tours, promesses).

Dans tout ce que nous cueillons et semons
(enfants, futur).

Et dans les ruines de ce que nous abattons
(dépossession, mensonge)
pour le véritable amour.

Poésie espagnole. Anthologie 1945-1990. Unesco et Actes Sud, 1995. Traduction Claude de Frayssinet.

Pablo Neruda

Lago Fagnano (Kami). Isla Grande de Tierra del Fuego (Argentina).

La Maison de l’Amérique Latine (217 Boulevard Saint-Germain. 75007-Paris) rend hommage à Pablo Neruda, 50 ans après sa mort. Un après-midi de rencontres a été organisé le dimanche 24 septembre à la Maison Elsa Triolet-Aragon (Moulin de Villeneuve à Saint-Arnoult-en-Yvelines).

Le 2 octobre 2023, à 19 heures, à la Maison de l’Amérique Latine, aura lieu la présentation du livre Résider sur la terre (Œuvres choisies. Quarto-Gallimard) en compagnie de Patrick Straumann, modérateur, de Stéphanie Decante et Waldo Rojas. Projection de photos tirées du Quarto, et poèmes lus par Jean-Marie Thiédey.

Traduction de l’espagnol (Chili) par Claude Couffon, Stéphanie Decante, Jean-Francis Reille, Waldo Rojas, Bernard Sesé et Sylvie Sesé-Léger. Édition de Stéphanie Decante.

Ce recueil fait de Résidence sur la terre le pivot central de l’œuvre de Neruda. Il retrace la trajectoire poétique et intellectuelle du grand poète chilien, au-delà de sa légende. Le Prix Nobel de Littérature 1971 a participé aux principales mutations artistiques du XX ème siècle. Il fut avant-gardiste, compagnon de route des poètes espagnols de la Génération de 1927 et précurseur de la poésie engagée. Son écriture originelle, son expression dense et sensuelle qui célèbre la matière, tend ensuite à une simplicité marquée par une vision plus grave et ironique. On peut découvrir aussi dans ce livre sa collaboration avec de nombreux artistes (Sergio Larraín, Antonio Quintana, Federico García Lorca, José Venturelli).

J’ai relu Memorial de Isla Negra qui a été publié en 1964. Pablo Neruda avait 60 ans. L’oeuvre est composée de 5 parties : Donde nace la lluvia, La luna en el laberinto. El fuego cruel. el cazador de raíces. Sonata crítica. Il s’agit d’une autobiographie poétique, une oeuvre de maturité où on ressent une certaine désillusion face aux rêves de jeunesse. On y retrouve imbriqués des événements personnels, des souvenirs, des réflexions et la quête des paysages et de la nature du Chili.

La traduction de Claude Couffon date de 1970. On peut aussi la lire dans la Collection Poésie Gallimard n°117. Elle a été légèrement révisée par Stéphanie Decante. J’ai choisi trois poèmes tirés du Quarto Gallimard.

Patagonias

I

Áspero territorio
extremo sur del agua :
recorri
los costados,
los pies, los dedos fríos
del planeta,
desde arriba mirando
el duro ceño,
tercos montes y nieve abandonada,
cúpulas del vacío,
viendo,
como una cinta que se desenrolla
bajo las alas férreas
la hostilidad
de la naturaleza.

Aquí, cumbres de sombra,
ventisqueros,
y el infinito orgullo
que hace resplandecer
las soledades,
aquí, en alguna cita
con raíces
o sólo con el ímpetu del viento
debo de haber nacido.

Tengo que ver, tengo deberes puros
con esta claridad enmarañada
y me pesa el espacio en el pasado
como si mi pequeña historia humana
se hubiera escrito a golpes en la nieve
y ahora yo descubriera
mi propio nombre, mi estupor silvestre,
la volcánica estatua de la vida.

II

La patria se descubre
pétalo a pétalo
bajo los harapos
porque de tanta soledad el hombre
no extrajo flor, ni anillo, ni sombrero :
no encontró en estos páramos
sino la lengua
de los ventisqueros,
los dientes de la nieve,
la rama turbulenta
de los ríos.
Pero a mí me sosiegan
estos montes,
la paz huraña,
el cuerpo de la luna
repartido
como un espejo roto.

Desde arriba acaricio
mi propia piel, mis ojos,
mi tristeza,
y en mi propia extensión veo la sombra :
mi propia Patagonia :
pertenezco a los ásperos conflictos,
de alguna inmensa estrella
que cayó derrotándome
y sólo soy una raíz herida
del torpe territorio :
me quemó la ciclónea nieve,
las astillas del hielo,
la insistencia del viento,
la crueldad clara, la noche pura y dura
como una espina.
Pido
a la tierra, al destino,
este silencio
que me pertenece.

Memorial de Isla negra. Editorial Losada, 1964.

Patagonie

I

Âpre territoire,
extrême sud de l’eau :
j’ai parcouru
les flancs,
les pieds, les doigts froids
de la planète,
de tout là-haut j’ai regardé
les durs sourcils froncés,
les monts butés, la neige abandonnée,
les coupoles du vide.
J’ai vu
comme un ruban qui se déroule
sous les ailes de fer
l’hostilité
de la nature.

Ici, des cimes d’ombre,
des glaciers,
et cet orgueil sans fin
qui fait briller de tous leurs feux
les solitudes,
ici, de quelque rendez-vous
avec les racines
ou de la seule fougue du vent,
il me semble que je suis né.

J’ai un lien, j’ai des devoirs purs
envers cette clarté aux rais enchevêtrés.
L’espace dans le passé me harcèle
comme si ma petite histoire humaine
par à-coups dans la neige avait été écrite
et qu’à présent je découvrais
mon propre nom, ma stupeur de forêt,
la volcanique statue de la vie.

II

La patrie se découvre
pétale à pétale
sous les haillons
car l’homme n’a extrait d’une aussi grande solitude
ni fleur ni anneau ni chapeau :
il n’a trouvé sur cette haute nudité
que la langue
des glaciers,
les dents de la neige,
la branche turbulente
des rivières.
Pourtant moi, ils me tranquillisent
ces monts
et cette paix farouche
et la corps de la lune
éparpillé
comme un miroir brisé.

De tout là-haut je caresse
ma propre peau, mes yeux,
ma tristesse,
et sur ma propre étendue je vois l’ombre :
ma propre Patagonie :
j’appartiens aux âpres conflits,
d’une étoile immense
qui en s’abattant me vainquit,
je ne suis qu’une racine blessée
du territoire maladroit :
j’ai senti me brûler la neige cyclonale
et les échardes de la glace,
l’insistance du vent,
la cruauté claire, la nuit limpide et dure
comme une épine.
Je demande
à la terre, au destin,
ce silence
qui m’appartient.

Memorial d’Isla Negra, 1964. Traduction : Claude Couffon, révisée par Stéphanie Decante. Gallimard, résider sur la terre. Œuvres choisies. Gallimard, Quarto, 2023.

La verdad

Os amo idealismo y realismo,
como agua y piedra
sois
partes del mundo,
luz y raíz del árbol de la vida.

No me cierren los ojos
aun después de muerto,
los necesitaré aún para aprender,
para mirar y comprender mi muerte.

Necesita mi boca
para cantar después, cuando no exista.
Y mi alma y mis manos y mi cuerpo
para seguirte amando, amada mía.

Sé que no puede ser, pero esto quise.

Amo lo que no tiene sino sueños.

Tengo un jardín de flores que no existen.

Soy decididamente triangular.

Aún echo de menos mis orejas,
pero las enrrollé para dejarlas
en un puerto fluvial del interior
de la República de Malagueta.

No puedo más con la razón al hombro.

Quiero inventar el mar de cada día.

Vino una vez a verme
un gran pintor que pintaba soldados.
Todos eran heróicos y el buen hombre
los pintaba en el campo de batalla
muriéndose de gusto.

También pintaba vacas realistas
y eran tan extremadamente vacas
que uno se iba poniendo melancólico
y dispuesto a rumiar eternamente.

Execración y horror! Leí novelas
interminablemente bondadosas
y tantos versos sobre
el Primero de Mayo
que ahora escribo sólo sobre el 2 de ese mes.

Parece ser que el hombre
atropella el paisaje
y ya la carretera que antes tenía cielo
ahora nos agobia
con su empecinamiento comercial.

Así suele pasar con la belleza
como si no quisiéramos comprarla
y la empaquetan a su gusto y modo.

Hay que dejar que baile la belleza
con los galanes más inaceptables,
entre el día y la noche:
no la obliguemos a tomar la píldora
de la verdad como una medicina.

Y lo real? También, si duda alguna,
pero que nos aumente,
que nos alargue, que nos haga fríos,
que nos redacte
tanto el orden del pan como el del alma.

A susurrar! ordeno
al bosque puro,
a que diga en secreto su secreto
y a la verdad: No te detengas tanto
que te endurezcas hasta la mentira.

No soy rector de nada, no dirijo,
y por eso atesoro
las equivocaciones de mi canto.

Memorial de Isla negra. Editorial Losada, 1964.

La vérité

Idéalisme et réalisme, je vous aime,
Comme l’eau et la pierre
vous êtes
parties du monde,
lumière et racine de l’arbre de la vie.

Non, ne me fermez pas les yeux.
lorsque j’aurai cessé de vivre,
j’en aurai besoin pour apprendre
pour regarder et comprendre ma mort.

Il me faut ma bouche
pour chanter après qu’elle aura disparu.
Et mon âme, et mes mains, mon corps
pour continuer à t’aimer, ma douce.

C’est impossible, je le sais, pourtant je l’ai voulu.

J’aime ce qui n’a que des rêves.

J’ai un jardin tout de fleurs qui n’existent pas.

Je suis résolument triangulaire.

Et je regrette encore mes oreilles,
mais je les ai enveloppées pour les laisser
dans un port, sur un fleuve à l’intérieur
de la République de Malagueta.

Je suis las de porter la raison sur l’épaule.

Je veux inventer la mer quotidienne.

Un jour j’ai reçu la visite
d’un peintre de talent qui peignait des soldats.
Tous étaient des héros et le brave homme
les peignait en plein feu sur le champ de bataille
mourant comme à plaisir.

Et il peignait aussi des vaches réalistes,
si réalistes et si parfaites, si parfaites
qu’on se sentait, rien qu’à les voir, mélancolique
et prêt à ruminer jusqu’à la fin des siècles.

Horreur et abomination ! J’ai lu
des romans-fleuves de bonté
et tant de vers
à la gloire du Premier Mai
que je n’écris plus désormais que sur le Deux du même mois.

Il semble bien que l’homme
bouscule fort le paysage
et cette route qui avait un ciel auparavant
maintenant nous écrase
de son entêtement commercial.

Il en va de même avec la beauté,
et comme si nous refusions de l’acheter,
ils l’emballent à leur goût et à leur mode.

La beauté, laissons-la danser
avec ses courtisans les plus inacceptables,
entre le plein jour et la nuit ;
ne la contraignons pas à avaler
comme un médicament la pilule de vérité.

(Et le réel ? Il nous le faut, sans aucun doute,
mais que ce soit pour nous grandir,
pour nous rendre plus vastes, pour nous faire frémir,
pour rédiger ce qui pour nous doit être
l’ordre du pain tout autant que l’ordre de l’âme.)

Sussurez ! tel est mon ordre
aux forêts pures,
qu’elles disent en secret ce qui est leur secret,
et à la vérité : Cesse donc de stagner,
tu te durcis jusqu’au mensonge.
Je ne suis pas recteur, je ne dirige rien,
et voilà pourquoi j’accumule
les erreurs de mon chant.

Memorial d’Isla Negra, 1964. Traduction : Claude Couffon, révisée par Stéphanie Decante. Gallimard, résider sur la terre. Œuvres choisies. Gallimard, Quarto, 2023.

Salvador Allende. Pablo Neruda.

Tal vez tenemos tiempo

Tal vez tenemos tiempo aún
para ser y para ser justos.
De una manera transitoria
ayer se murió la verdad
y aunque lo sabe todo el mundo
todo el mundo lo disimula:
ninguno le ha mandado flores:
ya se murió y no llora nadie.

Tal vez entre olvido y apuro
tendremos la oportunidad
un poco antes del entierro
de nuestra muerte y nuestra vida
para salir de calle en calle,
de mar en mar, de puerto en puerto,
de cordillera en cordillera,
y sobre todo de hombre en hombre,
a preguntar si la matamos
o si la mataron otros,
si fueron nuestros enemigos
o nuestro amor cometió el crimen,
porque ya murió la verdad
y ahora podemos ser justos.

Antes debíamos pelear
con armas de oscuro calibre
y por herirnos olvidamos
para qué estabamos peleando.

Nunca se supo de quién era
la sangre que nos envolvía,
acusábamos sin cesar,
sin cesar fuimos acusados,
ellos sufrieron, y sufrimos,
y cuando ya ganaron ellos
y también ganamos nosotros
había muerto la verdad
de antigüedad o de violencia.
Ahora no hay nada que hacer:
todos perdimos la batalla.

Por eso pienso que tal vez
por fin pudiéramos ser justos
o por fin pudiéramos ser:
tenemos este último minuto
y luego mil años de gloria
para no ser y no volver.

Memorial de Isla negra. Editorial Losada, 1964.

Nous avons peut-être le temps

Nous avons peut-être le temps
encore d’être, et d’être justes.
D’une manière provisoire
la vérité est morte hier,
cela tout le monde le sait
bien que chacun le dissimule :
elle n’a point reçu de fleurs :
elle est morte et nul ne la pleure.

Entre l’oubli et ce qui presse,
un peu avant l’enterrement,
nous aurons l’occasion peut-être
de notre mort, de notre vie,
pour aller d’une rue à l’autre,
de mer en mer, de port en port,
de cordillère en cordillère,
et plus encore, d’homme en homme,
demander : « L’avons-nous tuée, nous,
ou bien les autres l’ont-ils tuée ?
Ce crime a-t-il été commis
par notre amour ? Nos ennemis ?
Puisque la vérité est morte
nous pouvons dès lors être justes.

Car avant nous devions nous battre
avec des armes d’obscur calibre :
blessés, nous avons oublié
le pourquoi de notre combat.

Nous n’avons jamais su à qui
était le sang autour de nous,
nous avons accusé sans cesse,
sans cesse on nous a accusés,
ils ont souffert, et nous aussi,
mais alors qu’ils avaient gagné,
alors que nous avions gagné,
la vérité est morte
de vieillesse ou de mort violente.
Maintenant tout est vain,
nous avons tous été vaincus.

Aussi je pense que peut-être
nous pourrions enfin être justes
ou que nous pourrions enfin être :
nous avons cet ultime instant
et après, mille années de gloire
pour ne pas être ni revenir.

Memorial d’Isla Negra, 1964. Traduction : Claude Couffon, révisée par Stéphanie Decante. Gallimard, résider sur la terre. Œuvres choisies. Gallimard, Quarto, 2023.

Neruda siempre presente. En attendant Nadeau, 23 septembre 2023.

https://www.en-attendant-nadeau.fr/2023/09/23/neruda-le-poete-nest-pas-une-pierre-eboulee/

Pablo Neruda

Une de l’Humanité du 22, 23 et 24 septembre 2023. Photo : Sam Falk.

Le 11 septembre 1973, eut lieu au Chili le coup d’état militaire contre le président Salvador Allende. Le 15 septembre 1973, l’auteur-compositeur Victor Jara était criblé de balles par ses tortionnaires dans le Stade national de Santiago de Chile. Le 23 septembre 1973, mourait le Pablo Neruda dans la chambre 406 de la clinique Santa María de la capitale. Est-il mort de son cancer de la prostate ou d’un empoisonnement ? Ses demeures furent pillées par les militaires. La dictature du général Augusto Pinochet dura 17 ans (1973-1990). Le corps du poète repose dans le jardin de sa maison d’Isla Negra face à l’océan Pacifique. 50 ans. Chile en el corazón.

L’ouvrage Résider sur la terre est paru récemment dans la collection Quarto de Gallimard. Il
retrace la trajectoire poétique et intellectuelle de ce poète universel, prix Nobel de littérature en 1971 et ambassadeur du Chili en France de 1970 à 1972.

Pablo Neruda. Résider sur la terre. Œuvres choisies. Préface de Stéphanie Decante. Gallimard, collection « Quarto », 1 600 pages, 37 €.

Ambassade du Chili. 2 avenue de La Motte-Picquet, Paris VII. 1907 (René Sergent).

Oda al camino

En el invierno azul
con mi caballo
al paso al paso
sin saber
recorro
la curva del planeta,
las arenas
bordadas
por una cinta mágica
de espuma,
caminos
resguardados
por acacios, por boldos
polvorientos,
lomas, cerros hostiles,
matorrales
envueltos
por el nombre del invierno.

Ay viajero!
No vas y no regresas:
eres
en los caminos,
existes
en la niebla.

Viajero
dirigido
no a un punto, no a una cita,
sino sólo
al aroma
de la tierra,
sino sólo al invierno
en los caminos.

Por eso
lentamente
voy
cruzando el silencio
y parece
que nadie
me acompaña.

No es cierto.

Las soledades cierran
sus ojos
y sus bocas
sólo
al transitorio, al fugaz, al dormido.
Yo voy despierto.
Y
como
una nave en el mar
abre
las aguas
y seres invisibles
acuden y se apartan,
así,
detrás del aire,
se mueven
y reúnen
las invisibles vidas
de la tierra, las hojas
suspiran en la niebla,
el viento
oculta
su desdichado rostro
y llora
sobre
la punta de los pinos.
Llueve,
y cada gota cae
sobre una pequeñita
vasija de la tierra:
hay una copa de cristal que espera
cada gota de lluvia.

Andar alguna vez
sólo
por eso! Vivir
la temblorosa
pulsación del camino
con las respiraciones sumergidas
del campo en el invierno:
caminar para ser, sin otro
rumbo
que la propia vida,
y como, junto al árbol,
la multitud
del viento,
trajo zarzas, semillas,
lianas, enredaderas,
así, junto a tus pasos,
va creciendo la tierra.

Ah viajero,
no es niebla,
ni silencio,
ni muerte,
lo que viaja contigo,
sino
tú mismo con tus muchas vidas.

Así es cómo, a caballo,
cruzando
colinas y praderas,
en invierno,
una vez más me equivoqué:
creía
caminar por los caminos:
no era verdad,
porque
a través de mi alma
fui viajero
y regresé
cuando no tuve
ya secretos
para la tierra
y ella
los repetía con su idioma.

En cada hoja está mi nombre escrito.

La piedra es mi familia.

De una manera o de otra
hablamos o callamos
con la tierra.

Tercer libro de las odas, 1957.

Claudio Rodríguez

Claudio Rodríguez.

Lo que no es sueño

Déjame que te hable en esta hora
de dolor con alegres
palabras. Ya se sabe
que el escorpión, la sanguijuela, el piojo,
curan a veces. Pero tú oye, déjame
decirte que, a pesar
de tanta vida deplorable, sí,
a pesar y aun ahora
que estamos en derrota, nunca en doma,
el dolor es la nube,
la alegría, el espacio,
el dolor es el huésped,
la alegría, la casa.
Que el dolor es la miel,
símbolo de la muerte, y la alegría
es agria, seca, nueva,
lo único que tiene
verdadero sentido.
Déjame que con vieja
sabiduría, diga:
a pesar, a pesar
de todos los pesares
y aunque sea muy dolorosa y aunque
sea a veces inmunda, siempre, siempre
la más honda verdad es la alegría.
La que de un río turbio
hace aguas limpias,
la que hace que te diga
estas palabras tan indignas ahora,
la que nos llega como
llega la noche y llega la mañana,
como llega a la orilla
la ola:
irremediablemente.

Alianza y condena. 1965.

Ce qui n’est pas un songe

Laisse-moi te parler, à cette heure
de douleur, avec de joyeuses
paroles. On sait bien
que le scorpion, la sangsue, le pou,
soignent parfois. Mais toi écoute, laisse-moi
te dire que, malgré
tant de vies déplorables, oui,
malgré cela et même à présent
que nous sommes déroutés, jamais domptés,
la douleur est le nuage,
la joie, l’espace ;
la douleur est l’hôte,
la joie, la maison.
Car la douleur est le miel,
symbole de la mort, et la joie
est aigre, sèche, neuve,
la seule chose qui ait
un véritable sens.
Laisse la vieille sagesse
te dire :
malgré,
malgré tout,
et même si elle est très douloureuse, et même si
elle est parfois immonde, toujours, toujours
la plus profonde vérité est la joie.
Celle qui d’un fleuve trouble
fait des eaux claires,
celle qui me fait te dire
ces paroles si indignes à présent,
celle qui nous arrive comme
nous vient la nuit et comme le matin,
comme vient aux rives
la vague
irrémédiablement.

Poésie 1, n°52 – La nouvelle poésie castillane d’Espagne. 1978. Traduction : Annie Salager.

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2021/09/14/claudio-rodriguez/

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2021/10/30/claudio-rodriguez-2/

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2023/06/13/claudio-rodriguez-1934-1999/

Zamora ( Castilla y León). El Duero.

Vicenta Fernández-Montesinos (Tica) 1930 – 2023

Federico García Lorca avec ses neveux, Manuel (1932-2013) et Vicenta (Tica) Fernández-Montesinos. Huerta de San Vicente (Grenade). Été 1935. (Eduardo Blanco Amor 1897-1979)

La nièce de Federico García Lorca, Vicenta Fernández-Montesinos García-Lorca (Tica) vient de mourir le 12 septembre 2023 dans une résidence pour personnes âgées d’Aravaca (Madrid). Elle était née le 9 décembre 1930.

Son père, Manuel Fernández-Montesinos (1901-1936), médecin, fut le maire socialiste de Grenade à partir du 1 juillet 1936. Sa mère, Concha García Lorca (1903-1962) était la soeur du poète. Le couple eut trois enfants : Vicenta (1930-2023), Manuel (1932-2013) et Concha (1936-2015). Cette dernière n’a connu ni son père ni son oncle.

Manuel Fernández-Montesinos fut fusillé le 16 août 1936 contre les murs du cimetière de la ville et enterré là. Son oncle, Federico fut assassiné à Víznar à l’aube du 18 août 1936. Son corps n’a jamais été retrouvé.

Tica Fernández-Montesinos avait 5 ans à la mort de son père et son oncle. C’était la dernière personne vivante qui ait connu le grand poète andalou. Elle se souvenait de son rire, de sa voix, de ses gestes.

« Mi tío me sentaba en sus rodillas y me cantaba, me recitaba, se reía con la o y me estiraba de las trenzas. » «De la voz de Tío Federico recuerdo las “eses”: tenían una forma parecida a como la dicen en Granada y Málaga». Malgré les efforts de nombreux chercheurs, on n’ a retrouvé aucun enregistrement de la voix du poète.

La nièce de Federico s’appelait Vicenta Pilar Concepción. Le poète était son parrain et avait choisi de lui donner le prénom de sa propre mère, Vicenta Lorca Romero (1870-1959).

Tica avait grandi dans la résidence d’été de la famille García Lorca, la Huerta de San Vicente, achetée en 1925, un vrai paradis pour les enfants. Toute la famille s’exila à New York en 1940.

C’était une femme intelligente, cultivée, féministe et antifranquiste.

Elle a publié deux livres de souvenirs : Notas deshilvanadas de una niña que perdió la guerra (Editorial Comares, Granada 2007) et El sonido del agua en las acequias (La familia de Federico García Lorca en América) (Dauro Ediciones, 2017). Ils évoquent sa vie à Grenade enfant, puis à New York, en exil.

L’historien anglais Paul Preston estime que 5000 personnes furent exécutées pendant la Guerre Civile à Grenade. (El holocausto español: odio y exterminio en la guerra civil y después. Debate, 2011. Traduction française : Une guerre d’extermination. Espagne, 1936-1945, Belin, 2016).

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2020/12/15/federico-garcia-lorca-tica/

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2022/10/10/federico-garcia-lorca-24/

Ángel González

Ángel González.

Ángel González Muñiz est né le 6 septembre 1925 à Oviedo (Asturies).

Son enfance est marquée par la mort de son père, professeur de sciences et de pédagogie à l’école normale d’Oviedo en 1927 alors qu’il n’a que dix-huit mois. Sa situation familiale s’aggrave encore lorsque, pendant la Guerre civile espagnole, son frère Manuel est fusillé par les franquistes en novembre 1936. Son autre frère, Pedro, républicain aussi, doit s’exiler. Sa soeur Maruja ne peut plus exercer son métier d’institutrice.

La tuberculose l’empêche de terminer ses études de droit. Il devient ensuite fonctionnaire, puis professeur de littérature espagnole contemporaine aux États-Unis.

il fait partie du groupe de poètes appelé «Génération de 50» ou «Génération du milieu du siècle» qui compte aussi José Ángel Valente, Jaime Gil de Biedma, Carlos Barral, José Agustín Goytisolo, José Manuel Caballero Bonald, Claudio Rodríguez, Francisco Brines…

En 1985, il reçoit le prix Prince des Asturies de littérature. En janvier 1996, il est élu membre de l’Académie royale espagnole. La même année, il obtient le Prix Reina Sofía de Poésie ibéroaméricaine.

Il meurt le 12 janvier 2008 d’une insuffisance respiratoire à l’âge de 82 ans.

Esto no es nada

Si tuviésemos la fuerza suficiente
para apretar como es debido un trozo de madera,
sólo nos quedaría entre las manos
un poco de tierra.
Y si tuviésemos más fuerza todavía
para presionar con toda la dureza
esa tierra, sólo nos quedaría
entre las manos un poco de agua.
Y si fuese posible aún
oprimir el agua,
ya no nos quedaría entre las manos
nada.

Áspero mundo. Adonais, Madrid, 1956.

Tout cela n’est rien

Si nous avions suffisamment de force
pour bien serrer un morceau de bois,
il ne resterait entre nos mains
qu’un peu de terre.
Et si nous avions plus de force encore
pour écraser avec toute notre énergie
cette terre, il ne nous resterait
entre les mains qu’un peu d’eau.
Et s’il était possible aussi
de comprimer l’eau,
il ne resterait alors entre nos mains
rien du tout.

Poésie espagnole. Anthologie 1945 – 1990. Actes Sud / Editions Unesco, 1995. Traduction : Claude de Frayssinet. Points-Poésie, 2007.

Soneto

Donde pongo la vida pongo el fuego
de mi pasión volcada y sin salida.
Donde tengo el amor, toco la herida.
Donde dejo la fe, me pongo en juego.

Pongo en juego mi vida, y pierdo, y luego
vuelvo a empezar, sin vida, otra partida.
Perdida la de ayer, la de hoy perdida,
no me doy por vencido, y sigo, y juego.

lo que me queda : un resto de esperanza.
Al siempre va. Mantengo mi postura.
Si sale nunca, la esperanza es muerte.

Si sale amor, la primavera avanza.
Pero nunca o amor, mi fe segura:
jamás o llanto, pero mi fe fuerte.

Sin esperanza, con convencimiento. Colliure, Barcelona, 1961.

Sonnet

Là où j’apporte la vie j’apporte aussi le feu
de ma passion entière et sans issue.
Si l’amour a surgi, j’en ressens la blessure.
Et si je montre ma foi, je joue avec ma vie.

Je mets ma vie en jeu, je perds
et je recommence, sans ma vie, la nouvelle partie.
Déjà je l’ai perdue, je la reperds encore aujourd’hui,
je ne m’avoue pas vaincu, je m’obstine

et je joue ce qui me reste : un lambeau d’espérance.
Je joue à « toujours va ». Je maintiens mon enjeu.
Si le sort dit « jamais », mon espérance est morte.

Si le sort dit « amour », le printemps s’avance.
« Jamais » ou « amour », ma foi est grande ;
« jamais» ou « larmes », ma foi demeure forte.

Anthologie bilingue de la poésie espagnole contemporaine. Marabout Université, Verviers (Belgique), 1969. Traduction : Jacinto Luis Guereña.

Porvenir
Te llaman porvenir
porque no vienes nunca.
Te llaman: porvenir,
y esperan que tú llegues
como un animal manso
a comer en su mano.
Pero tú permaneces
más allá de las horas,
agazapado no se sabe dónde.
… Mañana!
Y mañana será otro día tranquilo
un día como hoy, jueves o martes,
cualquier cosa y no eso
que esperamos aún, todavía, siempre.

Sin esperanza, con convencimiento. Colliure, Barcelona, 1961.

Avenir

On t’appelle avenir
parce que tu ne viens jamais.
On t’appelle : avenir,
et on attend que tu arrives
comme un animal docile
manger dans leur main.
Mais tu restes
au-delà des heures,
caché on ne sait où.
… Demain !
Et demain sera un jour tranquille
un jour comme aujourd’hui, jeudi ou mardi,
n’importe quel jour et non ce
que nous attendons encore et encore, toujours.